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Ushikawa

Amasser des preuves solides

USHIKAWA SE RENDIT À ICHIKAWA. Il s’était attendu à un long trajet, mais en réalité, depuis le centre de Tokyo, il ne faut pas longtemps pour atteindre la commune d’Ichikawa, située juste de l’autre côté du fleuve. Il monta dans un taxi devant la gare et indiqua au chauffeur le nom de l’établissement scolaire. Il était une heure passée lorsqu’il arriva à l’école. La pause du déjeuner était terminée, les cours de l’après-midi avaient déjà repris. On entendait des élèves qui chantaient en chœur depuis la salle de musique, alors qu’un match de foot se déroulait dans la cour. Les enfants couraient après le ballon en poussant des cris.

Ushikawa ne gardait pas un bon souvenir du primaire. Le sport avait été son point faible, et tous les jeux de ballon en particulier. Il était de toute petite taille, il ne courait pas vite, sans compter qu’il était astigmate et qu’il ne possédait pas de bons réflexes. Les cours de gymnastique avaient été pour lui un vrai cauchemar. En revanche, il s’était montré brillant dans les disciplines scolaires. Il était intelligent et il ne ménageait pas ses efforts (ce qui lui avait permis de réussir le concours du barreau à l’âge de vingt-cinq ans). Cependant, autour de lui, personne ne l’avait aimé, personne ne l’avait respecté. L’une des raisons, certainement, tenait au fait qu’il était mauvais en sport. Bien entendu, sa drôle de figure ne l’avantageait pas non plus. Depuis son enfance, il était affligé d’une large face, d’un regard peu avenant et d’un crâne déformé. Il semblait que les commissures tombantes de ses lèvres épaisses allaient laisser échapper un filet de bave. (En fait, ce n’était qu’une impression, cela ne lui arrivait jamais.) Ses cheveux étaient frisottés, bizarrement implantés. Ce n’était décidément pas une apparence qui le rendait sympathique aux yeux des autres.

Du temps où il était écolier, il ne s’exprimait pratiquement pas. Il savait pourtant qu’il était capable, le cas échéant, de se montrer éloquent. Mais à cette époque, il n’avait eu personne à qui parler à cœur ouvert, et pas la moindre occasion de manifester ses qualités oratoires. Aussi avait-il toujours gardé la bouche close. Et il avait pris l’habitude de tendre l’oreille à ce que racontaient les autres – quelles qu’aient été leurs histoires. Il s’était constamment efforcé d’en apprendre quelque chose. Dans sa vie, plus tard, cette habitude s’était révélée utile. Un outil qui lui avait permis de découvrir bon nombre de vérités précieuses. Entre autres, que la plupart des gens sont incapables de réfléchir avec leur propre tête. Et que ce sont précisément ces gens-là qui ne savent pas écouter les autres.

Quoi qu’il en soit, ses années d’écolier n’étaient pas une époque qu’il se remémorait avec plaisir. Il était démoralisé rien qu’à l’idée de devoir se rendre dans une école primaire. Chiba n’était pas Saitama, mais les écoles, partout dans le pays, sont presque toutes identiques. Elles ont toutes la même allure extérieure, elles fonctionnent selon les mêmes principes. Néanmoins, Ushikawa devait se donner la peine d’y aller en personne. C’était important. Il ne pouvait se décharger de cette visite sur quelqu’un d’autre. Il avait téléphoné au bureau de l’établissement et obtenu un rendez-vous pour un entretien à une heure et demie.

 

La vice-directrice était une femme de petite taille, qu’il situa vers le milieu de la quarantaine. Svelte, les traits réguliers, une tenue nette et seyante. Vice-directrice ? Ushikawa était perplexe. Il n’avait jamais entendu ces termes. Mais il avait quitté l’école primaire depuis fort longtemps. Beaucoup de choses avaient probablement changé. Cette femme avait sans doute accueilli toutes sortes de visiteurs, très divers, car elle resta impassible à la vue d’Ushikawa – dont l’allure pouvait difficilement être qualifiée de banale. Peut-être était-elle simplement polie. Elle le conduisit dans une pièce de réception pimpante et lui proposa une chaise. Elle-même prit place en face de lui et lui sourit gracieusement, comme pour suggérer : « Alors ? Quelles joyeuses histoires allons-nous nous raconter tous les deux ? »

Elle rappelait à Ushikawa l’une de ses camarades de classe. Une fillette jolie, qui avait de bonnes notes, qui était gentille, qui avait le sens des responsabilités. Qui plus est, avec des bonnes manières. Et qui jouait bien du piano. Et que les instituteurs appréciaient. Il la regardait souvent pendant la classe. De dos, en général. Mais il n’avait jamais échangé une parole avec elle.

« On m’a dit que vous meniez une enquête sur l’un des anciens élèves de notre établissement ? demanda la vice-directrice.

— Pardon, j’aurais dû me présenter plus tôt… », répondit Ushikawa en lui tendant sa carte de visite. La même que celle qu’il avait donnée à Tengo. « Fondation d’utilité publique à personnalité juridique – Association pour la promotion scientifique et artistique du nouveau Japon – Directeur en titre. » Il lui débita une histoire quasi identique. Tengo Kawana, ancien élève de cette école, était l’un des candidats favoris pour prétendre à une subvention de leur fondation, au titre d’écrivain. C’était dans ce cadre qu’on menait à son sujet une enquête d’ordre général.

