Un maigre confort

Dissimulé dans les buissons, West observait entre les flocons de neige voltigeants le poste de surveillance de l’Union, installé au pied de la butte, sur la rive opposée de la rivière. Assises en cercle, des sentinelles se penchaient au-dessus d’une marmite fumante, sous laquelle brûlait un misérable feu. Vêtus d’épais manteaux, les hommes, dont le souffle s’échappait en panaches blancs, avaient presque oublié leurs armes disséminées dans la neige autour d’eux. West savait bien ce qu’ils ressentaient. Bethod pouvait arriver dans la semaine, comme au cours de la suivante ; en attendant, ils devaient combattre le froid à chaque instant de la journée.

« Bon, alors… murmura Séquoia. Tu ferais mieux de descendre tout seul. Ça pourrait ne pas leur plaire de me voir dévaler la pente avec les gars, en surgissant de derrière ces arbres. »

Renifleur se fendit d’un rictus. « Ils pourraient même abattre un ou deux d’entre nous.

— Et ce s’rait foutrement dommage, après tout l’ chemin qu’on a fait ! ajouta Dow.

— Préviens-nous quand ils seront prêts à accueillir pacifiquement une bande d’hommes du Nord égarés dans les bois, hein ?

— Je n’y manquerai pas », répondit West. Il dégagea sa lourde épée de son ceinturon et la tendit à Séquoia. « Tu ferais mieux de garder ça pour moi.

— Bonne chance, dit Renifleur.

— Bonne chance, l’Enragé », lâcha Dow en retroussant ses lèvres pour esquisser son sourire féroce.

West se faufila hors du bosquet. Les bottes qu’il avait volées crissaient dans la neige. Il commença à descendre lentement la pente en direction de la rivière, les mains levées au-dessus de la tête pour montrer qu’il était désarmé. Malgré cette précaution, il aurait très bien compris que les sentinelles lui tirent dessus à vue. En ce moment même, personne ne ressemblait plus à un dangereux sauvage que lui, et il le savait. Les vestiges de son uniforme étaient cachés sous une couche de fourrures et de morceaux de tissu déchirés, attachés par des bouts de ficelle ; un manteau taché, dérobé sur le cadavre d’un homme du Nord, complétait sa tenue. Depuis quelques semaines, son visage galeux arborait une barbe clairsemée ; ses yeux irrités larmoyaient, profondément enfoncés dans ses orbites par la faim et la fatigue. Il avait l’air d’un homme désespéré et était parfaitement conscient d’en être un. Doublé en outre d’un assassin. Le meurtrier du prince héritier Ladisla. Le pire des traîtres.

Levant les yeux, un des gardes l’aperçut et quitta précipitamment sa place pour aller récupérer sa lance dans la neige ; dans sa hâte, il bouscula la marmite, dont le contenu se renversa sur le feu qui se mit à grésiller. « Halte-là ! » hurla le garde dans un langage du Nord approximatif. Ses compagnons s’empressèrent à leur tour d’aller ramasser leurs armes. Gêné par ses mitaines, l’un d’eux se débattit avec la corde de son arbalète.

West s’immobilisa. Les flocons de neige recouvrirent peu à peu ses cheveux emmêlés et ses épaules. « Ne vous inquiétez pas ! » leur cria-t-il dans la langue commune. « Je suis de votre côté. »

Ils l’examinèrent quelques instants. « C’est ce qu’on verra ! vociféra quelqu’un. Tu peux traverser, mais attention, vas-y doucement ! »

Il obéit en progressant à petits pas sur le sol gelé de la butte, puis entra prudemment dans la rivière. Quand l’eau glacée atteignit le haut de ses cuisses, il serra les dents et pataugea jusqu’à la berge opposée qu’il escalada laborieusement. Les quatre sentinelles s’approchèrent avec nervosité, armes brandies, et formèrent un demi-cercle autour de lui.

« Surveillez-le !

— Ça pourrait être un piège !

— Ce n’est pas un piège », expliqua West patiemment. Les yeux rivés sur les diverses lames oscillantes, il s’obligeait à conserver son calme. « Je suis l’un d’entre vous.

— D’où diable sors-tu ?

— Je faisais partie de la division du prince Ladisla.

