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Aomamé

Cette petite chose qui est la mienne

AOMAMÉ VIVAIT LA PLUPART DU TEMPS dans les incertitudes et les doutes. En cette année 1Q84, en ce monde où la logique habituellement admise et le savoir n’avaient plus cours, il lui était impossible de prévoir ce que l’avenir lui réservait. Elle croyait pourtant que son existence se prolongerait, au moins durant quelques mois, jusqu’à ce qu’elle mette au monde son enfant. Ce n’était qu’une intuition, mais qui avait presque la force d’une certitude. Elle avait l’impression que les choses évolueraient en sorte qu’elle puisse donner naissance à son enfant. Elle le sentait.

Aomamé se souvenait des derniers mots qu’avait prononcés le leader des Précurseurs. « Tu vas devoir traverser de rudes épreuves. À l’issue desquelles tu verras les événements sous la forme qu’ils doivent avoir », avait-il dit.

Il savait quelque chose. Quelque chose d’extrêmement important. Et par ces paroles ambiguës, renfermant toutes sortes de significations, songeait-elle, il a voulu me le transmettre. Les épreuves qu’il a évoquées sont peut-être celles qui m’ont amenée au seuil de la mort, qui m’ont donné l’envie de réellement me supprimer en face du panneau Esso. Mais je ne l’ai pas fait et je suis revenue ici. Et j’ai su que j’étais enceinte. Peut-être tout cela était-il déterminé à l’avance.

 

Au début de décembre se succédèrent plusieurs journées durant lesquelles le vent souffla avec force. Les feuilles qui tombaient des ormes cognaient la plaque protectrice du balcon avec des bruits secs et mordants. Le vent froid s’engouffrant entre les branches nues poussait des cris d’alarme. Les croassements des corbeaux se faisaient eux aussi plus aigus et plus âpres. L’hiver était arrivé.

 

Le sentiment que l’enfant qui grandissait dans sa matrice était celui de Tengo se fortifiait de jour en jour, jusqu’à devenir une conviction. Elle ne possédait certes pas d’arguments logiques susceptibles de convaincre une tierce personne. Mais elle était en mesure de se donner à elle-même des explications claires. Et tout lui devenait évident.

Qui, en dehors de Tengo, pourrait être le père ?

Elle avait pris du poids depuis le mois de novembre. Elle ne sortait pas de l’appartement, mais chaque jour, elle continuait à pratiquer beaucoup d’exercices physiques et à observer un régime sévère. Depuis ses vingt ans, elle n’avait jamais dépassé les cinquante-deux kilos. Pourtant, un jour, la balance avait indiqué cinquante-quatre kilos, et dès lors, ce chiffre n’était pas redescendu. Elle avait l’impression que son visage s’était quelque peu arrondi. La petite chose réclamait certainement que le corps maternel se mette à grossir.

Elle continuait, en compagnie de la petite chose, à surveiller le jardin, la nuit. Elle continuait à être en quête de la haute silhouette d’un homme jeune qui aurait grimpé, seul, en haut du toboggan. Tout en observant les deux lunes du début d’hiver qui se côtoyaient dans le ciel, Aomamé caressait délicatement le bas de son ventre, par-dessus la couverture. Parfois lui venaient des larmes, sans raison, qui coulaient le long de ses joues et dégringolaient sur la couverture avec laquelle elle s’était entouré les hanches. Peut-être était-ce à cause de sa solitude, peut-être à cause de son anxiété. Ou encore parce qu’elle était plus sensible, en raison de sa grossesse. Ou simplement était-ce le vent froid qui excitait ses glandes lacrymales. En tout cas, Aomamé laissait couler ses larmes, sans prendre la peine de les sécher.

À un certain moment, ses pleurs se tarissaient, et elle poursuivait son guet solitaire. D’ailleurs, non, songeait-elle, pas si solitaire. En moi, il y a la petite chose. Nous sommes deux. Nous sommes deux à lever la tête vers les deux lunes, à attendre qu’apparaisse Tengo. De temps à autre, elle s’emparait des jumelles, les braquait sur le toboggan désert. De temps à autre, elle saisissait son automatique, elle s’assurait de son poids et de son toucher. Prendre soin d’elle, être en quête de Tengo, diffuser des éléments nutritifs à la petite chose. Telles sont à présent mes obligations, se disait-elle.

