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Ushikawa

Et une partie de son âme…

UNE LAMPE FLUORESCENTE PENDANT DU PLAFOND éclairait le corps d’Ushikawa. Le chauffage avait été coupé, une des fenêtres ouverte, et la pièce était aussi froide qu’une glacière. Au centre, plusieurs tables de conférence avaient été accolées les unes aux autres et Ushikawa était couché dessus, sur le dos. Vêtu seulement de ses sous-vêtements d’hiver. On l’avait recouvert avec une vieille couverture. Sous laquelle se devinait son ventre bombé, telle une fourmilière dans un pré. On avait placé un petit morceau de tissu sur ses yeux demeurés ouverts – et que personne n’avait réussi à fermer –, comme s’ils posaient une question. Ses lèvres étaient entrouvertes, même si à présent nul souffle ou nulle parole ne s’en échapperait. Le sommet de sa tête, qui semblait encore plus plat et plus énigmatique que de son vivant, était piteusement couronné par ses gros cheveux noirs et frisottés, qui faisaient penser à des poils pubiens.

Tête-de-moine portait une parka bleu marine et Queue-de-cheval un manteau de rancher en daim marron, avec de la fourrure au col. Des vêtements pas tout à fait à leur taille, comme s’ils avaient été sortis à la hâte d’un dépôt dont le choix était limité. L’haleine des hommes était blanche, même à l’intérieur de la pièce. Ils se retrouvaient donc trois en ces lieux. Tête-de-moine, Queue-de-cheval – et puis Ushikawa. Sur le mur, juste au-dessous du plafond, s’alignaient trois fenêtres au cadre d’aluminium, dont l’une était grande ouverte afin de maintenir la température au plus bas. Hormis les tables sur lesquelles était posé le corps, il n’y avait aucun meuble. C’était un espace impersonnel, qu’on avait voulu purement fonctionnel. Dans cet environnement, même un cadavre – celui d’Ushikawa, en l’occurrence – paraissait impersonnel et fonctionnel.

Personne ne parlait. Le silence était total. Tête-de-moine ruminait un certain nombre de réflexions et Queue-de-cheval, de toute manière, n’ouvrait jamais la bouche. Ushikawa, lui, avait plutôt été éloquent, mais deux jours auparavant, contre son gré, il était passé de vie à trépas pendant la nuit. Absorbé dans ses pensées, Tête-de-moine allait et venait lentement devant les tables où gisait le corps d’Ushikawa. Il conservait une cadence régulière, sauf quand il arrivait près du mur et qu’il faisait demi-tour. Ses chaussures en cuir ne faisaient aucun bruit sur le pauvre tapis vert-jaune. Comme à son habitude, Queue-de-cheval se tenait immobile près de la porte. Les jambes légèrement écartées, la colonne vertébrale étirée, le regard rivé sur un point de l’espace. Il semblait n’éprouver ni froid ni fatigue. Les seuls indices qu’il était vivant étaient de brefs clignements d’yeux sporadiques et son souffle blanc qui sortait de sa bouche avec régularité.

 

À la mi-journée, plusieurs personnes s’étaient réunies dans la pièce froide et s’étaient livrées à des conciliabules. Comme certains cadres étaient partis en province, il avait fallu attendre une journée avant que tous les membres concernés puissent être rassemblés. La réunion revêtait un caractère confidentiel et les conversations se déroulèrent à voix basse afin que rien ne filtre à l’extérieur. Telle une machine-outil exposée dans un salon industriel, le corps d’Ushikawa resta sur les tables durant toute la rencontre. Il était pour l’heure dans un état de rigidité cadavérique. Il faudrait au moins trois jours avant qu’il retrouve sa souplesse. Les participants jetaient de temps à autre un bref coup d’œil sur la dépouille tout en s’entretenant de différents problèmes pratiques.

À aucun moment de la discussion, et même lorsqu’ils parlèrent du défunt, ils ne lui témoignèrent de geste de respect ni n’exprimèrent la plus infime marque de regret. Ce que leur délivrait ce corps trapu et rigide était tout au plus une sorte de leçon. Ils y voyaient la reconfirmation de certaines réflexions banales. Le temps passe, on ne revient jamais en arrière. Si la mort apporte parfois une solution, c’est l’une de celles qui s’applique seulement au défunt. Telles étaient les leçons qu’ils en tiraient, le genre de réflexions qu’ils se faisaient.

