Ushikawa
De la compassion dans ses yeux
À SIX HEURES QUINZE, DIMANCHE SOIR, Tengo apparut à l’entrée de l’immeuble. Il s’immobilisa et regarda tout autour de lui comme s’il cherchait quelque chose. Il promena son regard de droite à gauche, de gauche à droite, vers le haut, vers le bas. Il parut ne rien déceler d’anormal et s’éloigna d’un pas rapide. Ushikawa observa tous ses gestes de derrière les rideaux.
Cette fois, il ne le suivit pas. Tengo n’avait pas de bagage. Il avait enfoncé ses grandes mains dans les poches de son pantalon chino. Sur son pull à col montant, il avait enfilé une veste en velours côtelé, vert olive, plutôt élimée, dont l’une des poches était alourdie par un gros livre. Le jeune homme ne s’était pas peigné. Il allait sans doute dîner quelque part dans le quartier. Ushikawa pouvait le laisser s’en aller l’esprit tranquille.
Dès le lendemain, Tengo reprendrait son enseignement. Ushikawa s’en était assuré en passant un coup de fil à l’école préparatoire. Oui, les cours du professeur Kawana auront lieu comme prévu à partir du début de la semaine prochaine, lui avait répondu une secrétaire. Bien. Tengo allait enfin retrouver le cours normal de sa vie. Étant donné sa personnalité, il y avait des chances pour qu’il reste dans le coin ce soir-là. (Et pourtant, si Ushikawa avait suivi Tengo, il aurait constaté que celui-ci se rendait à Yotsuya pour rencontrer Komatsu dans un bar.)
Peu avant huit heures, Ushikawa mit son caban et son écharpe, enfonça son bonnet de laine sur sa tête et sortit d’un pas précipité en jetant des coups d’œil furtifs à la ronde. Tengo n’était pas encore revenu. C’était bien long pour un simple repas. S’il ne prenait pas garde, il risquait de tomber sur le jeune homme à la sortie de l’immeuble. Mais c’était un risque à courir parce qu’il y avait quelque chose dont il devait absolument s’assurer.
Il se fia à ses souvenirs pour refaire le trajet de la nuit précédente, tournant et retournant dans les rues, retrouvant certains repères. Il fit fausse route parfois mais finit par rejoindre le jardin. La forte bise était retombée et, pour un mois de décembre, la soirée était douce. Néanmoins, comme la veille, le parc était désert. Ushikawa vérifia une fois de plus que personne ne l’observait, puis il gravit les marches du toboggan. Il s’assit sur la plate-forme, s’adossa au garde-fou et leva les yeux vers le ciel. La lune brillait à peu près au même emplacement que la veille. Une lune pleine aux deux tiers, très lumineuse. Pas le plus petit nuage aux alentours. Et, à ses côtés, comme pour se blottir contre elle, se tenait la petite lune verte déformée.
Je n’avais pas rêvé, se dit Ushikawa. Il secoua la tête en soupirant. Ce n’était pas une illusion d’optique. Il n’y avait aucun doute. Au-dessus de l’orme défeuillé se côtoyaient deux lunes, une grande et une petite. Elles paraissaient avoir attendu son retour, immobiles depuis la nuit dernière. Elles savaient. Elles savaient qu’il reviendrait ici. Le silence qu’elles répandaient à la ronde, comme un pacte qu’elles auraient noué, était un silence lourd de présages. Et les lunes exigeaient qu’Ushikawa partage ce silence. Elles avaient doucement posé sur les lèvres un index couvert de cendres fines pour lui intimer de ne rien révéler à personne.
Tout en demeurant assis sur le toboggan, Ushikawa essaya de faire bouger les muscles de son visage dans tous les sens, pour s’assurer qu’il n’éprouvait aucune sensation anormale ou extraordinaire. Non, rien de tel. Pour le pire ou pour le meilleur, ce n’était que son visage habituel.
