Tengo
Du vrai sang rouge
« ENSUITE, DURANT TROIS JOURS, il ne s’est rien passé, continua Komatsu. Je mangeais la nourriture que l’on m’apportait, la nuit venue, je m’endormais sur le lit étroit, le matin, je me réveillais, et je faisais mes besoins dans les petites toilettes au fond de la pièce. Il y avait une porte qui protégeait des regards, mais elle ne fermait pas à clé. C’était encore la période où les chaleurs de l’été se prolongeaient mais la bouche d’aération était sans doute reliée à la climatisation, et il ne faisait pas trop chaud. »
Tengo écoutait le récit de Komatsu sans un mot.
« On m’apportait à manger trois fois par jour. À quelle heure, je n’en sais rien. On m’avait enlevé ma montre, et comme il n’y avait pas de fenêtre dans la pièce, je ne sentais presque plus la différence entre le jour et la nuit. J’avais beau tendre l’oreille, je n’entendais aucun bruit. Sans doute mes propres bruits ne s’entendaient-ils pas non plus. Je ne devinais pas dans quel genre d’endroit j’avais été amené. J’avais seulement la sensation vague que je me trouvais dans un lieu isolé et perdu. Toujours est-il que là, durant trois jours, rien ne s’est produit. Et je ne suis même pas vraiment sûr que cette situation ait duré trois jours. On m’a apporté neuf repas au total, que j’ai mangés quand ils m’étaient présentés. La lumière a été éteinte trois fois, et je me suis endormi trois fois. De nature, j’ai le sommeil léger et irrégulier mais là, pourquoi ? je l’ignore… je m’endormais sans problème. C’est une histoire étrange, quand on y pense. Mais enfin, tu me suis jusqu’ici ? »
En silence, Tengo opina de la tête.
« Pendant ces trois jours, je n’ai pas ouvert la bouche. C’était un homme jeune qui m’apportait à manger. Maigre, avec une casquette de base-ball, et un masque chirurgical blanc. Il portait une sorte d’ensemble de gymnastique et, aux pieds, des baskets sales. Il arrivait avec un plateau sur lequel était posée la nourriture, avec des assiettes en carton, un couteau, une fourchette, une cuillère en plastique tout mince. Et quand j’avais fini de manger, il remportait le tout. C’étaient des plats tout prêts, ordinaires. Je ne dirais pas qu’ils étaient bons, mais pas non plus immangeables. Il n’y en avait pas une grosse quantité. Comme j’avais faim, je mangeais tout, sans rien laisser. Ça aussi, c’est bizarre. D’habitude, je n’ai pas d’appétit et parfois, je vais jusqu’à oublier de manger, mais voilà. La boisson, c’était du lait et de l’eau minérale. On ne m’a offert ni café ni thé. Ni single malt ni bière à la pression. Pas de cigarettes non plus. Il a bien fallu que je m’y fasse. Je n’étais pas venu me reposer dans un hôtel d’une station touristique. »
Comme s’il se souvenait qu’il pouvait à présent fumer à sa guise, Komatsu sortit alors un paquet rouge de Marlboro, mit une cigarette à sa bouche, l’alluma avec une allumette en carton. Il aspira lentement une bouffée de tabac, la laissant pénétrer au fond des poumons, puis il souffla et grimaça.
« Le type qui m’apportait à manger est resté tout le temps muet. Ses supérieurs lui avaient probablement interdit de parler. Ce devait être un sous-fifre préposé à toutes sortes de tâches. Mais sûrement pratiquait-il un quelconque art martial. C’est l’impression qu’il me donnait avec ses mouvements nets et très contrôlés.
— De votre côté, vous n’avez pas posé de question ?
— Ah… j’avais bien compris qu’il ne me répondrait pas. Alors je suis resté silencieux. Je mangeais la nourriture qu’on m’apportait, je buvais le lait, quand les lumières s’éteignaient, je dormais sur le petit lit, quand on allumait, je me réveillais. Le matin, l’homme arrivait avec un rasoir électrique et une brosse à dents. Je me rasais et me lavais les dents. Quand j’avais fini, il m’enlevait rasoir et brosse à dents. En dehors du papier toilette, il n’y avait quasiment rien dans cette pièce. Je n’ai jamais pu me doucher, je ne me suis pas changé, mais je ne songeais ni à prendre une douche ni à me changer. Il n’y avait pas de miroir, cependant ce n’était pas spécialement gênant. Le pire, et de loin, ç’a été l’ennui. Parce que, depuis le moment où j’ouvrais les yeux jusqu’à celui où je m’endormais, j’étais tout seul dans cette pièce blanche, cubique comme un dé, et, bien sûr, je ne disais pas un mot. Alors, forcément, je m’ennuyais. Moi qui suis accro à l’imprimé, j’aurais voulu lire n’importe quoi, je ne sais pas, même le menu d’un room service… Mais non, il n’y avait ni livre, ni journal, ni revue. Pas de télévision, pas de radio, pas de jeu. Personne à qui parler. Tout ce que je pouvais faire, c’était rester assis, à contempler le sol, les murs, le plafond, et c’était tout. C’était vraiment incroyable. Parce que, hein, je marche dans la rue, je suis alpagué par des types invraisemblables, qui me font respirer du chloroforme, et hop, qui m’embarquent Dieu sait où, et je me retrouve séquestré dans une pièce bizarre, où il n’y a même pas de fenêtre. C’est tout de même une situation insensée. Et je me suis ennuyé à en devenir presque fou. »
Durant un instant, Komatsu fixa avec émotion la cigarette dont la fumée s’élevait entre ses doigts, puis il fit tomber les cendres dans le cendrier.
« Je crois que c’est pour me déstabiliser qu’ils m’ont laissé comme ça pendant trois jours dans cette petite pièce en n’ayant strictement rien à faire. Ils connaissaient les techniques pour fragiliser un homme, pour lui saper le moral. Le quatrième jour – enfin, après le quatrième petit déjeuner –, deux hommes ont fait leur apparition. J’ai pensé que c’étaient ceux qui m’avaient enlevé. Quand j’ai été agressé, ça s’est déroulé d’une manière très rapide, je n’y ai rien compris et je n’ai pas même vu le visage de mes assaillants. Mais une fois que j’ai été face à ces deux hommes, petit à petit, des souvenirs me sont revenus en tête. Ils m’avaient enfourné dans la voiture, ils m’avaient tordu le bras avec une telle force que j’ai cru qu’il allait se casser, ils m’avaient flanqué sur le nez et la bouche un chiffon imprégné d’un narcotique. Et durant tout ce temps, ils étaient restés totalement silencieux. Tout ça s’était passé en un éclair. »
Komatsu eut une petite grimace en se souvenant de ces moments.