 

Un soir, alors qu’elle scrutait le jardin sur lequel soufflait la bise, Aomamé s’aperçut brusquement qu’elle croyait en Dieu. Ce fut pour elle une découverte inattendue. Comme si elle sentait que la plante de ses pieds rencontrait soudain un sol ferme alors qu’elle marchait dans des fonds boueux. Ce fut une prise de conscience totalement imprévue, accompagnée d’un sentiment d’incompréhension. Du plus loin qu’elle s’en souvienne, elle n’avait cessé de haïr tout ce qui s’apparentait à Dieu. Pour l’exprimer en termes plus précis, elle avait rejeté les hommes et le système qui s’étaient interposés entre elle et Dieu. Durant une très longue période de temps, elle avait assimilé à Dieu ces hommes et leur système. Les haïr, eux, c’était aussi haïr Dieu.

Depuis la naissance d’Aomamé, ces hommes l’emprisonnaient. C’était au nom de Dieu qu’ils lui avaient fait subir leur domination, qu’ils l’avaient commandée, qu’ils l’avaient traquée. C’était au nom de Dieu qu’elle avait été privée de son temps et de sa liberté, qu’elle avait été lourdement entravée. Ils expliquaient que Dieu est bonté, mais aussi qu’Il est colère et dureté, bien plus encore. Quand Aomamé eut onze ans, elle se résolut enfin à s’extraire de cet univers, même si elle dut, pour cela, consentir à bien des sacrifices.

Si Dieu n’existait pas, pensait-elle fréquemment à cette époque, ma vie serait infiniment plus lumineuse, infiniment plus riche et naturelle. Je pourrais moi aussi avoir plein de beaux souvenirs, comme n’importe quelle enfant, si je n’étais pas sans cesse tourmentée par la colère et l’effroi. Et ma vie serait tellement plus belle, plus pleine et plus paisible.

Or, tandis qu’Aomamé observait le jardin désert par l’intervalle entre la plaque protectrice et la rambarde du balcon, les paumes de ses mains posées sur son ventre, elle était obligée de convenir qu’au tréfonds d’elle-même, elle croyait en Dieu. Sa foi débordait du cadre de sa conscience lorsqu’elle prononçait machinalement les mots de sa prière, lorsqu’elle joignait les mains et croisait les doigts. C’était un sentiment qui l’avait pénétrée jusqu’à la moelle, quelque chose que la logique ou les sentiments ne pouvaient exorciser. Qui ne disparaissait pas non plus avec la haine ou la colère.

Mais ce n’est pas leur Dieu, pensait-elle. C’est mon Dieu. Un Dieu que j’ai rencontré à travers le sacrifice de ma vie, en acceptant que ma chair soit lacérée, que ma peau soit déchirée, mon sang aspiré, mes ongles arrachés, et aussi que mon temps, mes espoirs, mes souvenirs soient usurpés. Ce n’est pas un Dieu qui a une forme. Il ne porte pas d’habit blanc, il n’a pas de longs cheveux. Avec ce Dieu, il n’y a pas de doctrine, pas de livre sacré, pas de norme. Pas plus de récompense que de châtiment. Il ne vous donne rien, ne vous enlève rien. Aucun paradis à atteindre, pas non plus d’enfer dans lequel on est précipité. Qu’il fasse chaud ou qu’il fasse froid, Dieu est simplement là.

Aomamé se remémorait de temps en temps les paroles qu’avait dites le leader des Précurseurs juste avant de mourir. Elle était incapable d’oublier sa voix puissante de baryton. Tout comme elle ne pouvait oublier la sensation qu’elle avait éprouvée, lorsqu’elle avait planté son aiguille à l’arrière de son cou.

 

Là où il y a de la lumière, il y a nécessairement de l’ombre, là où il y a de l’ombre, il y a nécessairement de la lumière. Sans lumière, il n’y a pas d’ombre, et sans ombre, pas de lumière. J’ignore si les Little People sont bons ou mauvais. En un certain sens, cela dépasse notre compréhension ou nos définitions. Nous vivons avec eux depuis des temps immémoriaux. Quand le bien et le mal n’existaient pas encore. Avant même que la conscience des hommes ne s’éveille.

 

Y a-t-il antagonisme entre Dieu et les Little People ? Ou bien sont-ils les deux faces d’une même entité ?

