Au moins Jezal pouvait-il remonter en selle ! On lui avait retiré ses attelles le matin même. Sa jambe endolorie battait désagréablement contre le flanc de son cheval qui trottait. Sa main ankylosée serrait maladroitement les rênes, son bras affaibli lui cuisait un peu sans ses bandages. La douleur irradiait dans ses dents à chaque martèlement des sabots sur la piste défoncée. Mais il n’avait plus à voyager dans le chariot, c’était déjà un soulagement. Ces derniers temps, les choses les plus simples suffisaient à le combler.
Les autres formaient un groupe morose et silencieux, arborant des mines aussi lugubres que celles des gens endeuillés d’un cortège funèbre ; Jezal pouvait difficilement les en blâmer. Ce lieu était plutôt sinistre. Une vaste plaine poussiéreuse, dépourvue de vie, mélange de sable, de pierres et de roche nue sillonnée de crevasses. Au-dessus de leurs têtes, le ciel n’était qu’une immense chape blanche immobile, lourde comme du plomb et prometteuse d’une pluie qui ne tombait jamais. Tous chevauchaient autour du chariot, comme pour rechercher un peu de chaleur ; à des lieues à la ronde, ils étaient les seuls êtres à sang chaud dans ce désert glacé, les seuls éléments à se déplacer dans cette contrée pétrifiée dans le temps, les seuls éléments vivants de ce pays mort.
La large route ne présentait que des pavés fêlés et disjoints. À certains endroits, de longs tronçons s’étaient désagrégés ; en d’autres, ils disparaissaient entièrement sous des flaques de boue. Des souches d’arbres morts saillaient de la terre sauvage, de chaque côté de la chaussée. Bayaz surprit Jezal en train de les observer.
« Jadis, une avenue de chênes altiers bordait cette route sur vingt lieues depuis les portes de la ville. En été, leurs feuillages scintillants bruissaient dans le vent de la plaine. Juvens les avait plantés de ses propres mains, aux balbutiements de l’Empire, bien avant ma naissance. »
Les troncs secs mutilés avaient une teinte grise, leurs souches éclatées portaient encore des traces de scie. « On dirait qu’ils ont été coupés il y a quelques mois.
— Ils sont ainsi depuis de nombreuses années, mon garçon. Lorsque Glustrod s’est emparé de la ville, il les a fait abattre pour approvisionner ses fours.
— Alors, pourquoi n’ont-ils pas pourri ?
— La pourriture est elle aussi une forme de vie. Et il n’y en a aucune ici. »
Jezal avala sa salive et courba les épaules, en regardant défiler les longs chicots de bois mort, pareils à un alignement de pierres tombales. « Je n’aime pas ça, souffla-t-il.
— Vous croyez que ça me plaît ? » Bayaz lui jeta un coup d’œil maussade. « Vous croyez que ça plaît à l’un d’entre nous ? Pour laisser un souvenir derrière eux, les hommes sont parfois obligés de faire des choses qui leur déplaisent. C’est par la lutte, et non l’indolence, que se gagnent la célébrité et l’honneur. Par les conflits, et non par la paix, que s’obtiennent richesses et pouvoir. Ce genre de vétilles ne vous intéressent donc plus ?
— Si, bredouilla Jezal. Je suppose que si. » Mais il était loin d’en être sûr. Il survola cette mer de poussière. Guère de traces d’honneur ici, sans parler de richesses… et il lui semblait difficile d’espérer en tirer une quelconque célébrité. Être connu des cinq personnes avec qui il voyageait dans ce vaste désert lui suffisait presque. En outre, il commençait à s’interroger : vivre longtemps dans la pauvreté, ignoré de tous, serait-ce si affreux ?
Peut-être qu’une fois rentré chez lui, il demanderait à Ardee de l’épouser. Il se divertit en imaginant son sourire, quand il lui ferait sa proposition. Elle le mettrait sans doute au supplice, avant de lui donner sa réponse. Elle le ferait mijoter. Elle accepterait certainement. Après tout, que pourrait-il lui arriver ? Que son père se fâche ? Qu’ils soient obligés de vivre avec sa seule solde d’officier ? Que ses amis superficiels et ses idiots de frères se moquent de lui dans son dos, lorsqu’ils constateraient que sa position avait considérablement baissé ? Il faillit éclater de rire en se souvenant combien ces éventualités lui avaient paru dramatiques, quelque temps auparavant.
