20

Aomamé

Dans le processus de ma métamorphose

LE DIMANCHE, LE VENT AVAIT CESSÉ, l’atmosphère avait totalement changé par rapport à la nuit précédente. Le temps était tiède et calme. Les gens ôtaient leur lourd manteau et jouissaient de la lumière du soleil. Indifférente à la météo, Aomamé passa sa journée comme toutes les autres, dans son appartement aux rideaux tirés.

Elle effectua son stretching en écoutant la Sinfonietta de Janáček à faible volume, puis, à l’aide de son banc de musculation, s’imposa des exercices sévères. Au fur et à mesure que les jours passaient, il lui fallait presque deux heures pour que le menu qu’elle se conconctait la satisfasse. Elle prépara ensuite son repas, fit le ménage, s’assit sur le canapé et se mit à lire À la recherche du temps perdu. Elle en était enfin arrivée au Côté de Guermantes. Elle faisait de son mieux pour ne pas rester désœuvrée. Elle ne regardait la télévision que deux fois par jour – le journal télévisé de la NHK, à midi et à sept heures du soir. Comme toujours, il n’y avait pas de nouvelles importantes. Ou plutôt si, il y en avait. Un grand nombre d’hommes perdaient la vie de par le monde. Beaucoup connaissaient une mort douloureuse. Accident de voiture, naufrage d’un ferry, crash aérien. Des guerres civiles sans espoir de règlement se poursuivaient, il y avait des assassinats, il y avait de tragiques massacres ethniques. Le changement climatique avait entraîné des sécheresses, des inondations, des famines. Aomamé éprouvait une profonde compassion pour tous ceux qui étaient frappés par ces drames et ces désastres. Pour autant, aucun de ces événements n’exerçait d’influence directe sur ce qu’elle était aujourd’hui.

Elle entendait les enfants du quartier qui criaient en jouant dans le jardin, au bout de la rue. Elle entendait aussi des corbeaux postés sur les toits qui communiquaient entre eux avec leur voix aiguë. Dans l’air, il y avait les odeurs de la ville du début d’hiver.

Et soudain, elle prit conscience que depuis qu’elle habitait dans cet appartement, elle n’avait pas éprouvé le moindre désir sexuel. Elle n’avait pas imaginé faire l’amour non plus, et elle ne s’était pas masturbée. C’était peut-être parce qu’elle était enceinte. Peut-être ces changements étaient-ils dus aux hormones qu’elle sécrétait. En tout cas, Aomamé en était heureuse. Si elle avait voulu faire l’amour dans cet environnement, quel exutoire aurait-elle bien pu trouver ? Elle se réjouissait également de ne pas avoir de règles. Non pas qu’elles lui aient tellement pesé. Néanmoins, leur absence lui donnait l’impression d’avoir posé un bagage qu’elle avait dû porter longtemps. En tout cas, c’était une chose de moins à quoi penser.

Ses cheveux avaient beaucoup poussé en trois mois. En septembre, ils lui arrivaient à peu près aux épaules alors qu’aujourd’hui ils dépassaient ses omoplates. Lorsqu’elle était enfant, sa mère les lui coupait elle-même, assez court, au bol. Dès qu’elle fut collégienne, en raison de la place prépondérante des sports dans sa vie, elle ne put jamais les laisser pousser. Elle sentait qu’ils étaient à présent un peu trop longs mais comme elle ne pouvait les couper seule, elle les laissait tels quels. Elle se contentait d’égaliser sa frange aux ciseaux. Durant la journée, elle les relevait, lorsque le soir tombait, elle les relâchait. Puis, en écoutant de la musique, elle les brossait très longuement. Cent fois. Ce qui lui aurait été impossible de faire si elle n’avait pas disposé d’autant de temps.

Aomamé ne s’était jamais vraiment maquillée. Maintenant qu’elle vivait recluse, les produits de beauté lui étaient encore moins nécessaires. Néanmoins, elle entretenait soigneusement sa peau, dans le but de réguler son quotidien, si peu que ce soit. Elle se massait le visage à l’aide de crème et de lotion et, avant de se coucher, elle s’appliquait un masque. Comme, de nature, elle jouissait d’une bonne santé, très peu de soins suffisaient pour qu’immédiatement sa peau soit lisse et éclatante. Ou peut-être était-ce en raison de sa grossesse. Elle avait entendu dire que les femmes enceintes avaient une belle carnation. En tout cas, assise en face du miroir, lorsqu’elle observait son visage et ses cheveux dénoués, elle sentait qu’elle était devenue plus belle qu’avant. Du moins, qu’une sorte de sérénité propre à la femme qui n’était plus une jeune fille était apparue chez elle. Peut-être.

 

Aomamé n’avait jamais pensé qu’elle était belle. Quand elle était enfant, personne, jamais, ne le lui avait dit. Sa mère la considérait plutôt comme une petite fille laide. Elle avait l’habitude de dire : « Ah, si seulement tu étais plus jolie… » Ce qui signifiait que si la fillette avait été plus jolie, plus aimable, elles auraient attiré davantage d’adeptes. Aussi Aomamé, depuis toute petite, évitait-elle de se regarder dans une glace. S’il le fallait, elle se campait devant et inspectait tel ou tel point de détail à la hâte, comme si c’était une tâche. Et elle avait gardé cette habitude.