— Du prince Ladisla ? Tu as marché jusqu’ici ? »

West hocha la tête. « J’ai marché jusqu’ici. » Les gardes se détendirent quelque peu. Disposés à le croire, ils écartèrent les pointes de leurs lances vacillantes, qu’ils remirent à la verticale. Après tout, il parlait la langue commune aussi bien qu’eux et semblait vraiment avoir parcouru une centaine de lieues à travers la campagne. « Alors, quel est ton nom ? demanda l’arbalétrier.

— Je suis le colonel West », répondit-il d’une voix éraillée. Même si c’était vrai, il eut l’impression de mentir. Il n’était plus le même homme que celui qu’on avait envoyé au pays des Angles.

Les sentinelles échangèrent des regards anxieux. « Je croyais qu’il était mort », marmonna un des porteurs de lance.

« Pas tout à fait, mon gars, souffla West. Pas tout à fait. »

 

Quand West écarta un pan de la toile pour pénétrer sous la tente du maréchal Burr, ce dernier était penché sur une table recouverte de cartes chiffonnées. Apparemment, sa charge de commandant avait pesé lourd sur ses épaules. Il avait l’air affaibli, plus vieux, plus pâle, sa barbe négligée et ses cheveux étaient beaucoup moins fournis. Il avait également perdu du poids ; son uniforme trop large flottait lâchement autour de son corps. Il l’accueillit malgré tout avec sa vigueur habituelle.

« Colonel West ! ça, par exemple ! Je pensais ne jamais vous revoir ! » Il s’empara de sa main et la serra de toutes ses forces. « Je suis bien content que vous en ayez réchappé ! Sacrément content ! Je n’ai pas honte d’avouer que votre flegme nous a beaucoup manqué, ici ! » Il l’examina avec attention. « Vous me paraissez cependant épuisé, mon ami. »

Impossible de le nier. Même si West savait qu’il n’avait jamais été le plus bel homme de l’Agriont, il avait toujours mis un point d’honneur à surveiller son apparence, soucieux de présenter une figure agréable, amicale, honnête. Après avoir pris un bain, le premier depuis des lustres, et enfilé un uniforme emprunté, il s’était à peine reconnu dans le miroir pendant qu’il se rasait. Son visage avait changé, perdu ses couleurs, durci. Ses pommettes hautes étaient devenues anguleuses. Ses cheveux et ses sourcils clairsemés s’émaillaient de fils gris, sa mâchoire décharnée pointait en avant, à l’image d’un museau de loup. De vilaines rides sillonnaient ses joues livides, s’étirant de la base de son nez aquilin jusqu’aux coins de ses yeux. Et, le plus choquant, c’était justement ses yeux… Étrécis, avides, d’un gris glacé, comme si le froid mordant les avait obligés à se réfugier dans son crâne, où ils s’obstinaient à se cacher malgré la chaleur retrouvée. Il avait essayé de se remémorer les jours anciens, tenté de sourire, de rire ou d’afficher des expressions cou-tumières… il n’en avait été que plus ridicule avec ce faciès aussi aimable qu’une porte de prison. L’homme inflexible, qui l’avait regardé dans la glace, était resté présent.

« Cette marche a été pénible, Monsieur. »

Burr acquiesça. « Oui, bien sûr ! Un sale voyage… et pendant la pire période de l’année ! Vu comment ça s’est passé, c’est une bonne chose que je vous aie laissé ces hommes du Nord, hein ?

— Une très bonne chose en effet, Monsieur. Une équipe des plus courageuses et pleine de ressources. Ces gaillards m’ont sauvé la vie plus d’une fois. » Il jeta un coup d’œil en biais vers Pike, qui se tenait derrière lui à une distance respectueuse. « La vie de nous tous. »

Burr regarda le prisonnier défiguré. « Qui est celui-ci ?

— Pike, monsieur, un sergent des recrues de Stariksa. Il a été séparé de sa compagnie lors de la bataille. » Les mensonges coulaient de sa bouche avec une facilité étonnante. « Lui et une jeune femme, la fille d’un cuisinier qui faisait partie du convoi de vivres, nous ont rejoints sur la route du Nord. Un homme très utile quand on est dans une mauvaise passe. Je n’aurais pas réussi sans son aide.

