8

Aomamé

Je commence à aimer cette porte

EN DEHORS DES LIVREURS SILENCIEUX qui lui apportaient ses provisions le mardi après-midi, Aomamé ne reçut aucune visite durant les deux semaines suivantes. L’homme qui se prétendait collecteur de la NHK avait promis qu’il reviendrait. Il avait paru très déterminé, ou du moins, c’était ainsi qu’Aomamé l’avait perçu. Pourtant, depuis lors, plus aucun coup n’avait ébranlé sa porte. Peut-être l’homme était-il occupé sur d’autres routes.

En apparence, ce furent des jours calmes et paisibles. Il ne se passait rien, personne ne venait la voir, le téléphone ne sonnait pas. Tamaru limitait le plus possible ses appels pour des raisons de sécurité. Aomamé gardait toujours les rideaux de l’appartement tirés, elle menait sa vie silencieusement, de manière à ne pas attirer l’attention des voisins. Quand la nuit tombait, elle n’allumait les lampes qu’avec parcimonie.

Tout en restant attentive à ne pas faire le moindre bruit, elle pratiquait ses énergiques exercices physiques, elle frottait le plancher chaque jour et consacrait beaucoup de temps à préparer ses repas. À l’aide d’une cassette de langue espagnole (que lui avait fait parvenir Tamaru, à sa demande), elle s’entraînait à haute voix à la conversation. Si l’on reste longtemps sans parler, les muscles de la bouche ont tendance à s’atrophier. Il fallait qu’elle se force à mettre sa bouche en mouvement et les exercices dans une langue étrangère étaient à cet égard une gymnastique parfaite. En outre, depuis toujours, Aomamé entretenait des visions quelque peu romantiques sur l’Amérique latine. Si elle avait pu choisir librement une destination, elle aurait aimé aller vivre dans une petite ville paisible de cette région du monde. Par exemple, au Costa Rica. Elle aurait loué une petite villa en bord de mer, et elle aurait partagé sa vie entre baignades et lectures. Avec tout l’argent liquide entassé dans ses sacs, elle pourrait sans doute vivre là-bas au moins dix ans, si elle ne dépensait pas trop. Et on n’irait tout de même pas la poursuivre jusqu’au Costa Rica.

Tout en travaillant la conversation espagnole, Aomamé imaginait l’existence tranquille et sereine qu’elle mènerait sur les rivages du Costa Rica. Tengo ferait-il partie de cette vie ? En fermant les yeux, elle visualisait les scènes où ils prendraient un bain de soleil sur une plage de la mer des Caraïbes. Elle porterait un minuscule bikini noir, des lunettes de soleil, et tiendrait par la main Tengo, allongé à côté d’elle. Mais il y avait dans cette évocation une absence de réalité qui l’empêchait de vibrer. Ce n’était qu’une banale publicité touristique.

Durant les moments où elle ne trouvait rien de mieux à faire, elle se mettait à nettoyer son pistolet. Elle suivait les instructions du manuel et démontait chacun des composants du Heckler & Koch, les nettoyait à l’aide d’un tissu et d’une brosse, les graissait, puis remettait le tout en place. Elle s’assurait que chacun de ses gestes était fluide et sans heurt. Elle connaissait à fond l’ensemble du processus. L’arme était à présent devenue une part d’elle-même.

Elle se couchait vers dix heures, lisait quelques pages puis s’endormait. Depuis toute petite, Aomamé n’avait jamais eu de mal à trouver le sommeil. Pendant que ses yeux suivaient les caractères imprimés, le sommeil la gagnait tout naturellement. Elle éteignait sa lampe de chevet, posait sa joue sur l’oreiller et fermait les paupières. Sauf imprévu, lorsqu’elle ouvrait les yeux, c’était le matin.

En temps ordinaire, elle ne rêvait pas beaucoup. Ou si cela lui arrivait, il ne lui en restait presque rien dès qu’elle s’éveillait. Quelques lambeaux d’images s’étaient parfois pris au mur de sa conscience, mais elle était incapable de retrouver le fil du scénario. Ne demeuraient que de brefs fragments incohérents. Aomamé avait un sommeil profond et ses rêves aussi venaient de très loin. Semblables aux poissons des abysses, ces rêves ne s’aventuraient pas à la surface de l’eau. Si par hasard ils le faisaient, la différence de pression hydraulique les forçait à changer d’apparence.

