25

Ushikawa

Qu’il fasse froid ou non, Dieu est ici

« ON NE MEURT PAS AUSSI FACILEMENT, dit un homme dans le dos d’Ushikawa, comme s’il avait lu en lui. Il s’en est fallu de peu, mais vous vous êtes juste évanoui. »

Ushikawa n’avait jamais entendu cette voix. Neutre, inexpressive. Ni aiguë ni grave. Ni trop dure ni trop douce. Le genre de voix qui annonce le départ ou l’arrivée des avions, ou les cours de la Bourse.

Quel jour sommes-nous aujourd’hui ? se demanda-t-il soudain. Lundi soir, il me semble. Ou déjà mardi, plutôt.

« Monsieur Ushikawa, dit l’homme. Vous êtes bien monsieur Ushikawa ? »

Ushikawa ne répondit rien. Il y eut un silence de vingt secondes environ. Puis, sans préavis, l’homme lui décocha un coup de poing au rein gauche. Un coup silencieux, d’une violence extrême. Des douleurs intenses irradièrent son corps entier. L’ensemble de ses organes internes se tétanisa, il fut incapable de respirer tant que déferla la première vague des douleurs. Puis il laissa échapper un halètement sec.

« Je vous ai posé une question de manière courtoise. J’aimerais donc que vous me répondiez. Si vous avez encore du mal à parler, faites des mouvements de tête, je m’en contenterai. C’est ce qui s’appelle de la courtoisie, reprit l’homme. Je vous demandais donc si c’était bien à monsieur Ushikawa que j’avais affaire ? »

Ushikawa opina à plusieurs reprises.

« Monsieur Ushikawa. Un nom facile à retenir. Je me suis permis d’examiner votre portefeuille, qui se trouvait dans la poche de votre pantalon. Il y avait là votre permis de conduire et des cartes de visite. “Association pour la promotion scientifique et artistique du nouveau Japon – Directeur en titre.” Quelle appellation prestigieuse, monsieur Ushikawa ! Mais que fait donc ici le directeur d’une association qui œuvre à la promotion scientifique et artistique… avec un appareil photo dissimulé ? »

Ushikawa conserva le silence. Il avait encore du mal à articuler.

« Je vous conseille de répondre. Parce que je peux vous garantir qu’une fois qu’on a eu le rein écrasé, c’est toute la vie qu’on déguste.

— Je surveillais un locataire », lâcha péniblement Ushikawa, d’une voix instable, comme déchirée.

Du fait qu’il avait les yeux bandés, cette voix ne lui parut pas être la sienne.

« Tengo Kawana, je suppose ? »

Ushikawa acquiesça.

« Le ghost writer de La Chrysalide de l’air. »

Ushikawa opina de nouveau. Puis il eut un accès de toux. Il comprit que l’homme était au courant.

« Qui vous a confié ce travail ?

— Les Précurseurs.

— Je m’en doute, monsieur Ushikawa, répliqua l’homme. Mais pourquoi ces gens auraient-ils besoin maintenant d’épier les mouvements de Tengo Kawana ? À leurs yeux, ce personnage a sûrement très peu d’importance. »

Quelle position occupe cet homme ? Jusqu’à quel point est-il au courant ? Ushikawa fit travailler sa tête à toute vitesse. Il ignorait de qui il s’agissait mais, au moins, ce n’était pas la secte qui l’avait envoyé. Il avait cependant de la peine à décider si c’était là un fait positif ou non.

« Je vous ai posé une question », dit l’homme. Et, du bout du doigt, il appuya sur le rein gauche d’Ushikawa. Une pression puissante.

« Il est lié à une femme, fit Ushikawa en gémissant.

— Elle a un nom ?

— Aomamé.

— Pour quelle raison pourchassent-ils cette Aomamé ?

— Parce qu’elle a fait du mal à leur leader.

— Elle lui a fait du mal, répéta l’homme comme s’il pesait ses mots. Vous voulez dire qu’elle l’a tué ? Pour parler simplement ?

— Oui », répondit Ushikawa. Impossible de cacher quoi que ce soit à cet homme. Tôt ou tard, il était obligé d’avouer.

« Sa mort n’a pas été rendue publique, reprit l’homme.

— La secte a gardé le secret.

— Chez Les Précurseurs, combien de personnes sont-elles au courant ?

— Un tout petit nombre.

— Dont vous faites partie. »

Ushikawa acquiesça.

« Ce qui signifie, poursuivit l’homme, que vous occupez une place importante chez eux.

— Pas du tout », dit Ushikawa en secouant la tête.

Ce simple geste déclencha de nouvelles douleurs au rein endommagé.

« Je ne suis pour eux qu’un commissionnaire. C’est tout à fait par hasard que j’ai appris cette histoire.

— Autrement dit, vous vous êtes trouvé au mauvais endroit au mauvais moment ?

— En quelque sorte.

— Et dites-moi, monsieur Ushikawa, vous travaillez en solo ? »

Ushikawa opina.