Il envisagea une vie de dur labeur, aux côtés de la femme qu’il aimait. Une maison louée dans un des quartiers les moins courus de la ville, meublée pauvrement, mais dotée d’un âtre chaleureux.
Ni célébrité, ni gloire, ni richesse… seul un bon lit douillet dans lequel Ardee l’attendrait. Depuis qu’il avait vu la mort de près, qu’il survivait jour après jour avec une simple portion de bouillie – et bien trop heureux de s’en contenter –, qu’il dormait à la dure, sous la pluie et dans le vent, ce sort ne lui semblait plus aussi terrible.
Son sourire s’élargit ; et la sensation de sa peau meurtrie, étirée sur sa mâchoire, devint presque agréable. Cette existence ne lui paraissait plus si affreuse que ça.
De gigantesques remparts se dressaient vers les deux. Couronnés de créneaux ébréchés, boursouflés de tours branlantes, balafrés de lézardes noires, luisants d’humidité. Sous la bruine grise, cette paroi de pierre sombre s’incurvait légèrement à perte de vue. À sa base, des flaques d’eau marron et des blocs détachés, aussi grands que des cercueils, parsemaient la terre ingrate.
« Aulcus », gronda Bayaz, mâchoires crispées. « La ville-joyau.
— Elle ne me paraît pas briller beaucoup », maugréa Ferro.
Logen partageait son opinion. La route fangeuse s’éclipsait sous un porche croulant, une ouverture béante emplie d’ombre, dépourvue de portes depuis longtemps. Il eut une impression curieuse en regardant l’entrée obscure. Une sensation de malaise. Comme celle qu’il avait éprouvée devant la porte de la Demeure du Créateur, le jour où Bayaz l’avait déverrouillée. Comme s’il scrutait l’intérieur d’une tombe… peut-être la sienne. Il fut pris d’une envie de tourner les talons pour ne jamais revenir. Son cheval hennit doucement, recula d’un pas ; son souffle laissa un panache blanc dans le crachin brumeux. Les centaines de lieues du périlleux chemin inverse jusqu’à la mer lui parurent être soudain un périple bien plus facile à accomplir que les quelques toises à parcourir jusqu’à cette entrée.
« Vous êtes sûr de vous ? chuchota-t-il à Bayaz.
— Si je suis sûr ? Non, évidemment ! Je nous ai entraînés sur la plaine pendant des lieues et des lieues par pur caprice ! J’ai passé des années à organiser ce voyage, à rassembler ce petit groupe de gens éparpillés dans le Cercle du Monde, simplement pour m’amuser ! Alors, pourquoi ne pas repartir tranquillement pour Calcis maintenant ? Si je suis sûr ? » Il secoua la tête et, du talon, obligea son cheval à s’engager sous le passage béant.
Logen haussa les épaules. « Simple question ! »
L’arche s’élargit de plus en plus et finit par tous les avaler. Le bruit des sabots résonnait dans le long tunnel obscur, se répercutait sur les parois autour d’eux. La pierre semblait si dense qu’il devenait difficile de respirer. Logen baissa la tête et se renfrogna en fixant l’extrémité du goulot, où un rond lumineux croissait à mesure de leur progression. Jetant un coup d’œil de côté, il vit que Luthar, les cheveux collés à son crâne, s’humectait les lèvres en scrutant nerveusement les ténèbres.
Ils débouchèrent enfin à l’air libre.
« Sapristi, souffla Long-Pied. Ça, par exemple… »
Des bâtiments d’une taille démesurée entouraient une place immense. Des formes fantomatiques de piliers élancés, de toits infinis, de colonnes impressionnantes et de hautes murailles apparurent au milieu du voile brumeux ; un ensemble sûrement érigé pour des géants. Logen en resta bouche bée ; les autres réagirent comme lui. Tous se regroupèrent dans cet espace monumental, à l’instar de moutons terrorisés, attendant la venue des loups dans une vallée désertique.
Loin au-dessus de leurs têtes, la pluie cinglait la pierre ; des gouttes éclaboussaient la surface lisse des pavés, de l’eau ruisselait le long des murs, gargouillait dans les ornières de la chaussée. Le martèlement des sabots semblait comme amorti. Les roues grinçantes du chariot couinaient en sourdine. Aucun autre bruit. Aucun signe de cohue, de tapage, de bavardages. Aucun chant d’oiseau, aucun aboiement, aucune confusion évoquant des transactions commerciales. Aucune vie. Aucune animation. Rien qu’un train de bâtiments noirs, s’étirant au loin sous la bruine, et des nuages effilochés, amoncelés dans le ciel assombri.
