Des plans mieux élaborés

Il faisait froid dans la salle de réception du gouverneur du pays des Angles. Les murs hauts, grossièrement enduits, dégageaient une impression d’austérité, de même que le sol dallé en pierres brutes et l’âtre béant ne contenant qu’un reste de cendres. L’unique décoration consistait en une gigantesque tapisserie, tendue à une extrémité de la pièce, sur laquelle était brodé le soleil de l’Union avec, en son centre, les marteaux entrecroisés du pays des Angles.

Avachi sur une chaise inconfortable, le gouverneur Meed, qui avait pris place devant une immense table vide, tenait d’une main flasque l’anse de son gobelet de vin. Il avait le visage pâle, les traits tirés ; sa toge d’apparat était froissée, tachée, ses fins cheveux blancs, décoiffés. Né et élevé au pays des Angles, le commandant West avait souvent entendu parler de Meed comme d’un meneur solide, doté de prestance et considéré comme le champion de sa province et de ses habitants. Là, ployant sous le poids de la lourde chaîne de sa fonction, il ressemblait plutôt à un squelette, à une coquille aussi vide et dépouillée que son âtre béant.

Si la température était froide, l’atmosphère, elle, était glaciale. Debout au milieu de la pièce, les pieds bien écartés, le maréchal Burr crispait ses grandes mains si fort dans son dos que ses articulations blanchissaient. À ses côtés, le commandant West, raide comme un piquet, tête baissée, regrettait amèrement d’avoir ôté son manteau. Il faisait encore plus froid qu’à l’extérieur – où la température, bien qu’on ne fût qu’en automne, était basse au possible.

« Prendrez-vous du vin, maréchal Burr ? » murmura Meed, sans même lever les yeux. Dans la vastitude des lieux, sa voix sembla aussi faible et fluette qu’un roseau. West eut l’impression d’apercevoir de la buée s’échapper de la bouche du vieillard.

« Non, Votre Grâce. Pas pour moi. » Burr avait les sourcils froncés. D’après West, il avait adopté cette expression un mois ou deux plus tôt. En connaissait-il d’autres, d’ailleurs ? Il usait de cette mimique pour exprimer son espoir, sa satisfaction ou sa surprise… Cette fois-ci, elle dénotait la plus grande colère. Frigorifié, West se déplaça nerveusement d’un pied sur l’autre, afin de faire circuler son sang, souhaitant de tout cœur se trouver ailleurs qu’à cet endroit.

« Et vous, commandant West ? chuchota le gouverneur. Prendrez-vous du vin ? » West ouvrit la bouche pour refuser son offre, mais Burr le devança.

« Que s’est-il passé ? » grogna-t-il. Ses paroles pleines de dureté crissèrent sur les murs froids et se répercutèrent sur les solives glacées.

« Que s’est-il passé ? » Le gouverneur Meed sortit de sa réserve et posa ses yeux caves sur Burr, le regardant comme s’il le voyait pour la première fois. « J’ai perdu mes fils. » Approchant alors son verre d’une main tremblante, il le vida entièrement.

West vit les poings du maréchal se crisper plus fermement dans son dos.

« Je compatis à la douleur causée par cette perte, Votre Grâce, mais je voulais parler de la situation, en général. Je faisais référence à Black Well. »

À la simple évocation de ce nom, Meed manqua de défaillir.

« Une bataille a eu lieu.

— Un massacre, oui ! aboya Burr. Quelle est votre explication ? N’avez-vous pas reçu le message du roi vous ordonnant de lever le plus de soldats possible, de renforcer les défenses, d’attendre les renforts… et de n’engager, sous aucun prétexte, un combat avec Bethod ?

— Les ordres du roi ? » Le gouverneur pinça les lèvres. « Dites plutôt ceux du Conseil Restreint ! Je les ai bien reçus. Je les ai lus. J’y ai réfléchi.

— Et ?

— Je les ai déchirés. »

West entendit le maréchal respirer fortement par le nez.

« Vous les avez… déchirés ?

— Pendant cent ans, ma famille et moi avons gouverné le pays des Angles. À notre arrivée, il n’y avait rien. » Tout en parlant, Meed redressa fièrement le menton et bomba le torse. « Nous avons cultivé les terres en friche, éclairci les forêts, aménagé des routes, construit des fermes et des villes et exploité des mines qui ont enrichi l’Union tout entière ! »

Les yeux du vieil homme s’étaient considérablement éclairés. Il semblait plus grand, plus hardi, plus fort.

« Avant de regarder de l’autre côté de la mer, les gens d’ici se tournent d’abord vers moi pour que je les protège ! Devais-je laisser ces hommes du Nord, ces barbares, ces animaux, dévaster le pays en toute impunité ? Détruire l’œuvre de mes aïeux ? Piller, brûler, voler et tuer à leur guise ? Aurais-je dû rester à l’abri derrière mes murailles, tandis qu’ils passaient le pays des Angles au fil de l’épée ? Non, maréchal Burr ! Non, cela m’était impossible ! J’ai rassemblé tous les hommes valides ; après les avoir armés, je les ai envoyés affronter ces sauvages, avec mes trois fils à leur tête. Qu’aurais-je pu faire d’autre ?

— Obéir aux ordres, sacré bon sang ! » cria Burr à pleine gorge.

West tressaillit de surprise. L’écho de cet éclat de voix bourdonnait encore à ses oreilles. Meed se crispa, puis afficha un air hébété. Ses lèvres se mirent à trembler. Des larmes embuèrent les yeux du vieillard et son corps s’affaissa de nouveau.

« J’ai perdu mes fils.

— Je déplore la disparition de vos fils et toutes ces autres vies gâchées, mais je ne ressens aucune pitié pour vous. Vous seul êtes responsable du malheur qui vous a frappé. » Burr grimaça, déglutit et se passa une main sur le ventre, avant de se diriger lentement vers la fenêtre d’où il contempla la ville froide et grise. « Vous avez sacrifié toutes vos forces et me voici obligé de déployer les miennes pour protéger vos villes et vos forteresses. Vous transférerez les quelques survivants de Black Well, ainsi que tous les hommes armés et en état de combattre, sous mes ordres. Nous avons besoin de tout un chacun.

— Et moi ? murmura Meed. J’imagine que ces chiens du Conseil Restreint grondent et réclament ma peau ?