« C’est un petit peu curieux. Normalement, une opération de surveillance ou une filature, ça se pratique en équipe. Il faut être au moins trois si on veut faire du bon travail. D’autre part, Les Précurseurs agissent toujours dans le cadre étroit de leur organisation. Une action en solitaire ne me semble donc pas très naturelle. En d’autres termes, votre réponse ne me plaît que moyennement.

— Je ne suis pas un adepte de la secte », dit Ushikawa.

Sa respiration s’était rétablie, il pouvait parler à peu près normalement.

« Je suis appelé par Les Précurseurs uniquement pour certaines affaires. Ils me sollicitent quand ils ont besoin de quelqu’un d’extérieur.

— En tant que directeur en titre de votre magnifique Association pour la promotion etc. etc. ?

— C’est une couverture. L’association est bidon. Elle a été créée principalement pour que Les Précurseurs échappent au fisc. Moi, je sous-traite certains dossiers en tant qu’indépendant.

— En somme, vous êtes une espèce de mercenaire.

— Non, pas du tout. Mon travail consiste à collecter des informations, à la demande. En cas de besoin, des membres de la secte se chargent des interventions musclées.

— Vous a-t-on donné l’ordre d’espionner Tengo Kawana et de découvrir si un lien l’unissait à Aomamé ? Répondez, monsieur Ushikawa.

— Oui.

— Vous mentez, fit l’homme. Ce n’est pas la bonne réponse. S’ils avaient déjà compris la situation, je veux dire, s’ils avaient déjà compris qu’il existait un lien entre Aomamé et Tengo Kawana, ce n’est pas à vous seul qu’ils auraient confié cette surveillance. Ils auraient formé une équipe avec des membres de leur secte. Ils auraient eu moins de risques d’erreur, et en cas de nécessité, auraient pu faire usage de la force.

— Mais je vous dis la vérité. Je ne fais qu’obéir aux ordres d’en haut. Et pourquoi j’ai été chargé de ça tout seul, eh bien, je l’ignore. » De nouveau, son élocution était redevenue saccadée, sa voix hachée.

S’il comprend que Les Précurseurs ne sont pas encore au courant d’une relation entre Aomamé et Tengo, je suis cuit, pensa Ushikawa. Car dès qu’il m’aura liquidé, jamais personne ne sera capable d’arriver à le comprendre.

« Décidément, les mauvaises réponses, ça ne me plaît pas, annonça l’homme d’une voix froide. Et à quel point je n’aime pas ça, monsieur Ushikawa, il va vous falloir l’apprendre vous-même, le comprendre dans votre chair. Je pourrais vous donner encore un coup sur le même rein. Mais si je frappe très fort, d’abord, bien sûr, je me ferai mal à la main. Et puis, je risque d’abîmer définitivement votre rein, ce qui n’est pas mon but. Personnellement, je n’éprouve aucun ressentiment à votre égard. Tout ce que je cherche, c’est une réponse exacte. Nous allons donc tenter une petite expérience nouvelle. Je vais vous expédier au fond de la mer. »

Au fond de la mer ? s’interrogea Ushikawa. Qu’est-ce qu’il raconte ?

L’homme parut sortir quelque chose de sa poche. Le froissement sec d’un plastique parvint aux oreilles d’Ushikawa. Puis sa tête fut complètement recouverte. Par un sac plastique épais, peut-être de la sorte qu’on utilise pour la congélation des aliments. Un gros élastique fut ensuite enroulé autour de son cou. Il veut m’asphyxier, s’affola Ushikawa. Dès qu’il chercha à aspirer de l’air, sa bouche s’emplit de plastique. Ses narines s’obstruèrent. Ses poumons avaient un besoin éperdu d’oxygène. Mais il n’y en avait pas. Le sac s’était intimement collé à son visage, c’était devenu un masque mortuaire. Bientôt, tous ses muscles se mirent à se convulser. Il essaya d’arracher le sac avec ses mains, mais en vain, puisqu’elles étaient solidement attachées dans son dos. Son cerveau se gonfla comme un ballon, au point qu’il le sentit sur le point d’exploser. Ushikawa voulut crier. Il lui fallait de l’air. De l’air, de l’air. Évidemment, aucun son ne sortit de sa bouche, envahie en totalité par sa langue. Sa conscience dégoulina de sa tête.

Enfin, l’élastique autour de son cou fut enlevé et le sac plastique arraché. Ushikawa aspira de l’air goulûment. Pendant les minutes qui suivirent, il continua à se cabrer, à haleter, comme un animal qui tente de mordre quelque chose hors de sa portée.

« Et alors ? Comment avez-vous trouvé les fonds sous-marins ? » lui demanda l’homme, après avoir attendu que sa respiration soit quelque peu stabilisée. Sa voix était toujours inexpressive. « Vous vous êtes aventuré très loin en profondeur. Vous avez dû voir pas mal de choses que vous n’aviez jamais vues auparavant. Une belle expérience. »

Ushikawa ne répondit rien. Il en était incapable.