« C’est fantastique ! s’écria la vice-directrice en souriant. Et aussi un honneur pour notre école. Si nous pouvons vous être utiles, nous vous prêterons notre concours bien volontiers.

— J’aurais souhaité rencontrer l’enseignant qui était chargé de la classe de M. Kawana et le questionner directement.

— Je vais vérifier. Néanmoins, comme tout cela remonte à vingt ans, il se peut qu’il ou elle soit déjà parti à la retraite.

— Je vous remercie, dit Ushikawa. Et puis, si cela ne vous ennuie pas, j’ai une autre chose que j’aurais voulu que vous regardiez…

— De quoi s’agit-il ?

— Il est possible qu’une élève du nom de Masami Aomamé ait été inscrite chez vous, sans doute dans le même niveau que M. Kawana. Ces deux enfants ont-ils été dans la même classe ? Pourriez-vous le vérifier aussi ? »

La vice-directrice prit un air quelque peu méfiant. « Cette Mlle Aomamé aurait-elle quelque chose à voir avec la subvention destinée à M. Kawana ?

— Oh non, pas du tout. Il se trouve simplement que, dans l’œuvre de M. Kawana, apparaît un personnage dont on peut penser que le modèle est Mlle Aomamé. Et nous aimerions éclaircir ce point, voilà tout. Rien de très compliqué. Ce n’est qu’une formalité.

— Je vois. » La vice-directrice releva légèrement les commissures de ses lèvres bien dessinées. « Néanmoins, je pense que vous comprendrez que nous soyons dans l’impossibilité de vous donner des informations concernant la vie privée de nos élèves. Notamment à propos de leur carnet scolaire ou de leur situation familiale.

— Je le conçois parfaitement. De notre côté, nous souhaitons seulement savoir si cette élève s’est trouvée dans la même classe que M. Kawana. Et si c’était le cas, je vous serais reconnaissant que vous me donniez le nom et les coordonnées de l’instituteur ou de l’institutrice responsable.

— Très bien. Ce genre d’informations ne devrait pas poser de problèmes. Vous avez dit Mlle Aomamé, c’est bien cela ?

— Tout à fait. On l’écrit ainsi : Ao-mamé. Comme les haricots de soja verts. C’est un nom très rare. »

Avec son stylo-bille, Ushikawa écrivit Masami Aomamé sur une feuille de son calepin et la lui tendit. Elle prit le papier et le contempla quelques secondes avant de l’insérer dans le dossier posé sur la table.

« Pouvez-vous patienter un moment ici ? Je vais aller vérifier les registres. Et je demanderai qu’on vous fasse les photocopies des renseignements que nous pourrons vous transmettre.

— Je suis désolé de vous déranger en plein travail. Je vous remercie », répondit Ushikawa.

La vice-directrice s’en alla, le bas de sa jupe évasée ondoyant avec grâce. Elle avait un bon maintien, une démarche souple. Sa coiffure était élégante. Une femme qui vieillissait avec charme. Ushikawa se rassit et attendit en lisant le livre de poche qu’il avait apporté.

 

La vice-directrice revint quinze minutes plus tard. Elle tenait sur sa poitrine une enveloppe kraft grand format.

« M. Kawana a été un élève brillant, dirait-on. Ses notes étaient toujours excellentes, et il a également accompli des exploits sportifs. Il était remarquable en arithmétique, enfin, pour tout ce qui se rapporte aux mathématiques. Alors qu’il était encore écolier, il était capable de résoudre des problèmes destinés aux lycéens. Il a même remporté un concours. Un journal a écrit un article sur lui en le qualifiant d’enfant prodige.

— Extraordinaire ! » fit Ushikawa.

La vice-directrice poursuivit : « C’est tout de même curieux. À cette époque, on le traitait d’enfant prodige en mathématiques, et à présent qu’il est adulte, le voilà qui se distingue dans le milieu littéraire.

— Tout comme les amples veines d’eau, voyez-vous, les grands talents ont la capacité de déboucher en des domaines divers. Aujourd’hui, il écrit des romans, et parallèlement, il enseigne les mathématiques.

— Oh…, dit la vice-directrice en arquant élégamment les sourcils. En revanche, je n’ai pas grand-chose sur Mlle Masami Aomamé. Elle a changé d’école en cinquième année. Il semble qu’un parent de l’arrondissement d’Adachi à Tokyo l’ait prise en charge à son domicile. Elle a intégré alors l’école là-bas. Et en effet, elle s’est trouvée dans la même classe que M. Kawana. En troisième et quatrième année. »

Exactement ce que j’avais pensé, se dit Ushikawa. Il y a bel et bien eu un lien entre eux.

« Une institutrice, Mme Ôta, était chargée de ces classes à cette époque. Mme Toshié Ôta. Elle travaille actuellement dans une école municipale de Narashino.

— En contactant cette école, je pourrais peut-être la rencontrer ?

— Je l’ai déjà fait, dit la vice-directrice avec un petit sourire. Elle m’a affirmé qu’étant donné les circonstances, elle serait ravie de vous rencontrer.

— Je vous en suis très reconnaissant », répondit Ushikawa. Elle ne se contente pas d’être belle, pensa-t-il. Elle est également efficace.

Sur le dos de sa carte de visite, la vice-directrice inscrivit le nom de l’institutrice et le numéro de téléphone de l’école à Tsudanuma où elle travaillait. Elle la donna à Ushikawa. Ce dernier la rangea précieusement dans son portefeuille.