Ils dépassèrent lentement les ruines d’un temple réduit à un enchevêtrement de plaques et de blocs dégoulinants. Des morceaux de ses énormes colonnes écroulées gisaient sur le dallage émietté et des débris du toit arraché se trouvaient toujours à l’endroit même où ils avaient chuté. En dehors d’une tache rose sur le menton, le visage trempé que Luthar leva pour constater l’ampleur du désastre était blanc comme de la craie. « Bordel de merde ! marmonna-t-il.
— C’est en effet un spectacle impressionnant, murmura Long-Pied.
— Les palais de défunts prospères, expliqua Bayaz. Les temples où ils vénéraient des dieux courroucés. Les marchés où ils vendaient et achetaient des denrées, des animaux et des esclaves. Où ils se vendaient et s’achetaient les uns les autres. Les théâtres, les thermes et les maisons closes, où ils s’adonnaient à leurs passions, avant l’arrivée de Glustrod. » Il indiqua la place et la large rue couverte d’éboulis, juste derrière. « Voici la voie Câline. La plus grande avenue de la ville, là où les citoyens influents avaient leurs résidences. Elle la traverse presque entièrement de la porte du Nord à celle du Sud. Maintenant, écoutez-moi », dit-il. Il se retourna en faisant crisser sa selle. « À un peu plus d’une lieue, au sud de la ville, s’élève une grande colline. Un temple a été bâti à son sommet. On l’appelait autrefois la Roche Saturline. Si par malheur nous étions séparés, c’est là que nous nous retrouverions.
— Pourquoi nous séparerions-nous ? » demanda Luthar, les yeux écarquillés.
« Le sous-sol de la ville est… instable… sujet à des tremblements de terre. Les édifices sont anciens et fragiles. J’espère que nous passerons sans incident, mais il serait téméraire de se reposer uniquement sur l’espoir. Si quoi que ce soit se produit, dirigez-vous vers le sud. Vers la Roche Saturline. En attendant, restez groupés. »
Inutile de le préciser ! Comme ils pénétraient dans le cœur de la ville, Logen observa Ferro ; son visage d’ébène, moite d’humidité, affichait une moue suspicieuse, tandis qu’elle contemplait les prodigieux bâtiments qui les surplombaient. « Si quelque chose arrivait, lui chuchota-t-il, tu m’aiderais, hein ? »
Elle soutint son regard un moment, avant de hocher la tête. « Si je peux, Blafard.
— C’est déjà ça. »
Ce qu’il y a de pire qu’une ville populeuse, c’est une ville complètement déserte.
Son arc dans une main, les rênes dans l’autre, Ferro inspectait les alentours et scrutait les rues transversales, les fenêtres dépourvues de vitres, les seuils vides. Elle se concentrait pour essayer d’apercevoir quelque chose dans les recoins et derrière les murs effondrés, sans vraiment savoir ce qu’elle recherchait.
Mais elle était prête à réagir.
À l’évidence, ses compagnons partageaient son sentiment. Elle voyait les muscles maxillaires de Neuf-Doigts se tendre et se relâcher continûment, tandis qu’il examinait les ruines avec inquiétude, une main proche du pommeau de son épée au métal éraflé miroitant sous une pellicule de buée.
Luthar, lui, sursautait au moindre bruit… un craquement de caillou sous les roues du chariot, une goutte d’eau tombant dans un bassin, un renâclement de cheval… et il tournait la tête de tous côtés, sans cesser de titiller du bout de la langue l’encoche de sa lèvre.
Assis sur le siège du chariot, Quai se penchait en avant, ses lèvres minces pincées en une ligne revêche, ses cheveux filasse voletant autour de son visage hâve. Ferro le regarda manier les rênes : il les serrait si fort que ses tendons boursouflaient le dos de ses mains fines. Long-Pied évaluait les dégâts environnants, les yeux mi-clos, la lippe légèrement pendante ; des filets d’eau sinuaient par intermittence sur son crâne rasé, couvert de bosses. Pour une fois, il n’avait rien à dire – seul avantage de cet endroit délaissé de Dieu !
