9

Tengo

Tant que la sortie n’est pas bouchée

APRÈS AVOIR MANGÉ DES GRILLADES, ils s’étaient rendus tous les quatre dans un bar de karaoké où ils avaient vidé une bouteille de whisky. Et c’était ainsi, vers dix heures du soir, que s’était terminé leur festin modeste, mais fort animé. Une fois qu’ils étaient sortis du bar, Tengo avait raccompagné la jeune Mlle Adachi à son appartement. À un arrêt de bus proche, les deux autres femmes étaient montées dans un véhicule qui allait à la gare, sans plus s’occuper d’eux. Tengo et la jeune infirmière avaient marché côte à côte dans les rues désertes pendant environ un quart d’heure.

« Tengo, Tengo, Tengo, chantonnait la jeune femme. C’est un joli nom, Tengo ! Et puis il est facile à dire. »

L’infirmière avait beaucoup bu, semblait-il, mais comme elle avait déjà les joues rouges au naturel, il était difficile de deviner son degré d’ivresse simplement en la regardant. Elle ne bredouillait pas et son pas était sûr. On n’aurait pas dit qu’elle était ivre. Mais il existe toutes sortes d’ivresses.

« Moi, j’ai longtemps pensé que c’était un drôle de nom, répondit Tengo.

— Mais non, pas du tout. Ten-go. Il sonne bien, et on s’en souvient facilement. Il est magnifique.

— Au fait, je ne connais pas le tien. Tout le monde t’appelle toujours “Kû”.

— “Kû”, c’est un diminutif. Je m’appelle Kumi Adachi. Pas très génial !

— Kumi Adachi, prononça Tengo. Je le trouve très bien. Compact et sans tralala.

— Merci, fit Kumi Adachi. Avec cette manière de dire, ça fait penser un peu à “Honda Civic”…

— C’était un compliment.

— Je sais bien ! D’ailleurs, je ne consomme pas beaucoup », répondit-elle. Là-dessus, elle prit la main de Tengo. « Je peux ? Comme ça, c’est plus gai, plus sympa. D’accord ?

— Bien sûr », fit Tengo. Lorsque Kumi Adachi lui prit la main, il repensa à Aomamé dans la salle de classe de l’école. La sensation tactile était différente. Mais il y avait pourtant quelque chose de commun.

« Je crois que je suis bien partie ! déclara Kumi Adachi.

— Vraiment ?

— Vraiment. »

Tengo jeta un nouveau regard de côté sur le visage de l’infirmière. « Tu n’en as pourtant pas l’air.

— Ça ne se voit pas de l’extérieur. Je suis comme ça. Mais je crois que je suis paf.

— Il est vrai que tu as bien bu.

— Ah oui. Ça faisait longtemps que je n’avais pas bu autant.

— Parfois, ce genre de choses, c’est indispensable, déclara Tengo, répétant mot pour mot ce qu’avait dit Mme Tamura.

— Évidemment, approuva Kumi Adachi avec un vigoureux hochement de tête. Parfois, il le faut. Manger un tas de bons plats, boire à gogo, chanter à tue-tête, raconter n’importe quoi. Mais, dis-moi, toi, Tengo, tu fais des trucs de ce genre ? Je veux dire, des trucs qui te vident la tête. Tu donnes plutôt l’impression de mener une vie calme et sage. »

Tengo réfléchit. Voyons, ces derniers temps, aurait-il cédé à ce genre de divertissement ? Il ne s’en souvenait pas. Puisqu’il ne s’en souvenait pas, sans doute n’en avait-il connu aucun. Peut-être que le concept des « trucs qui vident la tête » lui faisait défaut.

« Je crois bien que non, convint-il.

— Les humains ne sont pas identiques…

— Il y a toutes sortes de façons de penser et toutes sortes de façons de sentir…

— Et toutes sortes de manières de s’enivrer ! » conclut l’infirmière. Là-dessus, elle se remit à glousser. « Pourtant, ces choses-là, on en a tous besoin. Et toi aussi, Tengo.

— Sûrement », répondit-il.

Tous deux avancèrent un moment sur la route obscure en se tenant la main sans rien dire. Tengo se sentait un peu mal à l’aise en raison du changement d’attitude de la jeune femme. Dans son uniforme d’infirmière, elle s’exprimait poliment. À présent qu’elle était en civil, et peut-être à cause de l’alcool qu’elle avait absorbé, brusquement, son langage s’était fait familier. Ces accents sans cérémonie lui rappelaient quelqu’un. Quelqu’un qui parlait de la même façon. Quelqu’un qu’il avait vu il n’y avait pas longtemps.

« Dis-moi, Tengo, le haschisch, tu as déjà essayé ?

— Le haschisch ?

— La résine de cannabis. »

Tengo s’emplit les poumons de l’air de la nuit et souffla. « Non, jamais.

— Et ça te dirait d’essayer ? demanda Kumi Adachi. On fumera ensemble. J’en ai chez moi.

— Tu as du haschisch chez toi ?