Tamaki Ootsuka lui avait dit qu’elle aimait son visage. Tu n’es pas mal du tout, je t’assure, lui répétait-elle. Mais oui, tu es très bien, allons, aie davantage confiance en toi. Aomamé était heureuse de l’entendre. Pour elle qui venait d’entrer dans la puberté, les paroles chaleureuses de son amie la tranquillisaient, elles la rassuraient. Elle en venait même à penser qu’elle n’était peut-être pas aussi vilaine que s’obstinait à le lui répéter sa mère. Pourtant, Tamaki Ootsuka ne lui avait jamais dit non plus : « Tu es belle. »

Mais pour la première fois de sa vie, Aomamé voyait une certaine beauté dans son visage. Elle pouvait rester assise face devant le miroir bien plus longuement qu’autrefois et s’observer avec plus d’attention. Il n’y avait là aucune composante narcissique. Elle examinait le visage reflété dans la glace sous des angles variés, exactement comme si c’était celui de quelqu’un d’autre. Était-elle vraiment devenue belle ? Ou bien était-ce sa manière de se percevoir qui avait changé, et pas son visage lui-même ? Aomamé ne parvenait pas à en juger.

Parfois, résolument, elle grimaçait devant son miroir. Son visage déformé redevenait celui d’autrefois. Elle étirait énergiquement ses muscles dans tous les sens, et ses traits se décomposaient. Toutes les émotions du monde se faisaient jour alors. Il n’y avait plus de beauté, il n’y avait plus de laideur. Sous un certain angle, elle apparaissait démoniaque, sous un autre, comique. Ou sous un autre encore, seulement chaotique. Lorsqu’elle cessait de tordre son visage, ses muscles se relâchaient graduellement avant de revenir à leur forme originelle, comme des ronds dans l’eau qui s’évanouissent peu à peu. Aomamé se découvrait alors un nouveau moi, légèrement différent de celui d’avant.

Tamaki Ootsuka lui disait fréquemment : « Tu pourrais tout de même sourire avec plus de naturel ! Quand tu souris, les traits de ton visage s’adoucissent, c’est dommage que tu ne le fasses pas plus souvent. » Mais Aomamé était incapable d’esquisser un sourire simple et spontané devant les autres. Lorsqu’elle se contraignait à le faire, cela devenait une grimace crispée et froide. Ce qui, en retour, rendait le vis-à-vis tendu et mal à l’aise. Tamaki Ootsuka, elle, pouvait offrir un sourire plein de naturel et d’éclat. Tout un chacun, dès la première rencontre, éprouvait à son égard de la sympathie, de la curiosité. Et pourtant, en fin de compte, prise dans les affres des déceptions et du désespoir, elle avait été acculée à se donner la mort. Abandonnant Aomamé incapable de sourire.

 

C’était un dimanche paisible. Répondant à l’invite d’un chaud soleil, les visiteurs étaient nombreux à s’être rendus au jardin. Des parents faisaient jouer leurs enfants dans le bac à sable ou les faisaient monter sur les balançoires. D’autres aussi glissaient sur le toboggan. Des personnes âgées, installées sur les bancs, ne se lassaient pas de contempler les petits qui jouaient. Assise sur le balcon, Aomamé regardait le spectacle sans vraiment le voir. Un paysage tranquille. Le monde allait de l’avant sans encombre. Là, personne n’était menacé de mort, personne n’était sur la piste d’un assassin. Personne ne gardait dans un tiroir de sa commode, enveloppé dans un collant, un automatique chargé de balles de calibre 9 mm.

Est-ce qu’un jour, moi aussi, je serai capable de participer à ce monde calme et normal ? s’interrogeait Aomamé. Pourrai-je un jour emmener la petite chose au jardin en la tirant par la main, la mettre sur une balançoire, la laisser glisser sur le toboggan ? Serai-je en mesure de mener ce genre de quotidien, sans me demander qui j’aurai à tuer ou qui me tuera ? Cette possibilité existe-t-elle en « 1Q84 » ? Ou seulement dans quelque autre monde ? Et ce qui compte avant tout pour moi – à ce moment-là, Tengo sera-t-il à mes côtés ?

Aomamé cessa d’observer le jardin et revint à l’intérieur. Elle ferma la porte-fenêtre, tira les rideaux. Les voix des enfants se firent inaudibles. Une vague tristesse l’envahit. Elle était totalement isolée, enfermée en un lieu verrouillé de l’intérieur. Bon, pensa Aomamé, je ne regarderai plus ce jardin durant la journée. Tengo n’y viendrait pas à ces heures-là. Ce qu’il cherchait, c’était à voir les deux lunes dans toute leur clarté.

Une fois qu’elle eut achevé son modeste dîner et qu’elle eut lavé la vaisselle, Aomamé se vêtit chaudement et retourna sur le balcon. Elle étendit une couverture sur ses genoux et s’enfonça dans sa chaise. C’était une nuit sans vent. Des nuages qu’aurait aimés un aquarelliste voguaient dans le ciel, en touches imperceptibles. Quelques traits d’un pinceau délicat. La grande lune, pleine aux deux tiers, en rien gênée par ces voiles légers, jetait résolument sur terre sa lumière éblouissante. À cette heure, de là où se tenait Aomamé, la seconde lune, la petite, ne lui était pas visible. Elle était cachée par un immeuble. Mais Aomamé savait qu’elle était là. Elle pouvait en ressentir la présence. Seul son angle de vue l’empêchait de la discerner. Dans peu de temps, elle lui apparaîtrait.