Bayaz essayait de se donner un air confiant, mais Ferro n’était pas dupe. Elle avait remarqué que sa main tremblait, quand il lâchait ses rênes pour essuyer ses sourcils broussailleux. Qu’il ronchonnait tout seul, chaque fois qu’ils s’arrêtaient à un croisement. Elle l’avait épié quand il plissait les yeux à travers le rideau de pluie pour tenter de retrouver le bon chemin, et lu son inquiétude, ses doutes, dans chacun de ses gestes. Il savait aussi bien qu’elle que cet endroit n’était pas sûr.
Clanc-clonc.
Le bruit lui parvint faiblement à travers la bruine, comme celui d’un marteau sur une enclume lointaine. Ou celui d’armes qu’on prépare. Elle se mit brusquement debout sur ses étriers, tendit l’oreille.
« T’as entendu ça ? » demanda-t-elle sèchement à Neuf-Doigts.
Arrêtant son cheval, il scruta les environs. Rien. Il dressa l’oreille. Clanc-clonc. Il hocha lentement la tête. « Je l’entends. » Son épée glissa hors de son fourreau.
« Qu’y a-t-il ? » Luthar jeta des coups d’œil effarouchés autour de lui, en s’emparant de sa rapière avec nervosité.
« Il n’y a rien par là-bas », grommela Bayaz.
Levant sa paume pour leur faire signe de s’arrêter, Ferro sauta à bas de monture et, tout en bandant son arc, se faufila jusqu’à l’angle du bâtiment le plus proche ; son dos rasait la surface rugueuse des énormes blocs de pierre. Clanc-clonc. Elle sentit la présence rassurante de Neuf-Doigts qui la suivait en se déplaçant avec prudence.
L’angle atteint, elle posa un genou à terre et se pencha légèrement pour embrasser d’un rapide regard une place vide, parsemée de flaques et jonchée de détritus. À l’extrémité, elle découvrit une tour penchée avec, à son sommet, des fenêtres grandes ouvertes sous un dôme terni. Quelque chose bougeait là-haut. Quelque chose de sombre se balançait d’avant en arrière. Avoir une cible sur laquelle pointer sa flèche lui amena presque un sourire aux lèvres.
Avoir un ennemi lui procurait toujours une agréable sensation.
Elle entendit alors un martèlement des sabots. Bayaz passa devant elle et fila sur la place démolie.
« Psst ! » siffla-t-elle. Il l’ignora.
« Vous pouvez ranger vos armes, leur cria-t-il par-dessus son épaule. Ce n’est qu’une vieille cloche agitée par le vent. La ville en était pleine. Vous auriez dû les entendre carillonner à la naissance d’un empereur, à son couronnement ou à son mariage, ou encore pour saluer son retour de campagnes victorieuses. » Il leva les bras et haussa le ton pour déclamer. « L’air résonnait de leurs joyeux carillons et les oiseaux prenaient leur essor, quittant toutes les places, les rues et les toits de la cité pour sillonner le ciel. » Il criait désormais, débitait son discours en tonnant. « Et les gens s’alignaient le long des trottoirs. Se penchaient aux fenêtres. Jetaient des poignées de pétales de fleurs à leur bien-aimé souverain. Et l’acclamaient jusqu’à ne plus avoir de voix. » Il se mit à rire et laissa retomber ses bras. Au-dessus de lui, la cloche fêlée oscillait au rythme du vent : clanc-clonc, clanc-clonc. « Cela se passait il y a très longtemps. Allons, venez ! »
Quai fit claquer les rênes et le chariot s’ébranla en cahotant derrière le Mage. Neuf-Doigts haussa les épaules, puis rengaina son épée. Ferro demeura là, un moment, à fixer avec suspicion la silhouette rigide de la tour penchée et les nuages noirs qui se hâtaient au-dessus d’elle.
Clanc-clonc.
Elle se décida à suivre les autres.
Les statues émergèrent de la pluie battante, deux par deux, tels des couples de géants pétrifiés. Leurs visages érodés au fil des siècles étaient méconnaissables, presque identiques. De l’eau éclaboussait le marbre lisse, dégouttait de leurs longues barbes, des jupes de leurs armures, de leurs bras tendus en signe de menace ou de bénédiction, amputés depuis longtemps au poignet, au coude ou à l’épaule. Certaines s’ornaient de bronze : heaumes démesurés, épées, sceptres, couronnes de lauriers à la couleur passée, virant au vert grisâtre et laissant de fines traînées sales sur la pierre luisante. Les statues émergèrent de la pluie battante et, un par un, les couples de géants s’évanouirent derrière son rideau gris, relégués dans les brumes de l’Histoire.