« Mlle Aomamé vivait, m’a-t-on dit, dans un certain contexte religieux, reprit-il. Ce qui, pour nous, est peut-être un peu préoccupant… »

La vice-directrice fronça les sourcils, creusant ainsi de minuscules rides au coin des yeux. Le genre de rides subtiles et nuancées, avec un charme tout intellectuel, que seules peuvent acquérir les femmes d’âge mûr qui ont énormément pris soin d’elles.

« Je suis navrée, mais ce n’est pas une question que nous pouvons aborder ici, dit-elle.

— Cela relève de la vie privée, vous voulez dire ? demanda Ushikawa.

— Tout à fait. Et tout ce qui touche à la religion, en particulier.

— Quand je rencontrerai Mme Ôta, elle pourra peut-être m’en dire plus ? »

Le menton délicat de la vice-directrice s’inclina légèrement sur la gauche. Ses lèvres esquissèrent un sourire plein de sous-entendus. « Nous n’avons pas à nous mêler de ce que Mme Ôta vous confiera à titre privé. »

Ushikawa se leva et remercia poliment la vice-directrice. Elle lui tendit l’enveloppe kraft. « Tous les documents que nous sommes en mesure de vous communiquer sont photocopiés là-dedans. Ils concernent M. Kawana. Certains ont trait à Mlle Aomamé. J’espère que cela vous sera utile.

— Vous m’avez beaucoup aidé. Je vous remercie vraiment de votre gentillesse.

— Prévenez-nous quand nous en saurons plus sur la subvention, n’est-ce pas ? Ce serait un grand honneur aussi pour notre école.

— Je suis persuadé que le résultat sera positif, répondit Ushikawa. J’ai rencontré M. Tengo Kawana à plusieurs reprises. C’est un jeune homme assurément bourré de talent, qui a un bel avenir. »

 

Devant la gare d’Ichikawa, Ushikawa entra dans un petit restaurant pour déjeuner. Pendant qu’il était à table, il parcourut les documents que contenait l’enveloppe. Il y trouva les bulletins scolaires de Tengo et d’Aomamé. Les rapports relatant les mérites scolaires ou sportifs (prix ou médailles) de Tengo y étaient joints également. Ce garçon avait effectivement été un élève brillant, et même hors norme, semblait-il. Jamais l’école n’avait été pour lui un cauchemar. Pas un seul jour. Il y avait aussi la photocopie de l’article qui lui était consacré à l’occasion du concours de mathématiques qu’il avait remporté. Accompagné d’une photo, pas très nette en raison des années, où l’on voyait le visage de Tengo, enfant.

Après s’être restauré, Ushikawa téléphona à l’école de Tsudanuma. Il parla à Mme Toshié Ôta et ils convinrent d’un rendez-vous à quatre heures, à son école. À cette heure-là, lui dit-elle, nous pourrons prendre le temps de discuter tranquillement.

Je sais bien qu’il s’agit du travail, mais tout de même, songea Ushikawa en soupirant, visiter deux écoles primaires en une seule journée ! J’en ai gros sur le cœur rien que d’y penser. Néanmoins, jusqu’ici, tout cela m’a été très profitable. Cela valait le coup de me fatiguer à m’y rendre moi-même. J’ai pu avoir la confirmation que Tengo et Aomamé avaient passé deux années dans la même classe. J’ai fait un grand pas en avant.

Tengo a collaboré avec Ériko Fukada. Il a transformé La Chrysalide de l’air en une œuvre littéraire. Le livre est devenu un best-seller. Aomamé, elle, a secrètement assassiné, dans une chambre de l’hôtel Ôkura, Tamotsu Fukada, le père d’Ériko Fukada. Il semble que les agissements d’Aomamé et de Tengo aient une finalité commune : attaquer la communauté religieuse des Précurseurs. Il se peut qu’il y ait eu coopération entre eux. Il est même logique et raisonnable de penser que cette coopération a existé.

Cependant, songea-t-il, pour le moment, mieux vaut ne pas révéler ces faits au tandem des Précurseurs. Ushikawa détestait livrer ses informations au compte-gouttes. Il préférait recueillir une masse de renseignements, en déterminer minutieusement les contours et réunir des preuves solides. Et puis seulement après, il abordait le sujet en disant : « Voyez-vous, en réalité… » Il aimait procéder de la sorte. Déjà à l’époque où il exerçait le métier d’avocat, il adorait ce genre de présentation théâtrale. Il prenait plaisir à se montrer d’abord modeste, pour endormir la vigilance de l’adversaire, et quand le dénouement était imminent, apporter des faits irréfutables et renverser le cours des choses.

Dans le train pour Tsudanuma, Ushikawa échafauda diverses hypothèses.

Il se pouvait que Tengo et Aomamé aient entamé une relation amoureuse. Bien sûr, non pas quand ils avaient dix ans, mais après l’école primaire, ils avaient pu se retrouver et devenir intimes. C’était une possibilité. Ils en étaient ensuite arrivés, pour une raison ou une autre – et même si cette raison demeurait obscure – à travailler ensemble dans le but d’écraser Les Précurseurs. C’était une hypothèse.