— Parfait ! » s’exclama le maréchal, en se dirigeant vers le prisonnier pour lui serrer la main. « Bien joué ! Votre régiment n’existe plus, Pike. Il n’y a pas beaucoup de survivants, pardonnez-moi de vous le dire. En vérité, peu d’hommes en ont réchappé, sacrebleu ! Mais je trouve toujours de la place pour les soldats loyaux dans mon état-major. Surtout pour ceux qui gardent leur sang-froid en cas de coup dur ! » Il poussa un long soupir. « J’en ai trop peu des comme ça. J’espère que vous accepterez de rester avec nous ! »

Le prisonnier déglutit. « Bien sûr, Monsieur, ce sera pour moi un honneur.

— Qu’en est-il du prince Ladisla ? demanda Burr. Que s’est-il produit ? »

West prit une profonde inspiration et baissa les yeux vers le sol. « Le prince Ladisla… » Sa voix se perdit ; il secoua lentement la tête. « Des cavaliers nous ont surpris et ont envahi le quartier général. C’est arrivé si vite… je l’ai recherché après l’incursion, mais…

— Je vois. Eh bien, on n’y peut rien ! On n’aurait jamais dû lui confier une telle responsabilité, mais qu’y pouvais-je ? Je ne fais que commander cette maudite armée ! » Il posa une main paternelle sur l’épaule de West. « Vous n’avez rien à vous reprocher. Je sais que vous avez agi au mieux. »

West n’osa pas le regarder. Il se demandait ce que dirait Burr s’il savait ce qui s’était réellement passé, là-bas, dans l’immensité glacée. « Y a-t-il eu d’autres rescapés ? s’enquit-il.

— Une poignée ! Très peu, j’en ai peur, et pas bien valides, avec ça ! » Burr laissa échapper un rot, grimaça et se frotta l’estomac. « Veuillez m’excuser. Cette maudite indigestion ne veut pas passer. Avec la nourriture dont nous disposons, et tout le reste… » Il rota de nouveau.

« Pardonnez-moi, Monsieur, mais quelle est notre situation ?

— Droit au but, hein, West ? C’est ce qui m’a toujours plu chez vous. Droit au but ! Bon, je vais tâcher de fournir une réponse honnête. Dès que j’ai reçu votre missive, nous avons planifié de retourner vers le sud pour protéger Ostenhorm, mais un temps désastreux nous a empêchés de bouger. En outre, les hommes du Nord semblaient grouiller partout ! Si Bethod avait dépêché le gros de ses troupes près de la Cumnur, il en avait gardé suffisamment dans le coin pour nous compliquer la vie ! Nos voies de ravitaillement ont subi des attaques successives, des escarmouches aussi inutiles que sanglantes, ainsi qu’un assaut nocturne qui a causé une sacrée panique dans la division de Kroy. »

Poulder et Kroy… De pénibles souvenirs refirent surface dans son esprit ; West songea que les vulgaires désagréments de son périple étaient bien futiles en comparaison. « Comment vont les généraux ? »

Sous ses sourcils broussailleux, les yeux de Burr étincelèrent. « Me croiriez-vous si je vous disais qu’ils sont pires que jamais ? Impossible de les laisser dans la même pièce, sans qu’ils se mettent à se chamailler. J’ai dû organiser des réunions séparées, et décalées d’une journée, pour éviter des échanges de coups de poing dans mon quartier général ! Une situation parfaitement grotesque ! » Croisant les mains dans le dos, il entreprit de tourner sous la tente avec morosité. « Mais les soucis que me causent ces deux-là sont des broutilles à côté du froid. Les hommes tombent comme des mouches, qui d’engelures, qui de fièvre, qui du scorbut ; les tentes abritant les malades sont combles. Pour chaque soldat tué par l’ennemi, l’hiver nous en décime vingt, et ceux qui sont encore debout n’ont plus assez de cran pour se battre. Quant à partir en reconnaissance… ha ! ha ! laissez-moi rire ! Mieux vaut ne pas me lancer sur ce sujet ! » Il revint vers la table et abattit rageusement le poing sur les cartes étalées. « Toutes les topographies des alentours sont des œuvres fantaisistes ! Inutilisables ! Et nous ne disposons d’aucun éclaireur digne de ce nom ! Il y a du brouillard et de la neige tous les jours. On ne voit même pas l’autre bout du camp ! En vérité, West, nous n’avons pas la moindre idée de la position du gros des troupes de Bethod…

— Il se dirige vers le sud, Monsieur. Il se trouve à une ou deux journées de marche derrière nous. »

Les sourcils de Burr s’arquèrent. « Ah oui ?

