Tengo et Aomamé
Comme un pois dans sa cosse
UNE FOIS QU’ILS FURENT DESCENDUS DU TAXI, à l’endroit qu’elle reconnut, Aomamé se campa au carrefour, jeta un coup d’œil circulaire et découvrit sous la voie express le dépôt de matériel peu éclairé, entouré d’une palissade métallique. Elle tira alors Tengo par la main et traversa le passage piéton pour se diriger de ce côté.
Elle ne se souvenait pas d’où se situaient les montants métalliques dont les boulons avaient été desserrés, mais après avoir patiemment effectué différentes tentatives sur chacun d’eux, elle retrouva un mince espace dans lequel un homme pouvait se faufiler. Elle se pencha, prenant soin de ne pas accrocher ses vêtements, et se glissa à l’intérieur. Tengo recroquevilla autant qu’il le put sa grande charpente et la suivit. De l’autre côté de la palissade, tout était tel qu’Aomamé l’avait vu en avril. Des sacs de ciment décolorés, des armatures de fer rouillées, des mauvaises herbes flétries, des vieux papiers éparpillés, çà et là des fientes de pigeon blanches et collées ensemble. Rien n’avait changé depuis huit mois. Il était possible que personne n’ait mis le pied dans ce terrain durant tout ce temps. C’était un lieu abandonné, complètement oublié, comme un banc de sable flottant parmi les grandes artères de la ville.
« C’est ici ? » demanda Tengo en lançant un regard autour de lui.
Aomamé acquiesça. « S’il n’y a pas de sortie ici, nous ne pourrons aller nulle part. »
Dans l’obscurité, à l’aveuglette, elle chercha l’escalier d’urgence qu’elle avait descendu naguère. L’étroit escalier qui reliait la voie express et le sol. Il doit être là, se répétait-elle intérieurement. Il faut que je le croie.
Et elle découvrit l’escalier. Plus proche d’une échelle que d’un escalier. Bien plus miteux et plus dangereux que dans son souvenir. C’est sur un truc pareil que je suis descendue, s’étonna-t-elle. Mais enfin, il était là. À présent, il suffirait de faire le chemin inverse et de gravir chaque marche, l’une après l’autre. Elle ôta ses hauts talons Charles Jourdan, les fourra dans son sac, dont elle coinça la bandoulière en travers du torse. Elle entama sa montée avec son seul collant aux pieds.
« Suis-moi, dit-elle à Tengo en se retournant.
— Ce ne serait pas mieux que je passe devant ? demanda Tengo, inquiet.
— Non. J’avance en tête. »
C’était le chemin qu’elle avait descendu. À elle de le gravir en premier.
L’escalier était infiniment plus glacial que la première fois. Ses mains étaient engourdies au point qu’elle en perdait presque toute sensation. Le vent qui s’enfournait en trombe entre les piliers de la voie express était incomparablement plus âpre et plus brutal. Cet escalier inamical lui lançait un défi, il ne lui faisait aucune promesse.
Au début de septembre, lorsqu’elle l’avait cherché depuis la voie express, il s’était volatilisé. La route avait été bouchée. Mais celle qui partait du dépôt en allant vers le haut existait encore, comme elle l’avait pressenti. Elle avait soupçonné que dans ce sens, l’escalier serait toujours là. J’ai la petite chose en moi, pensait-elle. Si elle dispose vraiment d’un pouvoir spécial, elle me protégera, elle m’indiquera la bonne direction.
L’escalier était là. Mais, tout en haut, débouchait-il vraiment sur la voie express ? Aomamé n’aurait pu l’affirmer. Peut-être serait-il bloqué au milieu ? Tout était possible dans ce monde. Ce n’était qu’en gravissant réellement chaque échelon à la force de ses bras et de ses jambes qu’elle vérifierait de ses yeux ce qui se trouvait là – ou ce qui ne s’y trouvait pas.
Elle restait vigilante en se hissant sur chacun des barreaux. Elle jeta un coup d’œil vers le bas et vit Tengo qui la suivait de tout près. De violentes bourrasques survenaient parfois, avec des sifflements aigus, qui soulevaient son manteau léger. Un vent cruel et déchirant. Le bas de sa jupe courte lui remontait presque jusqu’aux hanches. Ses cheveux, fouettés par les rafales, étaient ébouriffés, ils se collaient sur son visage et l’aveuglaient. Elle avait du mal à respirer. Aomamé regretta de ne pas les avoir attachés en arrière. Elle aurait dû songer aussi à se munir de gants. Comment se faisait-il qu’elle ne se soit pas préoccupée de ces choses-là ? Mais il était vain d’avoir du regret. Son seul souci avait été, coûte que coûte, d’être vêtue de la même tenue que la première fois. À présent, il ne lui restait qu’à empoigner chaque échelon et à continuer à monter.