« Monsieur Ushikawa, je me répète. Mais ce que je veux, c’est la bonne réponse. Je vous pose donc ma question une dernière fois. Les Précurseurs vous ont-ils donné l’ordre de surveiller Tengo Kawana et d’enquêter sur un lien possible entre lui et Aomamé ? C’est quelque chose de très important. Une vie est en jeu. Réfléchissez bien et donnez-moi la bonne réponse. Si vous mentez, je le saurai.

— La secte ignore tout, répondit péniblement Ushikawa.

— Eh bien voilà. Ça, c’est la bonne réponse. Les Précurseurs n’ont pas encore saisi qu’Aomamé et Tengo Kawana étaient liés. Vous ne leur avez encore rien dit. C’est bien cela ? »

Ushikawa acquiesça.

« Si vous m’aviez répondu franchement dès le début, je ne vous aurais pas envoyé au fond de la mer. Ça faisait mal, hein ? »

Ushikawa hocha la tête.

« Je sais. J’ai connu moi aussi la même expérience, dit l’homme, sur le ton léger de la causerie. À moins de l’avoir vécue, personne ne peut comprendre à quel point c’est atroce. La douleur est une notion qui ne peut entrer dans une catégorie générale. Chaque douleur possède sa spécificité. Permettez-moi de paraphraser une célèbre citation de Tolstoï : les plaisirs se ressemblent tous ; les douleurs sont douloureuses chacune à leur façon1. Sans toutefois aller jusqu’à dire qu’elles auraient chacune une saveur particulière. Vous n’êtes pas d’accord ? »

Ushikawa hocha la tête. Il avait encore quelques râles.

L’homme poursuivit : « Soyons donc francs, vous et moi, parlons-nous à cœur ouvert, sans rien nous cacher. Vous voulez bien, monsieur Ushikawa ? »

Ushikawa fit encore un signe de tête.

« Si vous répondez mal, je vous enverrai faire une nouvelle balade dans les fonds sous-marins. Cette fois, ça durera un peu plus longtemps. Et vous marcherez plus lentement. Ça risque d’être limite. Et peut-être qu’il n’y aura pas de retour sur terre. Ce n’est pas ce que vous désirez ? Alors, monsieur Ushikawa ? »

Ushikawa secoua la tête.

« J’ai l’impression que nous avons des points communs, déclara l’homme. Visiblement, nous sommes des loups solitaires. Ou des chiens errants. Pour parler clair, des marginaux. Nous sommes complètement allergiques aux systèmes. Et d’ailleurs, tout ce qui est système ou organisation ne tient pas à intégrer des gens comme nous. Nous travaillons toujours seuls. Nous prenons nos décisions seuls, agissons seuls et les responsabilités, nous les assumons également seuls. Nous recevons des ordres d’en haut, mais nous n’avons ni collègue ni subordonné. Nous ne nous fions qu’à notre tête et qu’à nos bras. Vrai ? »

Ushikawa opina.

L’homme poursuivit : « C’est notre force mais en même temps notre faiblesse. Cette fois, par exemple, vous vous êtes montré un peu trop impatient. Vous avez voulu régler l’affaire seul, sans rendre compte de vos progrès à la secte. Vous avez voulu réaliser des exploits en solo. Et du coup, vous avez relâché la garde. Juste ? »

Ushikawa eut encore un signe d’approbation.

« Aviez-vous une raison particulière pour vous obstiner à ce point ?

— J’ai ma part de responsabilité dans la mort du leader.

— En quoi ?

— C’est moi qui avais enquêté sur les antécédents d’Aomamé. Quiconque va rencontrer le leader doit faire au préalable l’objet d’une investigation. Or je n’avais découvert chez elle aucune zone d’ombre.

— Et pourtant, si elle s’est approchée du leader, c’était dans l’intention de le tuer. Et effectivement, elle lui a donné le coup de grâce. Vous avez donc échoué dans votre tâche. Tôt ou tard, Les Précurseurs vous le feront payer. Après tout, vous n’appartenez pas à leur communauté et ils peuvent très bien se débarrasser de vous. De plus, à présent, vous connaissez trop bien leur situation interne. Il vous faut donc leur livrer la tête d’Aomamé si vous avez envie de rester vivant. Exact ? »

Ushikawa opina.

« Je suis désolé », dit l’homme.

Hein ? Dans la tête informe d’Ushikawa, son cerveau s’activa. Que signifiaient ces mots ? Puis il comprit.

« C’est vous qui avez organisé l’assassinat du leader ? » interrogea-t-il.

L’homme ne répondit rien. Mais Ushikawa sentit que son silence n’était pas une dénégation.

« Qu’allez-vous faire de moi ?

— Je me le demande. À vrai dire, je n’ai pas encore décidé. Je dois y réfléchir tranquillement. Tout dépend de vous, dit Tamaru. J’ai encore quelques questions à vous poser. »

Ushikawa hocha la tête.

« Je voudrais que vous me donniez le numéro de téléphone de votre contact chez Les Précurseurs. Vous avez sûrement un contact direct. »

Ushikawa hésita un peu mais finit par le dire. Il n’allait pas mettre sa vie en jeu pour cacher un numéro de téléphone. Tamaru en prit note.

« Un nom ?