Néanmoins, Ushikawa n’entrevoyait rien qui suggère une amitié entre Tengo et Aomamé. Le jeune homme entretenait une liaison régulière avec une femme mariée, de dix ans plus âgée. Étant donné son tempérament, s’il avait été aussi profondément lié à Aomamé, il n’aurait pas eu de rapports charnels suivis avec une autre femme. Ce n’était pas quelqu’un d’aussi retors. Plus tôt, Ushikawa avait enquêté sur ses habitudes et son comportement, durant deux semaines d’affilée. Le jeune homme enseignait les mathématiques dans une école préparatoire trois jours par semaine, et le reste du temps, il s’enfermait dans son appartement, en général seul. Sans doute était-il occupé à écrire ses romans. Hormis pour aller faire ses courses ou une promenade de temps à autre, il ne sortait presque pas. Une vie simple et modeste. Aisée à déchiffrer, sans aucun mystère. Quelles qu’aient été les circonstances, Ushikawa n’arrivait absolument pas à imaginer que Tengo ait été mêlé à un complot impliquant un meurtre.

Personnellement, Ushikawa éprouvait plutôt de la sympathie pour Tengo. C’était un jeune homme au caractère franc, dépourvu de faux-semblants. Il était indépendant, il ne comptait pas sur les autres. Bien sûr, il faisait montre d’une certaine balourdise, comme c’est souvent le cas chez les hommes solidement bâtis, mais il n’agissait pas en cachette, ou à la dérobée. Il était du genre, une fois sa décision prise, à foncer droit au but, le regard braqué en avant. Du genre à ne pas obtenir de grands succès comme avocat ou trader. Il trébucherait immédiatement au premier croche-pied qu’on lui ferait et chuterait facilement au moment décisif. Cependant, comme prof de math ou comme romancier, il se débrouillait sans doute bien. Il n’était ni sociable ni éloquent, mais il plaisait beaucoup à une certaine catégorie de femmes. Bref, un personnage à l’opposé d’Ushikawa.

En revanche, en ce qui concernait Aomamé, c’était comme s’il en ignorait tout. Tout ce qu’il avait réussi à glaner était qu’elle était née dans une famille de fervents adeptes des Témoins et qu’elle avait été contrainte à effectuer les tournées de propagande très jeune. Elle avait renié sa foi en cinquième année de primaire et un parent qui habitait dans l’arrondissement d’Adachi l’avait prise en charge. Peut-être était-elle alors incapable de supporter plus longtemps sa situation. Mais elle avait la chance d’être très douée physiquement. Durant ses années de collège, puis de lycée, elle s’était montrée prometteuse en softball. Cela lui avait permis ensuite d’obtenir une bourse et d’intégrer un cursus universitaire sportif. Telles étaient les données dont disposait Ushikawa. Néanmoins, à propos du caractère d’Aomamé, de sa manière de raisonner, de ses qualités et de ses défauts ou encore du style de vie qu’elle menait, il n’en savait rien. Ce qu’il avait en main, c’était tout au plus une énumération de faits, tels qu’on les lirait sur un curriculum vitæ.

Pourtant, au fur et à mesure qu’il confrontait les parcours d’Aomamé et de Tengo, il se rendait compte qu’ils présentaient plusieurs points communs. Premièrement, ni l’un ni l’autre n’avaient sans doute connu d’enfance très heureuse. Aomamé était forcée de suivre sa mère dans sa tournée d’évangélisation. Elles parcouraient la ville, de maison en maison, en sonnant aux portes. Tous les enfants des Témoins y sont contraints. Or il se trouvait que justement, le père de Tengo était collecteur de la redevance pour la NHK. Et c’était là aussi un travail de porte-à-porte. Avait-il, comme la mère des Témoins, emmené son fils dans ses tournées ? Peut-être. À sa place, c’est ce que j’aurais fait, réfléchit Ushikawa. Être accompagné d’un enfant améliore les rendements et épargne les frais de baby-sitter. On fait coup double. Mais pour Tengo, cela n’avait sûrement pas été une expérience joyeuse. Il n’était d’ailleurs pas impossible que les deux enfants se soient croisés dans les rues d’Ichikawa.

Ensuite, Tengo et Aomamé, dès leur plus jeune âge, avaient fait beaucoup d’efforts, chacun de son côté, et leurs excellentes performances sportives leur avaient permis de décrocher une bourse. Ils avaient cherché à s’éloigner le plus loin possible de leurs parents. Les deux jeunes gens étaient effectivement des athlètes remarquables. Bien sûr, ils étaient doués à l’origine. Mais ils avaient une raison particulière qui les obligeait à être excellents. Pour eux, être reconnus en tant qu’athlètes, obtenir de bons résultats était presque le seul moyen à leur disposition pour conquérir leur indépendance. C’était un sésame qui assurerait leur survie. Ils n’avaient pas la même façon de penser que les adolescents ordinaires. Ni la même attitude vis-à-vis du monde.

À la réflexion, la situation avait été presque identique pour Ushikawa. Dans son cas, comme sa famille était riche, il n’avait pas eu besoin d’une bourse. Il n’avait pas manqué d’argent de poche. Toutefois, il lui avait fallu travailler avec acharnement pour intégrer une université prestigieuse et réussir le concours du barreau. Tout comme Tengo et Aomamé. Il n’avait pas le temps de s’amuser ou de batifoler à l’instar de ses camarades. Il avait renoncé à toute distraction agréable – encore que, s’il les avait même recherchés, il lui aurait été difficile d’obtenir ces plaisirs –, il s’était livré aux études, et rien qu’aux études. Il naviguait violemment entre un sentiment d’infériorité et un sentiment de supériorité. Je suis, pour ainsi dire, un Raskolnikov qui n’aurait pas rencontré Sonia, avait-il souvent pensé.