Tremblant de froid, Aomamé progressa patiemment vers le haut et, ce faisant, elle observa les balcons d’une résidence, de l’autre côté de la route. Un immeuble de quatre étages, au toit recouvert de tuiles brunes. Elle l’avait déjà vu quand elle avait descendu l’escalier. Environ la moitié des fenêtres étaient éclairées. Le bâtiment était vraiment à deux doigts de distance. Ce serait fâcheux que l’un des habitants les remarque. Leurs silhouettes étaient bien éclairées par les lampadaires de la nationale n° 246.
Heureusement, il n’y avait personne aux fenêtres. Tous les rideaux étaient hermétiquement fermés. Cela allait de soi. Par une froide nuit d’hiver, qui s’attendrait à ce que quelqu’un se poste sur son balcon pour observer le spectacle de l’escalier d’urgence de la voie express ?
Sur l’un des balcons était posé un caoutchouc en pot. Tout recroquevillé à côté d’une chaise de jardin sale. En avril, lorsqu’elle avait descendu ces mêmes marches, elle avait déjà remarqué ce caoutchouc. Bien plus misérable encore que celui qu’elle avait laissé dans son appartement de Jiyûgaoka. Sans doute ce végétal était-il resté constamment au même endroit, blotti dans la même position durant ces huit mois. Avec ses couleurs passées et maladives, on l’avait remisé dans le coin le moins visible du monde où il avait dû être oublié. On ne l’arrosait certainement pas. Néanmoins, le pauvre caoutchouc lui donnait du courage et de l’assurance, alors qu’elle s’escrimait sur cet escalier incertain qui lui frigorifiait les membres et qu’elle avait la tête pleine d’angoisse et de doutes. Ça ira, se disait-elle. Je ne me trompe pas. Tout au moins, c’est bien le chemin de l’autre fois que je refais à l’envers. Ce caoutchouc est un repère pour moi. Un signe muet.
Quand je descendais les marches, se souvint Aomamé, j’avais vu des araignées occupées à tisser leur toile. Et j’avais pensé à Tamaki Ootsuka. Je m’étais remémoré les moments où toutes les deux, nues dans le même lit, nous nous étions caressées. C’était durant un voyage en été. Nous étions alors lycéennes, elle était ma meilleure amie. Pourquoi avait-il fallu que ces souvenirs-là me reviennent soudain en mémoire à ces instants précis, au beau milieu de l’escalier d’urgence ? À présent, Aomamé, refaisant le chemin contraire, songea de nouveau à Tamaki Ootsuka. Elle se rappela ses seins aux belles courbes, sa peau lisse et douce. Aomamé avait toujours envié les seins opulents de Tamaki. Complètement différents des miens, se disait-elle, mal développés, mal finis. Mais ces beaux seins, aujourd’hui, étaient perdus.
Puis Aomamé pensa à Ayumi Nakano. La jeune policière solitaire qui, une nuit d’août, dans une chambre d’un hôtel de Shibuya, les mains entravées par ses propres menottes, avait été étranglée avec la ceinture de son peignoir. Elle pensa à la jeune femme qui, le cœur tourmenté, avait avancé toute seule vers l’abîme de sa perte. Elle aussi avait une poitrine généreuse.
Aomamé pleurait la mort de ses deux amies. Que ces jeunes femmes ne soient plus l’emplissait de tristesse. Elle éprouvait également du regret à l’idée que leurs seins merveilleux n’existent plus, qu’il n’en subsiste plus la moindre trace.
Veillez sur moi, je vous en prie ! Telle fut la prière que leur adressa Aomamé. Je vous en supplie, j’ai besoin de votre aide à toutes les deux !
Elle était sûre que sa voix muette parviendrait aux oreilles de ses malheureuses amies. Elle était certaine qu’elles la protégeraient.
L’ascension sur cette échelle de fortune se termina sur un cat walk, une passerelle qui menait de l’autre côté de la route. Elle était munie d’une rampe basse. Aomamé dut se baisser pour avancer dessus. Au bout, il y avait un escalier en zigzag. Pas un véritable escalier, mais par rapport à l’échelle rustique qu’elle venait de gravir, c’était tout de même mieux. D’après ses souvenirs, il devrait aboutir à une aire réservée, sur la voie express. Les énormes poids lourds qui roulaient en bas faisaient vibrer et osciller la passerelle, qui ressemblait à un petit bateau frappé par des vagues transversales. Le vacarme des véhicules était à présent tonitruant.
Elle s’assura que Tengo était toujours immédiatement derrière elle, elle allongea le bras et saisit sa main. Elle était chaude. Aomamé s’étonna qu’il ait pu conserver des mains aussi chaudes par cette nuit glaciale, après avoir agrippé ces échelons gelés.