« L’un des deux n’était pas très grand, mais assez costaud, et les cheveux coupés ras. De teint plutôt brun, les pommettes saillantes. L’autre était grand, les membres longs, les joues creuses, les cheveux attachés en arrière. À les voir l’un à côté de l’autre, ils faisaient penser à un duo de comiques. Le grand maigre et le petit trapu avec sa barbichette. Mais au premier coup d’œil, je me suis dit : Oh oh, ils sont dangereux, ces gars-là ! Le genre à faire s’il le faut ce qu’il faut sans hésiter. Des manières très calmes, qui les rendaient encore plus angoissants. Des yeux qui donnaient une impression de froideur atroce. Ils portaient l’un et l’autre un pantalon en coton noir et une chemise blanche à manches courtes. Ils avaient dans les vingt-cinq ans ou un peu plus, et le petit rasé paraissait légèrement plus âgé. Ni l’un ni l’autre n’avaient de montre. »
Tengo attendit en silence la suite du récit.
« Celui qui parlait, c’était Tête-de-moine. L’autre, le grand maigre à la queue-de-cheval, ne disait pas un mot, ne faisait pas le moindre mouvement, et il restait debout, raide, figé, devant la porte. Il avait l’air de tendre l’oreille à ce que nous disions, Tête-de-moine et moi, mais peut-être au fond n’écoutait-il rien du tout. Tête-de-moine était assis sur une chaise pliante qu’il avait apportée et il parlait face à moi. Comme il n’y avait pas d’autre chaise, moi, j’étais assis sur le lit. Il était parfaitement inexpressif. Il fallait bien que ses lèvres bougent pour parler, mais sinon, rien d’autre ne bougeait. On aurait dit une marionnette. Comme celles qu’utilisent les ventriloques. »
Pour commencer, Tête-de-moine questionna Komatsu : « Est-ce que vous avez une idée des raisons pour lesquelles vous avez été amené ici, de qui nous sommes, du lieu où nous nous trouvons ? » Komatsu répondit que non, il n’en avait pas la moindre idée. Tête-de-moine l’observa un moment d’un regard dépourvu de toute profondeur. Puis : « Si vous deviez faire une supposition, quelle serait-elle ? » demanda-t-il. Son langage était poli mais, à son ton, on comprenait qu’il n’était pas question de se défiler. Sa voix était glacée et rigide, comme une règle métallique qu’on aurait abandonnée longtemps au réfrigérateur.
Après une courte hésitation, et puisque lui était réclamé d’avancer une hypothèse à tout prix, Komatsu répondit honnêtement qu’il pensait qu’il y avait un lien avec l’affaire de La Chrysalide de l’air. Aucune autre idée ne lui venait à l’esprit. Par conséquent, continua-t-il, il se peut que vous soyez en lien avec Les Précurseurs et que ce lieu se situe à l’intérieur de la secte. Il lui était difficile de s’aventurer au-delà.
Tête-de-moine ne confirma ni n’infirma les paroles de Komatsu. Il ne répondit rien, se contentant de le fixer dans les yeux. Komatsu à son tour garda le silence.
« Eh bien, parlons donc sur cette base, proposa Tête-de-moine, sur un ton calme. À partir de maintenant, ce que nous dirons se situera dans le prolongement de votre hypothèse. Prenons-la comme base de départ. Êtes-vous d’accord ?
— Parfait », répondit Komatsu. Ils cherchaient à poursuivre l’entretien en usant de voies détournées. Ce n’était pas un mauvais présage. S’ils avaient eu l’intention de ne pas le rendre vivant, il aurait été inutile d’en passer par des procédés aussi compliqués.
« En tant qu’éditeur de votre société, vous vous êtes chargé de publier La Chrysalide de l’air, le roman d’Ériko Fukada. Nous sommes d’accord ? »
Komatsu confirma. C’était là un fait notoire.
« Selon ce que nous avons compris, diverses actions illicites ont été effectuées afin que La Chrysalide de l’air soit couronnée par le prix des nouveaux auteurs de votre revue. Avant que le manuscrit présenté au concours ne soit soumis au comité de sélection, il a été profondément remanié par une tierce personne, sous votre directive. L’ouvrage réécrit incognito a obtenu le prix des nouveaux auteurs, puis, une fois publié sous forme de livre, il est devenu un best-seller. Je ne me trompe pas, n’est-ce pas ?
— C’est une façon de voir les choses, répondit Komatsu. Il peut arriver qu’un manuscrit soit réécrit selon les conseils d’un éditeur… »
Tête-de-moine leva devant lui les paumes de ses mains et lui coupa la parole.
« Qu’un auteur reprenne son manuscrit en suivant les propositions de son éditeur, je ne dis pas que c’est illicite. Évidemment. Mais qu’un tiers remanie le texte afin de remporter un prix, c’est inqualifiable. Sans compter que vous avez créé une société fantôme pour vous répartir les droits d’auteur. Je ne sais pas comment cela pourrait être interprété au regard de la loi, mais sur le plan moral, vous seriez l’objet d’une réprobation sévère. Vous êtes parfaitement inexcusable. Les journaux ou les revues en auraient fait leurs choux gras, et la réputation de votre maison d’édition aurait été ruinée. Je suppose que vous le savez très bien, monsieur Komatsu. Nous avons compris l’ensemble des faits jusqu’aux plus petits détails, et nous pouvons les révéler publiquement, y compris avec des preuves concrètes. Il serait donc préférable que vous cessiez vos stupides faux-fuyants. Avec nous, ça ne marche pas. C’est une perte de temps pour tout le monde. »
Komatsu acquiesça en silence.
« Et si nous en arrivions là, vous devriez évidemment démissionner de votre société. Pas seulement, d’ailleurs, vous seriez exclu de ce domaine d’activité. Vous n’auriez nulle part où vous réfugier. Du moins officiellement.
— C’est probable, en convint Komatsu.
— Mais pour le moment, le nombre de personnes au courant de cette réalité est limité, poursuivit Tête-de-moine. Vous, Ériko Fukada, le Pr Ébisuno, et Tengo Kawana, qui s’est chargé de la réécriture. Et sinon, seulement quelques personnes. »
Komatsu répondit en choisissant ses mots.
« Pour prolonger notre hypothèse de travail, lorsque vous dites “quelques personnes”, je suppose qu’il s’agit de membres des Précurseurs. »
Tête-de-moine eut un infime mouvement de la tête pour opiner.
« En effet, toujours selon cette hypothèse. »
Tête-de-moine ménagea une pause, attendit que cette prémisse pénètre dans l’esprit de Komatsu. Puis il poursuivit.
« Donc, si notre hypothèse était juste, ils pourraient faire ce qu’ils voudraient de vous. Ils pourraient vous retenir autant qu’il leur plairait comme un hôte de choix dans cette pièce. Ce ne serait pas un problème. Ou bien, si le temps leur était compté, ils pourraient aussi envisager bien d’autres options. Parmi lesquelles certaines, qu’il serait difficile de qualifier d’agréables pour les uns comme pour les autres. Quoi qu’il en soit, ils ont pour eux le pouvoir et les moyens. Vous avez saisi, je suppose.
— Je pense que oui, j’ai saisi, répondit Komatsu.
— Très bien », dit Tête-de-moine.
Il leva en silence un doigt et Queue-de-cheval quitta la pièce. Ce dernier revint peu après en apportant un téléphone. Il le brancha à une prise au sol et approcha l’appareil de Komatsu. Tête-de-moine ordonna à Komatsu d’appeler sa maison d’édition.