Bon, peu importe ma propre histoire. Les ruminations ne changent rien. Revenons à nos moutons. Tengo et Aomamé.

Si Tengo et Aomamé étaient tombés par hasard l’un sur l’autre, après leurs vingt ans, et s’ils avaient été amenés à discuter, ils avaient sans doute été surpris de découvrir qu’ils avaient tant en commun. Ils avaient probablement eu alors bien des sujets de conversation. Et peut-être qu’à ce moment-là, ils avaient été fortement attirés l’un vers l’autre. Ushikawa imaginait clairement la scène. La rencontre fatale. L’histoire d’amour suprême.

Cette rencontre avait-elle réellement eu lieu ? Une histoire d’amour était-elle née ? Ushikawa n’en savait rien, bien entendu. Mais il paraissait logique de penser qu’ils s’étaient vraiment retrouvés. Et qu’ils s’étaient précisément réunis pour s’en prendre aux Précurseurs. Ils avaient lancé leurs assauts contre la secte, Tengo avec sa plume, et Aomamé, sans doute grâce à une technique spéciale. Malgré tout, Ushikawa n’arrivait pas à se faire à cette hypothèse. L’intrigue tenait jusqu’à un certain point. Elle n’était cependant pas complètement convaincante.

Si un lien aussi profond s’était noué entre Tengo et Aomamé, il était impossible que cela n’apparaisse pas à la surface. Une rencontre fatale engendre immanquablement des conséquences fatales, qui n’auraient pu échapper au regard vigilant d’Ushikawa. Aomamé était peut-être capable de dissimulation. Mais ce petit Tengo, non, ce n’était pas possible.

Ushikawa était, par principe, quelqu’un qui bâtissait sa logique élément par élément. Il n’avançait pas sans preuve évidente. Il faisait toutefois confiance aussi à son intuition. Et face au scénario selon lequel Tengo et Aomamé agissaient en complices, son intuition secouait la tête. Non, non, lui disait-elle. Avec des mouvements brefs mais obstinés. Peut-être qu’au fond, nos deux protagonistes ne s’étaient pas encore vus ? Peut-être était-ce par pur hasard que les choses avaient tourné en sorte qu’ils aient été mêlés en même temps à une affaire en rapport avec Les Précurseurs ?

Même s’il était difficile d’imaginer une telle coïncidence, l’intuition d’Ushikawa s’accordait mieux à cette hypothèse qu’à celle du complot. Animés par des mobiles et des buts différents, l’un et l’autre avaient été amenés, par hasard, à ébranler au même moment Les Précurseurs, selon des modes d’action différents. Il y avait là deux intrigues parallèles, qui avaient des origines distinctes.

Cependant, la bande des Précurseurs avalerait-elle docilement une hypothèse qui ne satisfaisait qu’Ushikawa ? Impossible. Ils sauteraient immédiatement sur la thèse de la conjuration. Ce genre de types adore les complots. Avant de leur présenter des informations brutes, pensa-t-il, il faut que je rassemble des preuves solides. Sinon, je risque de les entraîner dans une mauvaise direction, ce qui, en fin de compte, peut me nuire.

Ushikawa réfléchissait à tout cela dans le train qui le conduisait d’Ichikawa à Tsudanuma. Il dut probablement faire des grimaces, soupirer ou fixer le vide sans s’en apercevoir. Une écolière assise en face de lui l’observait d’un regard perplexe. Pour dissimuler sa confusion, il se força à prendre un air détendu et, du creux de la main, il frotta sa tête chauve et déformée. Son geste parut au contraire effrayer la fillette. Elle se dressa soudain, juste avant la gare de Nishi-Funabashi, et s’en alla d’un pas vif.

 

L’entretien avec l’institutrice, Toshié Ôta, eut lieu dans une salle de classe, après les cours. Elle avait cinquante-cinq ans environ. Une allure vraiment à l’opposé de l’élégante vice-directrice. Celle-ci, petite et boulotte, avait, vue de dos, une étrange démarche, qui rappelait celle des crustacés. Elle portait de petites lunettes à monture métallique. Sur la zone large et plate entre ses sourcils, on voyait un duvet fin qui avait repoussé. Son tailleur sans âge, certainement démodé dès sa confection, dégageait une légère odeur de naphtaline. Un tailleur d’un rose étrange, comme si une autre couleur avait été mélangée par erreur au cours de la fabrication. On imaginait volontiers qu’à l’origine, on avait recherché une teinte douce et élégante, mais la recherche n’avait jamais abouti. Ce rose avait lourdement chuté dans le manque de confiance en soi, l’autoeffacement, la résignation. De ce fait, ce chemisier blanc tout neuf qui était visible au col ressemblait à un visiteur indiscret surgissant à une veillée funèbre. Ses cheveux secs, poivre et sel, étaient attachés avec une barrette en plastique, sans doute la première qui lui était tombée sous la main. Ses bras et ses jambes étaient charnus et ses doigts courts ne portaient aucune bague. Trois rides légères sillonnaient sa nuque. Telles des encoches de la vie. Ou bien peut-être était-ce la marque de trois vœux exaucés. Mais non, sans doute pas, estima Ushikawa.