Comment se débarrasser du corps d’Ushikawa ? La réponse était tellement évidente qu’il était inutile d’en parler. Ushikawa avait succombé à une mort violente et si cela était découvert, la police ferait une enquête approfondie qui mettrait inévitablement au jour ses relations avec la communauté. Ils ne pouvaient pas courir le risque. Dès que la rigor mortis aurait pris fin, il faudrait qu’ils le transportent discrètement jusqu’à l’incinérateur géant situé dans l’enceinte de leur domaine et qu’ils le traitent rapidement. Il serait bientôt transformé en fumée noire et en cendres blanches. La fumée serait aspirée dans le ciel, les cendres, dispersées dans les potagers, serviraient d’engrais aux légumes. Une opération qui s’était déjà répétée à plusieurs reprises sous la direction de Tête-de-moine. Comme le corps du leader était trop grand, il leur avait fallu le « débiter » en plusieurs morceaux avec une tronçonneuse. Mais avec cet homme de petite taille, ils devraient pouvoir s’en passer. Tête-de-moine s’en trouvait soulagé. Il n’aimait pas le sang. Que ce soit avec un vivant ou avec un mort, il ne voulait pas voir le sang couler.

Un de ses supérieurs soumit Tête-de-moine à un interrogatoire. Qui avait pu tuer Ushikawa ? Pour quelle raison ? Dans quel but l’homme était-il enfermé dans cet appartement de Kôenji ? En tant que chef de la sécurité, Tête-de-moine devait répondre. Mais il n’avait pas de vraies réponses.

Mardi, peu avant l’aube, il avait reçu un coup de fil d’un inconnu (bien sûr, c’était Tamaru) qui lui avait appris que le cadavre d’Ushikawa se trouvait dans cet appartement. Leur conversation avait été indirecte mais pragmatique en même temps. Dès qu’il avait raccroché, Tête-de-moine avait immédiatement convoqué deux adeptes de Tokyo, qui étaient sous ses ordres. Les quatre hommes avaient revêtu une combinaison pour passer pour des déménageurs et s’étaient rendus sur les lieux à bord d’une Toyota Hiace. Ils s’étaient auparavant assurés que ce n’était pas un piège. Ils avaient garé la voiture un peu à l’écart de l’immeuble, et l’un d’eux avait fait un petit tour discret dans les environs. Ils devaient être très prudents. Il n’était pas impossible que la police se tienne dans l’attente de les arrêter, dès qu’ils seraient entrés dans l’appartement. Ce qu’ils devaient à tout prix éviter.

Ils avaient apporté une grosse caisse de déménagement dans laquelle ils avaient enfoncé, tant bien que mal, le corps d’Ushikawa qui avait commencé à se rigidifier. Puis ils avaient sorti la caisse de l’immeuble et l’avaient déposée dans le coffre de la Hiace. On était en pleine nuit, il faisait froid et, heureusement, la rue était déserte. Il leur avait fallu ensuite pas mal de temps pour fouiller l’appartement et vérifier qu’il ne restait rien de compromettant. À la lumière de leurs lampes de poche, ils avaient passé le logement au peigne fin. Mais rien n’avait retenu leur attention. À part quelques réserves de nourriture, un petit radiateur électrique et un sac de couchage, il n’y avait que le strict minimum, uniquement des objets de première nécessité. Le sac-poubelle ne contenait quasiment que des boîtes de conserve vides et des bouteilles en plastique. Il semblait bien qu’Ushikawa s’était caché là pour surveiller quelqu’un. Les yeux attentifs de Tête-de-moine n’avaient pas manqué de remarquer les traces du trépied d’un appareil photo sur le tatami à côté de la fenêtre. Mais il n’y avait plus ni appareil, ni photo. Celui qui avait tué Ushikawa avait certainement emporté tout cela. Il avait également récupéré les pellicules. Comme Ushikawa était en sous-vêtements, il s’était sûrement fait agresser pendant son sommeil. L’assaillant avait dû s’introduire en silence dans l’appartement. Il semblait qu’Ushikawa était mort après avoir terriblement souffert, car ses sous-vêtements étaient gorgés d’urine.