« Vous avez attrapé un mauvais rhume, vous avez de la fièvre, vous restez couché quelques jours. Vous ne pourrez donc pas aller travailler pendant un certain temps. Dites seulement cela et raccrochez. »
Komatsu appela un collègue, transmit ce qu’il devait transmettre et raccrocha sans répondre aux questions de son interlocuteur. Après un petit signe de Tête-de-moine, Queue-de-cheval débrancha l’appareil et sortit de la pièce en l’emportant. Tête-de-moine contempla un bon moment le dessus de ses mains comme s’il se livrait à une inspection. Puis il se tourna vers Komatsu. Dans sa voix, on pouvait déceler quelque chose qui s’apparentait à une légère amabilité.
« Ce sera tout pour aujourd’hui, déclara-t-il. La suite, ce sera pour un autre jour. Jusque-là, méditez bien sur ce qui s’est dit aujourd’hui. »
Puis les deux hommes sortirent. Komatsu passa les dix jours suivants dans le silence, dans la pièce exiguë. Trois fois par jour, l’homme jeune toujours masqué lui apportait des plats peu appétissants. Le quatrième jour, on lui fournit une espèce de pyjama en coton pour se changer, mais jusqu’à la fin, il ne put prendre de douche. Il pouvait seulement se laver le visage au petit lavabo des toilettes. Et ses sensations des jours qui passaient devenaient de plus en plus incertaines.
Komatsu imaginait qu’il avait peut-être été amené au siège même de la secte, dans la province de Yamanashi. Une fois, il en avait vu des images au journal télévisé. C’était un domaine entouré d’une haute palissade, comme un territoire jouissant des privilèges de l’exterritorialité, au fin fond des montagnes. D’où il était totalement impossible de s’enfuir ou même d’espérer être aidé. S’il était assassiné (c’était sans doute le sens des paroles de Tête-de-moine : « Certaines options qu’il serait difficile de qualifier d’agréables… »), son corps ne serait jamais retrouvé. C’était la toute première fois qu’il ressentait la mort avec autant de réalité. Ou de proximité.
Le dixième jour après qu’il eut téléphoné à sa maison d’édition (sans doute le dixième, mais il n’en était pas absolument certain), les deux hommes réapparurent enfin. Tête-de-moine paraissait avoir minci depuis leur dernière rencontre, et ses pommettes n’en ressortaient que davantage. Ses yeux glacés, implacables, étaient à présent injectés de sang. Il s’assit sur la chaise en aluminium qu’il avait apportée, comme l’autre fois, et fit face à Komatsu, de l’autre côté de la table. Durant un long moment, il n’ouvrit pas la bouche. Il se contentait d’observer l’éditeur, le scrutant de ses yeux rougis.
Queue-de-cheval était semblable à lui-même. Il était campé tout raide devant la porte, et restait les yeux rivés sur un point imaginaire de l’espace, sans la moindre expression. Bien entendu, les deux hommes avaient revêtu un pantalon noir et une chemise blanche. C’était sans doute une sorte d’uniforme.
« Poursuivons donc notre conversation précédente, déclara enfin Tête-de-moine. Nous parlions, vous vous en souvenez, n’est-ce pas ? de la manière dont nous pouvions vous traiter ici… »
Komatsu acquiesça. « Il y a certaines options qu’il aurait été difficile de qualifier d’agréables, pour tout le monde…
— Vous avez vraiment une bonne mémoire, répondit Tête-de-moine. Exactement. Nous pouvons envisager une issue des plus désagréables. »
Komatsu resta silencieux. Tête-de-moine poursuivit.
« Mais il s’agit là uniquement d’une éventualité théorique. En fait, eux aussi préféreraient ne pas avoir à adopter les options les plus extrêmes. Si vous disparaissiez maintenant, comme ça, subitement, la situation n’en serait que plus compliquée. Comme lorsque Ériko Fukada s’était volatilisée. Il n’y aurait peut-être pas beaucoup de gens à qui vous manqueriez, mais vous êtes un éditeur talentueux. Dans votre milieu, on vous respecte, on vous admire. Sans compter que votre ex-femme n’apprécierait pas du tout que sa pension lui soit réglée avec des mois et des mois de retard. Donc, pour eux, ce ne serait pas un développement souhaitable. »
Komatsu eut une toux sèche, il avala sa salive.
« Ils ne vous critiquent pas à titre personnel, ils ne cherchent pas non plus à vous punir. Ils ont compris qu’avec la publication de La Chrysalide de l’air, vous n’aviez pas pour dessein d’attaquer une organisation religieuse spécifique. Au début, vous ne saviez même pas que La Chrysalide de l’air était liée à une association. Vous avez élaboré votre projet frauduleux, à l’origine, dans l’idée de vous amuser, et aussi par ambition. En cours de route, des sommes d’argent non négligeables sont entrées dans la danse. Ce n’est pas facile tous les jours, n’est-ce pas, pour un simple salarié, de continuer à verser une pension alimentaire à son ex-épouse et des frais pour les enfants. Là-dessus, vous avez entraîné Tengo Kawana, enseignant dans une école préparatoire, aspirant romancier, qui ignorait tout de la situation. Votre plan en lui-même était plaisant, sophistiqué, mais l’œuvre sélectionnée et l’auteur… ? S’agissait-il d’un bon choix ? Sûrement pas. Puis l’affaire a pris des proportions bien plus considérables. Vous étiez comme des civils qui se sont aventurés au-delà de la ligne de front et qui se retrouvent sur un champ de mines. Vous ne pouviez ni avancer ni reculer. Pas vrai, monsieur Komatsu ?
— Oh… sans doute…, répondit Komatsu de manière ambiguë.
— On dirait que vous n’avez pas tout à fait compris un certain nombre de choses, répliqua Tête-de-moine en regardant l’éditeur, les yeux légèrement plissés. Sinon, vous ne parleriez pas avec un tel détachement, comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre. Précisons clairement la situation. Vous êtes réellement en plein milieu d’un champ de mines. »
Komatsu acquiesça en silence.
Tête-de-moine ferma les yeux, et environ dix secondes plus tard, les rouvrit.
« Il est certain que vous êtes dans le pétrin. Mais essayez de comprendre que la situation leur a créé de vrais problèmes, à eux aussi. »
Komatsu rassembla son courage et ouvrit la bouche.
« Puis-je vous poser une question ?
— Allez-y, si je suis en mesure de vous répondre.
— Du fait de la publication de La Chrysalide de l’air, nous aurions causé quelques désagréments à cette association religieuse ? C’est ce que vous voulez dire ?
— Ce ne sont pas des désagréments », répondit Tête-de-moine. Son visage s’était légèrement déformé. « Les Voix qui s’adressaient à eux, qui leur parlaient, ont dès lors cessé de le faire. Comprenez-vous ce que cela signifie ?
— Non, répondit sèchement Komatsu.
— Bon. Il m’est difficile de vous donner des explications plus concrètes. Et d’ailleurs, il est préférable que vous restiez dans l’ignorance. Les Voix ne leur ont plus parlé. Je ne vous en dirai pas davantage. »
Tête-de-moine marqua une pause.