— Oui. Les apparences sont parfois trompeuses !

— Oui… », répondit vaguement Tengo. Voilà que dans cette petite ville côtière de la péninsule de Bôsô, une jeune infirmière aux joues rouges, qui respirait la santé, cachait du haschisch dans son appartement. Et qu’elle lui proposait d’en fumer avec elle.

« Et comment tu te l’es procuré ? demanda-t-il.

— C’est une ancienne amie du lycée, le mois dernier, qui m’en a fait cadeau pour mon anniversaire. Elle était allée en Inde, et elle me l’a rapporté en souvenir, voilà. » Sur ce, elle se mit à lancer avec force, comme une balançoire, la main de Tengo qu’elle tenait serrée.

« Si on découvre qu’elle a importé du cannabis illégalement, elle risque gros. La police japonaise se montre très sévère sur ces questions. Il y a des chiens renifleurs spécialisés qui tournent partout dans les aéroports.

— Oh, c’est quelqu’un qui ne s’embête pas avec des petits détails de ce genre, remarqua Kumi Adachi. En tout cas, c’est passé à la douane sans problème. Dis, on va essayer tous les deux ? Il est très pur, et les sensations, géniales. J’ai cherché à me renseigner un peu, et du point de vue médical, je sais qu’il n’y a pratiquement pas de danger. Je n’affirmerais pas qu’il n’existe pas de risque d’habitude, mais en comparaison du tabac, de l’alcool ou de la cocaïne, c’est infiniment plus léger. Les magistrats prétendent qu’il y a des dangers de dépendance mais franchement, c’est tiré par les cheveux. Parce que, alors, le Pachinko est bien plus dangereux. C’est pas du tout comme une grosse cuite, et tu verras, Tengo, je crois que ça te videra bien la tête.

— Et toi, tu as déjà essayé ?

— Évidemment. C’est drôlement jouissif.

— Jouissif, répéta Tengo.

— Essaie, et tu comprendras, dit Kumi Adachi en se tire-bouchonnant. Dis, tu savais que la reine Victoria fumait toujours de la marijuana en guise d’antalgique, quand elle avait des douleurs, à cause de ses règles… ? Prescrite très officiellement par le corps médical.

— C’est vrai ?

— Je te jure. Je l’ai lu quelque part. »

Il eut envie de demander, dans quel livre ? Mais cela lui parut ennuyeux et il y renonça. Il n’avait pas d’intérêt spécial à imaginer la reine Victoria aux prises avec les douleurs de ses règles.

« Le mois dernier, tu as eu quel âge ? demanda-t-il pour changer de sujet.

— Vingt-trois ans. Je suis une grande fille à présent.

— Oui, naturellement », dit Tengo. Lui avait déjà trente ans, mais il n’était pas tout à fait certain d’être un adulte. Il pouvait seulement dire qu’il avait vécu dans ce monde trente ans et quelques.

« Ce soir, ma sœur n’est pas là, elle est allée dormir chez son petit ami. Alors, viens chez moi, on sera tranquille. Demain, en plus, je ne suis pas de service, je pourrai me reposer. »

Tengo chercha comment lui répondre. Il avait de la sympathie pour cette jeune infirmière. Visiblement, elle aussi en avait pour lui. Et elle l’invitait chez elle. Il leva les yeux. Mais le ciel était totalement couvert de lourds nuages gris. Il ne voyait pas de lune.

« L’autre fois, avec cette amie, nous avons fumé du haschisch, reprit Kumi Adachi. Pour moi, c’était la première fois, et j’ai eu l’impression que mon corps se soulevait en l’air. Pas très haut, cinq ou six centimètres. Et tu vois, m’élever ainsi à cette hauteur, c’était tout à fait agréable. Juste la bonne sensation.

— Et tu ne t’es pas fait mal en retombant ?

— Non, ça s’est passé pile au bon moment, je me sentais en sécurité. J’avais l’impression que j’étais protégée. Un peu comme si j’avais été enveloppée dans une chrysalide de l’air. Moi, j’étais DAUGHTER, enveloppée tout entière dans la chrysalide, et je voyais de l’autre côté la silhouette vague de MOTHER.

— DAUGHTER ? » fit Tengo. Sa voix s’était bizarrement affaiblie et durcie. « MOTHER ? »

Tout en chantonnant, la jeune infirmière secouait avec vigueur la main de Tengo. Ils continuaient à avancer sur le trottoir désert. Leur taille était très dissemblable mais Kumi Adachi ne semblait pas s’en préoccuper. De temps à autre, une voiture les dépassait sur la chaussée.

« MOTHER et DAUGHTER. C’est dans le livre La Chrysalide de l’air. Tu ne le connais pas ? demanda-t-elle.

— Si.

— Tu l’as lu ? »

Tengo opina sans un mot.