Elle avait été en charge de la classe de Tengo depuis la troisième année, et jusqu’à la fin du cycle primaire. Les enseignants changeaient de niveau tous les deux ans, mais elle était tombée sur la classe de Tengo quatre ans d’affilée. Elle n’avait cependant été responsable de la classe d’Aomamé qu’en troisième et quatrième année.

« Je me souviens très bien de M. Kawana », déclara-t-elle.

Sa voix était étonnamment claire et jeune, par rapport à son allure un peu éteinte. Une voix qui devait bien porter, jusqu’au fond des salles de classe bruyantes. Comme toujours, c’est le métier qui façonne les gens, se dit-il avec admiration. Cette femme était sûrement une institutrice compétente.

« M. Kawana était brillant dans tous les domaines. Voilà plus de vingt-cinq ans maintenant que je fais la classe à d’innombrables élèves, dans divers établissements. Jamais je n’ai rencontré un écolier qui avait autant de dons que lui. Il excellait en tout. Il avait bon caractère, et il était également capable de diriger les autres. Je voyais en lui quelqu’un qui réussirait plus tard, quelle que soit la discipline qu’il choisirait. En primaire, on remarquait avant tout ses talents en arithmétique, et dans les mathématiques en général. Mais cela ne m’étonne pas d’apprendre qu’il ait choisi la voie littéraire.

— Son père était, je crois bien, collecteur de la redevance de la NHK ?

— En effet, dit l’institutrice.

— M. Kawana m’avait confié qu’il était un père assez sévère. » Il avait lancé cela complètement au hasard.

« C’est exact, répondit-elle sans hésitation. C’était un père qui avait des côtés très sévères. Il était fier de son métier, ce qui, bien sûr, est une chose magnifique, mais qui parfois semblait être pesant pour Tengo. »

En enchaînant habilement diverses questions, Ushikawa réussit à lui soutirer bien des détails. L’un des exercices dans lesquels il excellait le plus était précisément celui-là. Il parvenait à ce que son interlocuteur s’épanche avec abandon. L’institutrice évoqua une fugue qu’avait faite Tengo en cinquième année. L’enfant ne voulait plus suivre son père dans sa tournée de recouvrement du week-end. « C’était moins une fugue qu’une mise à la porte de chez lui », expliqua-t-elle. Tengo avait donc bel et bien été forcé d’accompagner son père, nota mentalement Ushikawa. Ce qui avait été pour lui un lourd fardeau psychologique. Comme je l’avais prévu.

L’institutrice avait hébergé pour la nuit Tengo, qui n’avait nulle part où aller. Elle lui avait préparé des couvertures, offert un petit déjeuner. Le lendemain soir, elle avait rendu visite à son père et déployé toute son éloquence pour tenter de le convaincre. Elle raconta cette anecdote comme s’il s’agissait de la scène la plus brillante de son existence. Elle raconta également leurs retrouvailles lors d’un concert, alors que Tengo était lycéen. Elle expliqua combien il avait merveilleusement joué des timbales.

« La Sinfonietta de Janáček n’est pas un morceau facile. Et puis, jusqu’à quelques semaines avant le concert, Tengo n’avait jamais touché à cet instrument. Pourtant, avec si peu de préparation, il s’en est tiré avec panache. C’était un vrai miracle. »

Cette femme aime Tengo du fond du cœur, se dit Ushikawa, admiratif. Une sorte d’affection inconditionnelle. Que peut-on bien éprouver quand on est aimé à ce point ?

« Vous souvenez-vous de Mlle Aomamé ? demanda Ushikawa.

— Je me souviens bien d’elle aussi », répondit-elle. Mais il ne décelait pas de joie dans sa voix, contrairement aux instants précédents où elle évoquait Tengo. Le ton avait baissé de deux crans.

« Il s’agit d’ailleurs d’un nom peu commun, remarqua Ushikawa.

— Oui, en effet, très rare. Mais ce n’est pas seulement en raison de son patronyme que je me souviens d’elle. »

Elle marqua un petit silence.

« Ses parents étaient de fervents adeptes des Témoins, je crois ? tâtonna Ushikawa.

— Pouvez-vous garder pour vous ce que je vais vous dire ? demanda l’institutrice.

— Promis. Je n’en parlerai à personne. »

Elle opina de la tête. « Les Témoins disposent d’une grande section locale à Ichikawa. À l’école, j’ai donc enseigné à plusieurs de leurs enfants. Du point de vue d’une enseignante, chaque cas présente des problèmes complexes et particuliers. Il faut chaque fois y prêter une attention spéciale. Malgré tout, jamais je n’ai eu affaire à des croyants aussi zélés que les parents de Mlle Aomamé.

— Autrement dit, c’étaient des gens intransigeants. »

L’institutrice se mordit légèrement les lèvres comme si elle se rappelait. « Oui. Ils étaient très stricts sur les principes. Et ils exigeaient la même rigueur de leurs enfants. Ce qui a forcé Mlle Aomamé à s’isoler dans la classe.

— Mlle Aomamé, en un certain sens, était quelqu’un de tout à fait spécial, c’est cela ?

— Oui, tout à fait spécial, admit-elle. Bien entendu, les enfants ne sont pas responsables de cet état de fait. Si je devais désigner un responsable, ce serait l’intolérance, quand elle est dominante dans l’esprit des hommes. »

L’institutrice parla d’Aomamé. La plupart du temps, les autres élèves l’ignoraient. Ils la traitaient comme si elle n’existait pas. Elle était un élément hétérogène, dont les principes bizarres dérangeaient tout le monde. Voilà quelle était l’opinion unanime. Aomamé se protégeait en s’effaçant au maximum.