« Et cette situation malheureuse résulte de la publication de La Chrysalide de l’air.
— Ériko Fukada et le Pr Ébisuno s’attendaient-ils à ce que la publication de La Chrysalide de l’air produise ce que vous appelez une “situation malheureuse” ? » demanda Komatsu.
Tête-de-moine secoua la tête. « Non. M. Ébisuno ne s’y attendait sans doute pas. Quant à Ériko Fukada, on ignore, en fait, quelles étaient ses intentions. Nous supposons qu’il ne s’agissait pas d’un acte délibéré. Et même en admettant qu’il y ait eu un dessein, ce n’était certainement pas son intention à elle.
— Les lecteurs ont considéré ce roman comme une pure fantaisie, dit Komatsu. Une histoire fantastique, inoffensive, écrite par une lycéenne. Et d’ailleurs, le roman a été beaucoup critiqué parce qu’il était trop irréel. Personne n’a imaginé qu’il y avait là-dedans je ne sais quel grave secret ou quelque information qui auraient été dévoilés.
— Je suppose que vous avez raison, répondit Tête-de-moine. Presque personne ne s’en est avisé. Mais là n’est pas la question. Ces secrets ne devaient pas être divulgués, sous quelque forme que ce soit. »
Queue-de-cheval restait campé devant la porte, l’œil rivé sur le mur, observant quelque chose que personne d’autre que lui ne voyait.
« Ce qu’ils recherchent, c’est que les Voix reviennent, déclara Tête-de-moine en choisissant ses mots. Les veines d’eau souterraines ne sont pas taries. Elles sont seulement enfouies en profondeur afin de ne pas être visibles. Et s’il est extrêmement difficile de les raviver, ce n’est pas non plus impossible. »
Tête-de-moine observa Komatsu d’un œil scrutateur. Il semblait mesurer sa profondeur. Comme quelqu’un qui évalue au jugé si l’espace d’une pièce sera suffisant pour faire entrer tel ou tel meuble.
« Ainsi que je vous l’ai dit plus tôt, vous autres, vous vous êtes enfoncés en plein milieu d’un champ de mines. Vous ne pouvez ni avancer ni reculer. Eux sont néanmoins en mesure de vous indiquer le chemin pour vous en sortir. Auquel cas vous échapperiez de justesse à la mort, et eux, de leur côté, se débarrasseraient en douceur d’intrus gênants. »
Tête-de-moine croisa les jambes.
« Nous préférerions que vous vous retiriez tranquillement de toute cette histoire. Eux, ça leur serait parfaitement égal que vous sortiez d’ici en pièces détachées. Mais qu’il y ait à présent beaucoup de bruit, ça, ça les gênerait. C’est pourquoi, monsieur Komatsu, je vais vous expliquer comment vous y prendre. Je vais vous guider vers un lieu sûr, à l’arrière du front. Et le prix que je vous demande en échange, c’est de cesser la publication de La Chrysalide de l’air. De ne pas procéder à une réimpression et de ne pas faire paraître le roman en poche. Évidemment, il ne doit plus y avoir de nouvelle publicité. Vous ne devrez plus désormais avoir la moindre relation avec Ériko Fukada. Je suppose que vous avez assez d’influence pour mener à bien tout cela ?
— Ce ne sera pas facile, mais je pense que je devrais peut-être y arriver, répondit Komatsu.
— Monsieur Komatsu, je ne vous ai pas prié de faire l’effort de venir jusqu’ici pour parler en termes de “peut-être” », répliqua Tête-de-moine.
Ses yeux étaient encore plus rouges et plus perçants.
« Je n’ai pas dit que vous deviez récupérer tous les exemplaires en circulation. Parce que dans ce cas, les médias s’en donneraient à cœur joie. Et je comprends bien aussi que votre pouvoir ne s’étend pas jusque-là. Non, mais je vous demande de faire disparaître ce livre le plus discrètement possible. On ne peut annuler ce qui est arrivé. Ce qui a été perdu, il est impossible de le retrouver dans sa forme originelle. Ce qu’ils souhaitent, c’est que ce livre ne soit plus sous les projecteurs. Vous comprenez ? »
Komatsu opina en faisant signe qu’il avait bien compris.
« Monsieur Komatsu, comme je vous l’ai dit précédemment, il y a certains faits qui, s’ils étaient rendus publics, vous causeraient de sérieux ennuis. L’ensemble des intéressés encourrait la réprobation publique. Par conséquent, je souhaite que nous concluions une trêve, pour notre profit mutuel. Eux ne chercheront plus à vous faire endosser de responsabilité. Ils garantiront votre sécurité. Et vous, vous ne devrez plus avoir le moindre rapport avec La Chrysalide de l’air. Je pense que ce n’est pas une mauvaise façon de vous en sortir. »
Komatsu réfléchit. « Bon. Je vais m’arranger pour que cesse la publication de La Chrysalide de l’air. Cela prendra peut-être un peu de temps, mais je devrais trouver une manière d’y parvenir. Et en ce qui me concerne personnellement, du moins, j’oublierai toute l’affaire. Pour Tengo Kawana, ce sera la même chose, je pense. Depuis le début, il n’avait pas envie de s’embarquer dans cette histoire. C’est moi qui l’ai entraîné. Son travail est d’ores et déjà achevé. Je suppose que pour Ériko Fukada, il ne devrait pas y avoir de problème. Elle a dit qu’elle n’avait aucune intention d’écrire un autre livre. Mais le Pr Ébisuno, comment réagira-t-il ? Je ne suis pas en mesure de le prévoir. Il cherchera jusqu’au bout à savoir si son ami Tamotsu Fukada est vivant. Il voudra s’assurer du lieu où il se trouve, de ce qu’il fait. Tant qu’il ne le saura pas, il ne renoncera pas.
— M. Tamotsu Fukada est mort », déclara Tête-de-moine.
Sa voix était monocorde, impassible, mais on y sentait un poids énorme.
« Mort ? répéta Komatsu.
— Récemment », fit Tête-de-moine. Puis il inhala une grande goulée d’air et souffla lentement.
« Il a succombé à une crise cardiaque. Cela s’est produit en un éclair, il n’a sûrement pas souffert. Étant donné les circonstances, l’annonce de sa mort n’a pas été rendue publique, ses funérailles se sont déroulées secrètement à l’intérieur de l’association. Le corps a été incinéré sur place, pour des raisons religieuses, ses os ont été finement broyés et dispersés dans la montagne. Juridiquement parlant, il s’agit d’une destruction de cadavre, mais il serait difficile de le prouver officiellement. En tout cas, c’est la pure vérité. Nous ne mentons pas lorsqu’il s’agit de la vie ou de la mort d’un homme. Je vous prie de bien vouloir en faire part à M. Ébisuno.
— C’était une mort naturelle. »
Tête-de-moine acquiesça avec un grand mouvement de tête.