Ushikawa se considérait comme quelqu’un de réaliste. Et c’est ce qu’il était, en effet. Il ne goûtait guère les spéculations métaphysiques. Si un phénomène avait une existence manifeste – qu’il y ait à cela des causes rationnelles ou pas, logiques ou pas – il lui fallait l’accepter dans sa réalité. Tel était son mode de pensée fondamental. La réalité ne naissait pas des principes ou de la logique. Il y avait en premier lieu la réalité, à laquelle se rattachaient ensuite les principes et la logique. Comme il n’avait pas d’autre choix, il se résolut donc à accepter la réalité des deux lunes.
Quant à ce qu’il adviendrait plus tard, il y réfléchirait à tête reposée le moment venu. Ushikawa décida par conséquent d’observer les deux lunes en chassant de son esprit toute supputation inutile, de la manière la plus candide possible. Une grande lune jaune et une petite lune verte déformée. Il voulait apprivoiser la scène. Se convaincre d’accepter la réalité du fait. Il n’avait aucune explication plausible à avancer sur l’apparition du phénomène, mais pour l’instant, ce n’était pas le sujet. Comment est-ce que je fais face à la situation ? Telle était la question. Et pour y répondre, il lui fallait d’abord l’accepter.
Ushikawa demeura à sa place une quinzaine de minutes peut-être, appuyé contre le garde-fou, presque statique, se pénétrant peu à peu du spectacle. Comme un scaphandrier qui s’adapte progressivement au changement de pression de l’eau, il se baignait dans les lumières des deux lunes, il laissait sa peau s’en imprégner. Son instinct lui disait qu’il était important de le faire.
Puis le petit homme à la tête cabossée se releva, il descendit du toboggan et s’en retourna, absorbé dans des pensées quasi indicibles. Il s’aperçut que toutes sortes de choses dans le paysage environnant étaient légèrement différentes. Il comprit que cela tenait à la lumière des lunes qui les faisait en quelque sorte se décaler. Il se trompa même à certains croisements, oubliant presque de tourner. Avant d’entrer dans l’immeuble, il leva la tête vers le deuxième étage et constata que l’appartement de Tengo n’était pas éclairé. Ainsi le grand jeune homme n’était toujours pas rentré. Il n’était donc pas sorti pour un simple dîner dans le quartier. Était-il allé rencontrer quelqu’un ? Dans ce cas, il s’agissait peut-être d’Aomamé. Ou de Fukaéri. Ushikawa avait-il laissé échapper une occasion importante ? Inutile à présent d’y repenser. D’ailleurs, filer Tengo à chacune de ses sorties était trop dangereux. Si le jeune homme le voyait, tous ses efforts seraient réduits à néant.
De retour dans son appartement, Ushikawa retira son caban, son écharpe et son bonnet. Il ouvrit une boîte de corned-beef, en garnit un petit pain rond et avala le tout debout. Il but un café en cannette qui n’était ni chaud ni froid. Ce qu’il absorbait ne déclenchait en lui presque aucune stimulation. Il sentait bien qu’il était en train de manger mais il n’éprouvait pas de sensation gustative. Ushikawa ne parvenait pas à déterminer si cette absence de goût tenait à la nourriture ou à son palais. Peut-être était-ce aussi en raison des deux lunes qui s’étaient immiscées en lui. Il entendit quelque part un son ténu de carillon. Puis il y eut un silence et la sonnette retentit de nouveau. Mais il ne s’en soucia pas. Ce n’est pas pour moi, songea-t-il. C’est loin, à la porte d’un étage sans doute.
Après son sandwich et son café, il fuma une cigarette en prenant tout le temps nécessaire pour remettre sa tête en phase avec la réalité. Il se répéta la mission qui était la sienne à présent. Enfin il s’approcha de la fenêtre et s’assit devant l’appareil photo. Il alluma le radiateur électrique, tenta de se réchauffer les mains en les approchant des lumières orange. C’était un dimanche soir, peu avant neuf heures. Presque plus personne n’apparaissait à l’entrée de l’immeuble. Mais Ushikawa voulait vérifier à quelle heure Tengo rentrerait.