« Ah, tant mieux. Ça ira plus vite. Bon, alors, voilà. Ce livre, je l’ai énormément aimé. Je l’ai acheté cet été, et je l’ai lu trois fois. Ça ne m’arrive quasiment jamais de relire un livre trois fois. Et puis, quand j’ai fumé ce haschisch pour la première fois de ma vie, j’ai eu l’impression que j’étais à l’intérieur d’une chrysalide de l’air. J’étais enveloppée par quelque chose, dans l’attente de naître. Et MOTHER assistait à ça.

— Tu pouvais voir MOTHER ? demanda Tengo.

— Oui. Je voyais MOTHER. De l’intérieur de la chrysalide, je pouvais voir, dans une certaine mesure, de l’autre côté. Mais de l’extérieur, on ne voyait pas ce qu’il y avait dedans. Voilà comment ça m’a paru fonctionner. Mais je n’allais pas jusqu’à distinguer le visage de MOTHER. À peine les contours, vaguement. Pourtant, je savais que c’était ma MOTHER. Je le sentais clairement. Cette femme, c’était ma MOTHER.

— La chrysalide de l’air, en somme, ce serait une sorte de matrice.

— Peut-être. Évidemment, je ne me souviens pas du temps où j’étais dans l’utérus de ma mère, et je ne peux donc pas faire de vraie comparaison », répondit Kumi Adachi, avant de se remettre à rire.

 

Elle habitait dans un appartement d’un immeuble de construction médiocre, à un étage, comme on en trouve fréquemment à la périphérie des petites villes de province. Il semblait relativement récent, et pourtant, ici ou là, des dégradations dues au passage des années commençaient à être visibles. L’escalier extérieur craquait bruyamment, la porte fermait mal. Lorsque de gros camions passaient sur la rue devant l’immeuble, les vitres des fenêtres cliquetaient. On voyait tout de suite que les murs étaient bien minces, et si d’aventure quelqu’un avait voulu s’exercer sur une guitare basse, le bâtiment tout entier aurait fait caisse de résonance.

Tengo n’était pas très attiré par le haschisch. Il avait conservé sa raison en vivant dans un monde où brillaient deux lunes. En quoi avait-il besoin de déformer ce monde davantage encore ? D’autre part, il n’éprouvait pas de désir sexuel vis-à-vis de Kumi Adachi. Assurément, il avait de la sympathie pour l’infirmière de vingt-trois ans. Mais la sympathie et le désir étaient deux questions bien distinctes. En tout cas, pour Tengo, elles l’étaient. Aussi, si la jeune femme n’avait pas prononcé les mots de MOTHER et de DAUGHTER, il aurait trouvé une bonne raison pour refuser son invitation et ne pas se rendre chez elle. Il aurait pu attraper un bus, ou bien, si aucun bus n’était apparu, il aurait appelé un taxi et serait rentré à son ryôkan. Parce que, tout de même, il se trouvait dans La Ville des Chats. Mieux valait s’éloigner autant que possible de ces lieux dangereux. Mais lorsqu’il avait entendu MOTHER et DAUGHTER, il avait été incapable de ne pas la suivre. Peut-être que Kumi Adachi lui soufflerait à l’esprit, sous une forme ou une autre, les raisons pour lesquelles, dans la chambre de l’hôpital, Aomamé, sous l’apparence d’une fillette, s’était manifestée à lui à l’intérieur d’une chrysalide de l’air.

À présent, il se retrouvait donc dans l’appartement où vivaient les deux sœurs d’une vingtaine d’années. Il y avait deux petites chambres à coucher, et une seule pièce, pas immense, qui regroupait la cuisine et la salle à manger. Les meubles semblaient avoir été récupérés çà et là, et on ne décelait aucun goût ou aucune personnalité qui donnait de la cohérence à l’ensemble. Sur la table en formica était posée une lampe clinquante, une imitation Tiffany, parfaitement déplacée. Les rideaux à petits motifs floraux une fois ouverts, la fenêtre donnait sur des champs et au-delà, on découvrait ce qui devait être un petit bois sombre. La perspective était jolie, rien ne faisait obstacle au regard. Mais ce n’était pas un paysage qui vous réconfortait.

Kumi Adachi fit asseoir Tengo sur un minuscule canapé. Une « love chair » rouge, plutôt tape-à-l’œil, qui faisait face à un téléviseur. Puis elle sortit du réfrigérateur une canette de bière Sapporo, et la posa devant lui avec un verre.

« Tu veux bien m’attendre un peu, je vais me changer et mettre une tenue plus confortable. Je reviens tout de suite. »

Pourtant, elle prit son temps. De l’autre côté de la porte, au bout du couloir étroit, il entendait de temps à autre un grand bruit. De tiroirs qui glissaient mal, qu’elle ouvrait ou refermait. Quelque chose qui chuta bruyamment par terre. Chaque fois, Tengo ne pouvait s’empêcher de se tourner du côté d’où venait le tapage. Sans doute était-elle plus ivre qu’elle ne le paraissait. Il entendait aussi, au travers des murs peu épais, la télévision de l’appartement voisin. Il ne distinguait pas le détail des paroles mais c’était sûrement une émission comique, et toutes les dix ou quinze secondes éclataient les rires du public. Tengo regretta de n’avoir pas su refuser nettement sa proposition. En même temps, dans un coin de sa tête, il avait le sentiment qu’il était inévitable qu’il se soit rendu en ce lieu.