« Encore un tout petit peu », dit Aomamé en approchant sa bouche de l’oreille de Tengo. Elle était obligée de parler très fort pour couvrir le tintamarre des voitures et les hurlements du vent.
« Une fois en haut, nous nous retrouverons sur la route. »
À moins que l’escalier ne soit bouché. Mais cela, elle ne le dit pas.
« Tu voulais depuis le début que nous escaladions cet escalier ? demanda Tengo.
— Oui. Enfin, à condition que je l’aie trouvé.
— Mais alors, pourquoi t’es-tu habillée de cette façon ? Avec une jupe moulante, avec ces hauts talons. Ce n’est pas vraiment le genre de vêtements très appropriés pour une ascension pareille. »
Aomamé sourit de nouveau. « Il fallait que je sois dans cette tenue. Je t’expliquerai pourquoi un jour.
— Tu as de très jolies jambes, dit Tengo.
— Elles te plaisent ?
— Oui, beaucoup.
— Merci », dit Aomamé. Elle se pencha un peu sur la passerelle étroite, posa délicatement ses lèvres sur l’oreille de Tengo. Son oreille chiffonnée et moutonneuse qui évoquait un chou-fleur. Elle était complètement glacée.
Aomamé s’avança en premier sur la passerelle. Puis elle commença à monter l’escalier raide et étroit. La plante de ses pieds était transie, elle ne sentait presque plus ses doigts. Il fallait qu’elle soit très attentive à ne pas rater une marche. En chassant d’une main les cheveux que le vent enchevêtrait, elle poursuivit sa montée. Le vent glacial lui faisait venir les larmes aux yeux. Elle se retenait fermement à la rampe pour ne pas perdre l’équilibre que le vent menaçait. Tout en se hissant avec prudence sur chacune des marches, elle songea à Tengo derrière elle. À ses grandes mains, à ses oreilles gelées. Elle songea à la petite chose qui dormait en elle. Elle songea aussi à son automatique noir bien rangé dans son sac. Aux sept balles de 9 mm qu’il contenait.
Il fallait à tout prix qu’ils sortent de ce monde. Et pour cela, elle devait croire du fond du cœur que cet escalier menait à la voie express. J’y crois, se répéta-t-elle. Il lui revint alors en mémoire les paroles que le leader avait prononcées juste avant de mourir durant la nuit d’orage. Les paroles d’une chanson. Elle s’en souvenait encore aujourd’hui avec précision.
It’s a Barnum and Bailey world,
Just as phony as it can be,
But it wouldn’t be make-believe
If you believed in me1
…
Si tu crois en moi
…
Quoi qu’il arrive, et quoi que je doive faire pour cela, je devrai rendre ce monde réel. Mais je ne serai pas seule. Nous devrons réunir nos forces pour le rendre vrai. Nous ne devrons faire qu’un. Pour notre salut. Et pour celui de la petite chose.
Aomamé s’immobilisa sur un palier et se retourna. Tengo était là. Elle allongea la main. Tengo la serra. Elle éprouva de nouveau la même chaleur qu’un instant plus tôt, qui lui dispensa de la force et de l’assurance. Aomamé se pencha encore une fois, approcha sa bouche de son oreille.
« Tu sais, un jour, j’ai voulu m’ôter la vie pour toi, lui avoua-t-elle. J’allais vraiment mourir. Il s’en est fallu de très peu. À peine quelques millimètres. Tu me crois ?
— Bien sûr, dit Tengo.
— Dis-moi que tu me crois de tout ton cœur.
— Je te crois de tout mon cœur », répondit Tengo.
Aomamé approuva d’un petit signe de tête et lâcha sa main. Puis elle se retourna et recommença à grimper.
Quelques minutes plus tard, Aomamé avait achevé son escalade. Elle était arrivée sur la voie express n° 3. L’escalier d’urgence n’avait pas été obstrué. Son pressentiment avait été juste, ses efforts avaient été couronnés de succès. Avant d’escalader la barrière métallique, elle essuya du revers de la main ses larmes glacées.
« C’est la voie express n° 3, déclara Tengo d’un ton admiratif, après être resté quelques instants silencieux et avoir jeté un regard circulaire autour de lui. C’est donc ici la sortie de ce monde ?
— Oui, répondit Aomamé. Ici, c’est à la fois l’entrée et la sortie de ce monde. »
Tengo aida Aomamé à passer par-dessus la barrière métallique en la soulevant par-derrière. De l’autre côté, sur cette aire réservée, il y avait tout juste la place pour que deux voitures puissent stationner. C’était à présent la troisième fois qu’Aomamé se retrouvait là. Le grand panneau publicitaire Esso était bien là.