Pourtant, depuis qu’elle vivait dans cette demeure cachée, elle rêvait chaque nuit. Des rêves extrêmement précis et réalistes. Et elle s’éveillait alors qu’elle était en plein rêve. Il lui fallait un certain temps pour discerner si elle se trouvait dans le monde réel ou dans celui des songes. Pour Aomamé, c’était une expérience inédite. Elle jetait un œil sur le réveil digital posé à son chevet. Les chiffres indiquaient parfois 1 : 15, 2 : 37 ou 4 : 07. Elle fermait les yeux et tâchait de se rendormir. Mais le sommeil ne la visitait plus aussi facilement. Silencieusement, les deux mondes se disputaient sa conscience. De la même façon que rivalisent, aux abords d’une large embouchure, l’eau de mer qui s’avance et l’eau douce du fleuve.

C’est malheureux, mais je n’y peux rien, se disait Aomamé. De toute façon, je ne suis pas très sûre que ce monde où brillent deux lunes soit vraiment réel. Qu’y a-t-il d’étrange à ce que, quand je m’endors dans ce monde et que je rêve, j’aie tant de mal à discerner s’il s’agit de rêve ou de réalité ? Sans compter que de ma propre main j’ai assassiné un certain nombre d’hommes, que je suis l’objet des poursuites de fanatiques, et que je vis recluse. Comment pourrais-je ne pas être tendue, anxieuse ? J’ai toujours dans la main la sensation d’avoir tué. Peut-être ne pourrais-je plus jamais retrouver un sommeil paisible. Peut-être est-ce la responsabilité que je dois assumer, le prix à payer.

 

Les rêves qu’elle faisait – du moins, ceux dont elle se souvenait – étaient de trois catégories.

Il y avait d’abord le rêve du tonnerre. Elle était dans une chambre plongée dans l’obscurité et le tonnerre ne cessait de retentir. Mais il n’y avait pas d’éclairs. Comme la nuit où elle avait tué le leader. Elle devinait une présence dans la pièce. Couchée nue sur le lit, Aomamé la sentait rôder, se déplacer lentement, par mouvements prudents. Sur le sol était déroulé un tapis aux longs poils. L’air environnant stagnait lourdement. Les vitres des fenêtres tremblaient sous les violents assauts de l’orage. Elle était effrayée. Elle ne savait pas qui était là. Peut-être un homme. Peut-être un animal. Ou peut-être quelque chose qui n’était ni un homme ni un animal. Finalement, cette présence s’en allait de la chambre. Non pas par la porte. Ni par la fenêtre. Elle semblait seulement s’éloigner peu à peu avant de disparaître totalement. Dans la chambre ne restait plus qu’elle, et elle seule.

Elle tâtonnait puis allumait sa lampe de chevet. Elle sortait du lit nue et tentait d’inspecter la chambre. De l’autre côté du lit, un trou était ouvert dans le mur. Un trou suffisamment grand pour qu’un homme puisse s’y faufiler. Mais ce trou n’était pas fixe. Il changeait de forme. Il était mouvant. Il tremblait, se déplaçait, s’agrandissait, se rétrécissait. On aurait dit qu’il était vivant. La chose était sortie de là. Aomamé scrutait ce trou. Apparemment, il débouchait quelque part. Mais elle ne voyait que des ténèbres. Si épaisses et si opaques qu’elle aurait pu les découper et les prendre dans la main. Elle était curieuse. Et en même temps, terrorisée. Son cœur faisait entendre des coups secs, froids et distants. Le rêve se terminait là.