Le siège sur lequel il avait pris place n’était pas un meuble de qualité, le tissu de l’assise était rêche au toucher. Il y avait aussi quelque chose de gênant dans sa forme car même en se tordant d’un côté ou de l’autre, il ne parvenait pas à trouver une position confortable. Ce qui ne fit que renforcer son malaise. Tengo avala une gorgée de bière, prit en main la télécommande. Il la contempla un moment comme s’il s’agissait d’un objet singulier, puis, finalement, il appuya sur le bouton. Il fit défiler un certain nombre de chaînes et s’arrêta enfin à un documentaire de la NHK sur les chemins de fer en Australie. S’il avait choisi cette émission, c’était simplement parce que la bande-son était plus calme. En arrière-fond, il y avait de la musique pour hautbois, et la voix de la journaliste qui détaillait les élégants wagons-lits du chemin de fer transcontinental était paisible.

Sur son siège inconfortable, en suivant sans enthousiasme les images télévisées, Tengo songeait à La Chrysalide de l’air. Kumi Adachi ignorait que c’était lui, en réalité, qui avait écrit ce texte. Mais peu importait. Le problème était que, alors qu’il avait fait une description aussi détaillée de la chrysalide de l’air, il ne savait pas en fait de quoi il s’agissait. Une chrysalide de l’air, qu’est-ce que c’était ? Quel était le sens de MOTHER et de DAUGHTER ? Il l’ignorait à l’époque où il rédigeait le livre – tout comme maintenant. Et pourtant, Kumi Adachi avait beaucoup aimé le roman, elle l’avait relu trois fois. Comment était-ce possible ?

Kumi Adachi réapparut alors que l’on présentait le menu du petit déjeuner du wagon-restaurant. Elle s’assit à côté de Tengo. Le siège était étroit et leurs épaules se touchaient. Elle avait enfilé une chemise ample à manches longues et un pantalon en coton de couleur claire. La chemise portait un grand smiley. La dernière fois qu’il avait vu ce dessin, c’était au début des années soixante-dix. À l’époque où les chansons tonitruantes et extravagantes de Grand Funk Railroad faisaient trembler les juke-box. Mais sa chemise n’était sûrement pas aussi ancienne. Quelque part, est-ce que l’on continuait à fabriquer des chemises ornées de smileys ?

Kumi Adachi sortit une nouvelle canette de bière du réfrigérateur, l’ouvrit avec un clac bruyant, se versa de la bière dans un verre, et en but le tiers d’un trait. Puis elle plissa les yeux à la manière d’un chat repu. Après quoi, elle montra du doigt l’écran. Un train filait entre de hautes montagnes, pierreuses et rouges, sur des rails rectilignes qui s’allongeaient à l’infini.

« Ça se passe où ?

— En Australie, répondit Tengo.

— Australie, répéta Kumi Adachi, comme si elle cherchait très loin dans ses souvenirs. L’Australie de l’hémisphère Sud ?

— Oui. L’Australie des kangourous.

— J’ai une amie qui est allée en Australie, fit Kumi Adachi en se grattant le coin de l’œil. C’était juste la période où les kangourous s’accouplaient, et elle m’a raconté que dans la ville où elle se trouvait, eh bien, il y avait des kangourous en pleine action. Ils faisaient ça dans les parcs, dans les rues, n’importe où. »

Tengo pensa qu’il devrait lui donner son opinion à ce sujet mais rien ne lui vint en tête. Alors il reprit la télécommande et éteignit la télé. La pièce devint brusquement silencieuse. À un moment donné, le poste des voisins s’était tu également. De temps à autre, des voitures passaient dans la rue, mais autrement, la nuit était calme. Simplement, si on tendait l’oreille, on percevait comme une faible plainte, une sorte de bredouillement lointain. Il ne savait pas ce que cela pouvait être, mais il y avait un rythme régulier. De temps en temps, ça s’arrêtait, et après une pause, ça recommençait.

« C’est une chouette. Elle vit dans le bois voisin, et la nuit, elle hulule, expliqua l’infirmière.

— Une chouette », répéta Tengo confusément.

Kumi Adachi pencha la tête, la posa sur l’épaule de Tengo, et sans ajouter un mot, elle lui saisit la main. Ses cheveux lui venaient dans le cou. Ce siège était décidément incommode. La chouette poursuivait ses hululements qui paraissaient pleins de sens. Sa voix résonnait aux oreilles de Tengo à la fois comme un encouragement et comme un cri d’alarme. Ou bien comme un cri d’alarme qui contenait un encouragement. Le message était très ambigu.

« Dis-moi, je suis trop entreprenante ? » demanda Kumi Adachi.

Tengo ne répondit pas à sa question. « Tu n’as pas de petit ami ?