« Moi aussi, j’ai fait de mon mieux. Hélas, les enfants étaient ligués entre eux, davantage que je ne l’avais imaginé. De plus, Mlle Aomamé s’était pour ainsi dire transformée en fantôme. Aujourd’hui, on pourrait confier le cas à un spécialiste. Mais ce genre de système n’existait pas à l’époque. J’étais encore jeune, et j’étais débordée par le souci d’unifier la classe. Même si j’ai bien peur que tout cela ressemble à une excuse… »

Ushikawa comprenait ce qu’elle voulait dire. Être instituteur ou institutrice est un métier ardu. Les problèmes qui surgissent entre les enfants, on n’a d’autre choix que de les laisser les régler entre eux, du moins jusqu’à un certain point.

« La foi authentique et l’intolérance sont souvent les deux faces d’une même médaille. Et il est difficile d’intervenir sur ces questions, déclara Ushikawa.

— Vous avez raison, approuva-t-elle. J’aurais pourtant dû pouvoir l’aider autrement. J’ai essayé à plusieurs reprises de parler avec Mlle Aomamé. Cependant, elle ne le souhaitait pas et ne me répondait pratiquement pas. Elle avait de la volonté, et une fois qu’elle avait pris une décision, elle n’en changeait pas. C’était quelqu’un d’intelligent, qui possédait une grande capacité de compréhension et qui était animée par le désir d’apprendre. Mais elle se contrôlait et se maîtrisait sévèrement pour dissimuler ces qualités. Ne pas se faire remarquer était sans doute pour elle le seul moyen de se protéger. Si seulement elle avait bénéficié d’un environnement ordinaire, elle aurait été une excellente élève, elle aussi. J’y repense toujours avec regret. Même aujourd’hui.

— Avez-vous parlé à ses parents ? »

Elle acquiesça. « Maintes fois. Ils sont souvent venus protester à l’école sous prétexte que leur foi était persécutée. Je leur ai alors demandé de faire des efforts pour que Mlle Aomamé s’intègre un peu mieux à sa classe. Je les ai exhortés à assouplir leurs principes, ne serait-ce que légèrement. En vain. Pour eux, rien ne comptait autant que le respect à la lettre de leurs règles. Le bonheur consiste à aller au paradis et le séjour en ce bas monde n’est qu’une vie provisoire. Mais ce sont là des raisonnements d’adultes. Malheureusement, je n’ai pas réussi à leur faire comprendre à quel point le fait d’être ignorée ou d’être mise au ban de la classe était pénible pour une enfant. Et quelle blessure mortelle subsiste alors dans le cœur d’une adolescente. »

Ushikawa lui apprit qu’Aomamé avait joué un rôle actif dans son équipe de softball à l’université ainsi que dans son entreprise et qu’elle était actuellement une instructrice réputée dans un club de sport de haut niveau. Pour utiliser des termes exacts, il aurait fallu dire qu’elle s’était montrée active jusqu’à récemment. Il était toutefois inutile d’être aussi précis.

« Eh bien, j’en suis heureuse », dit l’institutrice. Elle s’empourpra légèrement. « Je suis rassurée d’apprendre qu’elle a pu s’en sortir en grandissant, qu’elle est indépendante et qu’elle se porte bien.

— À propos, et pardon si je pose là une question incongrue…, commença Ushikawa avec un sourire innocent. Est-il possible que M. Kawana et Mlle Aomamé aient été très liés quand ils étaient écoliers ? »

L’institutrice réfléchit pendant quelques instants, les doigts croisés. « Peut-être. Mais moi, je ne les ai jamais vus ainsi et je n’en ai jamais entendu parler. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il est impensable qu’un enfant, n’importe lequel, ait noué un lien personnel avec Mlle Aomamé. Peut-être que Tengo lui a tendu la main, parce qu’il était gentil et qu’il avait le sens des responsabilités. Mais même si c’était le cas, Mlle Aomamé ne se serait pas ouverte facilement. Pas plus qu’une huître collée à son rocher. »

L’institutrice marqua une pause avant de poursuivre. « Je regrette vraiment d’être incapable de l’exprimer autrement. À l’époque, je n’ai rien pu faire. Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, je manquais d’expérience et de capacités.

— Si jamais M. Kawana et Mlle Aomamé avaient été intimes, cela aurait suscité des échos dans la classe et vous auriez forcément été au courant, n’est-ce pas ? »

L’institutrice opina de la tête. « L’intolérance se situait dans les deux camps. »

Ushikawa la remercia. « Cela m’a beaucoup aidé de pouvoir discuter avec vous, madame.

— J’espère que l’histoire de Mlle Aomamé ne fera pas obstacle à la proposition de subvention…, dit-elle, l’air soucieux. S’il s’est produit un problème, j’en suis la seule responsable, moi qui étais en charge de cette classe. Ce n’est la faute ni de Tengo, ni de Mlle Aomamé. »

Ushikawa secoua la tête. « Il est inutile de vous inquiéter. Je ne fais que vérifier les faits qui se situent en arrière-plan de l’œuvre de M. Kawana. Comme vous le savez, les questions concernant la religion sont toujours très complexes. M. Kawana possède un grand talent et il se fera certainement un nom dans un futur proche. »

À ces paroles, l’institutrice sourit avec satisfaction. Quelque chose dans ses petites prunelles refléta la lumière du soleil, brillant tel un glacier sur une montagne lointaine. Elle est en train de se souvenir de Tengo, jeune garçon, pensa Ushikawa. Vingt ans ont passé, mais pour elle, c’est comme hier.