Depuis qu’Aomamé se cachait dans cet appartement, elle avait réussi à exclure délibérément toute pensée de son esprit. En particulier lorsqu’elle était sur le balcon et qu’elle observait le jardin, elle parvenait à faire le vide dans sa tête. Ses yeux restés rivés sur l’espace de jeu. Surtout sur le haut du toboggan. Elle ne pensait à rien. Enfin, son esprit devait sans doute continuer à fonctionner. Mais ces pensées-là étaient immergées en eaux profondes. Elle n’en avait pas connaissance. Périodiquement, pourtant, elles affleuraient en surface. Comme les tortues de mer ou les dauphins qui doivent sortir de l’eau pour respirer quand le temps est venu. Dans ces moments-là, elle prenait conscience qu’elle avait pensé à quelque chose. Bientôt, son esprit s’emplirait les poumons d’un oxygène frais, et de nouveau replongerait dans les profondeurs aquatiques et redeviendrait invisible. Et Aomamé ne penserait plus à rien. Elle ne serait qu’un mécanisme de surveillance enveloppé dans un cocon moelleux, l’œil braqué sur le toboggan.

Elle regardait le jardin. Mais en même temps, elle ne regardait rien. Si quelque élément nouveau devait entrer dans son champ visuel, sa conscience y réagirait instantanément. Pour le moment, il ne se passait rien. Il n’y avait pas de vent. Les branches sombres de l’orme, telles des sondes pointées vers le ciel, n’avaient pas le moindre frémissement. Le monde était étonnamment calme. Elle jeta un coup d’œil à sa montre. Il était huit heures passées. La journée pourrait bien s’achever sans qu’aucun événement ne survienne. C’était une nuit de dimanche d’une absolue quiétude.

Il était exactement huit heures vingt-trois quand le monde perdit sa quiétude.

 

Elle remarqua soudain un homme, juché en haut du toboggan. Il était assis là, la tête levée vers une certaine région du ciel. Le cœur d’Aomamé se contracta douloureusement, il se fit aussi petit qu’un poing d’enfant. Son cœur resta si longtemps resserré qu’elle craignit qu’il ne redémarre plus. Puis, sans crier gare, il se dilata, reprit son volume d’origine, relança son activité. Des martèlements secs se firent entendre alors qu’à une vitesse folle il distribuait un sang nouveau dans tout son corps. À son tour, la conscience d’Aomamé émergea précipitamment des fonds sous-marins, elle s’ébroua et se mit en mesure d’agir.

C’est Tengo, pensa-t-elle instinctivement.

Mais lorsque son champ visuel vacillant se fut affermi, elle comprit que non, ce n’était pas Tengo. L’homme avait la taille d’un enfant, une grosse tête anguleuse, il était coiffé d’un bonnet, lequel adoptait une curieuse silhouette déformée pour s’adapter à son crâne. L’individu s’était enroulé autour du cou une écharpe verte, il portait un caban bleu foncé. L’écharpe était trop longue, les boutons du caban menaçaient de lâcher, en raison du ventre distendu de son propriétaire. Aomamé devina qu’il s’agissait de l’« enfant » qu’elle avait brièvement aperçu la nuit dernière au moment où il sortait du jardin. Mais ce n’était pas un enfant. C’était un homme d’un certain âge. Petit, trapu, les membres courts. Et avec une tête déformée, volumineuse et grotesque.

Aomamé se souvint brusquement que Tamaru, au téléphone, avait évoqué un nabot avec une « tête à la Fukusuke ». C’était l’individu qui avait rôdé autour de la résidence des Saules, à Azabu, et qui avait cherché à se renseigner sur la safe house. L’allure de l’homme assis sur le toboggan était exactement telle que Tamaru la lui avait décrite la veille. Cet étrange bonhomme n’avait donc pas renoncé à poursuivre ses investigations et il était à présent à deux pas de chez elle. Je dois aller prendre mon arme, se dit-elle. Pourquoi, justement cette nuit, se trouve-t-elle dans la chambre à coucher ? Mais d’abord, elle respira profondément pour calmer le désordre de son cœur et apaiser ses nerfs. Non, elle n’avait aucune raison de s’affoler. Elle n’avait pas besoin de son pistolet immédiatement.

Pour commencer, l’homme en question ne surveillait pas sa résidence. Il était assis sur la plate-forme du toboggan et restait la tête levée vers une partie du ciel, comme l’avait fait Tengo. Ensuite, il paraissait très absorbé à méditer sur ce qu’il voyait. Il ne fit pas le moindre mouvement durant un long moment. Comme s’il avait oublié comment bouger. Il ne prêtait pas attention à ce qui se passait du côté de chez Aomamé. Celle-ci en était toute désorientée. Qu’est-ce que ça veut dire ? Cet homme a suivi mes traces jusqu’ici. Il y a toutes les chances qu’il soit lié à la secte. Et c’est sans aucun doute un enquêteur hors pair. Ce qui lui a permis de pouvoir remonter ma piste depuis la résidence d’Azabu. Et pourtant, maintenant, le voilà devant moi, sans défense, la tête levée vers le ciel de la nuit comme s’il était ravi en extase.

Aomamé se leva doucement, entrouvrit la porte-fenêtre, entra dans l’appartement et s’assit devant le téléphone. Puis, d’un doigt un peu tremblant, elle se mit à appuyer sur les touches du numéro de Tamaru. Il fallait qu’elle lui rapporte le fait. Qu’elle voyait là, maintenant, le Nabot devant chez elle. Qu’il était sur le toboggan du jardin, au bout de la rue. Ensuite, ce serait à Tamaru de décider, et nul doute qu’il réglerait les choses. Pourtant, après les quatre premiers numéros, elle interrompit son geste et garda le combiné à la main en se mordant les lèvres.