— Qu’ils grondent ! J’ai besoin de vous ici. Des réfugiés arrivent en nombre du Sud ; ils tentent d’échapper à Bethod ou se sauvent, de peur. Avez-vous récemment regardé par la fenêtre ? Ostenhorm est remplie de fuyards qui se rassemblent par milliers sous ses remparts… et ce n’est qu’un début. Vous veillerez à leur bien-être et procéderez à leur évacuation vers le Midderland. La population compte sur votre protection depuis quarante ans. Elle a encore besoin de vous. »

Burr fit de nouveau face à la pièce. « Vous remettrez au commandant West la liste des unités encore aptes au combat. Quant aux réfugiés, ils auront besoin de nourriture, de vêtements et d’abris. Les préparatifs en vue de leur évacuation doivent commencer sur-le-champ.

— Sur-le-champ, murmura Meed. Sur-le-champ, bien sûr. »

Burr jeta un coup d’œil à West par-dessous ses épais sourcils, prit une profonde inspiration et se dirigea à grands pas vers la porte. Après son départ, West se retourna vers Meed. Le gouverneur du pays des Angles, la tête entre les mains, était toujours affalé sur sa chaise dans sa salle de réception vide et glacée.

 

« Le pays des Angles se trouve ici », indiqua West sur l’immense carte, avant de pivoter pour regarder les hommes rassemblés. Peu d’officiers montraient un quelconque intérêt à ses propos. Guère surprenant, mais difficile à digérer…

Raide comme la justice, parfaitement immobile sur son siège, le général Kroy avait pris place du côté droit de la longue table. De haute stature, maigre, la mine sévère, Kroy avait des cheveux gris et courts, plaqués sur son crâne anguleux ; son uniforme noir, d’une simplicité extrême, était impeccable. Les membres de son état-major, rasés de près, affichaient le même air pincé ; tous étaient tirés à quatre épingles, et aussi austères qu’un cortège funèbre. De l’autre côté, sur la gauche, se trouvait le général Poulder. Le teint rubicond, le visage rond, barré d’une énorme moustache ; son large col, raidi par des fils d’or, effleurait ses grandes oreilles roses. Les gens de sa suite avaient enfourché leurs chaises à la manière de montures ; leurs uniformes pourpres, regorgeant de galons, étaient négligemment déboutonnés et les éclaboussures récoltées en chemin, exhibées comme des médailles.

Dans le camp de Kroy, la guerre impliquait propreté, renoncement et stricte obéissance aux règles. Dans celui de Poulder, on préférait un style flamboyant et des cheveux savamment coiffés. Chacun regardait son vis-à-vis avec mépris et arrogance, comme si lui seul connaissait les secrets du métier de soldat, convaincu que son voisin d’en face, malgré toutes ses tentatives, ne serait jamais qu’un vulgaire obstacle.

Ces deux groupes représentaient effectivement un sérieux obstacle pour West, mais bien moindre que le troisième, rassemblé en bout de table autour de son chef, qui n’était autre que l’héritier du trône, le prince Ladisla en personne. Ce qu’il avait sur le dos ressemblait davantage à un peignoir violet garni d’épaulettes qu’à un uniforme. Une tenue de nuit ornée d’un motif militaire. On aurait pu confectionner une nappe de bonnes dimensions avec la seule dentelle de ses manchettes. Et, en matière de fanfreluches, son entourage n’avait rien à lui envier. Une poignée des plus riches, des plus beaux, des plus élégants et des plus inutiles jeunes hommes de l’Union se vautraient sur leurs chaises autour du prince. Si la grandeur d’un homme se mesurait à la taille de son chapeau, alors ceux-ci devaient en avoir à revendre.

La gorge désagréablement sèche, West se tourna de nouveau vers la carte. Il savait ce qu’il avait à dire, il lui suffisait de l’énoncer simplement, d’une façon aussi claire que possible, puis de se rasseoir. Quelle importance que certains des vétérans de l’armée soient assis derrière lui ! Sans parler de l’héritier du trône… West n’ignorait pas que ces hommes le méprisaient. Qu’ils le haïssaient même, à cause de sa position élevée et de sa basse naissance. Et aussi parce qu’il avait gagné ses galons, lui.

« Le pays des Angles se trouve ici, répéta West d’un ton empreint de calme et d’autorité – du moins l’espérait-il. La rivière Cumnur sépare la province en deux. » La pointe de sa baguette suivit les méandres bleus du cours d’eau. « C’est dans la partie méridionale, de loin la plus petite, que se concentrent la majorité des habitants et presque toutes les villes importantes, y compris la capitale, Ostenhorm. Les routes sont en assez bon état et la région, somme toute, dégagée. D’après nos informations, les hommes du Nord n’ont pas encore franchi la rivière. »

West entendit un bâillement sonore dans son dos, un bâillement parfaitement audible, même à l’autre extrémité de la table. Pris d’une fureur soudaine, il pivota. Le prince Ladisla, lui, au moins, semblait l’écouter avec attention. Le coupable faisait partie de son entourage : le jeune lord Smund, un homme à la lignée irréprochable, jouissant d’une fortune colossale, ayant à peine dépassé la vingtaine, mais possédant la maturité d’un enfant de dix ans. Affalé sur son siège, les yeux dans le vague, il avait la bouche grande ouverte.

West se retint de bondir par-dessus la table pour le corriger avec sa baguette.

« Vous ennuierais-je ? » siffla-t-il.

Smund parut vraiment surpris d’être accusé et regarda d’abord à droite, puis à gauche, comme si West avait pu s’adresser à l’un de ses voisins. « Qui, moi ? Non, non, commandant West, pas le moins du monde. Vous, m’ennuyer ? Non ! La rivière Cumnur sépare la province en deux, etc. C’est passionnant ! Vraiment passionnant !

Je vous prie sincèrement de m’excuser. La nuit dernière a été courte, voyez-vous ! »

West n’en doutait pas. Une nuit passée à boire et à s’afficher avec les autres parasites qui gravitaient autour du prince. Tout ça pour faire perdre leur temps aux gens présents à cette réunion, ce matin-là ! Les hommes de Kroy étaient peut-être pédants et ceux de Poulder, arrogants… mais, en tout cas, c’étaient des soldats. D’après ce que West constatait, l’entourage du prince n’avait aucun don, hormis celui de le pousser à bout, bien sûr. Et en cela, chacun de ses courtisans excellait. Lorsqu’il se concentra de nouveau sur la carte, sa frustration le fit presque grincer des dents.