« M. Fukada était pour nous un être véritablement inestimable. Non, ces mots banals ne peuvent exprimer ce qu’il était. C’était un géant. Nous n’avons encore fait connaître sa mort qu’à un nombre restreint de personnes. Toutes la déplorent profondément. Quant à son épouse – la mère d’Ériko Fukada –, elle a disparu il y a plusieurs années. Elle a succombé à un cancer de l’estomac. Elle a refusé la chimiothérapie, et elle est morte dans l’hôpital de l’association. Son époux est resté à la veiller jusqu’au bout.
— Mais sa mort n’a pas été annoncée ? » demanda Komatsu.
Il n’y eut pas de démenti.
« Et M. Tamotsu Fukada est donc décédé récemment…
— En effet, confirma Tête-de-moine.
— Est-ce que cela s’est produit après la publication de La Chrysalide de l’air ? »
Tête-de-moine, qui avait fixé son regard sur la table, releva la tête et observa Komatsu.
« Oui. M. Fukada est mort après la publication de La Chrysalide de l’air.
— Y aurait-il un rapport de cause à effet entre ces deux événements ? » interrogea hardiment Komatsu.
Tête-de-moine garda le silence quelques instants, comme s’il s’interrogeait. Puis il parut se décider.
« Très bien. Mieux vaut que je vous donne quelques éclaircissements afin que vous soyez en mesure de convaincre le Pr Ébisuno. À vrai dire, M. Tamotsu Fukada était le leader, c’était “celui qui entend les Voix”. Après la publication de La Chrysalide de l’air, dont l’auteur était sa fille, Ériko Fukada, les Voix ont cessé de lui parvenir. Peu après, M. Fukada a rendu son dernier soupir. C’était une mort naturelle. Pour le dire de manière plus précise, sa vie est allée à son terme naturellement.
— Ériko Fukada est la fille du leader ? » fit Komatsu dans un murmure.
Tête-de-moine eut un bref signe de tête pour opiner.
« Et c’est donc Ériko Fukada qui a poussé son père, en fin de compte, à mourir ? » poursuivit Komatsu.
Tête-de-moine acquiesça de nouveau.
« Exactement.
— Mais l’association religieuse continue d’exister.
— Oui, elle continue », répondit Tête-de-moine, en braquant sur Komatsu des yeux semblables à des fragments de roche primitive conservés au fond d’un glacier.
« Monsieur Komatsu, la parution de La Chrysalide de l’air a provoqué un immense désastre dans l’association. Mais ils n’envisagent pas de vous punir pour cela. Ça ne leur rapporterait rien. Ils ont une mission à accomplir, et pour ce faire, il leur faut du calme.
— Vous voulez donc que tout le monde prenne du recul et oublie tout ?
— En un mot, oui.
— Il était nécessaire de me séquestrer pour me transmettre tout cela ? »
Sur le visage de Tête-de-moine apparut pour la première fois quelque chose qui ressemblait à une expression. Une ombre légère de sentiment, entre l’amusement et la sympathie. « S’ils ont pris la peine de vous faire venir ici, c’était parce qu’ils voulaient vous signifier la gravité des choses. Ils n’aiment pas en arriver à certaines extrémités mais s’il le faut, ils n’hésitent pas. Et vous avez pu ainsi l’expérimenter dans votre chair. Si vous rompiez votre engagement, s’ensuivraient des conséquences que je qualifierais de désagréables. Est-ce que je me suis bien fait comprendre ?
— Je crois, répondit Komatsu.
— Monsieur Komatsu, je vais vous dire la vérité. Vous avez de la chance. En fait, vous vous avanciez vers un précipice, que, en raison d’un épais brouillard, vous n’aviez sans doute pas vu, mais vous n’étiez qu’à quelques centimètres du bord. Il faut vraiment que vous vous en souveniez. Il se trouve qu’à l’heure actuelle, ils n’ont pas tellement le temps de s’occuper de vous. Ils ont un problème beaucoup plus important à régler. Et dans ce sens aussi, vous avez de la chance. Et tant que la chance durera… »
Après quoi, il retourna prestement ses mains et dirigea ses paumes vers le haut. Comme quelqu’un qui vérifie s’il pleut. Komatsu attendit la suite de ses paroles. Il n’y eut pas de suite. Une fois que Tête-de-moine eut terminé ce qu’il avait à dire, son visage trahit son épuisement. Il se leva lentement de sa chaise, la replia, la mit sous son bras, et quitta la pièce cubique sans se retourner. La lourde porte fut refermée, il y eut le claquement sec du verrou. Puis Komatsu fut laissé seul.
« Et ensuite, durant quatre jours, je suis resté enfermé dans la chambre carrée. L’essentiel avait été dit. Un accord avait été trouvé. Pour quelle raison devaient-ils continuer à me garder prisonnier ? Je n’en sais rien. Le tandem n’est pas réapparu et le jeune sous-fifre, évidemment, est resté muet. Et moi, j’ai continué jour après jour à absorber cette nourriture monotone, à me raser avec le rasoir électrique et à contempler le plafond et les murs. Je dormais quand les lumières s’éteignaient, je m’éveillais quand elles étaient rallumées. Et je ruminais mentalement ce que m’avait dit Tête-de-moine. Je me rendais pleinement compte que nous avions eu alors beaucoup de chance. Comme il me l’avait répété. S’ils avaient voulu passer à l’acte, ces gars-là auraient été capables de tout. S’ils s’étaient décidés à agir, ils auraient pu faire preuve de la plus extrême cruauté. Alors que j’étais consigné là, j’en ai été intimement persuadé. C’était sans doute leur but, à ces lascars, de m’abandonner comme ça dans ma prison quatre jours de plus après la fin de l’histoire. Du grand art. »
Komatsu saisit son verre et but quelques gorgées de whisky.
« On m’a encore une fois anesthésié avec une espèce de chloroforme, et quand je me suis éveillé, c’était le petit matin. J’étais allongé sur un banc du jardin Jingu-Gaien. Comme on était déjà à la mi-septembre passée, à ces petites heures du matin, il faisait froid. Grâce à quoi je me suis vraiment enrhumé. Les trois jours suivants, j’ai eu de la fièvre, et je suis resté au lit. Mais je devais pourtant estimer que j’avais eu de la chance… »
Le récit de Komatsu semblait achevé.
« Avez-vous parlé de tout cela au Pr Ébisuno ? demanda Tengo.
— Eh bien oui, après avoir été libéré, quelques jours après que ma fièvre était tombée, je suis allé chez le Pr Ébisuno, dans les montagnes. Et je lui ai raconté à peu près ce que je viens de te dire.
— Quelle a été sa réaction ? »
Komatsu but la dernière gorgée de son verre, en commanda un autre. Il proposa à Tengo d’en faire autant, mais ce dernier refusa.
« Le Maître m’a fait répéter mon récit plusieurs fois, en me posant ici ou là des questions précises. Quand je le pouvais, bien sûr, je lui répondais. J’étais capable de lui répéter l’histoire autant de fois qu’il le voulait. Il ne faut pas oublier qu’après la conversation avec Tête-de-moine, je suis resté absolument seul pendant quatre jours dans cette pièce. Je n’avais personne à qui parler, et tout ce que j’avais, c’était du temps, en abondance. J’ai donc ruminé tant et plus les paroles de Tête-de-moine, et j’ai pu m’en souvenir jusque dans les moindres détails. Comme un vrai magnétophone humain.