Aomamé n’en savait rien. Ce qu’elle savait, c’est qu’elle devait absolument veiller à la petite chose qui se trouvait en elle, et que pour cela, il lui était nécessaire, d’une certaine façon, de croire en Dieu. Ou d’admettre qu’elle croyait en Dieu.

Aomamé se plongea dans une méditation sur Dieu.

Dieu est sans forme, mais il peut en même temps revêtir n’importe quelle forme. Par exemple, elle avait l’image du coupé Mercedes-Benz, aux lignes aérodynamiques. Une voiture flambant neuve, qui sortait droit de chez le concessionnaire. D’où était descendue une femme élégante. Sur la voie express, elle avait recouvert la nudité d’Aomamé avec son beau manteau de printemps. Elle l’avait ainsi protégée du vent froid et des regards éhontés. Puis, sans un mot, elle avait regagné son coupé argenté. Elle savait. Ce qu’Aomamé abritait dans sa matrice. Et dont elle devait assurer la sécurité.

 

Elle fit un nouveau rêve. Elle était séquestrée dans une pièce toute blanche. Une petite pièce cubique. Sans fenêtre, avec une seule porte. Avec un lit simple, sans ornement, dans lequel elle était étendue sur le dos. Le lit était éclairé par une suspension qui braquait sa lumière sur son ventre terriblement gonflé. Cela ne lui paraissait pas être elle, et pourtant, il n’y avait pas de doute, c’était bien une partie de son corps. Elle était proche de son terme.

La pièce était gardée par Tête-de-moine et Queue-de-cheval. Le tandem paraissait tout à fait résolu à ne pas échouer une seconde fois. Ils avaient déjà essuyé un fiasco. Il fallait qu’ils se rattrapent. Leur mission consistait à ne pas laisser sortir Aomamé de la pièce et à ne permettre à quiconque d’y pénétrer. Ils attendaient la naissance de la petite chose. Ils avaient visiblement l’intention de la lui arracher dès qu’elle serait mise au monde.

Aomamé voulait crier. Elle voulait désespérément crier à l’aide. Mais la pièce était constituée de matériaux spéciaux. Les murs, le sol, le plafond absorbaient instantanément tous les sons. Elle ne s’entendait même pas crier. Aomamé suppliait que la femme qui conduisait le coupé Mercedes vienne la sauver. Elle et la petite chose. Mais sa voix se perdait, engloutie par les murs de la pièce blanche.

La petite chose aspirait sa nourriture par le cordon ombilical et grossissait de jour en jour. Elle cherchait à se libérer de l’obscurité tiède, elle donnait des coups de pied contre les parois de son utérus. Elle désirait la lumière et la liberté.

Queue-de-cheval, l’homme de haute taille, était assis à côté de la porte. Ses mains posées sur les genoux, fixant un point dans l’espace. Peut-être flottait-il là un petit nuage compact. Tête-de-moine se tenait près du lit. Les deux hommes portaient leurs mêmes costumes sombres. De temps en temps, Tête-de-moine relevait le bras et consultait sa montre. Comme quelqu’un qui attend l’arrivée d’un train important dans une gare.

Même si elle n’était pas entravée, Aomamé ne pouvait bouger ni bras ni jambes. Elle n’avait pas de sensation dans les doigts. Les contractions allaient commencer. Elles étaient imminentes, inéluctables, comme un train qui se rapproche de la gare à l’heure dite. Elle percevait le faible tremblement des rails.

C’est alors qu’elle s’éveillait.

 

Elle était inondée de sueur. Elle prenait une douche, enfilait de nouveaux vêtements, fourrait les autres dans la machine à laver. Elle aurait aimé ne pas faire ce genre de rêves. Mais les rêves la visitaient malgré elle. S’ils différaient légèrement dans les détails, le lieu et le dénouement étaient toujours les mêmes. Une pièce blanche cubique. Des contractions imminentes. Les deux hommes en costumes sombres impersonnels.

Ils savaient qu’Aomamé abritait la petite chose. Ou ils étaient sur le point de le savoir. Aomamé le comprenait. Si la nécessité s’en faisait sentir, sans hésiter, elle tirerait toutes ses balles de 9 mm sur Queue-de-cheval et Tête-de-moine. Le Dieu qui la veillait pouvait être un Dieu sanglant.

 

On frappa à sa porte. Aomamé, assise sur un tabouret dans la cuisine, saisit son automatique de la main droite et ôta le cran de sûreté. Dehors, une pluie froide tombait depuis le matin, qui enveloppait le monde de ses odeurs.