« La partie septentrionale est bien différente, bougonna-t-il. Vaste étendue inhospitalière abritant des forêts inextricables, des fondrières dépourvues de chemins, des collines accidentées et une population clairsemée. On y trouve des mines, des exploitations forestières et plusieurs colonies pénitentiaires gérées par l’inquisition, mais très disséminées. Il n’existe que deux routes, à peine praticables pour des troupes armées ou d’importants convois de vivres, surtout en ce moment, avec l’arrivée imminente de l’hiver. » Sa baguette se posa alternativement sur les deux lignes en pointillés qui reliaient le Nord au Sud en traversant des forêts. « La route occidentale longe les montagnes et dessert les exploitations minières. La route orientale suit plus ou moins la côte. Toutes deux se rejoignent à la forteresse de Dunbrec, construite au bord de la Tumultueuse, à la frontière septentrionale du pays des Angles. D’après nos sources, cette forteresse est déjà aux mains de l’ennemi. »

West s’éloigna de la carte et alla s’asseoir, en s’efforçant de respirer avec calme et régularité, afin de dominer sa colère et chasser la migraine qui commençait à sourdre derrière ses yeux.

« Merci, commandant West », dit Burr en se levant pour s’adresser à l’assemblée. On perçut alors dans la pièce les bruissements des hommes qui réagissaient enfin et s’agitaient sur leurs sièges. Le maréchal se dirigea à grandes enjambées vers la carte, devant laquelle il s’immobilisa quelques instants – histoire de mettre de l’ordre dans ses idées –, puis il tapota de sa baguette sur un point situé au nord de la Cumnur.

« Voici le village de Black Well. Un hameau banal, à une dizaine de lieues de la route côtière. Ce n’est guère plus qu’un ramassis de maisons complètement désertées aujourd’hui. Il n’est même pas signalé sur la carte. Cet endroit n’aurait retenu l’attention de personne, sauf que, évidemment, c’est là qu’a eu lieu le massacre de nos troupes par les hommes du Nord.

— Maudits idiots du pays des Angles, marmonna quelqu’un.

— Ils auraient dû nous attendre », déclara Poulder, avec un sourire d’autosatisfaction.

« Oui, en effet, rétorqua Burr d’un ton cassant. Mais ils étaient confiants. D’ailleurs, pourquoi ne l’auraient-ils pas été ? Des milliers d’hommes, bien équipés, disposant d’une cavalerie. Des soldats éprouvés, pour bon nombre d’entre eux. Peut-être pas de la trempe de la Garde royale, mais bien entraînés et tout aussi décidés. On aurait pu penser qu’ils feraient le poids face à ces sauvages.

— Ils se sont quand même bien battus, l’interrompit le prince Ladisla. Hein, maréchal Burr ? »

Burr baissa les yeux vers la table qu’il fixa d’un œil noir. « Un beau combat est un combat que l’on gagne, Votre Grandeur. Ils se sont fait massacrer. Seuls les cavaliers très chanceux et montant de bons chevaux ont réussi à s’échapper. Nous n’avons pas seulement à déplorer la regrettable disparition de nombreux hommes, mais aussi la perte de matériel et de vivres. Et ce, en quantités phénoménales, définitivement tombées aux mains de nos ennemis. Le plus ennuyeux, c’est la panique causée par cette défaite au sein de la population. Les routes, vitales pour notre armée, sont encombrées de réfugiés convaincus que Bethod va fondre sur leurs fermes, leurs maisons et leurs villages d’un instant à l’autre. C’est un véritable désastre. Peut-être le pire qu’ait eu à subir l’Union, de mémoire récente. On peut néanmoins en tirer des leçons. »

Appuyant ses grandes mains avec fermeté sur la table, le maréchal Burr se pencha en avant.

« Ce Bethod est prudent, intelligent, impitoyable. Il ne manque ni de chevaux, ni de fantassins, ni d’archers, et il est suffisamment organisé pour les utiliser conjointement. Il dispose d’excellents éclaireurs et de troupes très mobiles, probablement même plus mobiles que les nôtres, surtout dans une région aussi ingrate que celle dans laquelle nous évoluerons au nord de la province. Il a tendu un piège aux Angles et ceux-ci y sont tombés à pieds joints. Nous devrons agir de même avec lui. »

Le général Kroy eut un rire sans joie. « Nous devrions donc redouter ces barbares, maréchal ? Serait-ce là votre conseil ?

— Qu’a écrit Stolicus, déjà, général Kroy ? Ne crains pas ton ennemi, mais respecte-le. Je suppose que ce serait mon conseil, si je devais en donner un. » Par-dessus la table, Burr le regarda d’un air sévère. « Toutefois, je ne prodigue pas de conseils. Je donne des ordres. »

À cette réprimande, Kroy tressaillit de contrariété, mais du moins en eut-il le bec cloué. Enfin, momentanément, songea West. Il savait que le général ne resterait pas silencieux bien longtemps. Il en était incapable.

« Nous devons nous montrer prudents », poursuivit Burr, en s’adressant à tous les hommes présents. « Pour l’instant, nous possédons encore l’avantage. Nous disposons de douze régiments de la Garde royale, d’au moins autant d’hommes fournis par la noblesse, et des quelques Angles ayant échappé au carnage de Black Well. D’après les rapports, nos ennemis sont cinq fois plus nombreux, si ce n’est davantage. Cependant, nous sommes mieux équipés et mieux organisés qu’eux, et nos tactiques sont meilleures. Apparemment, les hommes du Nord n’ont aucune compétence en ce domaine. Malgré leur victoire écrasante, ils restent cantonnés au nord de la Cumnur et se contentent de lancer des raids et de perpétrer des saccages. Ils ne semblent pas pressés de traverser la rivière pour nous affronter ouvertement.

— On ne peut guère les en blâmer, ces sales lâches », gloussa Poulder, qui récolta des murmures d’approbation de son état-major. « Ils regrettent sans doute déjà d’avoir franchi la frontière !

— Peut-être, murmura Burr. En tout cas, puisqu’ils ne viennent pas à nous, nous devrons passer la rivière afin de les pourchasser. Pour ce faire, le corps principal de notre armée sera divisé en deux : le général Kroy prendra le commandement du flanc gauche, le général Poulder, celui du droit. »

Les deux hommes s’observèrent par-dessus la table avec la plus grande hostilité.

« Nous remonterons la route depuis nos camps, ici, à Ostenhorm, et nous déploierons au-delà de la Cumnur ; là, j’espère que nous repérerons l’armée de Bethod et l’obligerons à se lancer dans une bataille décisive.

— Avec tout le respect que j’ai pour vous… » l’interrompit le général, d’un ton indiquant qu’il n’en avait pas une once, « ne vaudrait-il pas mieux envoyer la moitié de nos troupes sur la route occidentale ?