Très peu de temps après, une femme vêtue d’une parka matelassée noire sortit. Une femme qu’il n’avait jamais vue. Elle avait un foulard gris qui lui remontait jusque sur la bouche, des lunettes à monture noire et une casquette de base-ball. C’était clairement une tenue qu’elle avait adoptée pour ne pas être reconnue. Elle n’avait rien dans les mains et avançait rapidement, à longues enjambées. Ushikawa eut le réflexe d’appuyer sur le déclencheur et prit trois clichés en rafale. Je voudrais bien savoir où va cette femme, songea-t-il. Mais à peine avait-il commencé à se relever qu’il vit qu’elle avait disparu dans la nuit. Avec une grimace, il renonça à la filature. À l’allure où elle allait, même en se hâtant de se chausser et en courant, il ne pourrait pas la rattraper.
Ushikawa revit mentalement la scène dont il venait d’être le témoin. La femme mesurait environ un mètre soixante-dix. Elle portait un jean bleu étroit et une paire de tennis blanches. Tous ses vêtements paraissaient curieusement neufs. Elle avait entre vingt-cinq et trente ans. Ses cheveux étaient cachés dans le col de sa parka. Il n’avait pu deviner leur longueur. Sa parka molletonnée ne permettait pas de voir ses formes, mais d’après l’allure de ses jambes, il supposait qu’elle était mince. Elle se tenait très droite et avait une démarche légère. Autrement dit, elle était jeune et en bonne santé. Elle devait faire du sport régulièrement. L’ensemble de ces caractéristiques correspondait à ce qu’il savait d’Aomamé. Bien entendu, il ne pouvait affirmer que c’était elle. Mais elle lui avait paru terriblement soucieuse de ne pas être vue. Il l’avait senti à la tension de son corps. Comme une actrice qui redoute d’être poursuivie par des paparazzis. Toutefois, une actrice célèbre au point d’être pourchassée par les médias n’aurait vraisemblablement pas fréquenté un immeuble minable de Kôenji.
Pour le moment, se dit-il, supposons que cette femme soit Aomamé.
Elle est venue ici pour voir Tengo. Or Tengo est absent. Son appartement n’est pas éclairé. Aomamé est donc venue lui rendre visite, mais comme elle a trouvé porte close, elle a renoncé et rebroussé chemin. Ces deux sonneries lointaines, c’était probablement elle. Pourtant, le scénario lui paraissait quelque peu incohérent. Aomamé était traquée. Elle vivait très certainement dans la plus grande discrétion possible afin d’éviter tout risque. Si elle voulait rencontrer Tengo, elle aurait d’abord dû lui téléphoner pour s’assurer qu’il était là. Et par conséquent elle ne se serait pas exposée à un danger inutile.
Assis devant l’appareil photo, Ushikawa peina sur la question, mais aucune hypothèse raisonnable ne lui vint à l’esprit. Le comportement de cette femme
qui avait quitté son refuge et qui était venue jusqu’à cet immeuble en camouflant si maladroitement son apparence ne correspondait pas à la personnalité d’Aomamé, telle qu’Ushikawa l’avait comprise. Elle aurait dû se montrer plus prudente, davantage sur ses gardes. Cette question le perturbait. La possibilité que c’était lui qui l’avait conduite jusqu’ici ne l’effleura nullement.En tout cas, dès le lendemain, il irait donner ses pellicules à développer au magasin devant la gare. Et, grâce aux photos, il retrouverait cette mystérieuse inconnue.
Il poursuivit son guet jusqu’à dix heures passées, mais après le départ de la femme, personne n’entra ni ne sortit. L’entrée déserte était totalement silencieuse, comme une scène de théâtre délaissée après une représentation ratée. Que fait donc Tengo ? s’interrogea Ushikawa, perplexe. À ce qu’il en savait, il était exceptionnel que le jeune homme reste si tard à l’extérieur. De plus, ses cours reprenaient dès le lendemain. Peut-être était-il revenu durant l’absence d’Ushikawa et s’était-il déjà mis au lit ?