 

Le deuxième rêve était celui où elle se tenait sur le bord d’une voie rapide. Là encore, elle était complètement nue. Coincés dans les embouteillages, les gens, dans leur voiture, contemplaient sans vergogne sa nudité. La plupart étaient des hommes. Mais il y avait quelques femmes aussi. Les gens observaient ses seins peu fournis, sa toison pubienne bizarrement ébouriffée, et l’on aurait dit qu’ils en faisaient une critique détaillée. Certains fronçaient les sourcils, d’autres ricanaient ou bien bâillaient. D’autres encore la scrutaient d’un regard dépourvu d’émotion. Elle aurait voulu se couvrir. Cacher au moins ses seins et son pubis. Avec un tissu ou un journal, n’importe. Mais elle ne découvrait rien à portée de la main qui aurait pu lui être utile. Et puis, en raison de certaines circonstances (lesquelles, elle l’ignorait), elle se trouvait dans l’incapacité de bouger ses mains librement. De temps en temps, de façon soudaine, le vent soufflait, excitant ses mamelons et faisant osciller ses poils pubiens.

En outre – pour rajouter à son malaise –, ses règles allaient commencer. Elle se sentait lourde et languissante, son bas-ventre lui semblait fiévreux. Si du sang commençait à couler devant tous ces gens, songeait-elle, que devrais-je faire ?

À ce moment-là, la portière côté chauffeur d’un coupé Mercedes argenté s’ouvrait, une femme élégante, d’un certain âge, descendait du véhicule. Elle était juchée sur des hauts talons d’une teinte éclatante, elle portait des lunettes de soleil et des boucles d’oreilles en argent. Mince, à peu près de la taille d’Aomamé. En se faufilant entre les voitures prises dans les bouchons, elle ôtait le manteau qu’elle avait sur le dos et le mettait sur Aomamé. Un manteau de printemps, jaune, qui lui arrivait aux genoux. Aussi léger qu’une plume. Un vêtement d’une coupe simple, mais sûrement coûteux. Il lui allait à la perfection. La femme le boutonnait pour elle, jusqu’en haut. « Je ne sais pas quand je pourrai vous le rendre, et en plus, je risque de vous le tacher avec le sang de mes règles », disait Aomamé.

La femme ne répondait rien, se contentant de secouer légèrement la tête, puis elle passait de nouveau entre les voitures et regagnait son coupé Mercedes argenté. De son siège, il semblait qu’elle adressait un petit signe de la main à Aomamé. Mais c’était peut-être une illusion. Enveloppée dans le manteau de printemps doux et léger, Aomamé se sentait protégée. Sa nudité n’était plus exposée aux yeux des autres. Et puis, comme si elle avait attendu avec impatience ce moment, une goutte de sang coulait sur sa cuisse. Du sang chaud, épais et lourd. À mieux y regarder, ce n’était pas du sang. C’était un liquide incolore.

 

Le troisième type de rêve était difficile à traduire en mots. C’était un rêve incohérent, illogique et qui ne comportait pas de scène proprement dite. Il y avait seulement des sensations de déplacement. Elle faisait des allées et venues sans trêve dans le temps, dans l’espace. Quand ? Où ? Ce n’était pas le problème. Ce qui importait, c’était ce qui se trouvait entre ces allées et venues. Tout était fluide et de la fluidité naissait le sens. Mais alors qu’elle se laissait emporter dans ce flux, son corps devenait de plus en plus transparent. La paume de ses mains perdait de son opacité et elle pouvait voir de l’autre côté. Les os de son corps, ses viscères, son utérus se matérialisaient. Peut-être allait-elle finir par disparaître. Une fois qu’elle serait complètement devenue invisible, se demandait Aomamé, qu’allait-il donc arriver ? Elle n’avait pas de réponse.

 

Un après-midi, à deux heures, le téléphone sonna, faisant sursauter Aomamé qui était allongée sur le canapé, endormie pour une courte sieste.

« Pas de changement ? demanda Tamaru.

— Non, rien de spécial, répondit Aomamé.

— Et le collecteur de la NHK ?

— Il n’est pas revenu. Il a dit qu’il le ferait, mais ce n’était peut-être qu’une menace.

— Possible, fit Tamaru. La redevance de la NHK est versée par virement automatique, et une vignette est apposée à côté de votre porte d’entrée. S’il s’agit bien d’un collecteur, il l’a forcément vue. J’ai interrogé la NHK et c’est aussi ce qui m’a été répondu. Peut-être est-ce simplement une erreur, ont-ils dit.