— À part un peu de fer, métal dont les hommes du Nord sont déjà bien pourvus, l’Ouest ne recèle pas grand-chose. La route côtière offre de meilleurs avantages : elle est plus proche de leurs voies d’approvisionnement et de leurs chemins de retraite. En outre, je ne veux pas que nos forces soient trop éparpillées. Nous ne connaissons toujours pas les effectifs exacts de Bethod. Si nous parvenons à l’amener à un affrontement, je veux être en mesure de rassembler nos hommes rapidement pour l’écraser.

— Mais, maréchal ! » Kroy donna l’impression de s’adresser à un vieillard gâteux, malheureusement toujours en charge des affaires. « La route occidentale ne peut assurément rester sans surveillance !

— J’y arrivais, grogna Burr en se retournant vers la carte. Un troisième détachement, sous le commandement du prince héritier Ladisla, établira un camp sur la rive opposée de la Cumnur, avec pour mission de protéger la route occidentale. Il devra s’assurer que les hommes du Nord ne nous contournent pas subrepticement pour nous prendre à revers. Il demeurera au sud de la rivière, pendant que le gros des troupes se scindera en deux, avant de fondre sur l’ennemi.

— Entendu, maréchal. » Kroy se cala sur sa chaise avec un soupir exagéré, comme pour montrer qu’il n’espérait pas de meilleure réponse, mais se devait de faire une tentative pour le bien de tous ; de son côté, son état-major manifesta sa désapprobation du plan avec force gloussements.

« Eh bien, moi, je trouve ce projet excellent », annonça le général Poulder avec chaleur, en adressant un sourire affecté à Kroy, assis en face de lui. « Je l’approuve totalement, maréchal. Je suis à votre entière disposition et ce, lorsque bon vous plaira. Je vais faire en sorte que mes hommes soient prêts à partir dans dix jours. » Les membres de son état-major hochèrent la tête ou acquiescèrent en marmonnant.

« Cinq conviendraient mieux », rectifia Burr.

Le visage rond de Poulder se crispa d’énervement, mais le général se contrôla aussitôt. « Va pour cinq jours, maréchal. »

Ce fut au tour de Kroy d’afficher un air satisfait.

Pendant cet échange, le prince héritier avait louché vers la carte ; une expression perplexe était peu à peu apparue sur sa face outrageusement poudrée.

« Maréchal Burr… intervint Ladisla, mon détachement devra suivre la route occidentale jusqu’à la rivière, c’est bien cela ?

— Parfaitement, Votre Grandeur.

— Mais nous ne devrons pas la franchir !

— Non, en effet, Votre Grandeur.

— Notre rôle sera donc purement défensif ? » demanda-t-il en levant les yeux vers Burr d’un air chagrin.

— Exactement. Purement défensif. »

Ladisla fronça les sourcils. « Cette mission me semble bien insignifiante. »

Ses courtisans ridicules s’agitèrent sur leurs chaises, grommelant leur mécontentement pour cette affectation si négligeable, en regard de leurs talents.

« Une mission insignifiante ? Pardonnez-moi, Votre Grandeur, mais c’est tout le contraire ! Le pays des Angles est un territoire vaste et impénétrable. Les hommes du Nord nous échapperont peut-être ; si le cas se présente, tous nos espoirs reposeront sur vous. Votre tâche consistera à empêcher les ennemis de traverser la rivière et de menacer nos voies de ravitaillement, ou pire, de marcher sur Ostenhorm. » Burr se pencha et regarda le prince droit dans les yeux, en brandissant son poing d’un geste impérieux. « Vous serez notre roc, Votre Grandeur, notre pilier, la base de nos fondations ! Vous serez le gond sur lequel la porte reposera, une porte qui se refermera sur les envahisseurs et les boutera hors du pays des Angles ! »

West était impressionné. L’assignation du prince était effectivement insignifiante, mais le maréchal aurait réussi à transformer une corvée de chiottes en un travail noble.

« Parfait ! » s’exclama Ladisla. La plume de son chapeau battit les airs d’avant en arrière. « Le gond, bien sûr ! Merveilleux !

— Bon, s’il n’y a pas d’autres questions, Messieurs, nous avons du pain sur la planche… » Burr jeta un coup d’œil au demi-cercle de visages boudeurs. Personne ne répondit. « Alors, rompez. »

Les membres des états-majors de Kroy et de Poulder échangèrent des regards glaciaux et s’empressèrent de quitter leurs places, afin de sortir les premiers. Les généraux se bousculèrent pour passer le seuil – pourtant suffisamment large pour deux –, ni l’un ni l’autre ne voulant tourner le dos à son rival, ni s’abaisser à le suivre. Dès qu’ils furent dans le couloir, ils se toisèrent, à la manière de coqs aux plumes hérissées.

« Général Kroy, grinça Poulder avec un signe de tête hautain.

— Général Poulder », siffla Kroy, en lissant son uniforme impeccable.

Ils s’éloignèrent alors dans des directions opposées.

Au moment où les derniers courtisans du prince sortaient avec nonchalance, s’apostrophant pour déterminer lequel d’entre eux possédait l’armure la plus coûteuse, West se leva, prêt à quitter les lieux. Il avait mille choses à faire, et il ne servait à rien de les différer. Malheureusement, avant d’avoir atteint la porte, il fut interpellé par le maréchal.

« Voilà donc notre armée, hein, West ? Je vous jure que j’ai parfois l’impression d’être le père d’une tribu de fils querelleurs, sans une épouse pour le seconder. Poulder, Kroy et Ladisla ! » Il secoua la tête. « Mes trois commandants ! Ces trois hommes, sans exception, semblent croire que le but de cette affaire est de se mettre en avant ! Impossible de trouver dans l’Union tout entière un individu plus imbu de sa personne que l’un de ces trois-là. C’est un miracle de pouvoir les réunir dans la même pièce. » Il éructa soudain. « Maudite indigestion ! »

West se creusa les méninges pour faire une remarque positive.

« Au moins, Monsieur, le général Poulder paraît-il obéissant. » Burr renifla de mépris.