— Ah, c’est un sujet délicat, fit-elle, l’air sombre. Les garçons bien, en général, après le lycée, ils partent pour Tokyo. Par ici, tu comprends, il n’y a pas de bonnes facs, et pas non plus beaucoup de bons boulots. Qu’est-ce qu’on y peut…

— Mais toi, tu vis ici.

— Oui. Mon salaire n’est pas formidable, et il faut travailler dur pour ça, mais d’un autre côté, ça me plaît de vivre ici. Le problème, simplement, c’est que ça ne m’est pas facile de trouver un petit ami. Je serais d’accord pour faire des rencontres, mais il y a si peu d’occasions. »

Les aiguilles de la pendule murale indiquaient onze heures. Trop tard pour rentrer au ryôkan. Les portes seraient fermées. Mais Tengo n’avait plus envie de se lever de sa chaise inconfortable. Il n’avait plus d’énergie. C’était peut-être à cause de la forme de ce siège. Ou peut-être était-il plus ivre qu’il ne l’avait cru. Il tendait l’oreille aux plaintes de la chouette, il sentait les cheveux de Kumi Adachi lui piquer le cou et il contemplait la lumière de la Tiffany en toc.

 

Kumi Adachi s’était mise à ses préparatifs en fredonnant un air joyeux. Elle avait finement émincé le morceau noir de résine de cannabis avec un rasoir, elle avait tassé les copeaux dans une petite pipe plate réservée à cet usage et l’avait enflammée à l’aide d’une allumette, l’air grave. Une fumée chargée d’une douceur particulière s’était paisiblement répandue dans la pièce. Kumi Adachi avait tiré sur la pipe la première. Elle avait inhalé une grande bouffée, l’avait gardée longuement dans les poumons et l’avait lentement relâchée. Puis elle avait fait signe à Tengo de l’imiter. Ce dernier avait pris la pipe et s’était exécuté. Il avait tâché de conserver en lui la fumée aussi longtemps que possible. Et avait ensuite soufflé avec lenteur.

Ils avaient échangé la pipe en prenant tout leur temps. Sans se dire un mot. Les voisins avaient rallumé la télévision, et les rires leur parvenaient au travers du mur. Le son était un peu plus fort. Ils entendaient les rires du public interrompus seulement par les publicités.

Durant les cinq minutes environ qu’ils fumèrent ainsi à tour de rôle, Tengo ne ressentit rien de spécial. Le monde environnant ne lui présenta aucun changement notable. Que ce soit les couleurs, les formes, les odeurs, tout demeura comme à l’accoutumée. La chouette, dans le bois tout proche, continuait à lancer ses hou hou, les cheveux de Kumi Adachi lui piquaient toujours le cou. Il était toujours aussi mal assis sur son siège. L’aiguille des secondes de la pendule avançait à la même vitesse, les gens à la télé continuaient à s’étrangler de rire dès que quelqu’un faisait une plaisanterie. Des rires qui ne semblaient pas heureux.

« Il ne se passe rien, dit Tengo. Ça ne marche peut-être pas avec moi. »

Kumi Adachi lui administra deux petites tapes sur le genou. « Mais non, il faut juste attendre un peu. »

Elle n’avait pas tort. Enfin il perçut une sorte de claquement sec au creux de l’oreille, comme si un mystérieux interrupteur avait été enclenché, puis quelque chose d’épais et de visqueux se répandit dans sa tête. Comme quand on penche sur le côté un bol plein de bouillie de riz. Mon cerveau vacille, se dit Tengo. C’était une expérience tout à fait nouvelle pour lui – le fait d’éprouver son cerveau comme une substance à part. De ressentir physiquement sa viscosité. La voix grave de la chouette pénétrait dans sa tête par ses oreilles, se mélangeait à la bouillie de riz et s’y incorporait totalement.

« La chouette est à l’intérieur de moi », déclara Tengo. La chouette était devenue une part de sa conscience. Une part vitale, dont il ne pouvait se dissocier.

« La chouette est la divinité gardienne de la forêt, c’est une savante qui nous dispense la sagesse de la nuit », dit Kumi Adachi.

Mais où aller et comment se mettre en quête de cette sagesse ? La chouette était à la fois un peu partout et nulle part. « Je n’ai pas de question à lui poser », fit Tengo.

Kumi Adachi prit sa main. « Ce n’est pas nécessaire. Tu n’as qu’à aller dans la forêt. C’est aussi simple que ça. »

De l’autre côté du mur, on entendait de nouveau des rires venant de la télévision. Des applaudissements crépitèrent. Depuis la régie, hors des caméras, un assistant montrait sans doute au public des panneaux qui disaient : « Riez ! » ou : « Applaudissez ! » Tengo ferma les yeux, songea à la forêt. Il songea qu’il allait y entrer. Au fond de la forêt obscure, c’était le domaine des Little People. Mais là vivait aussi la chouette. La chouette était savante, elle nous dispensait la sagesse de la nuit.