Vers dix heures, Ushikawa se rendit compte qu’il était complètement épuisé. Il avait tellement sommeil qu’il lui était presque impossible de garder les yeux ouverts. Chose très rare chez lui, d’ordinaire couche-tard. En général, il pouvait rester éveillé aussi longtemps qu’il le fallait. Mais ce soir-là précisément, une envie de dormir irrésistible pesait sans pitié sur sa tête, comme un couvercle de pierre d’un sarcophage antique.
J’ai dû regarder les deux lunes trop longuement, pensa-t-il. Leur lumière s’est peut-être attardée sur ma peau trop longtemps. Sur ses rétines, le tandem lunaire s’était transformé en une image rémanente brouillée. Leur silhouette sombre paralysait les parties molles de son cerveau. À la manière d’une espèce particulière de guêpe qui pique et paralyse les chenilles vertes pour pouvoir pondre ses œufs à la surface de leur corps. Une fois écloses, les larves dévorent la chenille paralysée mais vivante, devenue ainsi leur première source de nourriture. Ushikawa fit une grimace et chassa de sa tête ces images funestes.
Bon, ça suffit, se morigéna-t-il. Je ne vais tout de même pas attendre éternellement le retour de Tengo. Quelle que soit l’heure à laquelle il reviendra, étant donné le personnage, il ira se coucher. Et il n’a sûrement pas d’autre endroit où rentrer. Enfin, c’est ce qu’il me semble.
Avec des gestes sans énergie, Ushikawa ôta son pull et son pantalon et se glissa dans le sac de couchage, en ne gardant que son maillot de corps à manches longues et son caleçon. Il se pelotonna sur lui-même et s’endormit aussitôt. Ce fut un sommeil profond, proche du coma. À l’instant où il s’assoupit, il eut l’impression d’entendre quelqu’un frapper à la porte. Mais sa conscience avait alors déplacé son centre de gravité dans un autre monde. Il était incapable de distinguer les choses. Tout son corps grinçait et refusait l’effort. Aussi se laissa-t-il ensevelir sous les boues du sommeil profond, sans rouvrir les paupières ni chercher à comprendre le sens des coups sur la porte.
Tengo, après son rendez-vous avec Komatsu, rentra chez lui environ trente minutes après qu’Ushikawa eut sombré dans le sommeil. Il se brossa les dents, suspendit à un cintre sa veste qui sentait le tabac. Il enfila son pyjama et s’endormit immédiatement. À deux heures du matin, le téléphone le réveilla et il apprit la mort de son père.
Lundi matin, quand Ushikawa ouvrit les yeux, il était huit heures légèrement passées. Au même moment, comme pour rattraper le manque de sommeil de la nuit, Tengo dormait profondément sur le siège d’un train express qui le conduisait vers Tateyama. Assis devant son appareil photo, Ushikawa attendait que le jeune homme quitte l’immeuble pour se rendre à son école. Bien entendu, celui-ci ne se montra pas. Vers une heure de l’après-midi, Ushikawa renonça à son guet. Il appela l’école de Tengo, depuis un téléphone public, et demanda si les cours du professeur Kawana avaient bien lieu comme prévu ce jour.
« Ses cours sont annulés pour aujourd’hui. Un deuil s’est produit dans sa famille la nuit dernière », lui répondit une femme. Ushikawa la remercia et raccrocha.
Un deuil dans sa famille ? Il ne pouvait s’agir que de son père, qui avait travaillé comme collecteur pour la NHK. Le vieil homme était hospitalisé dans un établissement éloigné de Tokyo. Tengo s’était déjà absenté durant assez longtemps pour s’occuper de lui. Il n’était de retour que depuis deux jours. Et voilà que son père disparaissait. Ce qui obligeait Tengo à quitter Tokyo de nouveau. Il est sans doute parti pendant que je dormais, se dit Ushikawa. Pourquoi diable ai-je dormi si profondément et si longtemps ?