Tête-de-moine et Queue-de-cheval étaient retournés seuls à Yamanashi à bord de la même voiture. Les deux autres hommes étaient restés à Tokyo pour régler les derniers détails. Queue-de-cheval avait conduit tout au long du trajet. La Hiace avait pris la voie express métropolitaine avant de rejoindre l’autoroute Chûô et de se diriger vers l’ouest. Il y avait très peu de circulation à cette heure matinale mais ils avaient strictement respecté les limitations de vitesse. Si jamais la police les avait arrêtés, c’en était fini. Avec un véhicule dont les plaques d’immatriculation, avant et arrière, avaient été volées, et avec, dans le coffre, une caisse contenant un cadavre, aucune explication n’aurait tenu. Les deux hommes avaient gardé le silence pendant tout le voyage.

À leur arrivée au domaine, au petit matin, le médecin avait examiné le corps d’Ushikawa. Il avait confirmé la mort par asphyxie. Néanmoins, il n’avait trouvé aucune trace de strangulation autour du cou. Il supposait donc qu’on lui avait recouvert la tête avec un sac. Il n’y avait pas non plus de marques indiquant que ses mains ou ses pieds avaient été attachés. Il ne semblait pas avoir été battu ou torturé. On ne décelait pas de souffrance sur son expression. Si l’on voulait décrire ce que son visage exprimait, on évoquerait un pur étonnement. Comme si on lui avait posé une question à laquelle il n’existait pas de réponse. Il était évident qu’il avait été assassiné mais sa dépouille était étonnamment préservée, ce qui intriguait beaucoup le médecin. Celui qui l’avait tué lui avait peut-être massé le visage après sa mort pour lui donner une expression plus naturelle, plus paisible.

« C’est le travail soigné d’un pro, expliqua Tête-de-moine à son supérieur. Il n’a laissé aucune trace. Il s’est arrangé pour que sa victime ne crie pas. Cela s’est passé en pleine nuit et si Ushikawa avait crié, tout l’immeuble l’aurait entendu. Ce n’est pas l’œuvre d’un amateur. »

Mais pourquoi Ushikawa devait-il être supprimé par un professionnel ?

Tête-de-moine choisit prudemment ses mots : « Je pense que M. Ushikawa a marché sur la queue de quelqu’un. De quelqu’un dont il n’aurait pas dû croiser le chemin. Et il a fait ce faux pas avant de s’en rendre compte. »

S’agirait-il de la personne qui a assassiné le leader ?

« Je n’ai pas de preuve, mais je pense que oui, il y a de grandes chances, répondit Tête-de-moine. M. Ushikawa a sans doute été torturé. On ignore quel traitement lui a été réservé mais une chose est sûre, il a été soumis à un interrogatoire sévère. »

Jusqu’où sont allées ses révélations ?

« Je pense qu’il a dit tout ce qu’il savait, déclara Tête-de-moine. J’en suis presque certain. M. Ushikawa ne disposait néanmoins que d’informations limitées. Quoi qu’il ait pu avouer, j’estime que cela ne nous atteindra pas. »

Tête-de-moine lui-même ne disposait que d’informations limitées. Mais il en savait évidemment plus qu’un étranger comme Ushikawa.

Vous parlez d’un pro. Est-ce que dans votre esprit cela voudrait dire qu’une organisation criminelle y serait mêlée ? demanda le supérieur.

« Ce n’est pas la manière des yakuzas ou d’une organisation criminelle, estima Tête-de-moine en secouant la tête. Ils ont des méthodes plus sanglantes et moins raffinées. Ils ne travaillent pas avec des plans aussi élaborés. Le meurtrier de M. Ushikawa nous a laissé un message. Il nous dit qu’ils ont derrière eux un système sophistiqué. Et que si quelqu’un tente d’y pénétrer, ils en tireront les conséquences. En somme, ne vous mêlez pas de ça. »

Ça ?

Tête-de-moine secoua la tête. « Concrètement, j’ignore de quoi il s’agit. M. Ushikawa travaillait en solitaire depuis un certain temps. À plusieurs reprises, j’ai réclamé qu’il nous fournisse des rapports sur les progrès de son enquête. Mais il prétendait qu’il n’avait pas encore rassemblé suffisamment d’éléments. Je suppose qu’il voulait d’abord comprendre toute l’affaire seul. Par conséquent, il a été tué en gardant les détails pour lui. C’était le leader qui avait à l’origine découvert M. Ushikawa. En plus de ça, il travaillait toujours comme un élément indépendant. C’était un homme qui n’aimait pas les organisations. Je n’étais donc pas en situation de le contrôler. »

Tête-de-moine voulait que les responsabilités soient clairement établies. La communauté était une organisation bien structurée. Toute organisation repose sur des règles. Qui dit règle dit sanction. Il n’était pas question qu’on lui impute la responsabilité de ce fiasco.