« Des empereurs, précisa Bayaz. Des générations d’empereurs. »
Le cou douloureux à force d’être étiré, le visage fouetté par l’averse, Jezal regardait défiler les souverains menaçants de l’Antiquité qui veillaient sur la route défoncée. Ces sculptures étaient deux fois plus grandes que celles de l’Agriont, mais leurs similitudes, suffisantes pour lui donner le mal du pays.
« Comme sur l’Allée du Roi, à Adua.
— Hum ! grogna Bayaz. D’où croyez-vous que m’est venue l’idée ? »
Jezal assimilait à peine ce commentaire curieux, lorsqu’il remarqua que les statues dont ils s’approchaient étaient les deux dernières, et que l’une d’elles avait basculé dans une position singulière.
« Arrête le chariot ! » cria Bayaz, en levant une main, tandis que de l’autre, il guidait son cheval avec précaution.
Non seulement il n’y avait plus d’empereurs devant eux, mais plus de route non plus. Un fossé vertigineux s’ouvrait dans la terre, une fissure abyssale dans le soubassement même de la ville. Jezal distinguait à peine le côté opposé, une falaise de roche brisée et de boue amalgamée. Au-delà, des vestiges de murs et de piliers et les bords de la large avenue apparaissaient, puis se fondaient dans la bruine, au gré des bourrasques de vent.
Long-Pied s’éclaircit la gorge. « J’imagine que nous ne continuerons pas par là. »
Jezal descendit prudemment de monture pour aller jeter un coup d’œil. Loin en bas, des eaux brunes bouillonnantes, écumantes, se lançaient à l’assaut du sol saccagé des fondations de la ville et, au milieu de cette mer souterraine, pointaient des pans de murs ravagés, des tours abattues et les coquilles de bâtiments colossaux, proprement ouverts en deux. Sur son socle qui menaçait de s’écrouler subsistait une statue, celle d’un héros quelconque, mort depuis longtemps. Sa main devait se lever de manière triomphante, autrefois. Là, il la tendait en un geste désespéré, comme s’il suppliait qu’on daigne l’extraire de cet enfer aqueux.
Pris de vertiges, Jezal dut s’asseoir. « Nous ne continuerons pas par là », parvint-il à articuler d’une voix d’outre-tombe.
Bayaz se rembrunit devant les eaux tumultueuses. « Il nous faut donc trouver un autre chemin, et très rapidement. La ville est remplie de crevasses comme celle-ci. Même en suivant un axe rectiligne, il nous reste bon nombre de lieues à faire et un pont à traverser. »
Long-Pied plissa le nez. « À condition qu’il soit encore là !
— Il y sera ! Kanedias érigeait des constructions solides. » Le premier des Mages leva les yeux vers le ciel encombré de nuages hostiles, qui paraissaient déployer sur leurs têtes toute leur masse écrasante. « Nous ne pouvons nous permettre de lambiner. Du train où vont les choses, nous n’aurons pas quitté la ville avant la tombée de la nuit. »
Jezal, horrifié, releva la tête. « Nous allons passer la nuit ici ?
— Apparemment », rétorqua Bayaz d’un ton sec, en éloignant son cheval du bord du précipice.
Dès qu’ils laissèrent la voie Câline derrière eux pour revenir dans le centre de la ville, les édifices resserrèrent leur étreinte autour d’eux. Jezal surveillait ces ombres inquiétantes surgissant des ténèbres. Rester prisonnier de cette cité pendant la nuit lui semblait pire que de l’être en plein jour. Il aurait encore préféré dormir en enfer. Mais quelle aurait été la différence ?
Le fleuve courait à leurs pieds, entre les parois d’une gorge creusée par la main de l’homme – des berges de roche lisse et humide. Cloîtré dans cet espace réduit, le puissant Aos écumait. Il laissait déborder sa colère, mordait dans la pierre polie et recrachait de formidables gerbes de minuscules gouttelettes dans les airs. Ferro ne pouvait comprendre comment une construction avait pu résister à tant d’impétuosité, mais Bayaz avait dit vrai.
Le pont du Créateur était toujours là.