Tengo se retrouvait désormais seul au monde. Il était déjà solitaire, mais à présent il était encore plus seul. Absolument seul. Alors que l’enfant n’avait pas encore deux ans, sa mère avait été assassinée, étranglée dans une station thermale à Nagano. Son meurtrier, en fin de compte, n’avait jamais été arrêté. Auparavant, elle avait abandonné son mari et « pris la clé des champs » avec son jeune amant, en emmenant le bébé avec elle. « Prendre la clé des champs » est une expression vieillotte. Plus personne ne l’utilise. Pourtant, elle sonne bien. Elle est très évocatrice. Le mobile du meurtre était resté obscur. Par ailleurs, on ignorait si c’était vraiment l’amant qui l’avait tuée. Pendant la nuit, la femme avait été étranglée avec le cordon de son peignoir dans la chambre d’une auberge. L’homme qui était avec elle avait disparu. Il était évidemment suspect. Voilà, c’était tout. Le père, lorsqu’il avait appris la nouvelle, était venu d’Ichikawa récupérer le jeune fils et l’avait pris en charge.
J’aurais peut-être dû donner tous ces détails à Tengo Kawana, pensa Ushikawa. Il était en droit de les connaître. Mais il a prétendu qu’il ne voulait pas qu’un être comme moi lui parle de sa mère. Par conséquent, je ne lui ai rien dit. Eh bien, tant pis. Ce n’est pas mon problème. C’est le sien.
En tout cas, que Tengo soit là ou non, je n’ai d’autre choix que de continuer à surveiller l’immeuble. Ushikawa se répéta ces mots pour se convaincre. Hier soir, j’ai entrevu une femme qui pourrait être Aomamé. Je n’ai pas de certitude mais il y a de grandes chances pour que ce soit bien elle. Ma tête cabossée me le dit. Je le sais bien, elle n’est pas jolie jolie, mais mon intuition, c’est un radar dernier cri. Et si cette femme est effectivement Aomamé, elle reviendra très prochainement rendre visite à Tengo. Il supposait qu’elle n’était pas encore au courant pour la mort de son père. Tengo avait sans doute appris la nouvelle dans la nuit, il était parti tôt ce matin. Et pour une raison inconnue, les deux jeunes gens ne pouvaient pas communiquer par téléphone. Aomamé reviendrait donc ici. Quelque chose d’important réclamait qu’elle se déplace en personne, quels que soient les risques. Cette fois, il devait absolument découvrir sa destination. Il devait s’arranger pour que tout soit prêt pour ces instants décisifs.
Peut-être pourrait-il élucider, par la même occasion, le mystère des deux lunes. Ushikawa voulait comprendre ce phénomène incroyable. Non, c’était une question secondaire. Son travail consistait avant tout à localiser la cache d’Aomamé. Et à la livrer ensuite, dans un joli paquet-cadeau, aux deux affreux. Jusque-là, il ne devait en aucun cas se soucier qu’il y ait une ou deux lunes dans le ciel. Il lui fallait rester totalement pragmatique. Ce qui était, en tout état de cause, l’un de ses points forts.
Ushikawa se rendit dans le magasin de photos devant la gare où il déposa cinq pellicules trente-six poses. Il reprit les clichés développés et entra dans une cafétéria. Il dévora un curry au poulet tout en regardant les photos classées par ordre chronologique. Il reconnut sur la plupart les visages à présent familiers des habitants de l’immeuble. Les seules qui l’intéressaient étaient celles de Tengo, de Fukaéri et de la femme mystérieuse, sortie de l’immeuble la veille au soir.
Les yeux de Fukaéri perturbaient Ushikawa. Même sur les photos, elle le fixait bien en face. Il n’y a aucun doute, se dit-il. Elle savait qu’il était là et qu’il l’espionnait. Et probablement aussi qu’il prenait des photos en secret. Il le lisait dans ses yeux limpides. Qui étaient comme des sondes. Ce qu’avait fait Ushikawa n’était pas tolérable. Son regard direct le traversait sans merci. Ses actes étaient inexcusables. Et dans le même temps, elle ne le condamnait pas, elle ne le méprisait pas. En un sens, ses beaux yeux lui pardonnaient. Ou plutôt non, nuança Ushikawa, il ne s’agit pas vraiment de pardon. Il y avait comme de la compassion dans son regard. Elle lui accordait sa grâce tout en connaissant sa vilenie.