C’est trop tôt, songea Aomamé. Il y a encore trop d’éléments que l’on ne connaît pas sur cet homme. Si Tamaru le considère comme un facteur de risque et le « traite » à sa façon, ce que nous ignorons restera dans l’ombre à tout jamais. En y réfléchissant, elle voyait bien que l’individu agissait exactement comme Tengo l’autre jour. Même toboggan, même posture, même partie du ciel. Comme s’il cherchait à calquer ses faits et gestes. Aomamé comprenait que le regard de l’homme captait aussi les deux lunes. Il existait donc peut-être une sorte de lien entre Tengo et lui. Il ne sait sûrement pas encore que je suis cachée ici. Voilà pourquoi il se livre ainsi à moi sans défense. Plus elle réfléchissait, plus cette hypothèse prenait de la force. Si j’ai raison, se dit-elle, je pourrais le suivre, et il me conduirait jusqu’à Tengo. Ce serait un prêté pour un rendu, c’est lui qui me servirait de guide. À cette pensée, les battements de son cœur se firent plus durs, plus rapides. Elle reposa le combiné.

Je dirai tout cela à Tamaru plus tard, décida Aomamé. Avant, j’ai quelque chose à faire. Oui, il y a du danger. Pister un pisteur qui vous a pistée, ce n’est pas rien. Sans compter que le type est sûrement un pro aguerri. Mais justement, pas question de laisser filer une piste aussi prometteuse. C’est peut-être ma toute dernière chance. Et puis, à ce que je vois, on dirait qu’il est plongé dans le ravissement. Du moins pour le moment.

Elle alla rapidement à sa chambre, ouvrit un tiroir de la commode, prit le Heckler & Koch. Elle ôta le cran de sûreté, introduisit les balles dans la chambre, remit la sécurité. Puis elle fixa le pistolet à l’arrière de son jean et retourna sur le balcon. Le Nabot était toujours dans la même position, les yeux levés vers le ciel. Sa grosse tête cabossée était absolument immobile. On aurait dit que ce qu’il voyait dans cette partie du ciel le captivait totalement. Aomamé comprenait son sentiment. C’était sans conteste un spectacle captivant.

Aomamé retourna dans la chambre, enfila sa parka, se coiffa d’une casquette de base-ball. Elle chaussa des lunettes noires, vendues sans prescription, à la monture simple. Avec ces quelques accessoires, elle paraissait tout autre. Elle s’enroula une écharpe grise autour du cou, mit dans sa poche son porte-monnaie et les clés de l’appartement. Elle descendit l’escalier en courant, sortit de l’immeuble. Les semelles de ses baskets foulèrent l’asphalte silencieusement. Cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait pas senti le sol ferme sous ses pieds, et cette sensation lui donna du courage.

En avançant dans la rue, Aomamé s’assura que le Nabot n’avait pas bougé. Après le coucher du soleil, la température avait bien chuté mais il n’y avait toujours pas de vent. C’était un froid plutôt agréable. Son souffle produisait des bouffées de vapeur blanche. Alors qu’elle dépassait l’entrée du jardin, Aomamé assourdit sa foulée. Le Nabot ne lui prêtait pas la moindre attention. Depuis le toboggan, son regard restait rivé droit vers le ciel. De là où elle se trouvait, Aomamé ne les voyait pas, mais il y avait tout à parier que ce qui était dans la visée du regard de l’homme, c’étaient les deux lunes, la grande et la petite. Il était hors de doute qu’elles étaient alignées côte à côte dans le ciel glacé complètement dégagé.

Elle continua jusqu’au croisement, fit demi-tour et revint sur ses pas. Elle se cacha dans l’ombre, observa le toboggan. Elle sentait son petit calibre dans ses reins, aussi froid et dur que la mort. Mais cette sensation l’apaisait.

Son attente se prolongea peut-être cinq minutes. Le Nabot se redressa avec lenteur, épousseta la poussière de son manteau et, comme s’il avait pris sa décision, il descendit les marches du toboggan après avoir levé une dernière fois les yeux vers le ciel. Puis il sortit du jardin et prit la direction de la gare. Suivre cet homme n’était pas spécialement difficile. Ce quartier résidentiel était presque dépeuplé par une nuit de dimanche, et même en gardant une certaine distance, elle ne risquait pas de le perdre de vue. De surcroît, l’individu ne semblait pas soupçonner le moins du monde qu’il était surveillé. Il ne se retournait pas et continuait à marcher à une allure régulière. L’allure d’un homme perdu dans ses pensées. Aomamé sentait toute l’ironie de la situation. Dans l’angle mort du pisteur se tenait celle qui le pistait.

Elle finit par comprendre que la gare de Kôenji n’était pas la destination du Nabot. À force d’étudier la carte des vingt-trois arrondissements de Tokyo qui se trouvait dans son appartement, Aomamé avait exactement en tête la géographie proche de sa résidence. Elle devait savoir où se diriger en cas d’urgence. Elle constata donc que l’homme avait d’abord pris la rue qui menait à la gare, mais qu’en chemin il avait tourné dans une autre direction. Et elle s’aperçut aussi que le Nabot n’était pas très connaisseur de la topographie locale. Par deux fois, il s’était arrêté à l’angle d’une rue, avait jeté un regard circulaire, visiblement pas très sûr de là où il se trouvait, et il avait consulté les adresses inscrites sur les poteaux électriques. Il était étranger à ces lieux.

Enfin l’allure du Nabot s’accéléra. Aomamé supposa qu’il était revenu sur une zone qui lui était familière. Il passa devant une école municipale, continua un moment sur une voie assez étroite et pénétra dans un vieil immeuble à deux étages.