— Mieux vaudrait que je n’aie plus affaire à lui.

— Il ne faut surtout pas attirer l’attention des voisins. Et puis, je n’aime pas les erreurs.

— Le monde en est pourtant plein.

— Le monde, c’est le monde, et moi, c’est moi, répliqua Tamaru. S’il y a quoi que ce soit qui vous inquiète, même des choses insignifiantes, contactez-moi.

— Et du côté des Précurseurs, est-ce que ça s’agite ?

— C’est le calme total. Comme s’il ne se passait rien. En sous-sol, il se trame peut-être des choses, mais nous n’en savons rien.

— Je croyais que quelqu’un vous renseignait de l’intérieur.

— Nous avons eu des informations, mais sur des bagatelles, des trucs insignifiants. J’ai bien l’impression que les contrôles internes sont devenus plus sévères. Ils ont fermé le robinet.

— Mais il est hors de doute qu’ils sont à ma poursuite.

— Après la disparition du leader, il s’est forcément créé un grand vide chez eux. Pour le moment, ils n’ont sans doute pas encore décidé qui sera le successeur, et quelle orientation prendra la secte. Mais sur la question de vous traquer, ils sont tous d’accord. Voilà les faits que nous avons réussi à établir.

— Des faits qui ne me réchauffent guère le cœur.

— L’important, en ce qui concerne les faits, c’est leur poids et leur précision. Leur température, ça vient après.

— En tout cas, répondit Aomamé, s’ils m’attrapent et si la vérité est dévoilée, ce sera un problème pour vous aussi.

— C’est bien pour cela que nous estimons souhaitable de vous mettre à l’abri de ces gens-là, et le plus vite possible.

— Oui, je comprends. Mais attendez encore un peu.

— Elle a dit que nous attendrions jusqu’à la fin de l’année. Donc, évidemment, moi aussi, j’attends.

— Merci.

— Ce n’est pas moi que vous devriez remercier.

— Tout de même…, fit Aomamé. Ah, et puis, il y aurait une chose que j’aimerais rajouter sur la prochaine liste. C’est un peu délicat de dire ça à un homme.

— Je suis un mur, répondit Tamaru. En plus, je suis un irréductible gay.

— J’aimerais avoir un test de grossesse. »

Silence. Puis Tamaru demanda : « Vous pensez en avoir besoin ? »

Ce n’était pas une véritable question. Aussi Aomamé ne lui répondit-elle pas.

« Y a-t-il des raisons qui vous laisseraient supposer que vous êtes enceinte ? questionna Tamaru.

— Pas vraiment. »

Tamaru réfléchit à toute vitesse. En tendant l’oreille, on entendait tourner les rouages de son cerveau.

« Vous n’avez pas de raison de penser que vous êtes enceinte mais vous avez besoin d’un test de grossesse.

— Voilà.

— On dirait une énigme.

— Je suis désolée, mais pour le moment, je ne peux en dire davantage. Un article courant, qu’on vend dans n’importe quelle pharmacie, ça ira très bien. Et puis, j’aimerais aussi un ouvrage pratique sur la physiologie de la femme. »

Tamaru se tut de nouveau un instant. C’était un silence dur et compact.

« Je crois qu’il vaudrait mieux que je vous rappelle, déclara-t-il ensuite. D’accord ?

— Bien sûr. »

Il eut une petite toux. Puis il raccrocha.

 

Le téléphone sonna quinze minutes plus tard. Aomamé reconnut la voix de la vieille femme, qu’elle n’avait pas entendue depuis bien longtemps. Elle eut l’impression de retourner dans la serre. Dans cet espace chaud, avec des papillons rares qui voletaient ici et là, et le temps qui s’écoulait lentement.

« Dites-moi, comment allez-vous ? »

Aomamé répondit qu’elle menait une vie très régulière. Comme la vieille dame avait envie de le savoir, elle lui exposa son emploi du temps quotidien, avec ses exercices physiques ou ses repas.