« Bonjour, mademoiselle Takaï ! s’écria l’homme, de l’autre côté de la porte. C’est encore moi, votre fidèle collecteur de la NHK. Désolé de vous déranger, mais me revoilà ! Je suis venu récupérer la redevance. Mademoiselle Takaï, vous êtes bien là, je le sais ! »

Figure-toi que nous avons interrogé la NHK, articula d’une voix muette Aomamé en direction de la porte. Tu n’es qu’un imposteur. Tu fais juste semblant d’être un collecteur. Mais qui es-tu à la fin ? Et que cherches-tu ?

« Les gens doivent payer pour ce qu’ils reçoivent. Ce sont les règles de notre société. Vous avez reçu des ondes. Vous devez donc en payer le prix. Il n’est pas juste de prendre simplement, sans rien donner en échange. C’est du vol, ni plus ni moins. »

Sa voix un peu éraillée résonnait fortement dans le couloir.

« Je ne suis absolument pas mû par des sentiments personnels. Je n’éprouve pas de haine et je n’ai nulle intention de vous punir. Simplement, par nature, je ne peux pas supporter l’injustice. Il faut que les gens payent pour ce qu’ils reçoivent. Tant que vous n’ouvrirez pas, mademoiselle Takaï, je reviendrai, autant de fois qu’il le faudra, et je frapperai à votre porte. Ce n’est sûrement pas ce que vous souhaitez, je suppose ? Croyez-moi, je ne suis pas un vieux gâteux. Si nous discutions en face à face, nous pourrions trouver un terrain d’entente, j’en suis sûr. Allons, mademoiselle Takaï, ouvrez-moi de bon cœur ! »

Les coups martelés contre la porte se poursuivirent un certain temps.

Aomamé serra son automatique dans ses deux mains. Aurait-il compris que je porte un enfant ? s’interrogeait-elle. Elle transpirait légèrement sous les bras. Des gouttes de sueur lui dégoulinaient sur le nez. Mais elle n’ouvrirait pas. Essaie donc de te servir d’un passe-partout, ou de forcer l’ouverture. Tu verras. Collecteur ou non de la NHK, je n’hésiterai pas. Je te tirerai dessus.

Mais non, voyons. Elle savait que cela n’arriverait pas. La porte ne pouvait s’ouvrir de l’extérieur. Il aurait beau essayer, tant qu’elle-même n’ouvrait pas, rien n’y ferait. Voilà pourquoi il était hors de lui et qu’il tentait, avec tous ses boniments, de la pousser à bout.

Dix minutes plus tard, l’homme s’en alla enfin. Mais avant de partir, il chercha à l’intimider, lui lança des moqueries, parut s’amadouer, d’une manière retorse, et de nouveau il l’insulta violemment. Après quoi, il lui annonça qu’il reviendrait.

« Vous ne pourrez pas m’échapper, mademoiselle Takaï. Tant que vous continuerez à voler des ondes, je reviendrai. Je ne suis pas quelqu’un qui renonce aisément. C’est comme ça, c’est ma nature. Je vous dis à bientôt pour une nouvelle visite ! »

Elle n’entendit pas les pas de l’homme qui s’éloignait. Mais elle scruta le trou de la serrure et s’assura qu’il n’était plus devant sa porte. Elle régla le dispositif de sûreté de son automatique, se rendit au cabinet de toilette et se lava le visage. Les dessous de bras de sa chemise étaient trempés de sueur. Lorsqu’elle se changea, elle resta nue en face du miroir. Le renflement de son ventre ne se remarquait pas encore beaucoup. Mais à l’intérieur était caché un précieux secret.

 

Ce jour-là, elle eut une conversation téléphonique avec la vieille femme. Après avoir discuté avec elle de diverses questions, Tamaru lui passa sans un mot le combiné. Toutes deux bavardèrent en restant assez vagues dans leur manière de parler. Du moins au début.

« Je me suis déjà assurée d’un nouveau lieu qui vous est destiné, déclara la vieille femme. Là-bas, le travail prévu pourra avoir lieu. C’est un endroit sûr, et vous pourrez régulièrement être examinée par des spécialistes. Et si vous le désiriez, il serait possible de vous y emmener immédiatement. »

Devait-elle confier à la vieille femme que l’on avait des visées sur sa petite chose ? Que les gros bras des Précurseurs, dans son rêve, avaient l’intention de lui prendre son enfant ? Que le faux collecteur de la NHK avait probablement le même but, en tentant par tous les moyens de lui faire ouvrir la porte ? Aomamé réfréna cette pensée. Elle avait confiance en cette femme. Elle la respectait et elle l’aimait. Mais le problème n’était pas là. Pour le moment, le point essentiel était : de quel côté du monde vit-elle ?