— Mais à propos de la mort des parents de Fukaéri, nous n’avons que leur parole ? N’est-ce pas ? demanda Tengo.
— Oui, en effet. Rien ne garantit la véracité des faits. Leur mort n’a pas été annoncée. Pourtant, d’après la façon qu’a eue Tête-de-moine d’en parler, je n’ai pas eu l’impression qu’il racontait n’importe quoi. Comme il l’a dit lui-même, pour ces types-là, la vie ou la mort d’un homme, c’est quelque chose de sacré. Quand mon histoire a été achevée, le Pr Ébisuno s’est absorbé dans ses pensées. Il est resté silencieux. C’est quelqu’un qui peut rester à méditer durant très longtemps. Puis, sans prononcer un mot, il s’est levé, et il s’est écoulé un long moment avant qu’il ne revienne dans la pièce. Il fallait qu’il assimile le fait que ses amis étaient morts, je pense. Peut-être avait-il anticipé leur disparition, peut-être s’y était-il préparé. Il n’en reste pas moins vrai qu’il a éprouvé un grand choc au moment où il a su, réellement, que ses amis n’étaient plus de ce monde. »
Tengo se remémora le salon vide, austère, le silence glacial, uniquement troublé par le cri aigu d’un oiseau. « Nous avons donc vraiment quitté le champ de mines ? » demanda-t-il.
Un nouveau verre de whisky soda fut apporté. Komatsu y trempa les lèvres.
« On ne peut pas tirer de conclusion immédiate. Le Pr Ébisuno a déclaré qu’il avait besoin de temps pour réfléchir. Mais quelles options avons-nous à part nous conformer à ce qu’ils nous ont demandé ? Moi, en tout cas, j’ai agi aussitôt. J’ai mis tout en œuvre pour arrêter la réimpression de La Chrysalide de l’air. Et en effet, le livre est épuisé. Il n’y aura pas d’édition de poche. Nous avons vendu beaucoup d’exemplaires, ma boîte a bien engrangé. Elle ne risque pas d’y perdre. Évidemment, vu la taille de la société, il fallait l’approbation du P-DG, et cela ne s’est pas fait aisément. Mais quand j’ai fait miroiter la possibilité d’un scandale en lien avec un ghost writer, mes supérieurs se sont mis à trembler et se sont rangés finalement à ma proposition. Je serai ensuite tenu à l’écart pendant un certain temps mais ça, j’y suis habitué.
— Est-ce que le Pr Ébisuno a admis ce que vous ont dit vos ravisseurs, au sujet de la mort des parents de Fukaéri ?
— Je crois, répondit Komatsu. Simplement, pour en accepter la réalité, pour s’habituer à cette idée, il lui faudra encore un peu de temps. Et, selon moi du moins, les types étaient sincères. Il m’a semblé qu’ils souhaitaient vraiment éviter de nouveaux troubles à l’avenir, quitte à faire certaines concessions. C’est pourquoi ils en sont venus à cette parodie de kidnapping. Ils voulaient nous envoyer un vrai bon message. Ils n’avaient pas besoin de me révéler que les corps des époux Fukada avaient été incinérés secrètement sur le domaine de l’association. Ce serait peut-être difficile d’en établir les preuves maintenant, mais la destruction de cadavre est tout de même un crime grave. Ils ont néanmoins abordé le sujet. Autrement dit, ils ont joué cartes sur table. Ce qui m’amène à penser que ce qu’a dit Tête-de-moine est véridique. Si ce n’est dans les détails, en tout cas dans les grandes lignes. »
Tengo mit de l’ordre dans tout ce que lui avait dit Komatsu.
« Le père de Fukaéri était “celui qui entend les Voix”. Autrement dit, il jouait le rôle d’un prophète. Mais quand La Chrysalide de l’air que sa fille Fukaéri a écrite a été publiée, que le livre est devenu un best-seller, les Voix ont cessé de lui parler, et en conséquence, le père a été conduit à une mort naturelle.
— Ou bien, naturellement, il s’est éteint de lui-même.
— Et la tâche la plus urgente, pour la secte, est de trouver un nouveau prophète. Si les Voix cessaient de se manifester, c’est l’existence de la communauté, sa base même, qui s’écroulerait. C’est pourquoi ils n’ont pas le temps de s’occuper de nous. Voilà comment je résumerais la situation.
— Je pense que tu as raison.
— La Chrysalide de l’air contient des informations, qui, à leurs yeux, ont une signification cruciale. Quand le récit a été publié, qu’il a été lu par tant de lecteurs, les Voix ont fait silence, les veines d’eau se sont dissimulées au plus profond de la terre. Mais de quelles informations s’agit-il ?
— Pendant les quatre derniers jours durant lesquels j’ai été séquestré, j’ai tenté d’y réfléchir, dit Komatsu. La Chrysalide de l’air n’est pas un roman très long. Ce qu’il décrit, c’est un monde où apparaissent les Little People. Le personnage principal, une fillette de dix ans, vit dans une communauté isolée. Les Little People se manifestent à elle secrètement, au milieu de la nuit, et ils fabriquent une chrysalide de l’air. À l’intérieur se trouve le double de la fillette, ce qui permet d’établir un lien entre MOTHER et DAUGHTER. Dans ce monde brillent deux lunes. Une grande et une petite – sans doute le symbole de MOTHER et de DAUGHTER. La protagoniste du roman – dont le modèle est probablement Fukaéri elle-même – refuse d’être une MOTHER, et s’enfuit de la communauté. Abandonnant DAUGHTER. Ce que deviendra DAUGHTER ensuite, le roman ne le dit pas. »
Tengo contempla un moment les glaçons qui fondaient dans son verre.
« “Celui qui entend les Voix” a sans doute besoin de l’entremise de DAUGHTER, dit Tengo. C’est par l’intermédiaire de DAUGHTER qu’il a pu entendre les Voix la première fois. Ou qu’il a pu les traduire en mots compréhensibles par les hommes. Pour que le message émis par les Voix acquière une juste forme, les deux parties doivent être réunies. Si j’emprunte le vocabulaire de Fukaéri, il faut un RECEIVER et un PERCEIVER. Mais d’abord, il a fallu confectionner une chrysalide de l’air, car c’est au travers de ce dispositif que DAUGHTER est mise au monde. Et pour créer DAUGHTER, il faut une bonne MOTHER.
— C’est ton interprétation, Tengo. »
Tengo secoua la tête.
« Non, pas seulement. C’est ce qui ressort du résumé du roman que vous venez de faire vous-même. »
Après avoir fini de réécrire le roman, Tengo avait continué à s’interroger sur la signification de MOTHER et de DAUGHTER, sans parvenir cependant à s’en faire une image globale. Mais en écoutant Komatsu, divers fragments s’étaient mis en place. Il restait néanmoins des questions. Pourquoi une chrysalide de l’air était-elle apparue sur le lit d’hôpital de son père ? Pourquoi Aomamé, sous la forme d’une fillette, était-elle allongée à l’intérieur ?