« Il vous est sans doute pénible de ne pas sortir de l’appartement, remarqua la vieille dame, mais vous avez beaucoup de volonté, et je ne me fais pas de souci. Vous êtes capable de surmonter cette situation. J’aimerais que vous alliez au plus vite ailleurs, dans un lieu beaucoup plus sûr. Mais si vous voulez absolument rester là, même si je n’en connais pas la raison, de mon côté, je respecterai votre désir.

— Je vous remercie.

— Non, c’est moi qui suis reconnaissante à votre égard. Car vous avez accompli un travail magnifique. » Il y eut un court silence puis la vieille femme reprit : « Vous auriez donc besoin d’un test de grossesse ?

— Mes règles sont en retard de presque trois semaines.

— Sont-elles toujours régulières ?

— Depuis le début, quand j’avais dix ans, elles surviennent tous les vingt-neuf jours, sans une seule journée de retard. Avec la même ponctualité que la lune qui croît et qui décroît. Pas une seule fois le cycle ne s’est interrompu.

— La situation dans laquelle vous vous trouvez à présent n’est pas ordinaire. Votre équilibre psychologique comme vos rythmes biologiques peuvent être perturbés. N’est-il pas impossible de penser que vos règles ont pu s’interrompre ou devenir très irrégulières ?

— Même si cela ne m’est jamais arrivé, cette possibilité existe, certes.

— Et puis, selon ce que m’a rapporté Tamaru, vous avez dit que vous n’aviez pas de raison d’être enceinte.

— La dernière fois que j’ai eu une relation sexuelle avec un homme, c’était à la mi-juin. Rien depuis.

— Et vous estimez néanmoins que vous pourriez être enceinte. Auriez-vous quelque chose sur quoi vous fonder ? En dehors du fait que vous n’avez pas vos règles.

— Je le sens, simplement.

— Simplement, vous le sentez ?

— J’ai vraiment cette sensation en moi.

— Vous voulez dire, la sensation que vous êtes enceinte ?

— Une fois, vous vous souvenez ? Vous avez parlé des ovules. Le soir où nous étions allées voir Tsubasa. Vous aviez expliqué qu’une femme possédait un nombre d’ovules déterminé au cours de sa vie.

— Je m’en souviens. J’ai dit qu’une femme avait à sa disposition environ quatre cents ovules, et que chaque mois, elle en libérait un.

— Eh bien, j’ai la sensation que l’un d’eux a été fécondé. Enfin, je ne suis pas sûre que le mot “sensation” soit le bon. »

La vieille femme réfléchit. « J’ai donné naissance à deux enfants et je peux comprendre ce que vous entendez par “sensation”. Mais vous dites que vous seriez enceinte tout en n’ayant pas eu de relation sexuelle. C’est assez difficile à admettre.

— Oui, je sais. C’est la même chose pour moi.

— Excusez ma question, mais serait-il possible que vous ayez eu un rapport sexuel alors que vous étiez inconsciente ?

— Non, c’est impossible. J’ai toujours eu toute ma tête. »

La vieille femme choisit ses mots soigneusement. « J’ai depuis le début considéré que vous étiez quelqu’un qui avait des manières de penser rationnelles et sensées.

— C’est du moins ce que j’ai essayé de faire, répondit Aomamé.

— Et pourtant, vous pensez que vous êtes peut-être enceinte sans avoir eu de relation sexuelle.

— Je pense que cette possibilité existe. Pour être précise, fit Aomamé. Bien entendu, je sais qu’il est déjà illogique de considérer cette possibilité.

— Je comprends, répondit la vieille femme. En tout cas, nous allons attendre le résultat. Je vous ferai parvenir des tests de grossesse demain. Vous les recevrez à l’horaire habituel, par l’intermédiaire des livreurs. Pour plus de sûreté, il y en aura de différents types.

— Je vous remercie, dit Aomamé.

— Et dans l’hypothèse où vous seriez enceinte, quelle serait environ la date de la fécondation, à votre avis ?

— C’était sans doute au cours de cette fameuse nuit. Quand je suis allée à l’hôtel Ôkura, la nuit de ce terrible orage. »

La vieille femme eut un bref soupir.