— Je ne les connais pas », mentit Ushikawa. Tamaru ne parut pas s’en soucier.

« Ils sont coriaces ?

— Très.

— Mais ce ne sont pas des pros.

— Ils sont très capables. Les ordres de leurs supérieurs, ils les mettent à exécution sans hésiter. Mais ce ne sont pas des pros.

— Jusqu’où êtes-vous allé à propos d’Aomamé ? demanda Tamaru. L’avez-vous localisée ? »

Ushikawa fit non de la tête. « Je n’y suis pas parvenu. C’est bien pour ça que j’ai dû rester enfermé ici, à guetter Tengo Kawana. Si j’avais su où elle se cachait, j’y serais allé depuis longtemps.

— Logique, commenta Tamaru. À propos, comment avez-vous compris qu’il existait un lien entre Aomamé et Tengo Kawana ?

— Je me suis servi de mes jambes.

— Mais encore ?

— J’ai passé sa vie au crible. Je suis remonté jusqu’à son enfance. Elle a fréquenté une école primaire municipale d’Ichikawa. Tengo Kawana, lui aussi, est originaire d’Ichikawa. Alors je me suis dit que peut-être… Je me suis rendu à cette école pour m’assurer de ces faits, et là, j’ai appris, comme je l’avais supposé, qu’ils avaient passé deux années ensemble dans la même classe. »

Tamaru eut un léger gémissement, au fond de la gorge, à la manière d’un chat. « Je vois. Je dois avouer que vous mettez du cœur à l’ouvrage, monsieur Ushikawa. Tout cela vous a sûrement pris beaucoup de temps et de peine. Je vous dis bravo. »

Ushikawa garda le silence. L’homme ne lui avait pas posé d’autre question.

« Je répète, fit Tamaru. Pour le moment, vous êtes donc le seul à savoir qu’il existe un lien entre Aomamé et Tengo Kawana, n’est-ce pas ?

— Vous le savez aussi.

— Moi mis à part, autour de vous, je veux dire. »

Ushikawa acquiesça. « De notre côté, il n’y a que moi qui suis au courant.

— Vous ne mentez pas ?

— Non.

— Savez-vous qu’Aomamé est enceinte ?

— Enceinte ? » s’exclama Ushikawa. Il était visiblement stupéfait. « De qui ? »

Tamaru ne répondit pas à sa question. « Vous ne le saviez vraiment pas ?

— Non, non. Je vous assure. »

Tamaru resta un moment silencieux, sondant sa réaction, jaugeant sa sincérité.

« Bien. Vous me paraissez l’avoir ignoré en effet. Je vous crois. Ah, et puis, vous avez fouiné un certain temps autour de la résidence des Saules à Azabu. Exact ? »

Ushikawa acquiesça.

« Pour quelle raison ?

— La propriétaire fréquentait le club de sport chic du coin, et Aomamé lui donnait des cours particuliers. J’ai eu le sentiment que ces deux femmes étaient très proches. D’autre part, cette dame avait installé, sur le terrain voisin, une safe house pour des femmes victimes de violences. Ce bâtiment était extrêmement protégé. Une surveillance qui m’a paru exagérée. J’ai donc supposé qu’on cachait Aomamé dans cette safe house.

— Et ?

— Après réflexion, je me suis dit que non. La propriétaire est riche et puissante. Si une personne comme elle était amenée à donner asile à Aomamé, elle ne la garderait pas à proximité. Elle essaierait au contraire de l’envoyer le plus loin possible. Par conséquent, j’ai cessé de chercher du côté de la résidence des Saules et je me suis lancé sur les traces de Tengo Kawana. »

Tamaru eut encore une sorte de geignement. « Vous avez vraiment une bonne intuition et vous pensez avec logique. Et vous êtes opiniâtre. Vous valez mieux qu’un simple commissionnaire. Vous faites ça depuis toujours ?

— Non, autrefois, je travaillais dans un cabinet d’avocats, répondit Ushikawa.

— Ah. Je suis sûr que vous étiez très bon. Mais vous avez franchi la ligne jaune, vous avez glissé, et badaboum, la dégringolade. Aujourd’hui, vous vous retrouvez fauché, obligé de servir d’intermédiaire pour une secte, tout ça pour des clopinettes. Grosso modo. »

Ushikawa acquiesça. « Grosso modo.

— Que voulez-vous…, soupira Tamaru. Pour des marginaux comme nous, ce n’est pas simple de réussir avec nos seuls talents. On avait l’air bien partis, mais voilà, un jour ou l’autre, on a chuté. Ainsi va le monde. »

Il serra les poings et fit craquer ses articulations. Des craquements de mauvais augure.

« Et donc, avez-vous parlé de la résidence des Saules aux Précurseurs ?

— Je n’en ai parlé à personne, répondit Ushikawa avec sincérité. J’ai flairé qu’il y avait du louche là-dedans, mais ce n’était jamais que mon hypothèse. Et puis, la propriété était trop bien surveillée, impossible d’avoir une preuve.

— Je suis heureux d’entendre ça, dit Tamaru.