— Oui. Séquoia et ses compagnons l’ont tenu à l’œil pendant notre progression et ont même aménagé quelques désagréables surprises pour ses éclaireurs.

— Comme celle qu’ils ont utilisée pour nous, hein, West ? Une corde tendue en travers de la route, des trucs comme ça ? » Il gloussa tout seul. « À deux jours de marche d’ici, avez-vous dit ? Voilà une information fort intéressante ! Sacrément intéressante ! » Comme il se penchait sur la table pour se saisir d’une règle, Burr grimaça en se tenant le ventre, et commença à mesurer des distances. « Deux jours de marche. Ce qui le mettrait à peu près ici. Vous êtes sûr de vous ?

— Sûr et certain, Maréchal.

— S’il a décidé de rallier Dunbrec, il passera à proximité de l’endroit où est cantonné le général Poulder. Nous pourrions alors l’obliger à combattre avant qu’il ne nous ait contournés, et même lui donner une leçon qu’il ne serait pas près d’oublier ! Bien joué, West, bien joué ! » Il reposa sa règle. « À présent, vous devriez aller vous reposer.

— Je préférerais me remettre tout de suite au travail, Monsieur…

— Je sais, et j’aurais bien besoin de vous, mais soufflez quand même un jour ou deux, juste au cas où ! Le monde ne va pas pour autant s’arrêter de tourner ! Vous venez de traverser une période difficile. »

West avala sa salive. Il se sentait tout à coup en proie à une immense lassitude. « Évidemment. Je devrais également écrire une lettre… à ma sœur. » Le simple fait de prononcer ce mot lui parut insolite. Il n’avait pas pensé à elle depuis des semaines. « Je devrais lui faire savoir que je suis… en vie.

— Excellente idée ! Quand j’aurai besoin de vous, colonel West, j’enverrai quelqu’un vous prévenir. » Burr se détourna pour se replonger dans l’examen de ses cartes.

« Je n’oublierai jamais votre geste », murmura Pike à l’oreille de West, au moment où ce dernier ressortait dans le froid vif.

« Ce n’est rien. Ni vous, ni elle, ne manquerez à quiconque à la colonie pénitentiaire. Vous voici de nouveau sergent, Pike, il n’y a rien à ajouter. Laissez donc vos erreurs derrière vous !

— Je n’oublierai jamais, répéta-t-il. Quoi qu’il arrive maintenant, je suis votre homme, colonel ! » West approuva de la tête et se mit à marcher dans la neige en faisant la moue. Si les guerres éliminaient bon nombre de gens, elles donnaient aussi une seconde chance à certains.

 

West s’arrêta sur le seuil. Il entendait des voix à l’intérieur… des rires fusaient. Des voix connues, aux intonations familières. Cela aurait dû le rassurer, le réchauffer, lui donner l’impression d’être le bienvenu… ce n’était pas le cas. Cela l’inquiétait. L’effrayait même. Eux le démasqueraient sûrement. Ils le montreraient du doigt en s’écriant : « Assassin ! Traître ! Scélérat ! » Il se retourna vers le camp gelé. La neige s’y déposait avec une lente obstination. Les tentes les plus proches étaient encore noires sur le sol blanc, celles de derrière, déjà grises. Les plus éloignées n’étaient plus que de pâles fantômes et, au-delà, de vagues contours suggérés à travers le rideau de minuscules flocons. Rien ne bougeait. Le calme régnait. Il prit une profonde inspiration et se décida à écarter un des rabats.

Les trois officiers étaient assis autour d’une table pliante fragile, installée tout près d’un brasero rougeoyant. La barbe de Jalenhorm avait poussé généreusement et s’élargissait en forme de pelle. Kaspa, lui, avait la tête enveloppée dans une écharpe rouge. Emmitouflé dans un grand manteau sombre, Brint distribuait des cartes aux deux autres.

« Fermez ce maudit rabat ! Il gèle dehors ! » La bouche de Jalenhorm s’ouvrit toute grande. « Non ! Pas possible ! Colonel West ! »

Brint sursauta, comme si on lui avait mordu le derrière. « Merde !