Mettez un tigre dans votre moteur.
Le même slogan, le même tigre. Muette, elle demeura là, pétrifiée, sans remettre ses chaussures. Puis elle inspira une large goulée de l’air saturé de gaz d’échappement. Peu lui importait la qualité de l’air. Elle éprouvait avant tout de la délivrance. Je suis revenue, pensait Aomamé. Nous sommes revenus.
Comme l’autre fois, la voie express était terriblement embouteillée. Les files de véhicules qui se dirigeaient vers Shibuya étaient pratiquement immobilisées. Aomamé fut surprise de constater cela. Que se passe-t-il ? Est-il de règle que lorsque je viens ici, la voie express soit aussi engorgée ? Il est tout à fait exceptionnel qu’un jour ordinaire, à cette heure-là, il y ait de tels bouchons. Peut-être un accident s’est-il produit plus loin. Dans le sens inverse, la circulation était fluide. Mais vers le centre de Tokyo, c’était terrifiant.
À son tour, Tengo passa par-dessus la barrière métallique. Il exécuta un saut léger en levant très haut ses longues jambes. Et il se plaça tout à côté d’Aomamé. Ils demeurèrent muets, contemplant les files de voitures qui se pressaient sous leurs yeux, tels des hommes face à l’Océan pour la première fois de leur vie, qui resteraient interdits au spectacle des vagues déferlant sur le rivage.
À l’intérieur des véhicules, les gens les regardaient fixement. Ils hésitaient, ils avaient du mal à se déterminer. Dans leurs yeux, il y avait davantage de suspicion que de curiosité. Que faisait donc ce jeune couple en ces lieux ? Sans crier gare, ils avaient surgi des ténèbres et ils étaient immobiles, là, comme paralysés, sur l’aire réservée. La femme portait un tailleur strict, un manteau printanier et un collant. Pas de chaussures. L’homme était très grand, il avait de vieux souliers aux pieds et un blouson. L’un et l’autre portaient un sac en bandoulière, en travers du torse. Leur voiture avait-elle eu une panne ou un accident ? Mais on ne voyait pas de voiture endommagée dans les environs. Et ces jeunes gens n’avaient pas l’air de chercher du secours.
Aomamé se ressaisit enfin. Elle sortit ses hauts talons de son sac et les enfila. Elle remit sa jupe en place, et remit son sac simplement à l’épaule. Elle noua la ceinture de son manteau. Passa sa langue sur ses lèvres sèches, se recoiffa des doigts. Elle sortit un mouchoir et essuya les dernières traces de ses larmes. Puis elle se serra contre Tengo.
Tout comme vingt ans plus tôt, en décembre, dans la salle de classe, après les cours, ils se tenaient tout près l’un de l’autre, silencieux, leurs mains unies. Ils étaient seuls au monde. Ils regardaient le flot très lent des voitures. Mais en vérité, ils ne regardaient rien. Ce qu’ils voyaient ou ce qu’ils entendaient n’avait pas la moindre importance. Les scènes, les sons, les odeurs qui les environnaient avaient perdu toute signification.
« Nous sommes donc dans un autre monde ? déclara enfin Tengo.
— Peut-être, dit Aomamé.
— Il vaudrait mieux nous en assurer. »
Il n’y avait qu’un seul moyen de le vérifier. Ils n’avaient pas besoin de prononcer des mots pour cela. Aomamé leva la tête et regarda le ciel. Tengo en fit autant, presque au même moment. Ils se mirent à rechercher la lune. Elle devrait sûrement se trouver quelque part au-dessus du grand panneau Esso. Mais leur quête fut vaine. La lune était sans doute cachée derrière les nuages qui voguaient paresseusement vers le sud, poussés par un faible vent. Aomamé et Tengo attendirent. Ils n’étaient pas pressés. Ils avaient du temps à ne savoir qu’en faire. Le temps perdu, c’était un temps qui serait retrouvé. Un temps qu’ils partageraient. Nul besoin de se précipiter. Le tigre du panneau Esso tenait le tuyau d’essence dans une patte, la figure rayonnante, affichant un sourire entendu. Il observait de biais les deux jeunes gens qui se tenaient les mains.
Aomamé remarqua soudain que quelque chose était différent, sans qu’elle puisse tout de suite discerner où se situait le changement. Elle amenuisa les yeux, se concentra. Puis elle comprit. Le tigre du panneau avait la tête tournée vers le côté gauche. Alors que le tigre de son souvenir offrait au monde son profil droit. Le tigre avait fait volte-face. Instinctivement, elle grimaça. Les pulsations de son cœur s’affolèrent. À l’intérieur de son corps, elle sentit comme quelque chose qui allait à contre-courant. Mais pouvait-elle se montrer vraiment affirmative ? Ses souvenirs étaient-ils aussi précis ? Non, elle n’avait pas de certitude, seulement une impression. La mémoire vous trahit, parfois.