« Vous avez réussi à déterminer jusqu’à cette date précise ?

— Oui. Si je fais les calculs, rétrospectivement, j’en arrive à ce jour. C’était l’époque de mon ovulation.

— Vous seriez donc dans votre deuxième mois de grossesse.

— En effet, répondit Aomamé.

— Avez-vous des malaises ? En général, les premiers mois sont les plus difficiles.

— Non, absolument aucun. J’ignore pour quelle raison. »

La vieille femme parla lentement, en choisissant bien ses mots. « Une fois que vous aurez fait le test et s’il s’avère que vous êtes enceinte, quels seront vos premiers sentiments ?

— Je me demanderai tout d’abord quel est le père biologique de cet enfant. C’est la question la plus importante.

— Mais vous n’en avez pas la moindre idée.

— Pour le moment, non.

— Très bien, conclut calmement la vieille femme. De toute façon, quoi qu’il arrive, je serai toujours à vos côtés. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous protéger. Souvenez-vous-en bien.

— Je vous prie de m’excuser pour tous les tracas que je vous apporte, dit Aomamé.

— Mais non, ce ne sont pas des tracas. Pour une femme, il s’agit de ce qu’il y a de plus important. Une fois que vous connaîtrez le résultat du test, nous réfléchirons ensemble à ce qui sera le mieux pour la suite », répondit la vieille femme.

Puis elle coupa tranquillement la communication.

 

Quelqu’un frappa à sa porte. Aomamé, allongée sur le matelas de yoga dans la chambre à coucher, cessa de bouger et tendit l’oreille. Les coups se firent plus secs et plus insistants. Ces bruits ne lui étaient pas inconnus.

Aomamé sortit son automatique d’un tiroir de la commode, en ôta le cran de sûreté. Elle tira la glissière, et les balles s’introduisirent dans la chambre. Elle coinça son arme à l’arrière de son pantalon de survêtement et gagna la salle de séjour à pas de loup. Agrippant à deux mains la batte métallique de softball, elle resta les yeux braqués sur la porte.

« Mademoiselle Takaï, appelait une grosse voix éraillée. Mademoiselle Takaï, vous êtes là ? C’est la Enn-étchi-keye. Venue récupérer la redevance. »

Sur la poignée de la batte était enroulé un ruban de vinyle, pour empêcher sa main de glisser.

« Allons, mademoiselle Takaï, je me répète, mais je sais bien que vous vous trouvez chez vous. Alors, ce serait mieux de cesser avec ce petit jeu idiot de cache-cache. Mademoiselle Takaï, vous êtes là et vous m’entendez. »

Cet homme répétait à peu de chose près les mêmes mots que l’autre fois. Comme une cassette rembobinée.

« Je vous avais dit que je reviendrais mais vous avez pensé que c’était juste une menace, pas vrai ? Eh bien non, non, ce que je dis, je le fais. Et du moment que je dois récupérer les redevances, je les récupère obligatoirement. Mademoiselle Takaï, vous êtes là, l’oreille aux aguets. Et vous vous dites : reste là, immobile. À la fin, il sera découragé et il finira par s’en aller. »

Il y eut de nouveau des coups tambourinés avec force contre la porte. Vingt ou vingt-cinq. Quelle espèce de main avait donc ce type ? songea Aomamé. Et pour quelle raison n’appuyait-il pas sur la sonnette ?

« Vous pensez encore ceci…, reprit l’homme, comme s’il lisait dans son cœur. Ce type, il a des mains vraiment solides ! Pour frapper aussi longtemps et avec une énergie pareille, ne se fait-il pas mal aux mains ? Et puis, voici encore ce que vous vous dites : pourquoi donc frappe-t-il de la sorte ? Ne serait-il pas préférable qu’il appuie sur la sonnette ? »

Aomamé ne put s’empêcher de grimacer largement.