Qui espionnait-il ?

« Nous ne le savons pas encore. Logiquement, sa cible devrait être un habitant de l’immeuble ou quelqu’un du voisinage. Les hommes que j’ai laissés à Tokyo sont en train d’enquêter, mais ils ne m’ont pas encore contacté. Je pense que cela risque de prendre du temps. Je ferais mieux de me rendre sur place en personne. »

Tête-de-moine n’avait pas une grande opinion de ses subordonnés de Tokyo. Ils étaient loyaux, certes, mais pas des plus malins. Il ne les avait pas encore mis au courant des détails de la situation. Ce serait plus efficace qu’il s’en charge lui-même. Il faudrait aussi fouiller le bureau d’Ushikawa, bien que l’homme au téléphone l’ait peut-être devancé. Son supérieur ne l’autorisa pas à aller à Tokyo. Tant que les choses n’étaient pas plus claires, lui et Queue-de-cheval devaient rester au siège. C’était un ordre.

Était-ce Aomamé que surveillait Ushikawa ?

« Non, ce ne pouvait être elle, fit Tête-de-moine. Si Aomamé s’était trouvée là, il nous l’aurait rapporté immédiatement. Sa mission aurait été achevée. Je suppose que M. Ushikawa espionnait quelqu’un qui le conduirait, ou qui pourrait le conduire à Aomamé. Sinon les choses n’auraient aucun sens. »

Et pendant qu’il espionnait cette personne, quelqu’un l’a démasqué et a pris des mesures pour l’arrêter ?

« C’est ce que j’imagine, répondit Tête-de-moine. M. Ushikawa est allé trop près de quelque chose de dangereux. Seul. Il se peut qu’il ait trouvé une piste intéressante et qu’il ait été trop impatient d’obtenir un résultat. S’ils avaient été plusieurs à exercer cette surveillance, ils auraient pu se protéger, et on n’en serait pas arrivé là. »

Vous avez eu directement cet homme au téléphone. Pensez-vous que nous ayons des chances de rencontrer Aomamé et de parler avec elle ?

« Je ne saurais le dire. Je suppose néanmoins que si Aomamé elle-même n’a pas l’intention de négocier avec nous, il n’y a aucune chance pour que l’entretien ait lieu. C’est ce que j’ai ressenti à la façon de parler de l’homme. Tout dépend de son intention à elle. »

Ils devraient être soulagés que nous fermions les yeux sur ce qui s’est passé avec le leader et qu’en plus, nous lui garantissions sa sécurité ?

« Ils réclament plus d’informations. Par exemple, pourquoi souhaitons-nous la voir ? Pourquoi cherchons-nous une trêve ? Et que tentons-nous de négocier concrètement ? »

Le fait qu’ils veuillent en savoir davantage signifie qu’ils ne disposent pas d’informations consistantes.

« En effet. Mais nous non plus, nous n’avons pas d’informations sur eux. Nous ne savons même pas pourquoi ils ont eu besoin d’élaborer un plan aussi minutieux pour assassiner le leader. »

Quoi qu’il en soit, en attendant leur réponse, nous devons continuer à rechercher Aomamé. Même si cela peut nous amener à marcher sur la queue de quelqu’un.

Tête-de-moine reprit la parole après avoir attendu un instant.

« Nous disposons d’une organisation très soudée. Nous pouvons rassembler nos troupes, agir vite, avec efficacité. Nous sommes conscients de nos buts, notre moral est bon, et s’il le faut, nous sommes prêts à nous sacrifier. Mais pour ce qui est de la technique, nous ne sommes que des amateurs. Nous n’avons pas eu d’entraînement spécialisé. Eux, en comparaison, ce sont de vrais pros. Ils possèdent les méthodes, ils agissent avec sang-froid et ils n’hésitent pas. On dirait aussi qu’ils ont de l’expérience. Et comme vous le savez, M. Ushikawa était tout sauf un écervelé. »

Comment avez-vous l’intention de mener votre enquête à présent ?