— Je vous l’avais bien dit ! » hurla Kaspa en jetant ses cartes, un sourire jusqu’aux oreilles. « Je vous avais dit qu’il reviendrait ! »

Ils l’encerclèrent et, à grands coups de claques dans le dos, de mains serrées, l’invitèrent sous leur tente. Pas de menottes, pas d’épées brandies, pas d’accusation de haute trahison. Jalenhorm le conduisit vers la meilleure chaise – celle qui risquait le moins de s’écrouler –, tandis que Kaspa, après avoir soufflé dans un verre, l’essuyait d’un doigt et que Brint débouchait une bouteille avec un gentil plop !

« Quand êtes-vous arrivé ?

— Comment êtes-vous arrivé jusqu’ici ?

— Étiez-vous avec Ladisla ?

— Avez-vous participé à la bataille ?

— Holà ! intervint Jalenhorm. Laissez-lui le temps de respirer ! »

West lui fit signe que tout allait bien. « Je suis arrivé ce matin.

Je serais volontiers venu vous voir tout de suite si je n’avais pas eu un rendez-vous crucial avec un baquet et un rasoir, suivi d’un autre avec le maréchal Burr ! Oui, j’étais avec Ladisla au cours de la bataille. Et, enfin, je suis arrivé jusqu’ici en marchant à travers la campagne, grâce au soutien de cinq hommes du Nord, d’une fille et d’un homme sans visage. » Il prit le verre qu’on lui tendait, le vida d’un trait, fit la grimace et se suçota les dents quand l’alcool qui lui avait brûlé la gorge atteignit son estomac. Il commençait déjà à se réjouir de s’être décidé à entrer. « Ne soyez pas timide, lança-t-il en présentant son verre.

— Marcher à travers la campagne », marmonna Brint, qui secoua la tête tout en s’exécutant. « Avec cinq hommes du Nord.Et une fille, avez-vous dit ?

— Exact. » West se rembrunit ; il se demandait ce que Cathil faisait en ce moment précis. Avait-elle besoin d’aide ? Quelle sottise !

Elle s’en sortait très bien toute seule. « Alors, vous avez pu transmettre ma lettre, lieutenant ? » lança-t-il à Jalenhorm.

« J’ai passé quelques nuits glaciales et angoissantes sur la route, mais j’y suis arrivé, grimaça le grand gaillard.

— Sauf que maintenant c’est… capitaine, ajouta Brint en se carrant sur sa chaise.

— Ah oui ? »

Jalenhorm haussa les épaules avec modestie. « Grâce à vous, en réalité. À mon retour, le maréchal Burr m’a assigné à son état-major.

— Le capitaine Jalenhorm trouve néanmoins un peu de temps à consacrer à des petites gens comme nous, Dieu merci ! » Brint humecta ses doigts et entreprit de distribuer quatre tas de cartes.

« Je n’ai hélas aucune liquidité », grommela West.

Kaspa ricana. « Ne vous inquiétez pas, colonel, nous ne jouons plus pour de l’argent. Sans Luthar pour nous plumer, cela n’en vaut plus la peine.

— Vous ne l’avez jamais revu ?

Ils sont simplement venus jusqu’au bateau et l’en ont débarqué. Hoff l’avait envoyé chercher. Depuis, nous n’en avons plus entendu parler.

— Il a sûrement des amis haut placés, déclara Brint d’un ton amer. À l’heure actuelle, il doit se pavaner dans Adua à la tête d’un petit détachement, ou lutiner des femmes, pendant que nous nous gelons le cul.

— Mais soyons honnêtes, rectifia Jalenhorm, il a toujours pris du bon temps avec les femmes, même quand nous étions là-bas. »

West se renfrogna. Ce n’était malheureusement que trop vrai.

Kaspa ramassa son tas de cartes. « Bon, toujours est-il que nous jouons désormais pour l’honneur.

— Bien qu’on n’en trouve pas vraiment beaucoup par ici ! » railla Brint. Les deux autres éclatèrent de rire ; Kaspa fit couler de l’alcool sur sa barbe. West arqua les sourcils. Ils étaient soûls, à l’évidence. Plus vite il serait dans le même état, mieux ça vaudrait ! Il avala d’une lampée son deuxième verre et attrapa la bouteille.