Le collecteur continua. « Eh bien non, je n’ai pas envie d’appuyer sur la sonnette. Parce que si je le fais, on entendra juste : ding dong. Ce sera toujours la même petite sonnerie parfaitement inoffensive. Qui pourrait être le fait de n’importe qui. Alors que mes coups, ils ont de la personnalité. Parce qu’ils sont frappés par un homme qui se sert de sa chair même. Ils ont donc une vraie réalité. Ils sont pleins d’une émotion toute charnelle. Bien entendu, dans une certaine mesure, j’ai mal aux mains. Je ne suis pas Superman. Mais bon, c’est mon métier. Et le métier, quel qu’il soit, du plus haut au plus bas, il faut le respecter. Vous n’êtes pas d’accord, mademoiselle Takaï ? »

De nouveau retentirent des coups. En tout, vingt-sept, avec, entre chaque, une pause d’égale durée. Les paumes de ses mains qui agrippaient la batte métallique étaient moites de sueur.

« Mademoiselle Takaï. La loi impose l’obligation de payer la redevance de la Enn-étchi-keye pour les ondes que les gens reçoivent. C’est comme ça. L’une des règles de ce monde. Pourquoi ne pas payer de bon cœur ? Moi, voyez-vous, ça ne m’amuse pas de frapper à votre porte, et vous, mademoiselle Takaï, vous n’avez pas envie de supporter jusqu’à plus soif une expérience aussi désagréable. Pourquoi devrais-je en passer par là ? pensez-vous. Eh bien, payez gentiment ! Et ainsi, vous retrouverez votre petite vie tranquille d’avant. »

La voix de l’homme se répercutait largement dans le couloir. Aomamé songea qu’il prenait plaisir à ses propres boniments. Ça lui plaisait de menacer les mauvais payeurs, de les railler, de les insulter. Elle sentait dans sa façon de parler une joie mauvaise.

« Mademoiselle Takaï, vous aussi, vous êtes têtue. Je vous dis bravo. Vous restez aussi obstinément silencieuse qu’une huître au fond de la mer. Et malgré tout, moi, je sais que vous êtes là. Maintenant, vous êtes là, bien présente, de l’autre côté de cette porte, et vous avez les yeux braqués dessus. Et tout ce stress vous fait transpirer. Ce n’est pas vrai ? »

Il recommença à tambouriner. Treize coups. Puis il s’arrêta. Aomamé sentait la sueur mouiller ses aisselles.

« Bon. Je vais me retirer d’ici pour aujourd’hui. Mais avant peu, je reviendrai. Je me mets à aimer cette porte. Il existe toutes sortes de portes, savez-vous. Et celle-ci, elle n’est pas mal du tout. Le bruit que je fais en frappant dessus sonne bien. Après tout, peut-être que je n’arriverais pas à me détendre si je ne venais pas frapper quelques coups à cette porte ! Mademoiselle Takaï, je vous dis donc à très bientôt. »

Après quoi, le silence retomba. Le collecteur semblait être parti. Mais elle n’avait pas entendu le bruit de ses pas. Peut-être avait-il feint de s’en aller et était-il toujours planté là, devant sa porte. Aomamé agrippa sa batte avec encore plus de force. Elle attendit deux bonnes minutes.

« Je suis encore là ! claironna le collecteur. Ha ha ha, vous vous êtes imaginé que j’étais parti ! Eh bien non, je suis là. Je vous ai raconté des craques. Pardon, mademoiselle Takaï. Je suis ce genre de type. »

Elle perçut le bruit d’une toux. Une toux forcée et discordante.

« J’exerce ce métier depuis de longues années. Alors, au fil du temps, j’ai fini par me représenter les gens qui étaient là, de l’autre côté de la porte. C’est la pure vérité, je vous assure. En tout cas, je les sens, ceux qui se mettent à l’abri pour ne pas payer. Combien en ai-je rencontré, de ces individus-là, depuis des dizaines d’années… Et vous, mademoiselle Takaï… »

Il donna alors trois coups sur la porte, pas aussi vigoureux qu’auparavant.

