L’accueil du héros

Il pleuvait quand le Supérieur Glotka pénétra en boitillant dans Adua. Apporté par un vent marin, un désagréable petit crachin rendait la passerelle en bois pentue, les planches grinçantes de l’appontement et les pavés vaseux du quai, aussi hasardeux que des menteurs professionnels. Il passa sa langue sur ses gencives irritées, frotta sa cuisse endolorie et balaya d’un regard grimaçant le rivage gris. Deux soldats de la Garde, à l’air revêche, étaient appuyés contre un hangar délabré, à une dizaine de pas. Un peu plus loin, quelques débardeurs se disputaient âprement un tas de cageots. Un mendiant frissonnant fit deux pas en direction de Glotka et se ravisa, préférant s’éclipser.

Pas de foule de bourgeois en liesse ? Pas de pluie de pétales sur mon passage ? Pas même un essaim de jeunes filles en pâmoison ? Guère surprenant ! Il n’y avait rien eu de tel non plus à son retour du Sud. Les gens acclament rarement les vaincus… même s’ils se sont battus vaillamment, que les chances ont été complètement inégales et leurs sacrifices, colossaux. Les jeunes filles mouilleront peut-être leur petite culotte pour des victoires faciles et insignifiantes, mais un « j’ai fait de mon mieux » ne les fera pas rougir. Et je crains fort que l’Insigne Lecteur n’ait la même attitude.

Une vague particulièrement vicieuse vint fouetter la digue, éclaboussant d’embruns le dos de Glotka. L’eau dégouttait de ses mains froides. Il trébucha, glissa, faillit tomber, se rattrapa de justesse et traversa le quai en vacillant pour aller s’agripper au mur suintant d’un abri en ruine, sur le côté opposé. Levant les yeux, il vit que les gardes l’observaient.

« Quelque chose ne va pas ? » grommela-t-il. Ceux-ci lui tournèrent le dos en maugréant et ajustèrent leur col autour du cou pour se protéger du mauvais temps. Resserrant frileusement son manteau autour de lui, Glotka sentit les pans mouillés se coller à ses jambes déjà trempées. Quelques mois au soleil, et on a l’impression qu’on n’aura plus jamais froid ! Comme on oublie vite ! Il inspecta de nouveau les quais déserts. Comme nous oublions tous vite !

« Enfin fez nous ! » Frost semblait content de descendre la passerelle, le coffre de Glotka sous un bras.

« Tu n’aimes pas vraiment les climats chauds, n’est-ce pas ? »

Le Tourmenteur hocha sa grosse tête, esquissant un sourire à la bruine hivernale, ses cheveux blancs hérissés par l’humidité. Severard le suivait de près, plissant les yeux vers les nuages gris. Il s’arrêta un instant au bout de la passerelle, puis posa le pied sur les pavés visqueux du quai.

« C’est bon de rentrer chez soi », dit-il.

J’aimerais avoir ton optimisme, mais je n’arrive pas encore à me détendre. « Son Éminence m’a fait quérir et, vu la situation dans laquelle nous avons laissé Dagoska, je pense que cette entrevue a des chances de ne pas très bien se passer. » Quel euphémisme désopilant ! « Tu ferais mieux de ne pas te montrer pendant quelques jours.

— Ne pas me montrer ? Je n’ai pas l’intention de voir l’extérieur d’une maison close avant une semaine.

— Sage décision. Au fait, Severard… au cas où nous ne nous reverrions pas… bonne chance ! »

Les yeux du Tourmenteur s’éclairèrent. « Comme toujours ! » Glotka le regarda s’éloigner en flânant vers les quartiers les plus miteux de la ville. Juste une nouvelle journée qui commence pour le Tourmenteur Severard ! Ne jamais rien prévoir plus d’une heure à l’avance, quelle faculté inestimable !

« Maudits soient votre misérable pays et son sale temps ! » grommela Vitari avec son accent chantant. « Je dois vous quitter pour aller voir Sult.

— Tiens donc, moi aussi ! s’écria Glotka d’un ton exagérément gai. Quelle charmante coïncidence ! » Il lui offrit son bras. « Pourquoi n’irions-nous pas chez Son Éminence bras dessus bras dessous ? »

Elle le fixa une seconde avant d’acquiescer. « Pourquoi pas ? »

Mais vous devrez tous deux attendre encore une heure, avant de me trancher la tête. « Je dois d’abord rendre une petite visite à quelqu’un. »

Il frappa sur la porte du bout de sa canne. Pas de réponse. Bon sang ! Son dos lui faisait un mal de chien ; il avait absolument besoin de s’asseoir. Glotka frappa de nouveau, plus fort cette fois. Les charnières grincèrent, la porte s’entrouvrit. Pas fermée à clef… Il se rembrunit en la repoussant complètement. À l’intérieur, le chambranle était fissuré, la serrure cassée. Elle a été fracturée. Il franchit le seuil en boitant et pénétra dans le vestibule. Vide, glacial. Pas le moindre meuble en vue. Comme si elle avait déménagé. Mais pour quelle raison ? Sa paupière se mit à cligner. Durant son séjour dans le Sud, il n’avait pas pensé une seule fois à Ardee. D’autres affaires me semblaient plus urgentes. Mon seul ami ne m’a confié que cette simple mission. Si jamais il lui est arrivé malheur…