Aomamé enfouit ses doutes en elle. Elle ferma les yeux un moment, le temps que son souffle se régularise, que son cœur reprenne son rythme normal. Elle attendit que les nuages se déplacent.
Les gens les observaient à travers les vitres de leur véhicule. Ce jeune couple, la tête levée, que regardait-il donc avec autant de passion ? Pourquoi restait-il ainsi les mains serrées si fermement ? Quelques-uns parmi eux allaient jusqu’à lever la tête et à scruter la même direction. Mais il n’y avait là que des nuages blancs et un grand panneau publicitaire Esso. Mettez un tigre dans votre moteur. Le tigre, offrant son profil gauche aux conducteurs, les engageait en souriant à faire le plein d’essence. Sa queue zébrée orange se dressait fièrement en l’air.
Les nuages se déchirèrent enfin.
Une lune apparut. Une seule.
C’était la lune jaune et solitaire, celle de toujours. La lune qui flottait en silence au-dessus des champs de miscanthes, qui laissait refléter sa blême silhouette arrondie à la surface étale des lacs, qui éclairait paisiblement les toits des maisons endormies. La lune qui poussait la marée haute sur les rivages, qui illuminait tendrement la fourrure des bêtes sauvages, qui veillait sur les voyageurs la nuit. La lune éternelle. Qui, en phase de croissant aiguisé, rognait la peau de l’âme. En nouvelle lune, qui instillait dans la terre ses gouttes sombres de solitude. C’était cette lune. Elle se tenait exactement au-dessus du panneau Esso, et à côté, il n’y avait pas sa petite compagne verte et déformée. La lune flottait là, muette, sans escorte. Aomamé et Tengo voyaient le même spectacle, sans qu’ils aient besoin de se le dire. Aomamé continuait à serrer en silence la grande main de Tengo. La sensation de contre-courant en elle avait à présent disparu.
Nous sommes revenus en 1984, se répétait Aomamé. Ce n’est plus l’année 1Q84. C’est le monde de 1984, le monde d’où je viens.
Vraiment ? Cela avait donc été aussi facile de revenir dans le vieux monde ? Le leader, avant de mourir, n’avait-il pas assuré qu’il n’y avait pas de passage pour revenir dans le monde ancien ?
Ne sommes-nous pas dans un lieu encore différent ? Depuis le monde étrange où nous nous trouvions, ne nous sommes-nous pas déplacés vers un troisième, encore plus étrange ? Un monde où le tigre nous présente son profil gauche, et non le droit ? Où nous attendent de nouvelles énigmes, de nouvelles règles ?
C’est possible, songea Aomamé. Elle était incapable d’affirmer le contraire. Mais elle avait une certitude. Ce n’était plus le monde où deux lunes brillaient dans le ciel. Et puis, pensait-elle, je serre la main de Tengo. Nous avions mis le pied en un lieu dangereux qui défiait toute logique. Nous avons traversé de rudes épreuves, nous nous sommes cherchés, nous nous sommes trouvés et nous nous sommes évadés. Que nous soyons retombés sur le vieux monde, ou qu’il s’agisse d’un monde encore nouveau, qu’avons-nous à redouter ? Si nous devons subir de nouvelles épreuves, nous les surmonterons. C’est tout. Mais nous ne sommes plus seuls.
Pour pouvoir croire à ce à quoi elle devait croire, elle se détendit et s’appuya contre le buste puissant de Tengo. Elle posa son oreille sur sa poitrine, se mit aux aguets des battements de son cœur. Puis elle s’abandonna dans ses bras.
Comme un pois dans sa cosse.
Après elle n’aurait su dire combien de temps, Tengo demanda : « Où allons-nous à présent ? »
Ils ne pouvaient rester là indéfiniment. C’était évident. Mais il n’y avait pas d’accotement sur la voie express. La sortie d’Ikéjiri était relativement proche, mais même avec ces bouchons, il était trop dangereux pour des piétons d’avancer entre les voitures. Les chances pour qu’on les prenne en stop étaient très minces. Ils pouvaient demander du secours depuis le téléphone d’urgence, mais quelles explications fourniraient-ils sur leur présence sur la voie express ? Et en admettant qu’ils arrivent à pied à la sortie d’Ikéjiri, les employés du péage les accableraient de questions. Quant à redescendre l’escalier qu’ils venaient de gravir, c’était évidemment hors de question.
« Je ne sais pas », répondit Aomamé.