Une fois que l’homme eut disparu dans l’entrée, Aomamé attendit cinq minutes. Elle n’avait aucune envie de se retrouver nez à nez avec lui dans le vestibule. L’entrée était équipée d’un avant-toit en béton, sous lequel une lampe ronde éclairait les alentours d’une lumière jaune. Du moins dans ce qu’elle pouvait voir, il n’y avait nulle part d’enseigne ou de plaque. C’était sans doute un immeuble qui ne portait pas de nom. À son apparence, il datait de longtemps. Elle apprit par cœur l’adresse inscrite sur le poteau électrique.

Les cinq minutes écoulées, Aomamé se dirigea vers le bâtiment. Elle passa rapidement sous la lumière jaune, ouvrit la porte d’entrée. Le petit hall était désert. C’était juste un espace vide et froid. Une lampe fluorescente à moitié grillée grésillait. On entendait une télévision. Et aussi la voix suraiguë d’un enfant qui réclamait quelque chose à sa mère.

Aomamé sortit la clé de son appartement de la poche de sa parka et la fit tourner légèrement dans la main. Si quelqu’un la voyait, il penserait qu’elle habitait là. Elle se mit à lire les noms inscrits sur les boîtes aux lettres. Celui du Nabot y figurerait peut-être. Elle n’avait pas beaucoup d’espoir, mais cela valait la peine d’essayer. Dans ce petit bâtiment, il ne devait pas y avoir beaucoup d’occupants. À l’instant où elle découvrit le nom : « Kawana » sur une boîte, tous les bruits qui l’environnaient s’évanouirent.

Aomamé resta pétrifiée. L’air alentour s’était effroyablement raréfié, elle avait du mal à respirer. Ses lèvres restaient entrouvertes, un peu tremblantes. Du temps s’écoula. Elle savait bien qu’elle se conduisait d’une façon stupide et dangereuse. Le Nabot était là, dans le coin, quelque part. Il pouvait apparaître à tout moment. Mais elle ne parvenait pas à s’éloigner de cette boîte aux lettres. Le nom « Kawana » écrit sur la petite plaque paralysait sa raison, glaçait son corps.

Elle n’avait aucune preuve tangible que celui qui habitait ici et qui s’appelait « Kawana » soit Tengo Kawana. Kawana n’était pas un patronyme tellement répandu sans pour autant, évidemment, être aussi exceptionnel que, par exemple, « Aomamé ». Cependant, si le Nabot était lié à Tengo, d’une façon ou d’une autre, comme elle le supposait, l’hypothèse que ce « Kawana » soit bien « Tengo Kawana » devenait plus crédible. Le numéro de l’appartement était le 303. Le hasard voulait que ce soit le même numéro que là où elle vivait.

Que faire ? Aomamé se mordit les lèvres avec force. Ses pensées tournaient en rond dans sa tête, sans trouver d’issue. Que faire ? Mais elle ne pouvait pas rester plantée éternellement devant les boîtes aux lettres. Elle se décida et gravit l’escalier peu avenant en béton jusqu’au deuxième étage. Ici ou là, le sol sombre montrait des craquelures dues aux années. Qui produisaient des sons désagréables sous les semelles de ses baskets.

Puis Aomamé se retrouva face à l’appartement 303. Une porte en acier banale, sur laquelle une carte imprimée au nom de « Kawana » était apposée. Seul figurait le nom de famille. Ces deux uniques idéogrammes lui donnèrent une sensation de terrible sécheresse, comme s’ils étaient faits en une matière inorganique. Mais en même temps, ils abritaient une énigme. Aomamé demeura campée devant la porte, immobile, l’oreille aux aguets. Tous ses sens aiguisés. Rien qui s’apparentait à un son n’était perceptible de l’autre côté de la porte. Elle ne savait même pas si c’était allumé à l’intérieur. Il y avait une sonnette à côté de la porte.

Aomamé hésita. Elle se mordit les lèvres, se perdit dans ses pensées. Faut-il que j’appuie sur cette sonnette ?

Et si c’était un piège ? Peut-être que derrière la porte se dissimule le Nabot, qui m’attend, un sourire hideux aux lèvres, tel un méchant gnome au fond de la forêt. Il s’est délibérément exposé sur le toboggan, il a réussi à me faire sortir de chez moi par ruse, et il est tapi là, prêt à me capturer. Il savait que j’étais à la recherche de Tengo, et c’était ainsi qu’il m’a appâtée. Ce type retors, ignoble, a su peser de toutes ses forces sur le point sensible. Et il n’y avait pas d’autre méthode, en effet, pour me faire ouvrir la porte de mon appartement.

Aomamé s’assura qu’il n’y avait personne et sortit son arme de sous son jean. Après avoir ôté le cran de sûreté, elle mit le pistolet dans la poche de sa veste afin d’être en mesure de le saisir à l’instant. La main droite serrée sur la crosse, l’index sur la détente. Et de la main gauche, elle appuya sur la sonnette.

Elle entendit l’écho se répercuter dans l’appartement. Un carillon lent, qui ne s’accordait pas avec le rythme rapide de son cœur. Elle serra son arme plus fort, attendit que la porte s’ouvre. Mais la porte ne s’ouvrit pas. Elle n’avait pas l’impression que quelqu’un, à l’intérieur, la scrutait par le trou de la serrure. Elle patienta un instant puis sonna à nouveau. Le carillon retentit. Un branle si sonore que les habitants de l’arrondissement de Suginami durent lever la tête et dresser l’oreille. La main droite d’Aomamé se couvrit de sueur sur la crosse du pistolet. Mais il n’y eut pas de réponse.