« Vous, mademoiselle Takaï, vous êtes douée pour vous dissimuler. Comme une sole qui se cache au fond de la mer, dans le sable. Ça s’appelle du mimétisme. Mais même comme ça, en fin de compte, vous ne parviendrez pas à fuir. Quelqu’un viendra, et vous ouvrirez cette porte. C’est la vérité. Moi, un vétéran de la Enn-étchi-keye, je vous le garantis ! Vous aurez beau vous dissimuler aussi habilement que vous le pourrez, ce ne sera jamais qu’une espèce de fraude minable. Ce n’est pas une solution. C’est vrai, quoi. Mademoiselle Takaï, je vais y aller à présent. Ne vous en faites pas, cette fois, je ne mens pas. Je vais disparaître pour de vrai. Mais je reviendrai. Quand vous entendrez frapper à la porte, ce sera moi. Portez-vous bien, mademoiselle Takaï ! »

Elle n’entendit toujours pas de bruit de pas. Elle attendit cinq minutes avant de s’approcher de la porte et de tendre l’oreille. Enfin elle scruta le trou de la serrure. Le couloir était désert. Cette fois, le collecteur était vraiment parti.

Aomamé alla poser la batte métallique sur le comptoir de la cuisine. Elle déchargea son arme, remit le cran de sûreté. Elle l’enveloppa de nouveau dans un collant épais et la rangea dans un tiroir. Puis elle s’allongea sur le canapé et ferma les yeux. La voix de l’homme résonnait encore dans ses oreilles.

Mais même comme ça, en fin de compte, vous ne parviendrez pas à fuir. Quelqu’un viendra, et vous ouvrirez cette porte.

Au moins, cet homme n’était pas un de ses poursuivants envoyés par les Précurseurs. Eux agissaient calmement, en passant par le chemin le plus court. Ce n’était pas leur style de crier dans le couloir d’une résidence élégante, de lancer des insinuations qui risquaient d’alerter leur interlocuteur. Ce n’était pas ainsi qu’ils se comportaient. Aomamé se souvint de Tête-de-moine et de Queue-de-cheval. L’un et l’autre se seraient approchés furtivement. Et avant même qu’elle s’en soit aperçue, ils auraient été là, dans son dos.

Aomamé secoua la tête. Respira posément.

Si c’était un véritable collecteur de la NHK, il était curieux qu’il n’ait pas remarqué la vignette indiquant que la redevance était réglée par virement automatique. Aomamé avait vérifié que l’étiquette était bien apposée à côté de la porte. Il s’agissait peut-être d’un malade mental. Mais même si c’était le cas, il y avait dans ses paroles une étrange réalité. Elle se dit que l’homme, en effet, sentait sa présence de l’autre côté de la porte. Comme s’il pouvait renifler, grâce à une sensibilité très aiguë, les secrets qu’elle portait, une partie du moins. Mais il n’avait pas le pouvoir d’ouvrir sa porte et de s’introduire chez elle. La porte ne s’ouvrait que de l’intérieur. Et quoi qu’il arrive, se disait-elle, je n’ai nulle intention de l’ouvrir.

Non, en fait, elle ne pouvait aller jusqu’à cette affirmation. Il se peut que j’ouvre cette porte un jour. Si Tengo apparaissait de nouveau dans le jardin, j’ouvrirais sans hésiter et je me précipiterais vers lui. Quoi qui m’attende là-bas.

 

Aomamé s’installa sur la chaise de jardin, sur le balcon, et resta comme d’habitude à scruter le petit parc, dans l’intervalle entre la plaque protectrice opaque et la balustrade. Un couple de lycéens en uniforme était assis sur un banc, sous l’orme. Le visage grave, ils échangeaient des confidences. Deux jeunes mères faisaient jouer leurs enfants dans le bac à sable. Ils n’étaient pas encore en âge d’entrer en maternelle. Les jeunes femmes bavardaient sans les quitter du regard. Le jardin offrait le spectacle parfaitement ordinaire d’un après-midi banal. Aomamé scruta longuement le haut du toboggan.

Puis elle posa ses paumes sur le bas de son ventre. Ferma les paupières, tendit l’oreille, s’efforçant d’entendre une voix. Pas de doute, il y avait une présence. Une toute petite chose était là, vivante. Elle le savait.

DAUGHTER, dit-elle doucement.

MOTHER, lui répondit la petite chose.