Tout s’était passé en très peu de temps. Ce matin-là, Fukaéri avait fixé durant quelques instants un point au-dessus du poteau électrique, puis elle avait soudain tourné la tête et dirigé son regard sur la fenêtre derrière laquelle Ushikawa était caché. Elle avait regardé droit vers l’objectif dissimulé et, à travers le viseur, avait conservé les yeux rivés sur Ushikawa. Puis elle était partie. Le temps s’était figé, il s’était remis en marche. Tout cela n’avait sans doute pas duré trois minutes. Et en cet espace de temps si bref, elle avait compris l’homme qu’était Ushikawa, pénétré jusqu’au tréfonds de son âme, elle s’était fait une idée claire de ses souillures et de ses bassesses puis elle lui avait offert une pitié muette et avait disparu.
Ushikawa ressentit une douleur aiguë dans la poitrine en regardant les yeux de Fukaéri, comme s’il était transpercé par une grosse aiguille. Il s’éprouva comme un être ignoble, pervers. Oui, en convint-il. C’est ce que je suis. Un être ignoble, pervers. Cependant, la compassion si naturelle et si limpide qui habitait les yeux de Fukaéri l’atteignit avec plus d’acuité encore. J’aurais préféré être accusé, méprisé, insulté ou condamné. J’aurais même accepté d’être frappé à coups de batte de base-ball. J’aurais pu le supporter. Mais ça ?
En comparaison, Tengo lui paraissait beaucoup plus conciliant. Sur les photos, il se tenait devant l’entrée, le regard tourné vers Ushikawa. Tout comme Fukaéri, il observait avec attention ce qui se trouvait autour de lui. Mais ses yeux ne captaient rien. Ses yeux innocents, ingénus, ne pouvaient déceler l’appareil photo dissimulé derrière les rideaux, pas davantage qu’Ushikawa qui se tenait tout près.
Ushikawa passa ensuite aux trois photos de la « femme mystérieuse ». Casquette de base-ball, lunettes à monture noire, foulard gris enroulé jusqu’au nez. Il était impossible de distinguer ses traits. Les clichés étaient trop sombres et, qui plus est, la visière de la casquette imprimait son ombre sur le visage. Mais cette femme correspondait exactement à l’image qu’Ushikawa s’était faite d’Aomamé. Il prit les trois photos et les examina à tour de rôle, comme s’il avait des cartes en main. Plus il les regardait, plus il était convaincu que la jeune femme n’était autre qu’Aomamé.
Il appela une serveuse et lui demanda quel était le dessert du jour. Une tarte aux pêches, lui répondit-elle. Parfait, dit Ushikawa, qui commanda aussi un autre café.
Si cette femme n’est pas Aomamé, songea-t-il en attendant son dessert, je n’aurai sans doute aucune chance de la découvrir.
La tarte aux pêches était meilleure qu’il ne l’avait espéré. La pâte était croustillante, les morceaux de pêche bien juteux. Évidemment, c’étaient sûrement des pêches en boîte, mais pour une cafétéria, le dessert était très acceptable. Ushikawa dégusta sa tarte jusqu’à la dernière bouchée et termina son café. Puis il sortit repu et satisfait. Il entra dans un supermarché pour y faire des provisions de trois jours et, de retour à son appartement, il reprit son guet devant l’appareil photo.
Il s’assoupit à plusieurs reprises pendant sa surveillance. Mais il ne s’en soucia pas. Il y avait peu de chance pour que quelque chose d’important lui ait échappé. Tengo avait quitté Tokyo pour se rendre aux obsèques de son père et Fukaéri ne reviendrait certainement plus. Elle savait qu’Ushikawa continuait à monter la garde. Il était également peu probable que la « femme mystérieuse » pénètre dans l’immeuble tant qu’il faisait jour. Elle était prudente et ne se mettrait en mouvement qu’une fois la nuit tombée.