« Comment vous sentez-vous sur le plan physique ? » demanda la vieille femme.

Pour l’instant, tout se déroule sans problème, répondit Aomamé.

« C’est le plus important, remarqua la vieille femme. Mais j’ai l’impression que votre voix est un peu différente. Je ressens comme une certaine dureté, ou de la méfiance. Peut-être est-ce mon imagination. Si quelque chose vous inquiète, je vous en prie, n’hésitez pas à me le dire, même s’il s’agit de tout petits détails. Je pourrai peut-être y remédier. »

Aomamé lui répondit en prenant garde au ton de sa voix.

« Il n’est pas impossible que j’aie les nerfs à fleur de peau, à force de rester confinée longtemps dans un même lieu. Mais pour ce qui est de contrôler ma condition physique, j’y suis très attentive. Après tout, c’est ma spécialité.

— Bien entendu », en convint la vieille femme. Puis elle marqua une petite pause. « Il y a peu, un personnage singulier a effectué des espèces de rondes autour de chez moi, plusieurs jours durant. Nous avons eu l’impression qu’il observait principalement la safe house. Nous avons montré à trois femmes qui s’y trouvent en ce moment les images qu’avait enregistrées une caméra de surveillance, mais il leur était inconnu. Peut-être s’agit-il de quelqu’un qui est à votre recherche. »

Aomamé grimaça légèrement. « Vous voulez dire qu’il aurait compris que nous étions liées ?

— Je l’ignore. Mais nous devons réfléchir à cette possibilité. Cet homme avait une allure vraiment curieuse. Trapu, petit de taille, les membres courts, une très grosse tête, déformée. Le sommet du crâne tout plat, presque chauve. Auriez-vous déjà aperçu un individu de ce genre ? »

Un crâne chauve et déformé ? « Depuis le balcon, j’observe attentivement les allées et venues des piétons. Mais je n’ai vu personne qui corresponde à cette description. Avec une allure pareille, on ne doit pas le manquer.

— Non, en effet. On dirait presque un clown. Si c’est l’individu qu’ils ont choisi pour nous espionner, eh bien, je dirai que c’est un choix étonnant. »

Aomamé partageait ses vues. Comme éclaireur, Les Précurseurs ne choisiraient pas délibérément un personnage qui attirait les regards. Ils n’étaient sûrement pas en manque d’hommes compétents. Mais cela signifiait alors que cet individu n’avait pas de rapport avec eux, et que Les Précurseurs ne connaissaient pas encore les relations qui existaient entre Aomamé et la vieille femme. Dans ce cas, qui était-il ? Dans quel but surveillait-il la safe house ? Peut-être était-ce le même individu que celui qui se faisait passer pour un collecteur de la NHK et qui s’incrustait devant sa porte ? Bien entendu, que ces deux personnages aient des liens ne reposait sur rien. Le seul point commun était les manières excentriques du faux collecteur et l’allure insolite de l’individu que la vieille femme lui avait décrit.

« Si vous remarquez un homme de cet acabit, contactez-nous. Il faudrait alors que nous prenions des mesures. »

Aomamé répondit que bien sûr, dans ce cas, elle les contacterait immédiatement.

La vieille femme observa un nouveau silence. Ce n’était pas son habitude. Lorsqu’elle téléphonait, elle se montrait toujours très expéditive, presque austère, pour ne pas perdre de temps.

« Est-ce que vous vous portez bien ? demanda discrètement Aomamé.

— Comme toujours. Je n’ai rien qui aille vraiment de travers », répondit la vieille femme. Mais Aomamé percevait dans sa voix une certaine réticence. Ce qui n’était pas non plus habituel chez elle.

Aomamé attendit.

« Simplement, ces temps-ci, se résigna-t-elle à avouer, je sens le poids de mon âge. En particulier depuis que vous avez disparu.

— Je n’ai pas disparu, répondit Aomamé d’une voix joyeuse. Je suis ici.