Elle n’avait vraiment aucune idée de ce qu’ils devaient faire ou vers où ils devaient se diriger. Avec l’ascension réussie de cet escalier, son rôle était achevé. Elle avait utilisé toute son énergie. Elle n’avait plus une goutte de carburant. Il lui fallait s’en remettre à une autre puissance.
Jéhovah, qui êtes aux cieux. Que Votre Nom soit sanctifié, que Votre Royaume advienne pour nous. Pardonnez-nous nos nombreux péchés. Apportez-nous le bonheur tout au long de notre modeste marche. Amen.
La prière lui vint naturellement aux lèvres. Presque comme un réflexe conditionné. Elle n’avait pas besoin de penser. Aucun de ces mots n’avait de sens véritable. Ces expressions n’étaient que des échos sonores, une énumération de signes. Pourtant, en même temps qu’elle prononçait automatiquement sa prière, elle était envahie par un sentiment très étrange. Qu’on pourrait peut-être nommer « piété ». Quelque chose venant de très loin lui empoignait le cœur. En dépit de tout ce qui est arrivé, pensa-t-elle, je ne me suis pas perdue. Je suis heureuse d’être ici, en tant que moi – quel que soit ce « ici ».
Que Votre Royaume advienne pour nous, récita de nouveau Aomamé à haute voix. Comme elle le faisait avant le déjeuner, au réfectoire, à l’école. Quelle qu’en soit la signification, c’était ce qu’elle espérait du fond du cœur. Que Votre Royaume advienne pour nous.
Tengo lui caressa les cheveux, comme s’il les lui peignait avec les doigts.
Dix minutes plus tard, Tengo arrêta un taxi. Durant quelques instants, ils n’en crurent pas leurs yeux. Voilà qu’un taxi sans client passait précisément là où ils se trouvaient, sur une voie express totalement embouteillée. La portière arrière s’ouvrit immédiatement après que Tengo, sceptique, eut levé la main, et ils s’installèrent dedans. Hâtivement, sans perdre de temps, comme s’ils craignaient que l’illusion ne s’évanouisse. Le jeune chauffeur portant lunettes se tourna vers eux.
« Est-ce que vous acceptez que je prenne la prochaine sortie, Ikéjiri ? À cause de ces embouteillages ? » leur demanda-t-il. Il avait une voix plutôt haut perchée pour un homme. Pas désagréable pour autant.
« Très bien, répondit Aomamé.
— En fait, prendre des clients sur une voie express est illégal.
— Ah bon, et selon quelle loi ? » s’enquit Aomamé. Son visage reflété dans le rétroviseur grimaçait légèrement.
L’intitulé de la loi interdisant de charger des clients sur une autoroute urbaine ne revint pas tout de suite à l’esprit du chauffeur. Et le visage d’Aomamé dans son rétroviseur l’intimida.
« Bon, d’accord…, fit-il, renonçant à poursuivre sur ce sujet. Jusqu’où souhaiteriez-vous aller ?
— Près de la gare de Shibuya, ce serait très bien, déclara Aomamé.
— Je ne mets pas le compteur en route, dit le chauffeur. Je le ferai tourner une fois qu’on aura quitté la voie express.
— Comment se fait-il que vous rouliez ici sans client ? demanda Tengo.
— Eh bien, c’est une histoire assez compliquée, répondit le chauffeur d’une voix trahissant une grande fatigue. Ça vous dirait de l’entendre ?
— Oui », dit Aomamé. N’importe quelle histoire ferait l’affaire, aussi longue ou ennuyeuse soit-elle. Elle voulait entendre les récits que les gens avaient à raconter dans ce nouveau monde. Il y aurait peut-être de nouveaux secrets, de nouvelles allusions.
« Pas loin du parc de Kinuta, j’ai chargé un client, un homme entre deux âges, qui m’a dit de le conduire à proximité de l’université d’Aoyama, en prenant la voie express, parce que, du côté de Shibuya, c’était très encombré. À ce moment-là, il n’y avait pas eu de bulletin signalant des bouchons sur la voie express. La circulation devait être fluide. Par conséquent, à Yôga, c’est ce que j’ai fait. Mais, vers Tanimachi, il avait dû y avoir un accrochage. Et voilà le résultat. Une fois engagé là-dessus, vous imaginez le temps que ça prend avant d’arriver à la sortie d’Ikéjiri… Mais il s’est trouvé que le client a rencontré quelqu’un qu’il connaissait. Vers Komazawa, nous étions complètement bloqués, et sur la file d’à côté, il y avait un coupé Benz, gris argenté. La conductrice était l’une de ses relations. Ils ont ouvert les vitres, ils se sont mis à bavarder, et la femme a proposé qu’il vienne la rejoindre. Alors le client m’a dit, excusez-moi, je vous règle et vous me laissez aller, d’accord ? Ça ne m’était jamais arrivé de faire descendre un client sur une voie express. Mais bon, ça ne bougeait effectivement pas, je ne pouvais pas vraiment refuser. Et il est monté dans le coupé Benz. Il trouvait que c’était pas très sympa, alors il a rajouté un bon pourboire, mais moi, ça ne m’a pas tellement arrangé. C’était bien embêtant. Et puis, bon, j’ai continué à avancer, à une allure, je vous dis pas. Enfin, petit à petit, j’approchais de la sortie Ikéjiri. Et voilà que je vous vois, la main levée. Dites, mon histoire, vous y croyez ?