Subitement, tous les sons s’interrompirent. Comme si quelqu’un était venu par-derrière et lui avait introduit dans les oreilles un bouchon hermétique. Quelqu’un avait fermé un couvercle, et quelqu’un d’autre, ailleurs, en avait soulevé un autre. L’entrée et la sortie avaient permuté.

Tengo se trouvait soudain dans la salle de classe de l’école.

Les fenêtres étaient largement ouvertes, et lui parvenaient depuis la cour les voix des enfants. Parfois soufflaient des rafales de vent qui faisaient osciller les rideaux blancs. À côté de lui se tenait Aomamé, qui lui serrait la main fermement. La même scène de toujours – et pourtant, quelque chose était différent. Ce qu’il voyait était étonnamment clair, distinct, et possédait le relief de la vie. Il était capable de distinguer parfaitement, jusqu’aux plus petits détails, la silhouette et la forme de toutes les choses. Il lui suffirait de tendre la main. Il pourrait les toucher vraiment. Et les odeurs de cet après-midi de début d’hiver stimulaient hardiment ses narines. Comme si ce qui recouvrait ces odeurs avait été arraché. Des odeurs réelles. Les fidèles odeurs d’une saison particulière. L’odeur de l’éponge du tableau noir, celle du détergent utilisé pour le ménage, celle des feuilles mortes qu’on brûlait dans un coin de la cour, elles s’étaient toutes intimement mêlées. Quand il respirait à fond ces senteurs, il avait la sensation qu’elles s’amplifiaient et l’atteignaient au plus profond de lui. Sa structure physique avait renouvelé ses composants. Les pulsations de son cœur n’étaient plus de simples pulsations.

Pour un bref instant, il avait pu ouvrir de l’intérieur les portes du Temps. La lumière ancienne et la lumière nouvelle s’étaient mêlées et ne faisaient plus qu’une. L’air ancien s’était mêlé à l’air nouveau pour ne faire plus qu’un. C’est cette lumière, et cet air, songea Tengo. Et tout lui devint compréhensible. Presque tout. Pour quelle raison n’avait-il pas pu se souvenir de ces odeurs jusque-là ? Alors que c’était tellement évident. Alors que ce monde était là, tout simplement.

« Je voulais te voir », disait Tengo à Aomamé. Avec une voix lointaine et maladroite. Mais qui était bien la sienne.

« Moi aussi, je voulais te voir », répondait la fillette. Sa voix ressemblait à celle de Kumi Adachi. Il ne discernait plus la frontière entre la réalité et l’imagination. S’il cherchait à examiner cette limite, le bol penchait sur le côté, son cerveau allait déborder.

Tengo disait : « J’aurais dû commencer à te rechercher bien plus tôt. Mais j’en étais incapable.

— Il n’est pas trop tard. Tu peux encore me retrouver, disait la fillette.

— Comment est-ce que j’y parviendrai ? »

Pas de réponse. La réponse ne pouvait se traduire en mots.

« Mais je sais que je te trouverai », disait Tengo.

La fillette disait : « Parce que moi, je t’ai retrouvé.

— Tu m’as trouvé ?

— Trouve-moi, disait la fillette. Pendant qu’il est encore temps. »

Les rideaux blancs oscillaient doucement sans un bruit, telles des âmes qui tarderaient à disparaître. Ce fut la dernière vision de Tengo.

 

Lorsque Tengo revint à lui, il était couché dans un lit étroit. La lampe était éteinte, mais la lumière des lampadaires de la rue filtrant par les interstices des rideaux éclairait faiblement la chambre. Il était en tee-shirt et en boxer. Kumi Adachi ne portait que sa longue chemise ornée du smiley. Elle était nue dessous. Ses seins lisses reposaient sur son bras. Dans la tête de Tengo, la chouette continuait à hululer. Le bois était encore à l’intérieur de lui – ou bien, Tengo avait gardé en lui le bois nocturne, dans son entier.

Même s’il se trouvait dans le même lit que la jeune infirmière, Tengo n’éprouvait pas de désir sexuel. De son côté, Kumi Adachi ne semblait pas en éprouver non plus. Elle avait entouré Tengo de ses bras et elle riait. Tengo ne comprenait pas ce qui était si amusant. Peut-être que quelqu’un, quelque part, lui présentait un panneau où il était écrit : « Ris ! »

Quelle heure pouvait-il être ? Il tenta de relever la tête pour regarder le réveil mais il ne vit de réveil nulle part. Kumi Adachi cessa soudain de rire et lui entoura le cou.

« Je suis née une deuxième fois, lui souffla-t-elle à l’oreille, en un chaud soupir.

— Tu es re-née, dit Tengo.

— Parce que je suis morte une première fois.

— Tu es morte une première fois, répéta Tengo.

— Une nuit où tombait une pluie froide, expliqua-t-elle.

— Et pourquoi es-tu morte ?

— Pour pouvoir renaître.

— Tu es re-née, dit Tengo.