— Vous avez raison. Vous êtes là, et nous pouvons parler de temps en temps. Mais lorsque nous nous voyions régulièrement, et que nous faisions ensemble de la gymnastique, je me sentais beaucoup plus dynamique. C’était ce que vous m’apportiez, sans doute.

— Vous possédez votre propre vitalité. Moi, je me contentais de faire resurgir votre énergie, de vous assister. Même si je ne suis pas à vos côtés, je suis certaine que vous vous débrouillez très bien avec votre dynamisme personnel.

— À vrai dire, moi aussi, je voyais les choses ainsi jusqu’à il y a peu », répondit la vieille femme avec un petit rire. Un rire un peu éteint.

« Je me flattais même d’être quelqu’un de spécial. Mais l’âge érode tout un chacun. Les hommes ne meurent pas seulement quand leur temps est venu. Ils meurent lentement, de l’intérieur, et finalement arrive le jour du dernier règlement. Personne ne peut y échapper. Les gens doivent payer pour ce qu’ils reçoivent. C’est seulement maintenant que je l’ai compris. »

Les gens doivent payer pour ce qu’ils reçoivent. Aomamé grimaça. Le collecteur de la NHK avait prononcé les mêmes mots.

« Cette fameuse nuit de septembre, quand il a tant plu, la nuit où d’énormes coups de tonnerre ne cessaient de retentir, brusquement, cette vérité m’est apparue, continua la vieille femme. J’étais seule dans le salon, je m’inquiétais à votre sujet, j’observais les éclairs. Et voilà que la vérité m’est apparue distinctement, à la lumière de ces fulgurations. Cette nuit-là, je vous ai perdue, et dans le même temps, j’ai également perdu un certain nombre de choses qui étaient en moi. Des choses qui jusqu’alors étaient au cœur de mon être, qui m’étayaient en tant qu’être humain. »

Aomamé la questionna résolument. « Ce qui implique aussi, peut-être, la colère qui était en vous ? »

Il y eut un silence – semblable aux fonds d’un lac asséché. Puis la vieille femme reprit la parole. « Parmi les diverses choses que j’ai perdues alors, y avait-il aussi ma colère ? C’est là-dessus que vous m’interrogez ?

— Oui. »

La vieille femme soupira lentement. « La réponse à votre question est oui. En effet. La violente fureur qui m’habitait a fini par se perdre, pour une raison que j’ignore, en même temps que cet orage monstrueux. Ou du moins, elle a reculé au loin. Ce qui subsiste en moi, ce n’est plus la furie qui m’embrasait autrefois. Elle s’est transformée et a revêtu les teintes légères de la tristesse. J’aurais pourtant cru qu’une colère aussi flamboyante n’aurait jamais pu disparaître… Mais dites-moi, comment se fait-il que vous l’ayez deviné ?

— Parce que, répondit Aomamé, il m’est arrivé quelque chose de tout à fait semblable. Cette nuit-là, quand le tonnerre grondait aussi sauvagement.

— Vous parlez là, n’est-ce pas, de la colère que vous éprouviez ?

— Oui. La violente et brûlante furie que j’avais en moi n’existe plus à présent. Non pas qu’elle se soit totalement volatilisée, mais comme vous l’avez dit vous-même elle a reculé au loin. Durant des années et des années, cette colère a occupé en moi un espace immense, et elle m’a aussi propulsée avec fougue vers l’avant.

— Comme un cocher impitoyable qui ne prend pas de repos, ajouta la vieille femme. Mais maintenant qu’elle a perdu de sa puissance, vous êtes enceinte. Devrait-on dire que c’est en échange de… ? »

Aomamé régularisa son souffle. « Oui. En échange, il y a en moi une petite chose. Qui n’a aucun rapport avec la colère. Et qui grossit de jour en jour à l’intérieur de moi.

— Il va sans dire que vous devez bien veiller dessus, fit la vieille femme. Et pour ce faire, il faut que vous alliez aussi vite que possible dans un endroit moins dangereux.

— Vous avez raison. Mais auparavant, il y a quelque chose que je dois absolument achever. »

 

Une fois que la communication fut coupée, Aomamé sortit sur le balcon ; elle observa les rues de l’après-midi par l’intervalle de la plaque protectrice, elle observa le jardin. Le soir tomba. Avant que l’année 1Q84 ne s’achève, se dit-elle, avant qu’ils ne me découvrent, je dois coûte que coûte trouver Tengo.