« Paraît, oui, mais je lui fais encore moins confiance qu’à Kroy, enfin… si c’est possible. Kroy est prévisible. On peut compter sur lui pour ne pas rater une occasion de me contrer ou de s’opposer à moi. Alors que Poulder n’est pas fiable en quoi que ce soit. Il fera des simagrées, accumulera les flatteries, obéira à la lettre, jusqu’au moment où il trouvera la combine pour tirer avantage de la situation. Il se retournera alors contre moi avec une férocité redoublée, vous verrez. Les satisfaire tous les deux est impossible. » Il déglutit en faisant la grimace et se frotta l’estomac. « Mais tant que nous les maintiendrons tous deux insatisfaits, il nous reste une chance. La seule chose dont nous pouvons nous réjouir, c’est que la haine qu’ils se vouent l’un l’autre est bien plus farouche que celle qu’ils éprouvent à mon égard. » Burr se rembrunit davantage. « Ils me devançaient tous deux largement dans la file des gens qui briguaient ma place. Le général Poulder est un vieil ami de l’Insigne Lecteur, vous savez. Kroy, lui, est le cousin du Juge Suprême Marovia. À la vacance du poste de maréchal, le Conseil Restreint a été incapable de les départager. Ils se sont résolus à me choisir par défaut, et à contrecœur. Un provincial lourdaud, hein, West ? Voilà ce que je représente à leurs yeux. Un lourdaud efficace, sur lequel on peut compter, mais un lourdaud tout de même. Je suppose que si Kroy ou Poulder venait à disparaître, je serais remplacé dès le lendemain par le survivant. Difficile d’imaginer une position plus grotesque pour un maréchal, sauf si on y ajoute le prince héritier, évidemment ! » West manqua de défaillir. Comment sortir de ce cauchemar ?

« Le prince Ladisla est… enthousiaste ? avança-t-il.

— Que serais-je sans vous et votre optimisme à toute épreuve ? » Burr laissa échapper un rire amer. « Enthousiaste ! Il vit dans un rêve ! Il s’y complaît. On l’a choyé et gâté sa vie durant ! Ce garçon et le monde sont complètement étrangers l’un à l’autre !

« Voilà donc notre armée, hein, West ? Je vous jure que j’ai parfois l’impression d’être le père d’une tribu de fils querelleurs, sans une épouse pour le seconder. Poulder, Kroy et Ladisla ! » Il secoua la tête. « Mes trois commandants ! Ces trois hommes, sans exception, semblent croire que le but de cette affaire est de se mettre en avant ! Impossible de trouver dans l’Union tout entière un individu plus imbu de sa personne que l’un de ces trois-là. C’est un miracle de pouvoir les réunir dans la même pièce. » Il éructa soudain. « Maudite indigestion ! »

West se creusa les méninges pour faire une remarque positive.

« Au moins, Monsieur, le général Poulder paraît-il obéissant. » Burr renifla de mépris.

« Paraît, oui, mais je lui fais encore moins confiance qu’à Kroy, enfin… si c’est possible. Kroy est prévisible. On peut compter sur lui pour ne pas rater une occasion de me contrer ou de s’opposer à moi. Alors que Poulder n’est pas fiable en quoi que ce soit. Il fera des simagrées, accumulera les flatteries, obéira à la lettre, jusqu’au moment où il trouvera la combine pour tirer avantage de la situation. Il se retournera alors contre moi avec une férocité redoublée, vous verrez. Les satisfaire tous les deux est impossible. » Il déglutit en faisant la grimace et se frotta l’estomac. « Mais tant que nous les maintiendrons tous deux insatisfaits, il nous reste une chance. La seule chose dont nous pouvons nous réjouir, c’est que la haine qu’ils se vouent l’un l’autre est bien plus farouche que celle qu’ils éprouvent à mon égard. » Burr se rembrunit davantage. « Ils me devançaient tous deux largement dans la file des gens qui briguaient ma place. Le général Poulder est un vieil ami de l’Insigne Lecteur, vous savez. Kroy, lui, est le cousin du Juge Suprême Marovia. À la vacance du poste de maréchal, le Conseil Restreint a été incapable de les départager. Ils se sont résolus à me choisir par défaut, et à contrecœur. Un provincial lourdaud, hein, West ? Voilà ce que je représente à leurs yeux. Un lourdaud efficace, sur lequel on peut compter, mais un lourdaud tout de même. Je suppose que si Kroy ou Poulder venait à disparaître, je serais remplacé dès le lendemain par le survivant. Difficile d’imaginer une position plus grotesque pour un maréchal, sauf si on y ajoute le prince héritier, évidemment ! » West manqua de défaillir. Comment sortir de ce cauchemar ?

« Le prince Ladisla est… enthousiaste ? avança-t-il.

— Que serais-je sans vous et votre optimisme à toute épreuve ? » Burr laissa échapper un rire amer. « Enthousiaste ! Il vit dans un rêve ! Il s’y complaît. On l’a choyé et gâté sa vie durant ! Ce garçon et le monde sont complètement étrangers l’un à l’autre !

— Doit-on vraiment lui octroyer ce commandement, Monsieur ? »

Le maréchal passa ses doigts boudinés sur ses yeux. « Oui, malheureusement. Les membres du Conseil Restreint se sont montrés inflexibles à ce sujet. Ils ont conscience de la santé précaire du roi et savent que ses sujets considèrent son héritier comme un parfait idiot, doublé d’un gaspilleur. Ils espèrent que nous remporterons une grande victoire et qu’ils pourront la porter au crédit du prince. Ils le rapatrieront alors à Adua, auréolé de l’éclat du champ de bataille, prêt à devenir le genre de souverain que les paysans adulent. »

Marquant une courte pause, Burr se plongea dans la contemplation du sol. « J’ai fait de mon mieux pour tenir Ladisla à l’abri des ennuis. Je le place en un lieu où, je pense, les ennemis sont absents et où, avec un peu de chance, ils n’iront jamais. La guerre, toutefois, est imprévisible. Ladisla pourrait être amené à combattre. Voilà pourquoi j’ai besoin que quelqu’un veille sur lui. Quelqu’un d’expérimenté. Quelqu’un d’aussi tenace et dur au labeur que sa parodie d’état-major est molle et paresseuse. Quelqu’un qui pourrait empêcher le prince de faire un faux pas. » Il regarda West par-dessous ses sourcils broussailleux.

Les entrailles de ce dernier se contractèrent cruellement. « Moi ?

— J’en ai peur. Je préférerais de loin vous garder à mes côtés, mais le prince a exigé votre présence.

— Ma présence, Monsieur ? Mais je n’ai rien d’un courtisan ! Je ne suis même pas noble ! »

Burr eut un reniflement de mépris. « À part moi, Ladisla est sûrement le seul de toute cette armée à se moquer de vos origines. Il est l’héritier du trône ! Noble ou gueux, nous sommes tous à égalité en ce qui concerne notre condition, bien inférieure à la sienne !