— Plus ou moins, murmura-t-elle paisiblement. Sous plein de formes. »

Tengo médita ses mots. Renaître plus ou moins sous plein de formes… Qu’est-ce que ça voulait dire ? Son cerveau était épais et lourd, il était plein à ras bord de germes de vie, telle une mer primitive. Mais cela ne le menait nulle part.

« D’où est donc venue la chrysalide de l’air ?

— Mauvaise question », répondit Kumi Adachi. « Hoo hoo. »

Elle se mit sur lui. Tengo pouvait sentir sur ses cuisses sa toison pubienne. Une toison opulente et drue. Sa toison, c’était comme une part de sa pensée.

« Qu’est-ce qu’il faut pour renaître ? demanda Tengo.

— Le premier problème quand il s’agit de renaître…, répondit la petite infirmière, comme si elle révélait un secret, c’est que les hommes ne peuvent pas renaître pour eux-mêmes. Seulement pour les autres.

— C’est ce que tu veux dire par “plus ou moins sous plein de formes”…

— Au lever du jour, tu devras partir d’ici. Tant que la sortie n’est pas bouchée.

— Au lever du jour, je devrai partir d’ici », répéta Tengo.

Elle frotta de nouveau sa riche toison contre les cuisses de Tengo. Comme si elle voulait y imprimer une sorte de signe. « Les chrysalides de l’air ne viennent pas de quelque part. Tu auras beau attendre, elle ne viendra pas.

— Tu le sais.

— Parce que je suis morte une fois, répondit-elle. Mourir, c’est douloureux. Bien plus douloureux que tu ne l’imagines. Et on est totalement seul. Une solitude telle qu’on se demande comment les hommes peuvent la supporter. Tu ferais mieux de t’en souvenir. Mais, tu sais, Tengo, en fin de compte, si on ne meurt pas, on ne renaît pas non plus.

— Si on ne meurt pas, on ne renaît pas non plus, confirma Tengo.

— Mais les hommes sont environnés de mort en vivant.

— Environnés de mort en vivant », répéta Tengo, sans comprendre le sens de ses paroles.

Les rideaux blancs continuaient à osciller dans le vent. Dans l’air de la salle de classe se mêlaient les odeurs de l’éponge du tableau et celles du détergent. Les parfums des feuilles mortes qu’on brûlait. Quelqu’un s’exerçait à la flûte à bec. La fillette lui tenait la main avec force. Dans la partie inférieure de son corps, il sentait de doux élancements. Mais il n’avait pas d’érection. Cela viendrait plus tard. Dans les mots « plus tard », il y avait la promesse de l’éternité. L’éternité, c’était une ligne très longue, qui se poursuivait jusqu’à l’infini. De nouveau le bol penchait sur le côté, son cerveau tremblait comme une bouillie épaisse.

 

Lorsqu’il s’éveilla, Tengo ne se rappela pas tout de suite où il se trouvait. Il lui fallut du temps pour se repasser mentalement les expériences de la nuit passée. Par les interstices des rideaux à fleurs pénétrait un éblouissant soleil matinal, et c’était l’heure où les oiseaux pépiaient joyeusement. Dans le petit lit, il était couché terriblement à l’étroit. Et pourtant, il avait dormi ainsi toute la nuit. À côté de lui, une femme. Elle dormait profondément, le visage reposant de côté sur l’oreiller. Ses cheveux lui retombaient sur la joue, telles de vigoureuses herbes d’été imbibées de la rosée matinale. Kumi Adachi, pensa Tengo. La jeune infirmière qui venait de fêter son vingt-troisième anniversaire. Sa propre montre était tombée sur le sol, à côté du lit. Les aiguilles indiquaient sept heures vingt minutes. Il était sept heures vingt du matin.

Tengo sortit du lit doucement, pour ne pas éveiller l’infirmière, et observa le paysage extérieur entre les rideaux. Il vit un champ planté de choux. Au-dessus de la terre noire s’alignaient des rangées de choux, chacun solidement ramassé. Au-delà s’étendait le bois. Tengo se souvint de la voix de la chouette. De celle qui, la nuit passée, avait hululé. La sagesse de la nuit. En écoutant les cris de la chouette, Tengo et l’infirmière avaient fumé du haschisch. Il subsistait sur ses cuisses la sensation de la toison raide de la jeune femme.

Tengo se rendit à la cuisine et but de l’eau du robinet dans la main. Il eut beau boire tant et plus, sa soif restait intacte. Mais sinon, il n’avait pas mal à la tête, il ne se sentait pas lourd. Son esprit était clair. Il avait seulement la sensation que l’intérieur de son corps avait été comme excessivement ventilé. Comme si des canalisations avaient été parfaitement nettoyées par des spécialistes. Il gagna les toilettes en tee-shirt et en boxer et urina longuement. Dans le miroir étranger, le visage qui se reflétait ne lui parut pas être le sien. Ici et là, des cheveux se dressaient sur son crâne. Il aurait eu besoin de se raser.