Il vaut mieux que je m’en aille, songea-t-elle. L’occupant de l’appartement 303, ledit Kawana, qui que ce soit, est absent. Et ce sinistre Nabot se cache dans l’immeuble. Il y a du danger à rester plus longtemps. Elle descendit l’escalier en hâte, et après un dernier coup d’œil sur les boîtes aux lettres, sortit du bâtiment. Elle baissa la tête, traversa précipitamment la partie éclairée, se dirigea vers les rues. Elle se retourna, vérifia que personne ne la suivait.

Il y avait beaucoup de choses sur quoi elle devait réfléchir. Et tout autant sur quoi elle devait trancher. Elle remit à tâtons le cran de sûreté. Puis, prenant garde de n’être vue de personne, elle coinça de nouveau le pistolet à l’arrière de la ceinture de son jean. Je ne dois pas avoir trop d’attentes, se répétait Aomamé. Je ne dois pas avoir trop d’espoirs. Le Kawana qui habite là-bas, c’est peut-être Tengo, oui. Mais peut-être pas. Dès que l’espérance se lève, le cœur se met en mouvement. Et quand les espoirs ont été trahis, vient le découragement. Le découragement appelle l’impuissance. On baisse sa garde par imprudence. Là réside pour moi maintenant le plus grand péril.

Je ne sais pas très bien jusqu’à quel degré le Nabot a compris la situation. Mais le fait est qu’il s’est rapproché de moi. Au point qu’il lui suffirait d’allonger le bras pour me toucher. Je dois rester sur mes gardes, me montrer vigilante à l’extrême. C’est un type excessivement dangereux. Une minuscule erreur pourrait m’être fatale. Avant tout, je dois rester loin de ce vieil immeuble. Il se cache quelque part là-dedans. Il concocte quelque ruse pour m’attraper. Tout comme une araignée venimeuse qui tisse sa toile dans les ténèbres.

Le temps qu’elle rentre chez elle, sa résolution s’était affermie. Elle n’avait qu’un chemin à emprunter.

 

Cette fois, Aomamé composa le numéro de téléphone de Tamaru jusqu’au bout. Après douze sonneries, elle raccrocha. Elle ôta sa casquette et sa parka, remit son arme dans le tiroir de la commode, but deux verres d’eau. Elle fit chauffer la bouilloire pour se préparer du thé. Par les interstices des rideaux, elle épia le jardin au bout de la rue. Vérifia qu’il n’y avait personne. Se planta devant la glace du cabinet de toilette, se brossa les cheveux. Ses doigts n’arrivaient pas encore à se mouvoir aisément. De la tension subsistait. Alors qu’elle versait de l’eau chaude dans la théière, la sonnerie du téléphone retentit. Bien entendu, c’était Tamaru.

« Je viens de voir le Nabot », dit Aomamé.

Silence. « Quand vous dites : “Je viens de voir…”, cela signifie qu’il n’est plus là maintenant ?

— En effet, fit Aomamé. Il y a quelques instants, il était dans le jardin, en face de la résidence. Mais à présent il n’est plus là.

— Quelques instants… c’est-à-dire ?

— Il y a quarante minutes.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas téléphoné plus tôt ?

— Il fallait que je le suive. Immédiatement. Je n’ai pas eu le temps de vous appeler. »

Tamaru soupira lentement. Comme s’il se forçait à expirer.

« Vous l’avez suivi ?

— Je ne voulais pas qu’il m’échappe.

— Je croyais que vous ne deviez sortir sous aucun prétexte ? »

Aomamé choisit soigneusement ses mots. « Il m’était impossible de rester là assise à le regarder… alors que le danger approchait. Même si je vous avais contacté, vous n’auriez pas pu venir à l’instant. Je ne me trompe pas ? »

Tamaru eut un petit bruit d’arrière-gorge. « Alors vous avez suivi le Nabot.

— Il ne semblait absolument pas se douter que quelqu’un était sur ses pas.

— Les pro savent faire comme si », remarqua Tamaru.

Oui, il avait raison. C’était peut-être un piège subtilement agencé. Mais pas question qu’elle en convienne devant lui. « Oui, bien entendu, vous, vous en seriez capable. Mais à ce que j’ai vu, le Nabot ne vous arrive pas à la cheville. Il est sans doute compétent. Mais rien à voir avec vous.

— Il disposait peut-être de renforts.

— Non. J’en suis sûre, il était seul. »

Tamaru marqua une courte pause. « Bon. Et alors, vous avez trouvé quelle était sa destination ? »

Aomamé indiqua à Tamaru l’adresse de l’immeuble, lui décrivit son apparence extérieure. De quel appartement s’agissait-il ? Elle l’ignorait. Tamaru nota ce qu’elle lui disait. Il lui posa quelques questions, auxquelles Aomamé répondit franchement, autant qu’elle le put.

« Lorsque vous l’avez aperçu, dites-vous, cet homme était dans le jardin en face de votre résidence ?

— Oui.

— Et qu’est-ce qu’il faisait là ? »

Aomamé lui expliqua que l’homme était assis en haut du toboggan et qu’il était resté un long moment la tête levée vers le ciel. Mais elle ne dit pas un mot des deux lunes.

« Il regardait le ciel ? » fit Tamaru. Elle pouvait percevoir par l’intermédiaire du combiné le bruit que faisait son esprit tournant à vitesse supérieure.

« Oui, le ciel, la lune, les étoiles, ce genre de choses…

— Et il s’exposait ainsi sans défense en haut du toboggan.