« Je n’ai jamais vu pareille merveille dans aucune ville, aucun pays existant sous notre soleil bienfaisant, au cours de mes nombreux et lointains voyages ! » Long-Pied secoua posément sa tête rasée. « Comment peut-on bâtir un pont avec du métal ? »
C’était pourtant bien de cela qu’il s’agissait. Sombre, lisse, mat, émaillé de perles d’eau, il enjambait élégamment le gouffre vertigineux en une arche unique d’une délicatesse exquise. Une toile d’araignée, composée de fins cylindres entrecroisés dans le vide, accueillait une chaussée parfaitement plate, faite de larges plaques rainurées, qui invitait à la traversée. Chaque angle était net, chaque courbe, d’une précision extrême… la moindre surface, impeccablement propre. Un ouvrage à l’état neuf, au beau milieu de cette lente destruction. « Comme s’il avait été achevé hier ! murmura Quai.
Alors que c’est peut-être la plus vieille construction de la ville. » Bayaz indiqua les ruines derrière eux. « Toutes les réalisations de Juvens ont été détruites. Brisées, tombées, oubliées, comme si elles n’avaient jamais existé. Les œuvres du Maître Créateur, cependant, sont intactes. Et elles n’en brillent que davantage, enfouies dans ce monde obscurci. » Il souffla bruyamment ; de la buée s’échappa de ses narines. « Qui sait ? Peut-être resteront-elles inchangées et entières jusqu’à la fin des temps, bien longtemps après que nous aurons été ensevelis dans nos tombes ? »
Luthar jeta un coup d’œil nerveux sur les eaux retentissantes ; il se demandait sans doute si sa tombe se trouvait là. « Vous êtes sûr qu’il supportera notre poids ?
— Il a supporté celui de milliers de personnes quotidiennement. Des processions interminables de chevaux, de chariots, de citoyens et d’esclaves s’écoulaient dans les deux sens, jour et nuit. Il supportera le nôtre. » Ferro regarda les sabots du cheval de Bayaz marteler le métal.
« Ce Créateur était un homme… aux talents vraiment remarquables », murmura le Navigateur, qui obligea son cheval à en faire autant.
Quai fit claquer ses rênes. « En effet, un homme remarquable. Une grande perte pour le monde. »
Neuf-Doigts lui emboîta le pas. Luthar suivit à contrecœur. Ferro resta assise sous la pluie crépitante, sourcils froncés, à observer le pont, le chariot, les quatre chevaux et leurs cavaliers. Elle n’aimait pas ça. Ni le fleuve, ni le pont, ni la ville. À chaque nouveau pas, elle avait eu l’impression qu’un piège se refermait sur elle ; là, c’était une certitude. Elle n’aurait pas dû écouter Yulwei. Pas dû quitter le Sud. Elle n’avait rien à faire dans ce pays froid, humide, inhabité, avec cette bande de Blafards sans Dieu.
« Je ne passerai pas là-dessus », annonça-t-elle.
Bayaz se retourna. « Aurais-tu l’intention de traverser en volant ? Ou simplement de rester sur ta rive ? »
Se carrant en arrière, elle croisa les mains sur le pommeau de sa selle. « Peut-être bien.
— Il serait préférable de discuter de ce genre de choses, une fois que nous aurons traversé la ville », suggéra Long-Pied à voix basse, en lançant un regard inquiet vers les rues vides.
« Il a raison, approuva Luthar. Un vent maléfique souffle sur cet endroit…
— J’emmerde le vent qui souffle ici, gronda Ferro. Et je vous emmerde aussi tous autant que vous êtes. Pourquoi devrais-je le franchir ? Qu’y a-t-il exactement de si important de l’autre côté ? Tu m’avais promis une vengeance, vieux Blafard, et tu ne m’as servi que des mensonges, de la pluie et une nourriture exécrable. Pourquoi devrais-je continuer à te suivre ? Dis-le-moi ! »
Bayaz se rembrunit. « Mon frère Yulwei t’a aidée dans le désert. Sans lui, tu aurais été tuée. Tu lui as donné ta parole…
— Ma parole ? Bah ! Un mot est une chaîne facile à briser, vieillard. » Et elle secoua ses poignets. « Voilà, j’en suis libérée. Je n’ai pas promis de devenir une esclave ! »
Avec un long soupir, le Mage se pencha lourdement en avant sur sa selle. « Comme si la vie n’était pas déjà assez pénible comme ça ! Pourquoi faut-il toujours que tu compliques les choses, alors que tout pourrait être si simple, hein, Ferro ?
— Dieu avait peut-être un but bien précis en me faisant ainsi, mais j’ignore lequel. Qu’est-ce que la Graine ? »
Directement dans le vif du sujet ! Quand elle prononça ce mot, les yeux du Blafard semblèrent ciller brusquement. « La Graine ? » bredouilla Luthar, confondu.