— Je vous crois », répondit Aomamé laconiquement.
Cette nuit-là, ils prirent une chambre dans un hôtel situé dans une tour, à Akasaka. Une fois la porte refermée, ils se déshabillèrent dans l’obscurité, se mirent au lit et s’enlacèrent. Ils avaient tant et tant à se dire mais cela pouvait attendre l’aube. Ils avaient d’abord d’autres choses à faire. Sans échanger un mot, ils s’explorèrent lentement dans le noir. Se servant de leurs doigts, de la paume de leurs mains, ils partirent en reconnaissance, parcoururent chaque parcelle du corps de l’autre, en étudièrent les formes. Ils avaient le cœur battant, comme de jeunes enfants qui cherchent un trésor dans une chambre secrète. Une fois bien assurés de chacune de leurs découvertes, ils y posèrent les lèvres, en guise de sceau.
Lorsque cette lente exploration fut achevée, Aomamé garda longuement dans la main le pénis durci de Tengo. Comme autrefois, quand elle avait saisi sa main dans la salle de classe, après les cours. Il était pour elle plus dur que tout ce qu’elle connaissait. C’en était presque miraculeux. Aomamé écarta les jambes, s’approcha de Tengo et le guida lentement à l’intérieur d’elle. Jusqu’au tréfonds. Elle ferma les yeux dans le noir, elle retint une énorme goulée d’air en elle, le plus longtemps possible. Puis elle souffla très lentement. Tengo éprouva sur sa poitrine sa chaude haleine.
« J’ai imaginé depuis si longtemps que tu me prendrais ainsi dans tes bras, chuchota Aomamé en approchant sa bouche de son oreille et en cessant de bouger.
— Tu veux dire, que tu ferais l’amour avec moi ?
— Oui.
— Tu imaginais cela depuis tes dix ans ? » demanda Tengo.
Aomamé sourit. « Non, bien sûr. Seulement quand j’ai été un peu plus grande.
— Moi aussi, j’ai imaginé la même chose.
— Que tu serais en moi ?
— Oui, dit Tengo.
— C’est comme tu l’avais imaginé ?
— Je n’arrive pas encore à croire que c’est vrai, répondit honnêtement Tengo. J’ai l’impression que je continue à imaginer.
— Tout est réel, pourtant.
— C’est beaucoup trop merveilleux pour du réel. »
Aomamé sourit dans l’obscurité. Puis elle posa sa bouche sur la bouche de Tengo. Ils mêlèrent leurs langues durant un moment.
« Dis, mes seins ne sont pas tellement gros, non ? dit Aomamé.
— Ils sont très bien tels qu’ils sont, répondit Tengo, la main sur sa poitrine.
— C’est vrai ce que tu dis ?
— Bien sûr. S’ils étaient plus gros, ce ne serait plus toi.
— Merci », dit Aomamé. Puis elle ajouta : « Mais ce n’est pas tout. Le gauche et le droit n’ont pas la même grosseur.
— Ils sont comme ils sont, et c’est bien, murmura Tengo. La droite, c’est la droite, la gauche, c’est la gauche. Il n’y a rien à changer. »
Aomamé posa son oreille sur la poitrine de Tengo.
« Tu sais, j’ai été complètement seule pendant très longtemps. Et j’ai été blessée de tant de façons. J’aurais aimé te retrouver beaucoup plus tôt. Je n’aurais pas eu à faire autant de détours. »
Tengo secoua la tête. « Non, je ne le crois pas. C’est bien comme ça. C’est exactement le temps qui convient. Pour l’un comme pour l’autre. »
Aomamé se mit à pleurer. Les larmes qu’elle avait réprimées pendant si longtemps débordèrent. Elle était incapable de s’arrêter. De grosses larmes tombèrent sur les draps bruyamment, à la manière d’une forte averse. Tengo toujours en elle, elle continua à pleurer et à trembler. Il l’entoura de ses bras, la soutenant fermement. Sans doute la soutiendrait-il toujours ainsi désormais. À cette pensée, il se sentait plus heureux que jamais.