— Oui, en effet.

— Vous ne trouvez pas ça bizarre ? » demanda Tamaru. Sa voix était dure et sèche. Elle lui évoquait un végétal du désert capable de survivre même s’il n’y a qu’un seul jour de pluie en une année.

« Cet homme vous a suivie. Il était presque à un pas de chez vous. Ce n’est tout de même pas rien. Et pourtant, depuis un toboggan, il lève la tête tranquillement pour contempler le ciel nocturne d’hiver. Il n’accorde pas la moindre attention à l’appartement où vous habitez. Pour moi, tout cela n’a aucune logique.

— Sûrement. Tout cela est étrange, illogique. Je suis d’accord. En tout cas, il n’était pas question que je laisse filer ce type. »

Tamaru soupira. « Oui, mais j’estime que c’était très dangereux. »

Aomamé garda le silence.

« Vous l’avez suivi, bon, mais après, l’énigme en a-t-elle été un peu éclaircie ? interrogea Tamaru.

— Non, répondit Aomamé. Cependant, quelque chose a attiré mon attention.

— Oui, et quoi ?

— En examinant les boîtes aux lettres de l’entrée, j’ai vu qu’il y avait un certain Kawana qui habitait au deuxième étage.

— Et alors ?

— Vous connaissez, je suppose, le best-seller de cet été, le roman intitulé La Chrysalide de l’air ?

— Vous savez, moi aussi, je lis les journaux. Ériko Fukada, l’auteur, était la fille d’adeptes des Précurseurs. Elle a disparu on ne sait où, on a supposé qu’elle avait été enlevée par la secte. La police a enquêté. Mais je n’ai pas encore lu le livre.

— Ériko Fukada n’est pas simplement la fille d’adeptes. Son père était le leader des Précurseurs. Autrement dit, elle est la fille de l’homme que j’ai expédié de l’autre côté. Et Tengo Kawana a été engagé par l’éditeur pour travailler comme ghost writer, c’est lui qui a considérablement remanié La Chrysalide de l’air. Ce livre, en fait, est une œuvre qui leur est commune à tous les deux. »

Un long silence tomba. Elle aurait eu le temps d’aller tout au bout d’un très long appartement, d’ouvrir un dictionnaire, d’y rechercher un mot, puis de revenir. Après quoi Tamaru reprit la parole.

« Ce Kawana qui habite là-bas, rien ne vous prouve qu’il s’agisse de Tengo Kawana ?

— Pas pour le moment, en convint Aomamé. Mais si c’est bien la même personne, tout devient plus logique.

— Les fragments s’emboîtent mieux, continua Tamaru. Comment se fait-il que vous sachiez que ce Tengo Kawana est le ghost writer de La Chrysalide de l’air ? Cela n’a sûrement pas été rendu public. Sinon, il y aurait eu un énorme scandale.

— Je le sais de la bouche même du leader. Juste avant de mourir, il me l’a appris. »

La voix de Tamaru devint un peu plus froide. « Vous ne pensez pas que vous auriez dû me communiquer tout cela plus tôt ?

— À ce moment-là, je n’imaginais pas que c’était aussi important. »

Il y eut de nouveau un silence. Aomamé ignorait à quoi Tamaru songeait. Mais elle savait qu’il n’aimait pas beaucoup les excuses.

« Eh bien, soit, déclara-t-il finalement. C’est comme ça. Pour le moment, allons au plus court. En somme, ce que vous voulez me dire, c’est que le Nabot a gardé l’œil sur le dénommé Tengo Kawana. Et qu’il s’en est servi comme d’un fil conducteur pour approcher de votre cache.

— C’est ce que je suppose.

— Moi, je ne comprends pas très bien, continua Tamaru. Pour quelle raison ce Tengo Kawana serait-il un fil conducteur qui mènerait à vous ? Il n’y a tout de même aucun lien entre Tengo Kawana et vous, non ? En dehors du fait que vous avez réglé son compte au père d’Ériko Fukada, pour qui Tengo Kawana avait travaillé comme ghost writer.

— Il y a des liens, répondit Aomamé d’une voix atone.

— Il existe une relation directe entre Tengo Kawana et vous ? C’est ce que vous voulez dire ?

— Autrefois, lui et moi, nous étions dans la même classe, à l’école primaire. Et je pense que Tengo est le père de l’enfant que je porte. Mais je ne suis pas en mesure de vous donner d’autres explications. Il s’agit là, comment dire, de quelque chose de tout à fait personnel. »

Elle entendit par le combiné l’extrémité du stylo-bille qui tapotait sur la table. Rien d’autre.

« Quelque chose de personnel », répéta Tamaru. À sa voix, on aurait dit qu’il avait trouvé quelque animal rare posé sur une pierre plate d’un jardin.

« Désolée, fit Aomamé.

— Bon, d’accord. C’est quelque chose de tout à fait personnel. Je ne vous questionnerai pas davantage, dit Tamaru. Mais alors, concrètement, que voulez-vous que je fasse ?

— Ce que je voudrais savoir, d’abord, c’est si le Kawana qui habite là-bas est vraiment Tengo Kawana. Si c’était possible, j’aurais aimé m’en assurer moi-même. Mais ce serait trop dangereux que je m’approche de l’immeuble.

— Cela va sans dire, fit Tamaru.

— Et puis le Nabot se terre sûrement dedans, quelque part, et il trame Dieu sait quoi. S’il parvient à découvrir l’endroit où je vis, il faudra prendre des mesures.