Devant les visages perplexes des autres, Bayaz afficha une expression contrariée. « Mieux vaut ne pas le savoir.
— Ça ne me suffit pas ! Si tu te rendors pendant une semaine, je veux savoir ce que nous faisons, et pourquoi.
— Je vais tout à fait bien, à présent », répliqua sèchement Bayaz. Mais Ferro savait qu’il mentait. Son corps paraissait avoir rétréci, vieilli, perdu encore de sa vigueur. Bien qu’éveillé et capable de s’exprimer, il était loin d’avoir recouvré la santé. Il faudrait à Ferro bien plus que des paroles rassurantes et mielleuses pour la duper ! « Cela ne se reproduira plus, tu peux en être sûre…
— Je te renouvelle ma demande et, cette fois, j’espère obtenir une réponse simple. Qu’est-ce que la Graine ? »
Bayaz la fixa un bon moment ; elle soutint son regard. « Parfait. Nous allons donc rester sous la pluie et en discuter. » Du talon, il invita son cheval à repasser le pont et l’arrêta à trois pas de Ferro. « La Graine est le nom de la chose que Glustrod a cherché en creusant profondément dans le sol. C’est la chose qui est à l’origine de tout cela.
— Cela ? grommela Neuf-Doigts.
— Oui, tout ceci. » D’un geste ample, le Mage engloba les ruines qui les entouraient. « La Graine a réduit en miettes la plus grande ville du monde et sapé la terre de ses environs pour l’éternité.
— Alors, c’est une arme ? murmura Ferro.
— C’est une pierre », intervint soudain Quai, voûté sur son siège, les yeux dans le vague. « Une pierre du monde d’en dessous. Abandonnée, enterrée, à l’époque où Euz a chassé les démons de notre monde. C’est l’Au-delà devenu chair. La source de la magie.
— En effet ! chuchota Bayaz. Félicitations, Messire Quai ! Enfin un sujet sur lequel tu n’es pas totalement ignorant ! Eh bien, cela répond-il suffisamment à ta question, Ferro ?
— Une pierre a causé tout ça ? » Neuf-Doigts semblait contrarié. « Que diable avons-nous à voir avec tout cette histoire ?
— Je pense que certains parmi nous peuvent le deviner. » Bayaz regardait Ferro droit dans les yeux, un sourire mauvais sur ses lèvres, comme s’il savait exactement ce qu’elle pensait. Peut-être était-ce le cas…
Ce n’était un secret pour personne.
Les histoires de démons, de fouilles et de vieilles ruines mouillées la laissaient indifférente. Ferro était bien trop occupée à imaginer l’empire du Gurkhul transformé en une terre inculte. Sa population, exterminée. Son empereur, oublié. Ses villes, réduites en poussière. Sa puissance, rien qu’un vague souvenir. Son esprit bouillonnait d’images de mort et de vengeance. Elle finit par sourire.
« Bon, dit-elle. Mais pourquoi avez-vous besoin de moi ?
— Qu’est-ce qui te fait croire que j’ai besoin de toi ? »
Elle eut un reniflement dédaigneux. « Je doute que vous m’ayez supportée aussi longtemps si ce n’était pas le cas.
— Bien vu.
— Alors ?… Pourquoi ?
— Parce qu’on ne peut pas toucher la Graine. Un simple regard sur elle provoque une terrible souffrance. Après la chute de Glustrod, nous sommes venus dans la cité détruite avec l’armée de l’empereur, afin d’y rechercher des survivants. Nous n’en avons trouvé aucun. Nous n’avons vu que désolation, et cadavres. Trop nombreux pour être comptés. Nous en avons enterré des milliers et des milliers dans toute la ville, en les jetant par cent à la fois dans des fosses. Ce fut un travail de longue haleine. Pendant que nous l’effectuions, une compagnie de soldats a trouvé un objet singulier dans les ruines. Leur capitaine l’a enveloppé dans son manteau et apporté à Juvens. Au crépuscule, l’officier s’était complètement rabougri. Et il a trépassé. Sa compagnie n’a pas été épargnée ; ses hommes ont perdu leurs cheveux, leurs corps se sont ratatinés. En moins d’une semaine, ces cent soldats étaient devenus des cadavres. Juvens, toutefois, ne fut pas contaminé. » D’un signe de tête, il montra le chariot. « Voilà pourquoi Kanedias a construit cette caisse, et c’est la raison pour laquelle nous la transportons aujourd’hui. Pour nous protéger. Aucun d’entre nous n’est en sûreté. Toi exceptée.