« Il nous fallait tout ce temps, dit-il, pour que nous comprenions à quel point nous étions solitaires. »
Aomamé lui chuchota au creux de l’oreille : « Peux-tu commencer à remuer… Lentement, en prenant tout ton temps. »
Tengo fit ce qu’elle lui demandait. Il remua très lentement en elle. En restant attentif à respirer calmement et à écouter ses propres pulsations. Pendant tout ce temps, Aomamé demeura cramponnée à son grand corps, comme si elle se noyait. Elle cessa de pleurer, elle cessa de penser, elle se mit au-delà du passé, au-delà du futur, et se laissa assimiler par les mouvements de Tengo.
Lorsque le jour fut près de se lever, ils s’enveloppèrent dans des peignoirs de l’hôtel et se tinrent debout face aux grandes baies vitrées, levant un verre de vin rouge qu’ils avaient commandé au room service. Aomamé en but à peine une gorgée. Ils n’avaient plus sommeil. Depuis leur fenêtre du dix-septième étage, ils pouvaient contempler la lune à satiété. Les bancs de nuages avaient disparu, la vue était complètement dégagée. La lune du point du jour s’était considérablement éloignée mais elle flottait encore, juste au-dessus de la ligne d’horizon de la capitale. Elle était d’un blanc cendré et paraissait sur le point de disparaître, sa mission achevée.
À l’accueil, Aomamé avait précisé qu’elle désirait une chambre située très en hauteur, même si le prix était plus élevé. « C’est la condition essentielle. Que nous puissions contempler la lune », avait-elle insisté.
La responsable s’était montrée bienveillante vis-à-vis de ce jeune couple surgi soudain. En outre, l’hôtel, cette nuit-là, disposait de nombreuses chambres libres. Et au premier regard la responsable avait ressenti de la sympathie pour ces jeunes gens. Elle demanda au garçon de bien vérifier si la vue était belle depuis les fenêtres, et seulement après, tendit à Aomamé la clé d’une suite junior. Elle les fit même bénéficier d’une réduction sur le tarif.
« Est-ce que ce serait la pleine lune aujourd’hui ? » demanda la réceptionniste avec curiosité. Elle avait entendu jusqu’à ce jour toutes sortes de souhaits, d’exigences, ou de prières de la part des clients. Mais personne ne lui avait demandé une chambre d’où l’on pouvait contempler la lune.
« Non, répondit Aomamé. La pleine lune est déjà passée. Maintenant, elle est en phase descendante, aux deux tiers de sa grosseur. Mais c’est très bien. Du moment qu’on peut la voir.
— Est-ce que vous aimez contempler la lune ?
— C’est important, lui déclara Aomamé en souriant. Très important. »
Même à l’approche de l’aube, le nombre de lunes n’avait pas augmenté. Il n’y avait qu’une seule lune, la vieille lune familière. Le satellite unique et incomparable qui continuait à tourner fidèlement autour de la Terre, à la même vitesse, avant même la mémoire humaine. Tout en regardant la lune, Aomamé mit doucement la main sur son ventre, elle vérifia une fois encore qu’elle abritait bien la petite chose. Elle avait l’impression que le renflement s’était légèrement accentué depuis la veille.
Elle ne savait pas encore dans quelle sorte de monde ils se trouvaient. Mais elle était sûre qu’elle resterait là. Nous resterons là. Il se peut que ce monde contienne ses propres menaces, ses propres dangers, qu’il soit plein d’énigmes et de contradictions. Il se peut que nous ayons à suivre bien des chemins obscurs dont la destination nous sera inconnue. Mais cela ne fait rien. Cela n’a aucune importance. Je m’en accommoderai. Je ne m’en irai plus d’ici. Je n’irai plus nulle part. Quoi qu’il arrive, nous demeurerons dans le monde où brille une seule lune. Tengo et moi, et la petite chose. Tous les trois.
Mettez un tigre dans votre moteur, disait le tigre d’Esso, qui leur présentait son profil gauche. Qu’importait son profil. Son grand sourire, qui s’adressait directement à Aomamé, était naturel, plein de chaleur. Elle voulait croire à ce sourire. C’était important. Elle aussi sourit de la même façon. Du fond du cœur.
Elle tendit doucement la main et Tengo la saisit. Debout l’un à côté de l’autre, ne faisant plus qu’un, ils restèrent en silence les yeux rivés sur la lune qui flottait juste au-dessus des immeubles. Éclairée par le soleil nouveau qui pointait, elle perdit rapidement son éclat intense de la nuit jusqu’à se transformer dans le ciel en un simple découpage de lumière cendrée.
Fin du Livre 3
1- « It’s Only a Paper Moon ». Musique : Harold Arlen, paroles : Billy Rose et E.Y. Harburg, 1933. Cette chanson figure déjà en exergue de 1Q84, livre 1.