— Pourquoi moi ?

— Parce que vous êtes un guerrier. Vous avez été le premier à franchir la brèche d’Ulrioch, parmi d’autres exploits. Vous avez connu l’action, et plus qu’à votre tour… Vous avez une réputation de combattant, West, et le prince désire s’en forger une, lui aussi. Voilà pourquoi il vous a choisi. » Burr sortit une lettre de sa veste et la lui tendit. « Peut-être cela fera-t-il passer la pilule plus aisément ! »

West brisa le sceau, déplia le papier épais et parcourut les quelques lignes rédigées d’une écriture régulière. Quand il eut achevé sa lecture, il recommença à les lire pour s’assurer d’avoir bien compris, puis releva la tête. « C’est une promotion.

— Je sais de quoi il s’agit. J’en suis à l’origine. Peut-être vous prendront-ils plus au sérieux, avec une étoile supplémentaire sur votre uniforme ! ou peut-être pas. Quoi qu’il en soit, vous la méritez.

— Merci, Monsieur, souffla West abasourdi.

— Et pourquoi donc ? Le pire des postes de l’armée ? » Burr éclata de rire et lui donna une tape amicale sur l’épaule. « Vous me manquerez. Ça, c’est un fait. J’ai prévu d’aller inspecter le premier régiment. J’ai toujours pensé qu’il était bon pour un commandant de se montrer à ses troupes. Voulez-vous vous joindre à moi, colonel ? »

 

Le temps que leurs montures franchissent les portes de la ville, la neige s’était mise à tomber. Le vent faisait voleter des flocons blancs qui fondaient dès qu’ils touchaient le sol, les arbres, le pelage du cheval de West et l’armure des soldats qui les suivaient.

« La neige, marmonna Burr par-dessus son épaule. La neige tombe déjà. N’est-ce pas un peu tôt ?

— Si, Monsieur, mais le temps s’est beaucoup rafraîchi. » West retint ses rênes d’une main et ajusta de l’autre le col de son manteau autour de son cou. « Il fait plus froid que d’habitude, pour une fin d’automne.

— Il fera sacrément plus froid au nord de la Cumnur, j’imagine.

— Oui, Monsieur, et la température ne risque pas de remonter de si tôt.

— L’hiver pourrait être rude, hein, colonel ?

— Sûrement, Monsieur. »

Colonel ? Colonel West ? L’association de ces deux mots résonnait étrangement à ses oreilles. Qui aurait pu penser qu’un roturier irait aussi loin ? Pas lui, en tout cas.

« Un hiver long et rude, rêvassait Burr. Nous devons rattraper Bethod rapidement. Le rattraper et l’anéantir, avant de tous mourir gelés. » Il fronça les sourcils en regardant les arbres défiler de chaque côté, conserva la même moue en contemplant les flocons qui tourbillonnaient autour d’eux et en jetant un rapide coup d’œil à West.

« De mauvaises routes, un mauvais sol, du mauvais temps. Pas la situation idéale, hein, colonel ?

— Non, Monsieur », dit West, maussade. Sa propre situation, cependant, l’inquiétait davantage.

« Allons, ça pourrait être pire. Pensez que vous serez cantonné, bien au chaud, au sud de la rivière ! Vous n’apercevrez probablement pas un seul homme du Nord de tout l’hiver. J’ai entendu dire que le prince et sa suite mangeaient divinement. Ce sera nettement mieux que d’avancer à l’aveuglette dans la tourmente, en compagnie de Poulder et de Kroy. » Burr se retourna pour observer les gardes qui trottinaient derrière eux à distance respectable. « Vous savez, lorsque j’étais encore un jeune homme, avant qu’on ne me fasse l’honneur de diriger l’armée du roi, j’adorais monter à cheval. Je parcourais des lieues et des lieues au galop. Cela me donnait l’impression d’être… vivant. Ces derniers temps, je n’en ai pas vraiment le loisir. Donner des instructions, fournir des documents, m’asseoir à des tables pour discuter, constituent mes principales occupations, à présent. Parfois, on a juste envie de chevaucher, n’est-ce pas, West ?

— Oui, évidemment, Monsieur, mais ne vaudrait-il pas mieux…

— Hue ! » Le maréchal éperonna sa monture de toutes ses forces. L’animal se mit à filer sur la piste, projetant des gerbes de boue avec ses sabots. West le regarda détaler, bouche bée, avant de réagir.

« Merde ! » maugréa-t-il. Ce vieil idiot entêté risquait de se faire désarçonner et de se rompre le cou. Qu’adviendrait-il d’eux, dans ce cas ? Le prince Ladisla serait obligé de prendre le commandement… West frissonna à cette idée et, d’un coup de talon, contraignit lui aussi son cheval à galoper. Que pouvait-il faire d’autre ?

Il voyait fugitivement les arbres dressés de chaque côté de la route passer à toute vitesse. Les martèlements des sabots et les cliquetis du harnais lui emplissaient les oreilles. Le vent s’engouffrait dans sa bouche, irritait ses yeux. Les flocons de neige tombaient droit sur lui. West regarda brièvement par-dessus son épaule. Les gardes restaient à proximité l’un de l’autre ; leurs chevaux se frôlaient, au petit trot, loin derrière lui.

Il s’efforça de ne pas se laisser distancer, tout en essayant de rester en selle. Il n’avait pas monté de cette façon depuis des années ; la dernière fois, c’était pour traverser une plaine aride, talonné par une horde de cavaliers gurkhiens. Il n’avait pas été plus effrayé qu’en ce moment précis. Ses mains agrippaient les rênes, au point d’en être douloureuses, son cœur battait à tout rompre, sous l’effet de la peur et de l’excitation. Il se rendit compte qu’il souriait. Burr avait raison. Cette chevauchée lui donnait l’impression d’être vivant. Le maréchal ayant ralenti, West obligea sa monture à l’imiter quand il parvint à sa hauteur. Il riait désormais et percevait les gloussements de Burr trottant à ses côtés. Il n’avait pas ri ainsi depuis des mois.

Peut-être même des années… il ne s’en souvenait plus. Il remarqua tout à coup quelque chose du coin de l’œil.

Il sentit alors une secousse des plus désagréables, suivie d’une douleur écrasante au niveau de la poitrine. Sa tête fut projetée en avant, ses rênes, arrachées de ses mains. Tout bascula. Son cheval disparut et West se mit à rouler indéfiniment sur le sol.