« C’est un système extrêmement intéressant, fit Komatsu. Mais n’y aurait-il pas un problème pour MOTHER, si elle était séparée de DAUGHTER ?
— Je dirais que, sans DAUGHTER, MOTHER n’aurait probablement pas de forme individuelle achevée. Comme nous l’avons vu avec Fukaéri, même si je ne peux pas le définir très précisément, il y a chez elle certains éléments lacunaires. Un peu comme un homme qui a perdu son ombre. Que devient DAUGHTER sans MOTHER, je n’en ai aucune idée. Sans doute sont-elles toutes deux inachevées. Parce que, en fait, DAUGHTER n’est qu’un double. Mais dans le cas de Fukaéri, même si MOTHER n’est pas à ses côtés, DAUGHTER a sans doute pu assurer sa fonction de médium. »
Komatsu resta un moment les lèvres serrées. Puis il courba la bouche légèrement.
« Tengo, dis-moi, estimerais-tu par hasard que tout ce qui est écrit dans La Chrysalide de l’air est réel ?
— Non, ce n’est pas ça. Ce ne sont que des hypothèses. Je présume que tout est bien réel, et à partir de là l’histoire peut progresser.
— Très bien, répondit Komatsu. Autrement dit, le double de Fukaéri, même éloigné de son corps d’origine, aurait pu assurer la fonction de médium.
— Ce qui nous explique pourquoi la secte n’a pas cherché à la reprendre à tout prix, alors que ces gens savaient où elle s’était réfugiée. Parce que dans son cas, même avec MOTHER qui n’était pas à ses côtés, DAUGHTER a pu assumer ses fonctions. Leurs liens étaient sans doute très puissants.
— Ah… »
Tengo poursuivit. « À ce que j’imagine, ils ont créé plusieurs DAUGHTERS. Les Little People ont à coup sûr saisi l’occasion de confectionner plusieurs chrysalides de l’air. Ils ont dû être inquiets de ne disposer que d’un PERCEIVER. Ou peut-être le nombre de DAUGHTERS qui assurent correctement leur fonction est-il limité. Il y aurait une DAUGHTER centrale, toute-puissante, et des DAUGHTERS auxiliaires, moins efficientes. Il y aurait un fonctionnement collectif.
— Tu veux dire que la DAUGHTER qu’aurait laissée Fukaéri derrière elle, ce serait la DAUGHTER centrale, qui assurerait correctement sa fonction ?
— C’est une hypothèse plausible. Fukaéri est constamment au centre des événements. Comme l’œil du cyclone. »
Komatsu plissa les yeux, croisa les doigts sur la table. Quand il le voulait, il était capable de se concentrer intensément sur un sujet.
« Écoute, Tengo. Voilà ce à quoi j’ai pensé. Ne serait-il pas envisageable que la Fukaéri que nous avons vue, en fait, soit DAUGHTER, et que celle qui a été laissée au sein de la secte, ce soit MOTHER ? »
Les paroles de Komatsu firent frémir Tengo. Jamais il n’avait envisagé les choses ainsi. Pour lui, Fukaéri était un être réel. Mais présentée ainsi, l’hypothèse de Komatsu était également plausible. « Je n’ai pas de règles. Alors ne te fais pas de souci je ne serai pas enceinte. » Cette nuit-là, c’est ce qu’avait déclaré Fukaéri après leur incroyable rapport sexuel. Si elle n’était rien de plus qu’un double, cela devenait plus logique. Un double ne peut se reproduire. Seule MOTHER en est capable. Mais Tengo ne pouvait accepter l’hypothèse selon laquelle il aurait eu une relation sexuelle avec un double, et pas avec la vraie Fukaéri.
« Chez Fukaéri, objecta-t-il, il y a clairement une personnalité. Et aussi un code de conduite personnel. Ce qu’un double ne posséderait pas.
— Oui, en effet, approuva Komatsu. Tu as raison. Même si elle n’a rien d’autre, Fukaéri a de la personnalité et un code de conduite. Je ne peux qu’être d’accord. »
Il n’en restait pas moins que chez Fukaéri était dissimulé quelque secret. Tengo avait le sentiment qu’à l’intérieur de cette jolie jeune fille était inscrit un précieux code secret qu’il lui fallait déchiffrer. Quel était l’être réel ? Quel était le double ? Ou bien, n’était-ce pas une erreur de vouloir séparer l’être dans son essence de son double ? Ou encore, Fukaéri pouvait-elle, selon les cas, se servir de son être ou de son double ?
« Il y a encore un certain nombre de choses que je ne comprends pas. » Ce disant, Komatsu dénoua ses doigts et les allongea sur la table. Puis il les contempla. Pour l’homme d’un certain âge qu’il était, c’étaient des doigts longs et fins.
« Les Voix se sont tues, les sources d’eau souterraines du puits se sont taries, le prophète est mort. Que deviendra DAUGHTER ensuite ? On n’est tout de même pas dans l’Inde ancienne, où les veuves devaient se suicider à la mort de leur époux.
— S’il n’y a plus de RECEIVER, le rôle du PERCEIVER s’achève.
— À condition de poursuivre ton hypothèse, Tengo, remarqua Komatsu. Fukaéri a-t-elle écrit La Chrysalide de l’air en sachant que s’ensuivraient pareilles conséquences ? Le type de la secte m’a dit qu’elle n’avait certainement pas de dessein délibéré. Ou du moins, que s’il y avait dessein, ce n’était pas le sien. Mais comment le savait-il ?
— Je ne sais pas si c’est la vérité, bien sûr, dit Tengo. Pourtant, je n’arrive pas à imaginer que Fukaéri, pour quelque motif que ce soit, ait délibérément acculé son père à la mort. J’aurais plutôt tendance à croire que son père est mort pour une autre raison, sans rapport avec elle. C’est peut-être pour cela qu’elle est partie. Pour mettre en œuvre une sorte de contre-mesure. Elle espérait délivrer son père des Voix. Mais ce ne sont que des suppositions. Je n’ai rien sur quoi les étayer. »
Komatsu resta longtemps plongé dans ses pensées, le nez froncé. Puis il soupira et jeta un regard circulaire.
« C’est vraiment un monde complètement bizarre. Jusqu’où s’agit-il d’hypothèses ? À partir d’où est-ce du réel ? Je n’arrive pas à discerner la frontière. Dis-moi, Tengo, toi, en tant que romancier, comment définirais-tu le réel ?
— Là où, quand on se pique avec une aiguille, du vrai sang rouge jaillit, c’est le monde réel, répondit Tengo.
— Alors, sans erreur, ici, c’est bien le monde réel », déclara Komatsu.
Puis il frotta de la paume de la main la face interne de son avant-bras, où saillait une veine bleue. Des vaisseaux sanguins sûrement pas très vaillants. Des vaisseaux sanguins maltraités durant des années d’alcool, de tabac, de vie déréglée, d’intrigues littéraires. Komatsu but la dernière gorgée de son whisky en faisant tinter les glaçons.