« J’estime que le plus efficace pour le moment est de suivre la piste que M. Ushikawa semble avoir dénichée. Quelle qu’elle soit. »

Vous voulez dire que nous ne disposons pas de nos propres pistes ?

« J’en ai bien peur », admit Tête-de-moine avec franchise.

Quels que soient les dangers auxquels nous devrons faire face et quel que soit le sacrifice à accomplir, il nous faut trouver Aomamé et nous assurer de sa personne. Au plus tôt.

« Est-ce là les directives qu’ont données les Voix ? demanda Tête-de-moine. Nous assurer de la personne d’Aomamé aussi vite que possible ? Par tous les moyens ? »

Son supérieur ne répondit rien. Ces informations n’avaient pas à être révélées aux adeptes du niveau de Tête-de-moine. Il ne faisait pas partie des cadres. C’était un simple responsable d’une unité d’exécution. Pourtant Tête-de-moine savait. Il savait qu’il s’agissait de l’ultime message qu’elles avaient délivré. C’était aussi sans doute la dernière « Voix » que les prêtresses avaient entendue.

 

Alors que Tête-de-moine continuait à faire les cent pas dans la pièce glaciale, face à la dépouille d’Ushikawa, une pensée soudaine lui traversa l’esprit. Il s’immobilisa, grimaça, fronça les sourcils et tenta de mettre une forme sur ce quelque chose. À l’instant où Tête-de-moine interrompait ses va-et-vient, Queue-de-cheval bougea. Un mouvement infime. Il eut une longue expiration et fit passer son poids d’une jambe à l’autre.

Kôenji, pensa Tête-de-moine. Il se crispa légèrement. Puis il tâtonna dans les fonds obscurs de sa mémoire. Il en ramena prudemment un fil très fin. Quelqu’un qui était déjà impliqué dans cette affaire habitait à Kôenji. Mais qui ?

Il sortit de sa poche un épais carnet tout froissé et tourna les pages à la hâte. Le carnet lui confirma que ses souvenirs étaient bons : Tengo Kawana. Il habitait bien à Kôenji, dans l’arrondissement de Suginami. À la même adresse, en fait, où Ushikawa avait été retrouvé mort. Seul le numéro de l’appartement était différent. Deuxième étage et rez-de-chaussée. Ushikawa épiait-il les mouvements de Tengo Kawana ? C’était indubitable. Il ne pouvait s’agir d’une pure coïncidence.

Mais pourquoi Ushikawa espionnait-il Tengo Kawana ? Tête-de-moine ne s’était pas souvenu de l’adresse du jeune homme jusque-là parce qu’il ne lui portait plus aucun intérêt. Tengo Kawana avait réécrit La Chrysalide de l’air, le roman d’Ériko Fukada. Le texte avait remporté le prix des nouveaux auteurs, il avait été publié sous forme de livre et durant le temps où il était resté au top des ventes, le jeune homme avait fait partie des personnes à surveiller. Ils avaient supposé un moment qu’il avait joué un rôle important ou qu’il avait détenu des secrets essentiels. Mais son rôle était terminé. Il n’avait été qu’un ghost writer. Il avait remanié le roman à la demande de Komatsu et obtenu en contrepartie un revenu modeste. C’était tout. Il n’avait aucun lien avec le cœur de l’affaire. L’intérêt de la communauté se focalisait à présent sur un seul point : le lieu où se trouvait Aomamé. Et pourtant, Ushikawa avait continué son investigation en se concentrant sur cet enseignant. Il s’était mis en faction avec un équipement au grand complet. Il l’avait payé de sa vie. Pourquoi ?

Tête-de-moine n’arrivait pas à se faire une idée. Il était hors de doute qu’Ushikawa avait découvert un indice. Il avait certainement considéré qu’en restant collé à Tengo Kawana, cela le conduirait à Aomamé. C’était la raison pour laquelle il avait pris la peine de louer cet appartement, d’installer à côté de la fenêtre un appareil photo sur trépied et de surveiller Tengo Kawana, probablement depuis un certain temps. Y avait-il un lien entre Tengo Kawana et Aomamé ? Et si oui, quel était-il ?