Lorsqu’il essaya de se relever, le monde tanguait autour de lui. Il distinguait des arbres, un ciel blanc, un cheval qui agitait ses jambes avec frénésie, projetant des giclées de gadoue. Il trébucha avant de s’étaler à plat ventre ; une eau boueuse s’insinua dans sa bouche ouverte. Quelqu’un l’aida à se redresser, en le tirant sans ménagement par son manteau, et l’entraîna dans la forêt.

« Non », haleta-t-il. Il suffoquait presque, tant la douleur dans sa poitrine était pénible. Il n’y avait aucune raison d’aller par là…

Une ligne noire entre les arbres. Il tituba, se plia en deux, se prit les pieds dans les pans de son manteau et continua d’avancer dans le sous-bois, faisant crisser le givre. Une corde, installée en travers de la route, avait été tendue à leur passage. Quelqu’un le traînait et le portait à la fois. La tête lui tournait ; il avait perdu son sens de l’orientation. Un piège… West chercha son épée avec maladresse. Il mit un moment à comprendre que son fourreau était vide.

Des hommes du Nord. West sentit son estomac se nouer. Des hommes du Nord les avaient capturés, Burr et lui. Des assassins envoyés par Bethod pour les tuer. Quelque part au-delà des arbres, un bruit de course lui parvint. Les gardes poursuivaient leur chemin. S’il arrivait à leur faire signe…

« Par ici… » héla-t-il d’une voix rauque, pitoyable, avant qu’une main sale ne s’écrase sur sa bouche et que son propriétaire ne le tire à l’écart, dans la forêt humide. Il se débattit de son mieux, sans la moindre énergie. À travers les arbres, il vit passer les gardes, à une douzaine de pas de lui. Mais il était impuissant.

Il mordit la main de toutes ses forces ; elle ne fit que le serrer davantage, comprimant sa mâchoire, écrasant ses lèvres. Il sentit le goût du sang. Le sien peut-être, ou celui de la main. Les bruits des chevaux des soldats s’estompèrent, puis disparurent. La peur lui serra de nouveau les entrailles. La main le relâcha et le poussa. Il s’affala sur le dos.

Un visage flou se matérialisa peu à peu au-dessus de lui. Un visage dur, émacié, aux traits grossiers, aux cheveux noirs, coupés ras, aux yeux froids et fades, mais débordants de fureur, aux dents serrées en un rictus animal. Le visage se détourna et l’homme cracha par terre. Il lui manquait une oreille de ce côté-là. Seuls subsistaient un bourrelet rose et un trou.

West n’avait jamais vu quelqu’un d’aussi hideux. Tout, en lui, reflétait la violence. Il paraissait assez robuste pour le briser en deux… et plus que désireux de le faire. Du sang s’égouttait du bout de ses doigts sur le sol de la forêt. Dans son autre poing, il tenait une bonne longueur de bois poli. West la suivit des yeux, horrifié. À son extrémité était fichée une lourde lame courbe, rutilante. Une hache.

Il s’agissait donc bien d’un homme du Nord ! Rien à voir avec les ivrognes qui roulaient dans les caniveaux d’Adua. Non, il ressemblait à ceux dont sa mère lui parlait pour l’effrayer, lorsqu’il était enfant. Un homme dont le travail, le passe-temps et le but étaient de tuer. Pétrifié d’horreur, West lorgna alternativement la lame imposante et les yeux durs de son agresseur. C’en était fini de lui. Il allait mourir dans cette forêt glaciale, mourir dans la boue, comme un chien.

Pris d’une brusque envie de courir, il se releva en s’aidant d’une main et regarda derrière lui. Pas moyen de s’échapper par là : un autre homme se déplaçait entre les arbres et venait dans leur direction. Un homme gigantesque, à la barbe fournie, avec une épée dépassant de son dos. Il portait un enfant dans ses bras. West cligna des paupières pour tenter de recouvrer ses esprits et ramener l’inconnu à une échelle normale. C’était le plus grand homme qu’il eût jamais vu, et l’enfant n’était autre que… le maréchal Burr. Le géant déposa son fardeau, comme s’il s’était agi d’un vulgaire fagot. Burr leva les yeux vers lui et rota.

West grinça des dents. Chevaucher ainsi ! À quoi avait pensé ce vieux fou ? Il allait réussir à les faire tuer tous les deux. Cela lui donnait-il encore l’impression d’être vivant ? Ni lui ni son compagnon ne survivraient une heure de plus.

Il devait se battre. C’était peut-être sa dernière chance. Même s’il n’avait rien pour se défendre. Mieux valait mourir de cette façon qu’à genoux par terre. Il essaya de mobiliser sa colère. Habituellement, quand il voulait se maîtriser, rien ne pouvait l’empêcher de sortir de ses gonds. Là, il ne se passait rien. Il ne ressentait qu’un immense désespoir, une terrible impuissance, qui alourdissaient tous ses membres.

Tu parles d’un héros ! D’un fier guerrier ! Il fit de son mieux pour ne pas pisser dans son froc. Ah ça, il était parfaitement capable de cogner sur une femme ! Capable de saisir sa sœur à la gorge, au risque de l’étrangler ! À ce souvenir, il faillit s’étouffer de honte et de dégoût, alors même qu’il sentait sa dernière heure venue. Il s’était imaginé qu’il ferait amende honorable plus tard. Sauf qu’il n’en aurait plus l’occasion. Sa fin était proche. Des larmes lui montèrent aux yeux.

« Désolé, marmonna-t-il pour lui-même. Je suis désolé. » Il ferma les paupières et attendit le coup fatal.

« Y a pas de quoi, l’ami, je pense qu’on l’a déjà mordu plus fort que ça ! »

Un nouvel homme du Nord avait émergé d’entre les arbres. Il vint s’accroupir près de West. Maigre, avec des cheveux crasseux qui pendaient le long de son visage décharné. Des yeux vifs et noirs. Un regard intelligent. Il se fendit d’un sourire mauvais, qui n’eut rien de rassurant, dévoilant deux rangées de dents jaunes et pointues. « Assieds-toi, dit-il avec un accent si prononcé que West le comprit à peine. Assieds-toi et reste tranquille, ça vaut mieux. »

Un quatrième larron se tenait debout, entre Burr et lui. Un homme de forte carrure, aux poignets aussi épais que les chevilles de West. Sa barbe et ses cheveux emmêlés étaient parsemés de fils gris. Leur chef, apparemment, vu comment les autres s’écartèrent pour lui faire de la place. Baissant les yeux vers West, il l’examina d’un air pensif, comme quelqu’un qui observerait une fourmi en se demandant s’il fallait ou non l’écraser sous le talon de sa botte.