— Vous êtes partie prenante ? »

Tamaru garda le silence. Lui, il posait les questions, il ne répondait pas.

« Vous m’avez répondu honnêtement, fit Tamaru. Du moins, dans les grandes lignes. Quand on a été obligé de se balader dans les fonds sous-marins, on n’a plus l’énergie de mentir. Même si on se force à le faire, on est trahi par sa voix. À cause de la peur.

— Je n’ai pas menti, dit Ushikawa.

— Eh bien, tant mieux, répondit Tamaru. À quoi bon souffrir pour rien… Et dites-moi, est-ce que vous connaissez C. G. Jung ? »

Sous son bandeau, Ushikawa fronça les sourcils involontairement. C. G. Jung ? Où voulait-il en venir ?

« Le psychanalyste ?

— Oui.

— Je sais deux trois choses, répondit prudemment Ushikawa. Il est né en Suisse à la fin du XIXe siècle. Il a d’abord été disciple de Freud mais il a rompu avec lui plus tard. Euh… Inconscient collectif. C’est à peu près tout…

— Bien », dit Tamaru.

Ushikawa attendit la suite.

« C. G. Jung possédait une jolie maison au bord du lac de Zurich, dans un quartier résidentiel chic et tranquille. Il vivait là avec sa famille. Pourtant, il ressentit le besoin d’avoir un endroit à lui, où il pourrait s’isoler et méditer. Il a alors trouvé un petit terrain dans un coin retiré, à Bollingen, sur les bords du lac, et y a construit lui-même une petite maison. Pas du tout quelque chose de somptueux. Avec des pierres extraites d’une carrière située à proximité, il a bâti de ses mains une maison ronde, avec un plafond élevé. À l’époque, en Suisse, il fallait posséder un diplôme spécialisé pour avoir le droit de travailler les pierres. Jung s’est donné la peine de l’obtenir. Il a également adhéré à la guilde des tailleurs de pierre. Car c’était pour lui un acte de la plus haute importance d’édifier cette maison de ses propres mains. Il semble que le décès de sa mère ait aussi joué un rôle dans sa décision. »

Tamaru marqua une petite pause.

« Cette maison a été appelée la “Tour”. Jung s’était inspiré des huttes primitives qu’il avait vues au cours d’un voyage en Afrique. Il l’a voulue d’un seul espace, sans aucune cloison. Un lieu de vie très austère. Jung estimait en effet qu’on n’avait pas besoin de plus. Pas d’électricité, de gaz ou d’eau courante. Il s’approvisionnait en eau depuis la montagne voisine. Beaucoup plus tard, il a compris que cet espace constituait une sorte d’archétype. Au fil des années, quand il en ressentit le besoin, il a cloisonné la Tour, il l’a divisée. Puis Jung y a ajouté un étage, et encore plus tard, plusieurs annexes. Sur les murs, il a peint des fresques, qui étaient la représentation de la division et du développement de la conscience individuelle. En somme, ce bâtiment a fait fonction de mandala à trois dimensions. Il a fallu douze années avant que la Tour soit achevée. Cet édifice est d’un intérêt considérable aux yeux des spécialistes de Jung. Saviez-vous tout cela ? »

Ushikawa secoua la tête.

« La résidence se dresse toujours en bordure du lac de Zurich. Elle est gérée par les descendants de Jung, mais malheureusement, elle n’est pas ouverte au public, qui n’a pas accès à l’intérieur. D’après ce que j’ai entendu dire, il semble qu’à l’entrée de la Tour se dresse toujours une pierre, sur laquelle Jung a gravé de ses mains une inscription : “Qu’il fasse froid ou non, Dieu est ici”. »

Tamaru marqua une pause.

« “Qu’il fasse froid ou non, Dieu est ici”, répéta-t-il d’une voix calme. Comprenez-vous ce que cela signifie ? »

Ushikawa secoua la tête.

« Non, je ne comprends pas.

— Moi non plus. C’est sans doute quelque chose de très profond. De trop difficile à interpréter. Et pourtant, C. G. Jung s’est senti obligé de ciseler cette épigraphe, à l’entrée de la maison qu’il avait dessinée et construite de ses mains, pierre après pierre. Et moi, pour une raison que j’ignore, je me suis toujours senti attiré par cette phrase. Même si la signification m’en échappe, elle résonne au plus profond de moi. De Dieu, je ne sais pas grand-chose. Ou plutôt, comme on m’en a fait voir de toutes les couleurs dans l’orphelinat catholique où j’avais été placé, je n’en garde pas une bonne impression. Là-bas, il faisait toujours froid. Même en plein été. Ou bien très froid, ou bien horriblement froid. Si Dieu existe, il me serait impossible de prétendre qu’il m’avait bien traité à l’époque. Et cependant, cette phrase m’a pénétré, elle s’est tranquillement infiltrée dans les plus minces replis de mon âme. Parfois, je ferme les yeux et je me répète ces mots. C’est étonnant à quel point ils m’apaisent. “Qu’il fasse froid ou non, Dieu est ici.” Excusez-moi, mais pouvez-vous essayer de les dire à haute voix ?