Sans un mot, Tête-de-moine quitta la pièce, se rendit dans celle d’à côté – qui était bien chauffée – et téléphona à Tokyo. À l’un de ses subordonnés qui habitait dans un appartement à Sakuragaoka, dans l’arrondissement de Shibuya. Il lui ordonna de retourner immédiatement à Kôenji, chez Ushikawa, et de surveiller les entrées et sorties de Tengo Kawana. Il lui expliqua que c’était un homme de grande taille aux cheveux courts. Il est impossible qu’il t’échappe, ajouta-t-il. Si ce gars sort de l’immeuble, filez-le à deux, et ne vous faites pas repérer. Ne le perdez pas des yeux. Assurez-vous de sa destination. Restez collé à lui, quoi qu’il arrive. Nous vous rejoignons au plus tôt.

Tête-de-moine retourna dans la pièce où se trouvait le corps d’Ushikawa et annonça à Queue-de-cheval qu’ils partaient pour Tokyo sur-le-champ. Ce dernier eut un minuscule signe de tête pour acquiescer. Il ne demandait jamais d’explication. Il se contentait de saisir ce qu’on attendait de lui et de mettre l’ordre à exécution. Une fois qu’ils eurent quitté la pièce, Tête-de-moine ferma la porte à clé pour empêcher toute intrusion d’étranger. Ils sortirent du bâtiment et, parmi la dizaine de véhicules garés sur le parking, Tête-de-moine choisit une Nissan Gloria noire. Ils montèrent dans la voiture, Queue-de-cheval tourna la clé, déjà dans le contact, et démarra. Conformément à leur règlement intérieur, le réservoir était plein. Les plaques d’immatriculation étaient légales, la voiture enregistrée dans les règles. Il n’y aurait donc pas de problème s’ils allaient un peu vite.

Ils roulaient sur l’autoroute depuis un bon moment quand Tête-de-moine se rendit compte qu’il n’avait pas l’autorisation de son supérieur de retourner à Tokyo. Cela poserait peut-être un problème plus tard. Tant pis. Il y avait urgence. Il lui expliquerait la situation en arrivant à Tokyo. Il eut une petite grimace. Les contraintes de l’organisation le fatiguaient parfois. Le nombre des règles augmentait, jamais le contraire. Pourtant, il savait très bien qu’il ne pouvait vivre en dehors d’une organisation. Il n’était pas un loup solitaire. Il n’était qu’un des multiples maillons qui vivaient en recevant les ordres d’en haut.

Il alluma la radio et écouta le bulletin d’informations de huit heures. À la fin, il éteignit la radio, inclina son siège et fit une courte sieste. Au réveil, il se sentit affamé (depuis quand n’avait-il pas pris un vrai repas ?), mais ils n’avaient pas le temps de s’arrêter sur une aire de repos. Il fallait qu’ils se dépêchent.

À ce moment, les retrouvailles entre Tengo et Aomamé avaient déjà eu lieu sur le toboggan du jardin. Tête-de-moine et Queue-de-cheval ne surent jamais où était parti Tengo. Au-dessus de Tengo et d’Aomamé, deux lunes brillaient.

 

Le corps d’Ushikawa reposait tranquillement dans l’obscurité glaciale. En dehors de lui, la pièce était déserte. Les lumières étaient éteintes, la porte verrouillée de l’extérieur. Par les fenêtres près du plafond s’infiltraient les pâles clartés lunaires. De là où se trouvait Ushikawa, il ne pouvait les voir. Il lui était impossible de savoir s’il y avait une lune, ou deux.

Il n’y avait pas d’horloge dans cette pièce. Mais environ une heure avait dû s’écouler depuis que Tête-de-moine et Queue-de-cheval étaient sortis. Si quelqu’un avait été présent sur place, il aurait vu la bouche d’Ushikawa se mettre à bouger soudain. Il aurait pu en perdre la raison. Tant l’événement était invraisemblable et terrifiant. Car Ushikawa était bien mort et son corps était alors totalement rigide. Et pourtant, sa bouche continua à trembloter. Elle s’ouvrit soudain avec un « pop » sec.

Le spectateur, s’il y en avait eu un, se serait attendu à ce qu’Ushikawa dise quelque chose. Peut-être une de ces révélations qui sont l’apanage des morts. Angoissé, il aurait retenu son souffle. Quel secret lui serait révélé ?