« Lequel est Burr, à votre avis ? baragouina-t-il dans sa langue maternelle.

— C’est moi », répondit West. Il devait protéger le maréchal. Il devait le faire. Il se remit debout maladroitement, sans réfléchir. Encore étourdi par sa chute, il dut se raccrocher à une branche pour ne pas retomber. « C’est moi. »

Le vieux guerrier l’examina longuement de la tête aux pieds. « Toi ? » s’exclama-t-il, avant d’éclater d’un rire grave, retentissant, aussi menaçant qu’une tempête dans le lointain. « Oh, ça me plaît ! Ça ma plaît bien ! » Il se tourna vers le plus hideux de ses compagnons. « Tu vois ? Je croyais t’avoir entendu dire que ces gens du Sud n’avaient pas de cran !

— J’ai dit qu’ils avaient pas de cervelle. » L’homme qui n’avait plus qu’une oreille gratifia West d’un regard féroce de chat affamé face à un oiseau. « Et va falloir qu’on m’prouve le contraire.

— Moi, je pense qu’il s’agit de celui-ci. » Le chef fixait Burr. « C’est toi, Burr ? » s’enquit-il dans la langue commune.

Le maréchal regarda d’abord West, puis les imposants hommes du Nord, avant de se redresser avec lenteur et de lisser son uniforme, tel un homme se préparant à mourir avec dignité. « Oui, c’est moi, et je n’ai pas l’intention de vous laisser vous amuser à nos dépens. Si vous voulez nous tuer, faites-le sans tarder. »

West demeura à sa place. À quoi bon faire preuve de dignité, désormais ! Il avait déjà l’impression de sentir la froide morsure de la hache dans son crâne. L’homme du Nord, à la barbe émaillée de fils gris, se contenta cependant de sourire.

« Je comprends votre méprise. Nous sommes navrés de vous avoir effrayés, mais nous ne sommes pas ici pour vous tuer. Nous voulons simplement vous aider. »

West s’efforça de bien saisir le sens de ses paroles.

Burr, également. « Nous aider ?

— Pas mal de gens dans le Nord haïssent Bethod. Ceux qui se plient contre leur gré sont nombreux ; ceux qui s’y refusent aussi. On appartient à cette catégorie. Ça fait longtemps que le feu couve entre nous et ce salaud. Et on a décidé de mettre un terme à notre désaccord, ou de mourir en essayant. Il nous est impossible de le combattre seuls. Alors, quand on a entendu dire que vous vous opposiez à lui, on s’est dit qu’on pouvait se joindre à vous.

— Vous joindre à nous ?

— On a parcouru une sacrée distance dans ce but, et d’après ce qu’on a vu en chemin, vous avez bien besoin de nous. Pourtant, quand on s’est présentés à vos hommes, ils nous ont rembarrés.

— Ils ont même été plutôt grossiers, renchérit le maigrichon accroupi près de West.

— En effet, Renifleur, en effet. Mais on n’est pas du genre à se laisser effaroucher par un peu de grossièreté. Voilà comment j’ai eu l’idée de parler avec toi, de chef à chef, pourrait-on dire. »

Burr regarda West avec incrédulité. « Ils veulent se battre à nos côtés », dit-il. West lui rendit son regard en clignant des paupières ; il s’efforçait encore d’intégrer le fait qu’il survivrait à cette journée. Celui qui répondait au nom de Renifleur lui tendit une épée par le pommeau. Il mit un moment à comprendre qu’il s’agissait de la sienne. « Merci, marmonna-t-il en s’en emparant avec maladresse.

— On est cinq, reprit leur chef, tous des hommes renommés, tous des vétérans. On a combattu Bethod et on s’est aussi battus pour lui dans le Nord tout entier. Peu de gens connaissent son style mieux que nous. On sait observer et tendre des pièges, comme tu as pu le constater. On ne rechignera devant aucune tâche qui en vaut la peine et on accomplira toutes celles qui causeront du tort à Bethod. Alors, qu’en dis-tu ?

— Eh bien… euh… » murmura Burr, en caressant son menton d’un doigt. « Vous êtes vraiment une bande… » Là, il s’interrompit pour passer en revue les visages durs, sales et balafrés qui l’entouraient. « … Une bande d’hommes indispensables. Comment pourrais-je résister à une offre aussi bien tournée ?

— Bon, je ferais mieux de passer aux présentations. Voici Renifleur.

— C’est moi », grogna le maigrichon aux dents pointues, affichant de nouveau son sourire inquiétant. « Ravi de te rencontrer. » Il attrapa la main de West et la serra jusqu’à en faire craquer ses articulations.

Séquoia pointa son pouce vers le gaillard hideux, le possesseur de la hache, celui à qui il manquait une oreille. « Ce garçon sympathique, c’est Dow le Sombre. J’aimerais pouvoir dire qu’il se bonifie avec le temps, mais ce n’est pas le cas. »

Dow se retourna et cracha de nouveau par terre.

« Le grand, là, c’est Tul Duru. On l’appelle aussi Tête-de-Tonnerre. Et enfin, plus loin, sous les arbres, se trouve Harding le Sinistre. Il surveille vos chevaux. Mais qu’il soit ici ou pas ne change rien, il n’aurait pas grand-chose à dire.

Et vous ?

— Je suis Rudd Séquoia. Le chef de cette petite troupe, conformément à la volonté de notre ancien chef qui, lui, est retourné à la boue.

— Retourné à la boue, oui, je vois. » Burr inspira profondément. « Bon, eh bien, à l’avenir, vous dépendrez du colonel West. Je suis sûr qu’il vous trouvera de quoi manger, un endroit où dormir et du travail.

— Moi ? » fit West, dont l’épée oscillait toujours entre ses mains.

« Parfaitement. » Le maréchal Burr esquissa un petit sourire.

« Nos nouveaux alliés devraient trouver leur place au milieu de la cour du prince Ladisla ! » West hésita entre rire et larmes. Au moment où il commençait à penser que sa position ne pouvait se détériorer, il se retrouvait avec cinq sauvages sur les bras.

Séquoia parut satisfait de cet arrangement.

« Bon », dit-il en hochant lentement la tête, en signe d’acquiescement. « Alors, voilà une affaire réglée.

— Entendu comme ça », approuva Renifleur, dont le rictus s’élargit.

Celui qu’ils appelaient Dow le Sombre adressa un long regard froid à West. « Maudite Union », grommela-t-il.