— Moi ? Pourquoi ?
— Ne t’es-tu jamais demandé pourquoi tu différais des autres ? Pourquoi tu ne distinguais pas les couleurs ? Pourquoi tu ne ressentais pas la douleur ? Tu es comme Juvens et Kanedias. Tu es comme Glustrod. Et même comme Euz, en réalité !
— Une Démone-de-Souche, murmura Quai. Bénie et maudite. »
Ferro lui décocha un regard noir. « Que veux-tu dire ?
— Que tu descends des démons. » Un coin de la bouche de l’apprenti remonta en un sourire entendu. « Ça date de la nuit des temps, et peut-être même d’avant, mais n’empêche… tu n’es pas entièrement humaine ! Tu es une survivante. Une des dernières traces du sang de l’Au-delà. »
Ferro ouvrit la bouche pour l’insulter, mais Bayaz lui coupa l’herbe sous le pied.
« Impossible de le nier, Ferro. Je ne t’aurais pas emmenée, s’il y avait eu le moindre doute. Ne cherche pas à la rejeter. Au contraire, adhère à cette idée. C’est un don précieux. Tu peux toucher la Graine. Tu es sans doute la seule de tout le Cercle du Monde à pouvoir le faire. Toi seule peux la toucher, toi seule peux la porter pour déclencher la guerre. » Il se pencha vers elle pour lui chuchoter : « Mais je suis le seul à pouvoir l’enflammer. Le seul à pouvoir lui donner assez de puissance pour faire du Gurkhul tout entier un désert, pour réduire en cendres Khalul et ses serviteurs. Pour te procurer une vengeance dont même toi seras plus que satisfaite. Bon, vas-tu venir, maintenant ? » Et, d’un claquement de langue, il fit tourner sa monture et retraversa le pont.
Sourcils froncés, Ferro fixa le dos du vieux Blafard qui avançait devant elle et se mordit cruellement la lèvre. Quand elle la lécha, elle eut un goût de sang sur la langue, mais n’éprouva aucune douleur. Malgré une réticence à croire à toutes les explications du Mage, elle ne pouvait nier sa différence. Elle se rappela avoir mordu Aruf en une occasion ; ce dernier lui avait dit alors que sa mère devait être un serpent. Pourquoi pas un démon ? Elle contempla les eaux furieuses, loin en contrebas, à travers les croisillons métalliques, et se renfrogna davantage en songeant à sa vengeance.
« Peu importe le sang qui coule dans tes veines. » Neuf-Doigts chevauchait à ses côtés. Il montait aussi mal que d’habitude, regardait ailleurs et parlait d’une voix douce. « Mon père avait coutume de dire que les hommes font leurs propres choix. J’imagine que pour les femmes, c’est pareil ! »
Elle ne répondit pas. Tirant sur ses rênes, elle laissa les autres prendre de l’avance. Femme, démon ou serpent, cela ne faisait aucune différence. Sa principale préoccupation était de nuire aux Gurkhiens. Sa haine était forte, profondément ancrée, chaude, familière. C’était sa plus vieille amie.
Ferro ne pouvait se fier à rien d’autre.
Elle quitta le pont la dernière. Comme ils s’engageaient dans la ville croulante, elle jeta un dernier regard sur les ruines qu’ils venaient de traverser ; sur l’autre rive, un voile de crachin les dissimulait à moitié.
« Ssss ! » Secouant ses rênes, elle survola des yeux le fleuve tumultueux et inspecta les centaines de fenêtres vides, de seuils béants, de crevasses, de lézardes et de fissures dans les murs branlants.
« Qu’as-tu vu ? demanda Neuf-Doigts d’un ton anxieux.
— Quelque chose. » Elle ne voyait cependant plus rien sur les berges incertaines et parmi les nombreuses carcasses de bâtiments dépourvus d’habitants.
« Il ne reste rien de vivant ici, intervint Bayaz. La nuit ne va pas tarder, et moi j’aimerais bien avoir un toit au-dessus de ma tête ce soir, pour protéger mes vieux os de la pluie. Tes yeux te jouent des tours. »
Ferro prit une moue boudeuse. Ses yeux ne lui jouaient jamais de tours… qu’ils soient démoniaques ou pas ! Il y avait quelque chose, là-bas dans la ville. Elle le sentait.
Elle sentait qu’on les surveillait.