Mais aucune voix ne se fit entendre. Ce qui émergea de la bouche d’Ushikawa, ce ne furent pas des paroles, ni même des soupirs, mais six petits hommes. D’à peine cinq centimètres. Leur petit corps portait un petit habit. Ils marchèrent prudemment sur la langue couverte de mousse verte, enjambèrent les dents irrégulières et malpropres. Ils sortirent de la bouche l’un après l’autre, comme des mineurs qui remontent du puits après leur journée de travail. Mais leurs vêtements et leur visage étaient extrêmement propres, sans la moindre souillure. La saleté ou l’épuisement ne les atteignaient pas.

Après être sortis de la bouche d’Ushikawa, les six Little People descendirent sur les tables de conférence, se secouèrent et se mirent ainsi à grandir. Ils pouvaient changer de taille selon les besoins, sans jamais dépasser un mètre, ni mesurer moins de trois centimètres. Lorsqu’ils atteignirent soixante à soixante-dix centimètres, ils cessèrent de s’agiter et, à la queue leu leu, ils sautèrent de la table. Les visages des Little People n’avaient pas d’expression. Mais ce n’était pas non plus comme s’ils avaient eu un masque. Ils avaient seulement un visage ordinaire. Plus petit, certes, mais à peu près le même que vous et moi. Ils n’avaient simplement pas besoin à ce moment de plaquer sur leur visage telle ou telle expression.

Ils ne paraissaient ni particulièrement pressés ni spécialement nonchalants. Ils avaient exactement le temps qu’il leur fallait pour accomplir leur tâche. Ni trop long, ni trop court. Sans qu’aucun donne de signal, ils s’assirent tous les six à même le sol, calmement, et formèrent un cercle. Un très beau cercle, de deux mètres de diamètre environ.

Sans un mot, l’un d’eux allongea la main en l’air et, rapidement, y saisit un fil très fin. Un fil d’une quinzaine de centimètres, translucide, de couleur crème, presque blanc. Il le posa sur le sol. Le suivant répéta le même geste. Un fil de même couleur, de même longueur. Les trois autres en firent autant. Mais pas le dernier. Celui-ci se leva et s’éloigna du cercle. Il monta de nouveau sur les tables de conférence, allongea le bras et arracha de la tête d’Ushikawa un de ses cheveux frisottés. Il y eut un petit « clac ». Ce cheveu servirait de fil. D’une main expérimentée, le premier Little People fila les cinq fils tirés de l’air et le cheveu d’Ushikawa pour les réunir en un seul.

C’est ainsi que les six Little People commencèrent à confectionner une nouvelle chrysalide de l’air. Cette fois, ils restèrent muets. Ils ne chantèrent pas en cadence pour accompagner leur travail. En silence, ils tiraient des fils de l’intérieur de l’air, arrachaient des cheveux d’Ushikawa et tissaient la nouvelle chrysalide à un rythme doux et régulier. Malgré la température glaciale de la pièce, ils n’avaient pas le souffle blanc. Si quelqu’un avait assisté à la scène, il aurait également trouvé cela curieux. Ou il ne s’en serait pas soucié, tant l’ensemble des choses était stupéfiant.

Même si les Little People œuvraient avec zèle et sans repos (ils ne s’arrêtèrent pas une fois), il leur était impossible de fabriquer une chrysalide de l’air en une nuit. L’opération leur prendrait au moins trois jours. Les six Little People n’avaient pourtant pas l’air pressé. Il faudrait encore deux jours avant que la rigidité cadavérique d’Ushikawa disparaisse et qu’on l’envoie à l’incinérateur. Ils le savaient. Il leur suffirait donc d’achever une forme approximative en deux nuits. Ils disposaient du temps nécessaire. Et ils ne connaissaient pas la fatigue.

Exposé à la pâle lumière lunaire, Ushikawa était allongé sur les tables. Sa bouche était grande ouverte, et ses yeux qui ne se refermeraient jamais, couverts d’un épais tissu. La maison de Chûôrinkan achetée déjà bâtie et la vision du petit chien qui courait avec entrain sur la pelouse du petit jardin. Voilà ce que ses prunelles avaient reflété au dernier instant de sa vie.

Et une partie de son âme était en train de se transformer en une chrysalide de l’air.