« Eh bien, laissez-moi vous dire une bonne chose… énonça Jalenhorm en commençant à trier ses cartes avec des doigts tremblants. Je suis drôlement content de ne pas avoir eu à aller trouver votre sœur pour lui apprendre quoi que ce soit à votre sujet. Chercher la meilleure façon de lui présenter la chose m’a empêché de dormir pendant des semaines ; aujourd’hui encore, je n’en ai toujours, pas la moindre idée.

— De toute façon, les idées n’ont jamais été votre fort ! » ironisa Brint ; les deux autres s’esclaffèrent de nouveau. Cette remarque arracha même un sourire, vite effacé, à West.

« Comment s’est déroulée la bataille ? » s’enquit Jalenhorm.

West fixa son verre un long moment. « Ce fut atroce. Les hommes du Nord ont tendu un piège à Ladisla ; il y est tombé à pieds joints, en sacrifiant sa cavalerie. Puis le brouillard s’est levé brusquement. Il était impossible de distinguer le bout de son nez. Et avant même de comprendre ce qui nous arrivait, leurs chevaux ont déboulé. J’ai dû recevoir un coup sur la tête. Tout ce dont je me souviens, c’est de m’être retrouvé allongé dans la boue et, au-dessus de moi, d’un homme du Nord prêt à me frapper. Avec ça. » Il tira la lourde épée de sa ceinture et la posa sur la table.

Les trois officiers la regardèrent, fascinés. « Bordel de merde ! » bredouilla Kaspa.

Brint avait les yeux écarquillés. « Comment avez-vous réussi à le dominer ?

— Je n’y suis pour rien. Cette fille dont je vous ai parlé…

— Oui ?

— Elle lui a fracassé le crâne avec un marteau. Elle m’a sauvé la vie.

— Bordel de merde ! » répéta Kaspa.

Brint s’appuya lourdement contre le dossier de sa chaise et poussa un sifflement admiratif. « Ce doit être une sacrée femme ! »

Sourcils froncés, West fixait toujours son verre. « Si on peut dire ! » Il se remémora la sensation qu’il avait éprouvée lorsque Cathil dormait à côté de lui, la caresse de son souffle sur sa joue. Une sacrée femme, en effet ! « Oui, on peut dire ça. » Il vida son verre, se leva et rengaina l’épée de l’homme du Nord sous sa ceinture.

« Vous partez déjà ? demanda Brint.

— Je dois aller m’assurer de quelque chose. »

Jalenhorm se leva pour le saluer. « Permettez-moi de vous remercier, colonel. Pour m’avoir envoyé remettre votre missive. Apparemment, vous aviez raison. Je n’aurais rien pu faire. »

 

La nuit était paisible, glaciale. Les bottes de West glissaient sur la boue à moitié gelée. Dans les ténèbres, des feux brûlaient çà et là. Leurs visages hâves faiblement éclairés par des lueurs jaunes vacillantes, des hommes s’y étaient rassemblés, emmaillotés dans tous les vêtements qu’ils possédaient. Sur une butte qui dominait le camp, un foyer flamboyait plus que les autres. West prit sa direction, tanguant à cause de la quantité d’alcool ingurgité. Il aperçut deux silhouettes assises près des flammes. Au fil de son ascension, elles lui apparurent plus distinctement.

Dow le Sombre fumait la pipe. La fumée de chagga s’échappait en volutes de sa bouche grimaçante. Entre ses jambes croisées, il avait coincé une bouteille débouchée ; quelques autres flacons vides étaient dispersés autour de lui dans la neige. Quelque part sur la droite, West entendait quelqu’un chanter, dans l’obscurité, en langage du Nord. Une voix grave, tonitruante… et qui chantait faux. « Il le trancha jusqu’à l’oooos ! Non ! Jusqu’aux ooooos ! Jusqu’aux… C’est pas ça !

— Ça va ? » demanda West en tendant ses mains gantées vers les flammes crépitantes.