Alors qu’il attendait le bus, à côté du portail de l’école, pour se rendre à la gare de Tsudanuma, Ushikawa songea à ses instituteurs. Se souvenaient-ils de lui ? Même si c’était le cas, ce n’était certainement pas avec une lueur de tendresse dans le regard.

Telle qu’elle s’était éclaircie, la situation se rapprochait de ce qu’avait supposé Ushikawa. Tengo avait été le meilleur élève de la classe. Il était également populaire. Aomamé, elle, était seule, ignorée de tous. Il y avait peu de chance qu’ils soient devenus intimes à l’école. Leurs situations étaient trop différentes. Ensuite, en cinquième année, Aomamé avait quitté Ichikawa et changé d’école. Le lien entre eux deux avait été rompu.

S’il fallait leur chercher un dénominateur commun à l’époque de l’école primaire, il n’en découvrait qu’un : ils avaient été obligés, à contrecœur, d’obéir à leurs parents. Même s’il y avait une différence entre l’évangélisation et le recouvrement des taxes, ils avaient tous deux été forcés de parcourir la ville à la traîne de leurs parents. Les positions qu’ils occupaient dans la classe étaient à l’opposé. Néanmoins, l’un comme l’autre étaient sans doute solitaires, dans une quête désespérée de quelque chose. Quelque chose qui les accepterait tels qu’ils étaient, inconditionnellement, qui les étreindrait. Ushikawa imaginait bien ce qu’ils éprouvaient. Car en un sens, c’étaient les mêmes sentiments qui l’habitaient.

 

Bon, et maintenant ? se dit Ushikawa. Il était assis, bras croisés, dans le train rapide le ramenant de Tsudanuma à Tokyo. Bon, et maintenant, que faire ? J’ai pu découvrir certains liens entre Tengo et Aomamé. Des liens intéressants. Malheureusement, tout cela ne prouve rien de concret pour l’instant.

Un haut mur de pierre se dresse devant moi. Sur lequel s’ouvrent trois portes. Je dois en choisir une. Sur chacune s’affiche un nom. La première dit : « Tengo », la deuxième : « Aomamé » et la dernière : « la vieille dame d’Azabu ». Aomamé s’est évaporée littéralement comme de la fumée. Il n’en reste rien, pas même une empreinte de pas. La résidence des Saules d’Azabu est sous haute surveillance, à peu près comme la salle des coffres d’une banque. Je ne peux m’en approcher. Il me reste donc une seule porte.

Je dois demeurer collé à mon petit Tengo pour un certain temps, pensa Ushikawa. Je n’ai pas d’autre choix. Il s’agit là d’un magnifique exemple d’élimination. Un exemple tellement parfait que j’aurais envie de l’imprimer sur un joli prospectus que je distribuerais dans les rues. Écoutez bien, vous tous, voilà en quoi consiste l’élimination !

Mon petit Tengo, toi qui es un gentil garçon. Un mathématicien romancier. Qui as été un champion de judo et le chouchou de la maîtresse. Je dois d’abord faire une percée avec toi et démêler ensuite l’enchevêtrement de la situation. Un énorme embrouillamini. Plus j’y pense, moins je comprends, comme si mon cerveau était fait de tofu périmé.

Et Tengo lui-même, où en est-il ? Ses yeux captent-ils l’image d’ensemble ? Non, je ne le pense pas. À ce que voyait Ushikawa, Tengo semblait tâtonner, emprunter toutes sortes de détours. Lui aussi était perplexe. Ne serait-il pas en train d’échafauder diverses hypothèses ? Mais attention, ce jeune Tengo est un mathématicien. Il sait parfaitement collecter les pièces d’un puzzle et les assembler. Et puis, étant le principal intéressé, il doit posséder davantage de pièces que moi.

Je vais tenir Tengo Kawana à l’œil pendant quelque temps. Il me conduira sûrement quelque part. Dans la meilleure des hypothèses, jusqu’où se cache Aomamé. Demeurer fermement collé à quelque chose et ne jamais le quitter, tel un rémora, un poisson ventouse, c’était également une des manœuvres dans lesquelles Ushikawa excellait. Lorsqu’il l’avait décidé, personne ne parvenait à se débarrasser de lui.

Une fois sa décision prise, Ushikawa ferma les yeux et coupa l’alimentation de sa réflexion. Je vais faire un petit somme. Aujourd’hui, j’ai visité deux écoles primaires de Chiba totalement sans intérêt, interrogé deux institutrices d’un certain âge. La belle vice-directrice et l’autre, qui marche comme un crabe. J’ai besoin de me calmer les nerfs.

Au bout d’un certain temps, sa grosse tête déformée se mit à ballotter doucement de haut en bas, au rythme des oscillations du train. Tout comme une poupée grandeur nature d’un spectacle forain qui crache par la bouche des divinations maléfiques.

Il y avait beaucoup de monde dans le wagon, mais aucun voyageur ne chercha à s’asseoir à côté d’Ushikawa.