— “Qu’il fasse froid ou non, Dieu est ici”, murmura Ushikawa, sans comprendre où l’homme voulait en venir.

— Je ne vous ai pas bien entendu.

— “Qu’il fasse froid ou non, Dieu est ici” », redit Ushikawa, aussi distinctement qu’il le put.

Les yeux clos, Tamaru savoura quelques instants la résonance de ces paroles. Puis il prit une grande inspiration et souffla lentement, comme s’il avait abouti à une décision. Il ouvrit les yeux et observa ses mains. Recouvertes de gants chirurgicaux afin de ne pas laisser d’empreintes.

« Je suis vraiment désolé », dit doucement Tamaru. Le ton était solennel. Il reprit le sac plastique et en couvrit la tête d’Ushikawa. Puis il noua autour de son cou un gros élastique. Ses gestes avaient été rapides et résolus. Ushikawa aurait voulu protester, mais pas un mot ne franchit ses lèvres ni ne parvint à l’oreille de personne. Pourquoi ? se demanda Ushikawa à l’intérieur du sac. Je lui ai dit tout ce que je savais, sans mentir. Pourquoi a-t-il besoin de me tuer maintenant ?

Dans sa tête sur le point d’exploser, il revit sa maison de Chûôrinkan et ses deux petites filles. Il pensa aussi à leur chien. Un chien de toute petite taille, tout en longueur, qu’il n’avait jamais aimé. C’était d’ailleurs réciproque. Un chien idiot qui aboyait beaucoup. Il ne cessait de mordiller la moquette et de faire ses besoins dans le couloir tout neuf. Complètement différent du bâtard malin qu’il avait élevé quand il était enfant. Et pourtant, la dernière pensée qui traversa l’esprit d’Ushikawa fut celle de ce petit chien stupide qui courait n’importe où sur la pelouse.

Tamaru observait du coin de l’œil le corps ligoté d’Ushikawa qui se tordait sur les tatamis, tel un poisson géant échoué à terre. Comme il l’avait garrotté très habilement, il aurait beau se débattre violemment, les voisins ne risqueraient pas de l’entendre. Tamaru savait parfaitement à quel point cette façon de mourir était atroce. Mais comme méthode pour tuer quelqu’un, c’était la plus efficace et la plus propre. Pas de cris, pas de sang. Ses yeux suivaient la trotteuse de sa montre de plongée Tag Heuer. Trois minutes s’écoulèrent. Les soubresauts féroces d’Ushikawa diminuèrent. Il eut encore quelques convulsions, une sorte de tressaillement, comme si quelque chose vibrait en lui, puis tout s’arrêta. Tamaru garda les yeux rivés sur la trotteuse et laissa s’écouler trois minutes de plus. Puis il posa la main sur la nuque d’Ushikawa pour s’assurer qu’il ne demeurait aucun signe de vie. Une imperceptible odeur d’urine flottait dans l’air. Ses sphincters s’étaient relâchés. On ne pouvait le lui reprocher. Il avait beaucoup souffert.

Tamaru ôta l’élastique et arracha le sac. Le plastique s’était profondément enfoncé dans la bouche. Ushikawa était mort les yeux écarquillés, la bouche béante, tordue sur le côté. Laissant voir sa denture irrégulière et malpropre et sa langue couverte d’une mousse verte. L’expression faisait penser à un tableau de Munch. Sa tête cabossée de nature paraissait encore plus difforme. Il avait dû vraiment beaucoup souffrir.

« Je suis désolé, répéta Tamaru. Moi non plus, ça ne m’a pas fait plaisir. »

Des deux mains, il lissa les muscles du visage d’Ushikawa et remit en place sa mâchoire. Il voulait lui donner une expression moins repoussante. Avec une serviette dénichée dans la cuisine, il essuya la bave de ses lèvres. L’opération prit certes un peu de temps, mais le visage du mort ne provoquait plus l’envie instinctive de détourner les yeux. Il lui fut toutefois impossible d’abaisser ses paupières.

« Comme l’a écrit Shakespeare, à peu de chose près, déclara Tamaru d’une voix calme, à l’adresse de la lourde tête cabossée, “Celui qui meurt aujourd’hui est quitte pour demain”2. Essayons de voir le bon côté des choses. »

Il ne parvenait pas à se souvenir si la phrase était prononcée dans Henry IV ou dans Richard III. C’était de peu d’importance pour lui. Et Ushikawa, de son côté, ne devait guère se soucier de la provenance de la citation. Tamaru défit les liens de ses bras et de ses jambes. Il s’était servi d’un tissu en éponge souple avec lequel il avait fait des nœuds spéciaux pour ne laisser aucune marque sur la peau. Il ramassa les liens, le sac plastique et le gros élastique, et les fourra dans un grand sac qu’il avait apporté à cet effet. Puis il passa rapidement en revue les affaires d’Ushikawa et récupéra toutes les photos que ce dernier avait prises. Il décida d’emporter aussi le trépied et l’appareil photo, car si l’on découvrait qu’Ushikawa faisait le guet dans cet appartement, on se poserait inévitablement la question : Qui espionnait-il ? Il y aurait alors de grandes chances pour qu’apparaisse le nom de Tengo Kawana. Il récupéra également son calepin, entièrement couvert de notes méticuleuses. Il ne resterait ainsi plus rien d’important. Le sac de couchage, de la nourriture, quelques vêtements, son portefeuille, sa clé. Et sa pauvre dépouille. Pour finir, il prit l’une de ses cartes de visite et la glissa dans la poche de son manteau.