Il revint dans la chambre et rassembla ses vêtements. Ils étaient mélangés à ceux de Kumi Adachi et jetés n’importe comment sur le sol. Il ne se souvenait pas quand et de quelle manière ils s’étaient déshabillés. Il retrouva ses chaussettes, enfila son jean, remit sa chemise. Ce faisant, il marcha sur une grosse bague bon marché. Il la ramassa et la posa sur une table près du lit. Il passa son pull, prit son coupe-vent à la main. Il vérifia que ses clés et son portefeuille se trouvaient bien dans sa poche. L’infirmière, la couette remontée jusque sous les oreilles, dormait toujours profondément. Il n’entendait pas son souffle. Devait-il la réveiller ? Même s’il ne s’était sans doute rien passé, il avait partagé son lit pour une nuit. Ce serait discourtois de s’en aller sans la saluer. Mais elle était plongée dans un si bon sommeil, et elle avait dit qu’elle ne travaillait pas ce jour. S’il la réveillait, allaient-ils ensuite faire quelque chose ensemble ?

Il dénicha à côté du téléphone un bloc de papier et un stylo-bille. « Merci pour la soirée et la nuit. C’était sympa. Je rentre au ryôkan. Tengo », nota-t-il. Il marqua aussi l’heure. Il posa la feuille sur la table de chevet, en la coinçant sous la bague. Puis il enfila ses baskets fatiguées et sortit.

Il dut marcher un bon moment avant de rencontrer un arrêt de bus. Il attendit cinq minutes environ et il prit un bus qui se dirigeait vers la gare. À l’intérieur, des lycéens, garçons et filles, très animés, qui allaient comme lui jusqu’au terminus. Lorsque Tengo revint à plus de huit heures du matin au ryôkan, les joues non rasées, personne ne lui dit rien. Il semblait que ce n’était pas là quelque chose de très exceptionnel. Sans un mot, avec diligence, on s’apprêta à lui servir son petit déjeuner.

Il avala les plats chauds et but son thé en se remémorant les événements de la nuit. Il s’était rendu dans un restaurant de grillades en compagnie des trois infirmières. Puis ils étaient allés ensemble dans un bar voisin pour chanter au karaoké. Il avait raccompagné Kumi Adachi, et, en écoutant les hululements de la chouette, ils avaient fumé du haschisch en provenance d’Inde. Il avait eu la sensation que son cerveau était plein d’une épaisse bouillie de riz. Soudain, il était dans la salle de classe, en hiver, dans son école, il humait les odeurs de l’air, il échangeait quelques phrases avec Aomamé. Ensuite, Kumi Adachi, dans le lit, lui donnait des explications sur la mort et la renaissance. Il posait une mauvaise question et s’attirait une réponse pleine d’ambiguïtés. Dans le bois, la chouette continuait à hululer, les gens à la télé continuaient à rire.

Ici ou là, des souvenirs s’étaient envolés. Il y avait certainement des lacunes. Mais les parties qui lui restaient en mémoire étaient d’une étonnante clarté. Il pouvait se rappeler mot pour mot ce qui avait été dit. Il songea à ce que Kumi Adachi lui avait déclaré en dernier. C’était à la fois un conseil et un avertissement.

« Au lever du jour, tu devras partir d’ici. Tant que la sortie n’est pas bouchée. »

C’était peut-être le bon moment pour s’en aller. Il s’était mis en congé, il était venu dans cette ville dans l’espoir de voir de nouveau une Aomamé de dix ans à l’intérieur d’une chrysalide de l’air. Et durant près de deux semaines, il s’était rendu chaque jour à l’hôpital et avait fait la lecture à son père. Mais la chrysalide de l’air n’était pas réapparue. À la place, à un moment où il s’était presque résigné, Kumi Adachi lui avait procuré une autre forme de vision. Tengo avait ainsi revu Aomamé sous l’apparence d’une fillette, il avait pu échanger avec elle quelques mots. Trouve-moi, pendant qu’il est encore temps, lui avait dit Aomamé. Non, en fait, c’était peut-être Kumi Adachi qui avait parlé. Il n’était pas capable de faire la distinction. Mais peu importait que ce soit l’une ou l’autre. La jeune infirmière était morte une fois, puis re-née. Non pour elle-même mais pour quelqu’un d’autre. Tengo se résolut à croire ce qu’elle lui avait alors chuchoté. Quelque chose d’important. Sûrement.

Ici, c’était La Ville des Chats. C’était seulement ici que certaines choses vous arrivaient. Dans ce but, il n’avait cessé de faire ces allers-retours en train. Mais il y avait des risques. S’il ajoutait foi à ce que lui avait suggéré Kumi Adachi, c’étaient même des risques fatals. Il le sentait, au picotement de ses pouces.

Il fallait qu’il rentre à Tokyo. Tant que la sortie n’était pas bouchée, tant que le train s’arrêtait à la gare. Mais avant, il devait retourner à l’hôpital. Il devait revoir son père et lui dire au revoir.

 

Il y avait encore des choses qui devaient être clarifiées.