Cette femme ne se présenta pourtant pas, même après le coucher du soleil. Les locataires étaient partis faire leurs courses ou leur promenade, comme les autres jours, et les travailleurs étaient revenus, visiblement plus épuisés que le matin. C’était tout. Ushikawa suivait le va-et-vient des yeux, sans prendre de photos. C’était inutile désormais. Son intérêt était focalisé sur trois personnes. Les autres n’étaient que des passants anonymes. Il s’adressait à eux – en leur donnant des surnoms – pour tromper son ennui.
« Hé, monsieur Mao ! (l’homme était coiffé à la Mao Tsé-toung) Alors, le travail, ç’a bien marché ? Pas trop fatigué ? »
« Monsieur Longues-Oreilles, dites-moi, il a fait bon aujourd’hui. C’était idéal pour la balade, non ? »
« Madame Qui-n’a-pas-de-menton, encore des courses ? Quel plat allez-vous nous mijoter ce soir ? »
Il resta à son poste jusqu’à onze heures. Puis, après un énorme bâillement, il décida que le travail du jour était achevé. Il but un thé vert en bouteille, mangea quelques crackers et fuma une cigarette. Alors qu’il se brossait les dents, il tira la langue en grand pour l’examiner dans le miroir. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas observé sa langue ainsi. Elle était couverte d’une sorte de mousse épaisse. Légèrement verdâtre, comme de la véritable mousse. Sous la lampe, il procéda à une inspection méticuleuse. C’est absolument répugnant, songea-t-il. La mousse adhérait solidement à toute la surface de sa langue, il semblait impossible de la décoller. Je finirai peut-être par devenir un homme-mousse, se dit-il. Cette drôle de végétation s’était d’abord installée sur la langue et elle recouvrirait peu à peu l’ensemble de son épiderme. Comme la carapace des tortues. Ces bêtes qui se cachent dans les marécages. Il en avait la nausée, simplement à imaginer une chose pareille.
Il poussa une sorte de son inaudible en même temps qu’un soupir et cessa de penser à sa langue. Il éteignit la lumière des toilettes. Il se déshabilla dans l’obscurité, se glissa dans le sac de couchage, remonta la fermeture Éclair et se recroquevilla comme une chenille.
Lorsqu’il s’éveilla, il faisait complètement nuit. Il tourna la tête pour vérifier l’heure, mais il ne retrouva pas sa montre. Il se sentit complètement perdu durant un instant. Avant de dormir, il prenait toujours bien garde de vérifier où était sa montre, afin de pouvoir savoir l’heure qu’il était, même dans le noir. C’était une vieille habitude. Pourquoi n’était-elle pas là ? Il y avait bien une infime lumière qui filtrait entre les rideaux, mais elle n’éclairait qu’un coin de la pièce. Tout le reste était plongé dans les ténèbres.
Ushikawa remarqua que son cœur battait plus fort, qu’il s’activait avec vigueur pour envoyer de l’adrénaline dans tout son organisme. Il avait les narines largement ouvertes et il respirait bruyamment. Comme s’il avait été réveillé au milieu d’un rêve excitant et très réel.
Il ne s’agissait pourtant pas d’un rêve. Il se passait réellement quelque chose. Quelqu’un se trouvait à son côté. Ushikawa sentait sa présence. Se profila une ombre plus noire encore que le noir environnant, qui l’observait d’en haut. D’abord il se pétrifia. Puis, en quelques fractions de seconde, il retrouva sa pleine conscience et eut le réflexe de chercher à ouvrir la fermeture Éclair de son sac de couchage.