Séquoia leva les yeux et lui sourit gaiement ; il oscillait légèrement d’avant en arrière. C’était la première fois que West voyait le vieux guerrier sourire. Ce dernier pointa un doigt vers le bas de la colline. « Tul est en train de pisser. Et de chanter ! Je suis rond comme une queue de pelle ! » Il tomba lentement à la renverse, bras et jambes étalés dans la neige. « Et j’ai fumé. Je suis complètement fait. Et aussi trempé que cette maudite Crinna. Où on est, Dow ? »

Dow lorgna par-dessus le feu, bouche grande ouverte, comme s’il contemplait quelque chose au loin. « Au milieu de nulle part, bordel ! » dit-il en agitant sa pipe en tous sens. Se mettant alors à glousser, il saisit la botte de Séquoia qu’il secoua vigoureusement. « Où veux-tu qu’on soit ? Tu veux un peu d’ça, l’Enragé ? » Il lança sa pipe à West.

« Pourquoi pas ? » Celui-ci tira sur le tuyau et sentit la fumée lui brûler les poumons. Il recracha une bouffée de fumée brunâtre dans l’air glacé, puis recommença à aspirer.

« Donne-moi ça ! » dit Séquoia en la lui arrachant des mains.

La voix caverneuse de Tul se remit à tonner dans le noir, chantant toujours aussi horriblement faux. « Il maniait sa hache comme… Quoi déjà ? Il maniait sa hache comme… merde ! Non. Voyons voir…

— L’un de vous sait-il où se trouve Cathil ? » demanda West.

Dow le fixa d’un œil polisson. « Oh ! elle est dans le coin. » Il leva un bras pour indiquer un groupe de tentes plantées un peu plus haut sur la butte. « Par là, je dirais.

— Dans le coin, répéta Séquoia en gloussant doucement. Dans le coin !

— C’était… Neuf-Doigts… le Sanguinaireuhhh ! » Dans les bois, Tul continuait son refrain.

Suivant les traces de pas jusqu’au sommet de la colline, West se dirigea vers les tentes. Les champignons faisaient déjà leur effet. Sa tête lui semblait légère, ses pieds se déplaçaient avec facilité. Il n’avait plus froid au nez, simplement des petits picotements plutôt agréables. Il entendit le rire discret d’une femme. Il sourit et fit quelques pas supplémentaires dans la neige crissante. Un rai de lumière s’échappait par une mince fente dans la toile d’une des tentes. Le rire devint plus sonore.

West fronça les sourcils. Cela ne ressemblait plus à un rire. Il s’approcha encore un peu, s’efforçant d’avancer avec discrétion. Un autre bruit s’insinua petit à petit dans son esprit embrumé. Un grognement irrégulier, lui rappelant celui d’un animal. Il fit de nouveau un pas ou deux et se pencha vers le trou, afin d’y jeter un coup d’œil. Il osait à peine respirer.

Il aperçut alors le dos nu d’une femme se tordant de haut en bas. Un dos si mince qu’il distinguait ses muscles jouer à chacun de ses mouvements et les bosses de sa colonne vertébrale qui ondulait sous la peau. Un dernier pas, et il vit parfaitement ses cheveux bruns emmêlés. Cathil ! Deux jambes maigres dépassaient sous son corps ; l’un des pieds masculins, dont les orteils se tortillaient, était si près de lui que West aurait pu le toucher.

Une main se glissa sous l’aisselle de Cathil, une autre s’insinua dans le creux de son genou. Il y eut un long grognement, puis les amants – si on pouvait les appeler ainsi – basculèrent en douceur ; elle se retrouva sous l’homme. West resta bouche bée en découvrant son profil. Il le fixa, ébahi. Impossible de confondre cette mâchoire carrée mal rasée ! Renifleur ! Son postérieur remuait d’avant en arrière, presque sous son nez. Attrapant à pleine main une des fesses poilues, Cathil la pressait, au rythme des coups de boutoir de son partenaire.

Les yeux exorbités, West se couvrit la bouche d’une paume, à la fois horrifié et singulièrement émoustillé. Il était pris entre l’irrésistible envie de les regarder et celle de s’enfuir à toutes jambes. Il opta pour la deuxième solution et, sans réfléchir, recula d’un pas. Son pied buta contre un piquet de la tente ; il s’étala en étouffant un cri.

« Bon sang, qu’est-ce que… ? » entendit-il de l’autre côté. Il se releva maladroitement et tourna les talons. Il entamait à peine la descente, en pataugeant dans la neige à l’aveuglette, quand le rabat s’écarta derrière lui. « C’est lequel d’entre vous, bande de salopards ? » lui parvint la voix de Renifleur, qui vociférait en langage du Nord. « C’est toi, Dow ? Je te tuerai, sale bâtard ! »