« Bon, revenons à notre histoire. J’aimerais entendre la suite de tes hypothèses. Ça devient de plus en plus palpitant. »
Tengo continua : « Ils sont à la recherche d’un remplaçant à “celui qui entend les Voix”. Mais pas seulement. En même temps, ils doivent dénicher aussi une nouvelle DAUGHTER qui assure correctement ses fonctions. Un nouveau RECEIVER exige sans doute un nouveau PERCEIVER.
— Ils doivent donc trouver une bonne MOTHER. Pour ce faire, il faut confectionner une chrysalide de l’air, n’est-ce pas ? Ça paraît être une œuvre de grande envergure.
— C’est bien pourquoi ils sont tellement aux abois.
— En effet.
— Mais cela ne signifie pas qu’ils vont chercher tout à fait au hasard. Ils ont sûrement des prétendants en vue. »
Komatsu approuva. « J’ai moi aussi cette impression. C’est pour cela qu’ils se sont débarrassés de nous aussi vite que possible. Comme si on les gênait dans leur travail. Nous étions des espèces de gêneurs.
— Mais en quoi est-ce que nous les gênions ? »
Komatsu secoua la tête. Il n’en savait rien.
« Quelle sorte de message les Voix leur ont-elles adressé jusqu’à maintenant ? s’interrogea Tengo. Et quel rapport y a-t-il entre ces Voix et les Little People ? »
Encore une fois, Komatsu secoua la tête faiblement. Tout cela dépassait l’imagination des deux hommes.
« Tu as vu, je suppose, 2001, l’odyssée de l’espace ?
— Oui, répondit Tengo.
— Nous sommes comme les hominidés du film, déclara Komatsu. Ces êtres qui ont de longs poils noirs, et qui tout en hurlant des trucs qui ne veulent rien dire tournent et tournent sans cesse autour du monolithe. »
Deux nouveaux clients entrèrent dans le bar, s’assirent au comptoir avec des allures d’habitués, commandèrent des cocktails.
« En tout cas, une chose est claire, dit Komatsu, comme s’il voulait conclure. Ton hypothèse a quelque chose de très convaincant, et d’une certaine façon, de la logique. C’est toujours réjouissant d’avoir une conversation avec toi. Néanmoins, les choses étant ce qu’elles sont, nous allons nous retirer de ce champ de mines terrifiant. Désormais, nous ne rencontrerons plus ni Fukaéri, ni le Pr Ébisuno. La Chrysalide de l’air est un roman fantastique inoffensif, qui ne contient pas la moindre information concrète. Ces Voix, peu importe de quoi il s’agisse, et quel que soit le message qu’elles transmettent, ce n’est plus notre problème. Nous en resterons là.
— Nous quittons le navire, nous revenons à la vie sur terre. »
Komatsu acquiesça. « Exactement. Moi, chaque jour, je vais à mon travail, je lis des manuscrits, bons ou mauvais, peu importe, pour ma revue littéraire. Toi, dans ton école, tu enseignes les maths à des jeunes gens prometteurs, et durant tes loisirs, tu écris ton gros roman. Nous retrouvons l’un et l’autre notre vie toute paisible. Plus de rapides, plus de cataracte. Les jours passent, nous vieillissons en paix. Une objection ?
— Eh bien, nous n’avons pas d’autre choix. »
Komatsu lissa une ride sur l’aile de son nez.
« En effet. Nous n’avons pas le choix. Moi, vois-tu, je n’ai pas envie d’être de nouveau séquestré. Me retrouver enfermé dans cette pièce carrée, une fois, ça m’a suffi. La prochaine fois, je risquerais de ne plus revoir la lumière du soleil. Sans compter que juste à imaginer me retrouver face aux deux joyeux drilles, mon cœur fait des bonds. Ils te font trépasser rien qu’en te regardant. »
Komatsu se tourna vers le comptoir, leva son verre et commanda un troisième whisky soda. Il se planta une nouvelle cigarette à la bouche.
« Dites, monsieur Komatsu, pourquoi ne m’avez-vous pas parlé de cette histoire plus tôt ? Pas mal de temps s’est déjà passé depuis que vous avez été séquestré. Plus de deux mois. J’aurais préféré que vous m’en parliez bien plus vite.
— Eh bien oui… je me demande pourquoi…, fit Komatsu en penchant légèrement la tête. Tu as raison. J’ai souvent pensé que je devais te raconter l’affaire, et puis, je laissais traîner, je retardais. Pourquoi ? Peut-être parce que j’éprouvais un sentiment de culpabilité.
— De culpabilité ? » répéta Tengo, surpris. Il n’aurait jamais imaginé entendre un mot pareil sortir de la bouche de Komatsu.
« Oui, je crois bien que j’ai ressenti une sorte de culpabilité, redit Komatsu.
— Vis-à-vis de quoi ? »
Komatsu ne répondit pas à cela. Les yeux mi-clos, il fit rouler quelques instants sa cigarette non allumée entre ses lèvres.
« Est-ce que Fukaéri sait que ses parents sont morts ? demanda Tengo.
— Je suppose qu’elle le sait. Je pense qu’à un certain moment – quand ? je l’ignore –, le Pr Ébisuno le lui a dit. »
Tengo hocha la tête. Il y avait toutes les chances en effet pour que Fukaéri ait été mise au courant bien auparavant. C’était ce qu’il ressentait. Le seul à qui l’on n’avait rien dit, qui ignorait tout, c’était lui.
« Donc, nous quittons le navire, nous revenons à la vie sur terre, répéta Tengo.
— Voilà. Nous sortons du champ de mines.
— Mais même si c’est ce que nous voulons, croyez-vous que nous pourrons retrouver facilement notre vie d’avant ?
— Nous pouvons seulement essayer », répondit Komatsu.
Il frotta une allumette et alluma sa cigarette.
« Dis-moi, Tengo, y a-t-il quelque chose de concret qui te tracasse ?
— Le fait que toutes sortes de choses ont commencé à être synchrones. C’est ce que je ressens. Parmi elles, un certain nombre ont beaucoup changé. Alors, je ne crois pas que nous reviendrons en arrière aisément.
— Même s’il en allait de notre vie ? »
Tengo secoua la tête de manière ambiguë. Il sentait que depuis un certain temps, il était entraîné dans un flux puissant et ininterrompu. Un courant qui cherchait à l’amener en des lieux étranges et inconnus. Mais de cela, il ne pouvait rien dire à Komatsu.
Tengo n’avait pas avoué à Komatsu que le long roman auquel il s’était attelé à présent s’inspirait du monde tel qu’il était décrit dans La Chrysalide de l’air. Komatsu n’aurait sûrement pas vu cela d’un bon œil. Quant aux Précurseurs, nul doute qu’à eux non plus, la nouvelle ne leur aurait pas été agréable. S’il n’y prenait pas garde, il foulerait bientôt un autre champ de mines. Et il risquerait d’y entraîner son entourage. Mais l’histoire avait sa vie propre, elle progressait pour ainsi dire automatiquement. Tengo appartenait déjà à ce monde, qu’il le veuille ou non. Pour lui, ce n’était plus un monde imaginaire. C’était devenu un monde réel dans lequel du vrai sang rouge jaillissait si l’on se coupait avec un couteau. Dans le ciel de ce monde-là, deux lunes se côtoyaient, une grande et une petite.