— Le gars a déjà compris qu’il y avait des liens entre vous et Madame. Il a halé jusqu’à lui quelques indices, très soigneusement, et il les a reliés. Bien entendu, je ne vais pas le laisser tranquille.

— J’ai une autre demande à vous faire, dit Aomamé.

— Allez-y.

— Si c’est vraiment Tengo Kawana qui vit là-bas, je voudrais qu’il ne lui arrive rien de mal. S’il faut malgré tout qu’il subisse des coups, je veux prendre sa place. »

Tamaru garda de nouveau le silence. Cette fois, Aomamé n’entendit pas les tapotements de son stylo-bille. Elle n’entendit pas le moindre bruit. Tamaru était plongé dans ses réflexions, dans un monde dépourvu de son.

« Pour les deux premières questions, je devrais pouvoir m’en charger, dit Tamaru. Cela entre dans le cadre de mon travail. Mais pour la troisième, je ne peux rien dire. Il y a là-dedans trop d’éléments personnels imbriqués, trop de facteurs que je suis incapable de comprendre. En outre, par expérience, je sais qu’il n’est pas simple de vouloir résoudre d’un seul coup trois questions. Que cela nous plaise ou non, il faut décider des priorités.

— Eh bien, cela ne fait rien. Suivez l’ordre de vos priorités. Mais j’aimerais que vous gardiez ceci en tête. Il me faut retrouver Tengo coûte que coûte tant que je suis en vie. Il y a quelque chose que je dois lui transmettre.

— Je le garderai en tête, répondit Tamaru. Enfin, tant qu’il me reste suffisamment de place dedans.

— Merci.

— Ce que vous m’avez confié aujourd’hui, je dois le communiquer à Madame. C’est un problème délicat. Je ne peux pas agir seul. Nous allons interrompre notre conversation maintenant. Ne sortez plus. Restez enfermée à l’intérieur de chez vous, porte verrouillée. Dès que vous serez dehors, les ennuis commenceront. Peut-être d’ailleurs qu’ils sont déjà là.

— En échange, j’ai réussi à saisir un certain nombre de faits sur notre homme.

— Oui, oui, répondit Tamaru d’une voix résignée. Étant donné ce que vous m’avez appris, j’admets que vous avez fait un bon travail. Mais ne soyez pas imprudente. Nous ne savons pas encore si le gars n’est pas en train de concocter je ne sais quel projet. Et puis, d’après la situation, il a sûrement derrière lui une organisation. Vous avez toujours ce que je vous avais remis…

— Bien sûr.

— Gardez-le à portée de main.

— C’est entendu. »

Il y eut une courte pause et la communication fut coupée.

 

Aomamé se plongea dans l’eau chaude de la baignoire immaculée et pensa à Tengo pendant que son corps se réchauffait lentement. À Tengo qui, peut-être, vivait dans cet appartement, au deuxième étage du vieil immeuble. Lui revinrent en tête la porte en fer sans charme, la carte portant son nom glissée dans la case. Sur laquelle le nom « Kawana » était imprimé. Derrière la porte, ce logement, quel était-il ? Quelle sorte de vie s’y déroulait ?

Dans l’eau, elle posa ses mains sur ses seins, les caressa doucement. Ses mamelons avaient grandi et durci, ils étaient aussi plus sensibles. Ah, si c’étaient les paumes de Tengo, se dit Aomamé. Elle imagina ses paumes larges et épaisses. Puissantes et douces. Si ses seins étaient enveloppés dans ses mains, elle ressentirait un bonheur extrême et une paix sans nom. Aomamé remarqua aussi que ses seins étaient un peu plus gros qu’auparavant. Ce n’était pas une illusion. Ils avaient gonflé, leurs courbes s’étaient faites plus opulentes. Peut-être en raison de sa grossesse. Mais non. Mes seins sont simplement devenus plus gros sans qu’il y ait de relation avec mon état. Cela fait partie du processus de ma métamorphose.

Elle posa la main sur son ventre. Le renflement n’était pas encore très prononcé. Et elle n’éprouvait aucun malaise. Mais dans ses profondeurs se cachait la petite chose. Elle le savait. Peut-être, songea-t-elle soudain, n’est-ce pas à ma vie qu’ils en veulent. Mais plutôt à celle de la petite chose. Est-ce qu’ils tenteraient de s’en emparer, en même temps que moi, par mesure de rétorsion ? Du fait que j’ai tué le leader ? À cette pensée, elle se mit à trembler. Elle était de plus en plus résolue à retrouver Tengo. Je dois unir mes forces à celles de Tengo, pensa-t-elle. Et nous veillerons précieusement sur la petite chose. Jusqu’à présent, dans ma vie, beaucoup de choses importantes m’ont été dérobées. Mais elle, personne ne me la prendra.

Elle se mit au lit et lut un moment. Mais le sommeil ne venait pas. Elle ferma son livre, se replia délicatement sur elle-même comme pour se protéger le ventre. Une joue contre l’oreiller, elle songea à la grosse lune d’hiver qui brillait dans le ciel du jardin. Et puis à la petite verte qui lui servait d’escorte. MOTHER et DAUGHTER. Leurs clartés mêlées baignaient les branches défeuillées de l’orme. Elle pensa que Tamaru, en ce moment même, était en train de mûrir un plan subtil afin de régler la situation. Son cerveau tournait à plein régime. Aomamé le visualisait, les sourcils froncés, en train de tapoter le bout de son stylo-bille sur la table. Comme s’il était guidé par ce rythme monotone et ininterrompu, le doux habit du sommeil l’enveloppa enfin.