Glotka indiqua l’escalier du doigt. Vitari hocha la tête, se pencha rapidement pour sortir un couteau étincelant de sa botte et commença à gravir les marches en silence. Il montra ensuite l’extrémité du couloir et Frost s’y dirigea à pas de velours, en rasant le mur. La porte du salon était entrebâillée. Glotka avança jusque-là et l’ouvrit entièrement.

Assise devant la fenêtre, Ardee lui tournait le dos : une robe blanche, des cheveux noirs… telle que dans son souvenir. Sa tête bougea imperceptiblement quand les gonds gémirent. Elle est donc vivante. La pièce toutefois était singulièrement transformée. Et, à part la chaise occupée par Ardee, complètement vide. Des murs nus, blanchis à la chaux, un plancher dépourvu de tapis, des fenêtres sans rideaux.

« Il ne reste plus rien, bordel ! » aboya-t-elle d’une voix de gorge éraillée.

À l’évidence ! Glotka se renfrogna et entra dans la pièce.

« Rien du tout ! » Elle se leva, toujours sans se retourner. « À moins que vous n’ayez finalement décidé de prendre aussi la chaise ? » Pivotant tout à coup, elle l’attrapa par son dossier, la souleva et la lança sur lui, avec un cri perçant. La chaise se fracassa contre le mur, à proximité de la porte, projetant éclats de bois et morceaux de plâtre à travers la pièce. Un des pieds rebondit et passa en sifflant près du visage de Glotka, avant d’atterrir bruyamment dans un coin ; le reste du siège s’éparpilla sur le sol en un nuage de poussière et de débris de bois.

« Très aimable, mais je préfère rester debout, murmura Glotka.

— Vous ! » Ses yeux s’écarquillèrent de surprise sous la masse de ses cheveux emmêlés. Son visage avait une minceur et une pâleur qu’il ne lui connaissait pas. Sa robe était chiffonnée, et bien trop fine pour le froid qui régnait dans la pièce. Elle essaya de la lisser de ses mains tremblantes et tenta de faire vainement la même chose avec ses cheveux gras. Elle laissa échapper un semblant de gloussement. « J’ai bien peur de ne pas être très présentable pour recevoir une visite ! »

Glotka entendit Frost traverser lourdement le vestibule, puis vit son imposante silhouette apparaître dans l’encadrement de la porte, poings serrés. Il leva une main. « Tout va bien. Attends dehors. » L’albinos s’évanouit-dans l’ombre. Glotka avança en claudiquant sur le parquet grinçant du salon vide. « Que s’est-il passé ? »

La bouche d’Ardee se tordit. « Il semblerait que mon père n’ait pas été aussi riche qu’on le pensait. Il était criblé de dettes. Dès que mon frère est parti pour le pays des Angles, les créanciers sont venus réclamer leur dû.

— De qui s’agit-il ?

— Un certain Fallow. Il a pris tout mon argent, mais cela ne lui a pas suffi. Il a fait emporter la vaisselle et les bijoux de ma mère, du moins le peu qu’il en restait. On m’a donné six semaines pour trouver le complément. J’ai dû renvoyer ma servante, vendre tout ce que je possédais ; malgré cela, ils en voulaient toujours plus. Ils sont revenus il y a trois jours pour tout prendre. Fallow m’a dit de m’estimer heureuse qu’il me laisse la robe que je portais.

— Je vois. »

Elle prit une profonde inspiration en frissonnant. « Depuis, je suis restée assise ici, à me dire combien une jeune femme manque d’amis dès qu’il est question d’argent. » Elle le regarda droit dans les yeux. « Je n’ai trouvé qu’une seule solution pour me sortir de ce mauvais pas. J’ose même avouer que si j’en avais eu le courage, je l’aurais déjà choisie. »

Glotka se lécha les gencives. « Heureusement pour nous deux que vous êtes lâche ! » Il dégagea une épaule de son manteau, puis se tortilla pour en extraire son bras. Cette étape accomplie, il dut se battre avec sa canne qu’il changea de main, pour réussir à s’en dépêtrer entièrement. Sapristi ! Je ne suis même pas capable de faire un geste généreux avec grâce. Il finit par le lui tendre, vacillant sur sa jambe infirme.

« Vous êtes sûr de ne pas en avoir besoin plus que moi ?

— Prenez-le ! Au moins n’aurai-je pas à enfiler de nouveau ce satané vêtement ! »

Sa remarque lui arracha un mince sourire. « Merci, souffla-t-elle en le passant sur ses épaules. J’ai essayé de vous retrouver, mais je ne savais pas… où vous étiez…