Aussitôt, et avec la rapidité de l’éclair, le bras d’un homme musclé lui enserra le cou. Ushikawa n’eut même pas le temps de pousser un cri. Le bras le comprimait comme un étau. L’homme ne prononça pas un mot. Il ne l’entendait même pas respirer. Ushikawa s’agita, se débattit. Ses mains grattèrent le nylon, ses jambes lancèrent des coups de pied. Il voulut crier. Mais rien n’y faisait. Une fois qu’il fut solidement installé sur les tatamis, l’homme resta immobile, se contentant d’intensifier la pression de son bras. Avec une remarquable efficacité. Chaque tentative d’Ushikawa se soldait par une pression plus forte sur sa trachée et de plus en plus de difficulté à respirer.
Malgré sa situation désespérée, il se demanda de quelle manière l’homme s’était introduit dans l’appartement. Il avait bien verrouillé la serrure à cylindre et mis la chaîne de sûreté à l’intérieur. Il s’était également assuré que les fenêtres étaient fermées. Comment avait-il pu entrer ? S’il avait touché à la serrure, le bruit l’aurait à coup sûr éveillé.
C’est un professionnel, pensa Ushikawa. L’un de ces types qui n’hésitent pas à supprimer une vie si nécessaire. Il a été entraîné à cela. Est-ce que ce sont Les Précurseurs qui me l’envoient ? Ont-ils finalement décidé de se débarrasser de moi ? Ont-ils jugé ma présence gênante et inutile ? Si c’est le cas, ils se trompent. Je suis à deux doigts de coincer Aomamé. Ushikawa tenta de parler. De demander qu’on l’écoute. Mais rien ne sortait. Il n’avait plus assez d’air pour faire vibrer ses cordes vocales et sa langue pesait comme une pierre au fond de sa gorge.
Sa trachée était bouchée. Il ne pouvait plus respirer. Ses poumons étaient en quête désespérée d’oxygène. Ushikawa eut la sensation que son esprit se détachait de son corps. Tandis que son corps continuait à se tordre dans le sac de couchage, son esprit était entraîné dans une strate d’air pesant, épais et gluant. Il commençait à ne plus sentir ses jambes et ses bras. Pourquoi ? s’interrogea-t-il alors que sa conscience sombrait. Pourquoi dois-je mourir dans un endroit aussi misérable, d’une manière aussi misérable ? Naturellement, aucune réponse ne lui fut donnée. Bientôt descendirent du plafond des masses sombres et informes qui engloutirent tout.
Lorsqu’il reprit connaissance, il avait été extrait du sac de couchage. Il n’avait aucune sensation dans ses membres. Tout ce qu’il percevait, c’était que ses yeux étaient bandés et que sa joue touchait le tatami. Sa gorge n’était plus obstruée. Avec des bruits de soufflet, ses poumons aspiraient l’air, l’air froid de l’hiver. Du sang régénéré était fabriqué grâce à l’oxygène et son cœur diffusait en toute hâte le liquide rouge et chaud jusqu’aux extrémités de ses nerfs. Ushikawa se concentra uniquement sur sa respiration, même s’il était secoué de temps à autre par une violente quinte de toux. Ses membres recouvrèrent lentement leur sensibilité. Les battements de son cœur résonnaient durement au fond de ses oreilles.
Je vis, pensa Ushikawa dans le noir.
Il était couché à plat ventre à même les tatamis, les mains liées dans le dos avec un tissu souple. Il était aussi ligoté aux chevilles. Avec un nœud pas très serré mais parfaitement efficace. Les seuls mouvements qu’il pouvait faire, c’était se rouler par terre. Mais il était toujours en vie, il respirait encore. Comme c’est étrange, pensa-t-il. Je suis arrivé tout près de la mort. Pourtant, ce n’était pas la mort. Il ressentait encore une douleur aiguë de part et d’autre de la gorge. Son sous-vêtement trempé d’urine refroidissait. Mais ce n’étaient pas des sensations désagréables. Au contraire, elles étaient plutôt bienvenues. La douleur ou le froid étaient le signe qu’il était vivant.
« On ne meurt pas aussi facilement », dit l’homme. Comme s’il avait lu dans ses pensées.