« Je suis vraiment désolé », déclara à nouveau Tamaru à Ushikawa en quittant la pièce.

 

Tamaru entra dans une cabine publique près de la gare et inséra une carte téléphonique. Il composa le numéro qu’Ushikawa lui avait donné. Un numéro de Tokyo intra muros. Arrondissement de Shibuya, sans doute. On décrocha à la sixième sonnerie.

Sans préambule, Tamaru énonça l’adresse et le numéro de l’appartement de Kôenji.

« Vous avez bien noté ? demanda-t-il.

— Pourriez-vous répéter ? » lui répondit-on.

Ce que fit Tamaru. À l’autre bout du fil, on prit note et on répéta à haute voix.

« Voilà où se trouve monsieur Ushikawa, dit Tamaru. Je suppose que vous connaissez ce monsieur ?

— Monsieur Ushikawa ? »

Tamaru ignora la question. « Monsieur Ushikawa est bien dans cet appartement, mais, malheureusement, il ne respire plus. Il ne semble pas avoir succombé à une mort naturelle. Dans son portefeuille, il y a des cartes de visite sur lesquelles est noté : “Association pour la promotion scientifique et artistique du nouveau Japon – Directeur en titre.” Si la police les trouve, elle découvrira tôt ou tard les relations que vous entreteniez avec lui. Ce qui ne manquera pas de vous causer quelque embarras, je suppose. Vous devriez régler le problème au plus vite. J’imagine que vous vous y connaissez en la matière ?

— Vous êtes ? lui demanda-t-on.

— Un gentil informateur, répondit Tamaru. Et moi non plus, je n’adore pas la police. Pas plus que vous.

— Il ne s’agit donc pas d’une mort naturelle ?

— En tout cas, il n’a pas été emporté par la vieillesse. Et il n’a pas connu une fin paisible. »

Il y eut un silence à l’autre bout du fil. Puis on demanda : « Et ce monsieur Ushikawa, que faisait-il dans un endroit pareil ?

— Je l’ignore. Pour les détails, il faudrait le demander à l’intéressé, mais comme je vous l’ai dit, il n’est pas en état de répondre. »

L’autre marqua une petite pause. Puis : « Êtes-vous en rapport avec la jeune femme qui s’était présentée à l’hôtel Ôkura ?

— Espérez-vous obtenir une réponse ?

— Je suis l’un de ceux qui ont rencontré cette femme. Si vous le lui dites, elle saura qui je suis. Je voudrais que vous lui transmettiez un message de ma part.

— Je vous écoute.

— Nous n’avons pas l’intention de lui nuire.

— J’avais pourtant cru comprendre que vous remuiez ciel et terre pour la retrouver ?

— Exact. Nous la recherchons depuis le début.

— Mais vous prétendez que vous ne lui ferez rien. Comment vous croire ? »

Il y eut un bref silence.

« À un moment donné, la situation a changé. Il est évident que nous avons profondément déploré la mort de notre leader. Mais le temps a passé. L’affaire est close. Le leader était malade physiquement, et il souhaitait, en un sens, que ses souffrances se terminent. Autrement dit, je peux vous affirmer que nous n’avons pas l’intention de poursuivre Mlle Aomamé plus longtemps. Ce que nous cherchons à présent, c’est à parler avec elle.

— À quel sujet ?

— À propos de nos intérêts communs.

— Enfin, vous voulez dire, de ce qui vous arrange, vous. Que vous ayez besoin de parler avec elle, c’est une chose. Cela ne signifie pas qu’elle le souhaite.

— Je crois que la question est négociable. Nous avons des propositions à lui faire. Nous lui offrons notamment la liberté et la sécurité. Et aussi certaines connaissances et diverses informations. Ne pourrions-nous pas organiser un entretien en terrain neutre ? Nous vous laissons le choix du lieu. Je vous garantis une sécurité absolue. Pour elle-même, mais aussi pour tous ceux qui ont été mêlés à cette affaire. Plus personne n’est contraint à la fuite. Voilà qui devrait arranger les deux parties.

— C’est vous qui le dites, observa Tamaru. Qu’est-ce qui nous prouve votre bonne foi ?

— Pourriez-vous néanmoins transmettre notre message à Mlle Aomamé ? répéta-t-on patiemment. Le temps presse, mais nous disposons encore d’un peu de marge pour négocier. S’il vous faut une garantie sur la fiabilité de notre proposition, nous y réfléchirons. Vous pouvez nous contacter à tout moment à ce numéro.

— Pourquoi ne pas me donner d’explications plus claires ? Pour quelles raisons avez-vous tellement besoin d’Aomamé ? En quoi la situation a-t-elle changé ? »

À l’autre bout du fil, il y eut une respiration étouffée. « Nous devons continuer à entendre les Voix. Elles sont pour nous comme un puits d’abondance, une source vivace. Il est impensable que nous les perdions. C’est tout ce que je peux vous dire maintenant.

— Et pour que ce puits ne tarisse pas, vous avez besoin d’Aomamé.

— Ce ne sont pas des choses que l’on explique en un mot. Tout ce que je peux vous confier, c’est qu’elle a un rôle à jouer là-dedans.

— Et qu’en est-il d’Ériko Fukada ? Vous n’avez plus besoin d’elle ?

— Non, plus pour le moment. Peu nous importe maintenant le lieu où elle se trouve et ce qu’elle fait. Sa mission est achevée.

— De quelle mission parlez-vous ?

— C’est un sujet délicat, lui dit-on après une courte pause. Je regrette, mais je ne peux vous en dire plus.

— Vous devriez pourtant prendre conscience de votre situation, répliqua Tamaru. Pour le moment, c’est moi qui ai les atouts en main. Je peux vous contacter à ma guise, pas vous. Vous ne savez même pas qui nous sommes. Ce n’est pas vrai ?

— En effet. C’est vous qui menez le jeu. Nous ignorons qui vous êtes. Mais ce ne sont pas des questions dont on peut discuter au téléphone. Je vous en ai déjà trop dit. J’ai sans doute dépassé mes attributions. »

Tamaru se tut un instant. « Bon, dit-il finalement. Je vais réfléchir à votre proposition. Nous aussi, nous devons nous concerter. Il se peut que je vous recontacte plus tard.

— J’attendrai votre coup de fil. Je vous répète que mon offre est valable pour les deux parties.

— Et si nous l’ignorons ? Ou si nous la rejetons ?

— Nous nous verrions alors contraints de procéder à notre manière. Nous ne sommes pas dépourvus de moyens. Les choses pourraient prendre une tournure quelque peu violente, qui risquerait de causer des ennuis aux personnes de votre entourage. Qui que vous soyez, vous ne vous en tirerez pas indemnes. Il se pourrait que la situation tourne au vilain, pour les uns comme pour les autres.

— Possible. Mais j’ai l’impression que ce sera long pour en arriver là. Et pour reprendre votre expression, le temps presse. »

À l’autre bout de la ligne, des toussotements se firent entendre. « Ça peut être long, ou non.

— On ne le saura qu’au moment voulu.

— Exact, lui répondit-on. Et puis, je dois aussi vous signaler un point important. Pour reprendre votre image, vous avez les atouts en main, en effet. Mais je crois que vous ne connaissez pas les règles de base de ce jeu.

— Là aussi, on ne le comprendra que quand on y jouera vraiment.

— Quand on joue vraiment et qu’on perd, c’est fâcheux.

— Des deux côtés », dit Tamaru.

Il y eut un court silence, lourd de sous-entendus.

« Et qu’allez-vous faire pour M. Ushikawa ? demanda Tamaru.

— Nous allons le récupérer. Sûrement avant l’aube.

— La porte de l’appartement n’est pas verrouillée.

— Très aimable de votre part.

— Pleurerez-vous la mort de M. Ushikawa ?

— Nous sommes toujours attristés quand un être humain disparaît. Quel qu’il soit.

— Vous pouvez en effet le pleurer. Dans son genre, il était extrêmement talentueux.

— Mais pas tout à fait assez. N’est-ce pas ?

— Qui aurait assez de talent pour vivre éternellement ?

— Ah, c’est ce que vous pensez.

— Oui, évidemment, répliqua Tamaru. Pas vous ?

— J’attends que vous nous recontactiez », dit l’homme d’une voix froide, sans répondre à sa question.

Tamaru raccrocha. Il était inutile de prolonger la conversation outre mesure. En cas de besoin, il lui suffirait de renouveler son appel. Il sortit de la cabine téléphonique et marcha jusqu’à l’endroit où il avait garé sa voiture. Un vieux break Corolla bleu foncé. Un véhicule qui ne risquait sûrement pas d’attirer les regards. Il roula une quinzaine de minutes et s’arrêta devant un jardin désert. Après s’être assuré que personne ne le voyait, il jeta le sac plastique, les liens et l’élastique dans une poubelle. Il jeta également les gants chirurgicaux.

Tamaru attacha sa ceinture, démarra et murmura à voix très basse : « Ils sont toujours attristés quand un être humain disparaît, quel qu’il soit. » C’est bien, songea-t-il. Il est naturel que l’on déplore la mort d’un homme. Ne serait-ce qu’un bref instant.

1- Tolstoï, Anna Karénine, incipit. « Les familles heureuses se ressemblent toutes ; les familles malheureuses sont malheureuses chacune à leur façon. »

2- Shakespeare, Henry IV, deuxième partie, III, 2. Devant la maison du Juge Benêt, paroles prononcées par Falot : « […] que les choses tournent comme elles voudront, qui meurt cette année est quitte pour la prochaine. » Traduction Henri Thomas, éd. Club Français du Livre, 1956.