15

Tengo

Quelque chose dont il n’était pas autorisé à parler

TENGO SORTIT DU MUGIATAMA et erra au hasard des rues, perdu dans ses pensées. Puis il prit sa décision et se dirigea vers le petit jardin. Le lieu où il avait découvert pour la première fois que deux lunes brillaient dans le ciel. Il grimperait comme il l’avait fait alors sur le toboggan, il lèverait de nouveau les yeux vers le firmament. Peut-être pourrait-il voir les lunes. Peut-être lui confieraient-elles quelque chose.

Quand donc était-il venu dans ce jardin ? se demandait-il en marchant. Il n’arrivait pas à s’en souvenir. Le flux du Temps avait perdu de son uniformité. Tengo avait du mal à estimer l’éloignement temporel. Mais cela s’était sans doute situé au début de l’automne. Il se rappelait qu’il portait un tee-shirt à manches longues. À présent, on était en décembre.

Un vent froid entraînait des foules de nuages en direction de la baie de Tokyo. Comme s’ils avaient été faits de mastic, ils s’aggloméraient en masses compactes aux formes indéfinies. Dissimulées à l’arrière-plan apparaissaient parfois les deux lunes. La lune familière, jaune, et la petite nouvelle, verte. Toutes les deux, des lunes gibbeuses décroissantes. La petite avait l’air d’une enfant qui se cache près des jupes de sa mère. À peu de chose près, elles occupaient la même position que lorsqu’il les avait vues la première fois. Comme si elles étaient restées immobiles, dans l’attente du retour de Tengo.

Le jardin nocturne était désert. La lumière du lampadaire à mercure baignait le paysage de lueurs plus blafardes que l’autre fois, et il faisait beaucoup plus froid. Les branches défeuillées de l’orme évoquaient d’anciens ossements blanchis restés exposés au vent et à la pluie. C’était une nuit où une chouette aurait pu hululer. Mais bien entendu, il n’y avait pas de chouette dans un jardin de Tokyo. Tengo mit le capuchon de sa fine parka, enfonça les mains dans les poches de son blouson en cuir. Puis il grimpa sur le toboggan, s’adossa contre la rambarde et leva la tête pour observer les deux lunes qui émergeaient ou se cachaient parmi les bancs de nuages. À l’arrière, des étoiles scintillaient en silence. Les souillures imperceptibles demeurées dans le ciel de la métropole avaient été balayées par le vent, l’air était pur et transparent.

Combien y a-t-il d’êtres humains, s’interrogeait-il, qui, comme moi, ont remarqué qu’il y avait deux lunes ? Tengo réfléchit. Fukaéri, évidemment, car c’était elle qui avait initié le phénomène. Probablement. En dehors d’elle, dans l’entourage de Tengo, personne n’avait semblé avoir noté que le nombre de lunes avait augmenté. Peut-être les gens n’y avaient-ils pas encore fait attention ? Ou bien, puisqu’il s’agissait d’un fait notoire, n’avaient-ils pas à en parler ? En tout cas, Tengo n’avait interrogé personne là-dessus, à part l’ami qui l’avait remplacé à son école. Il était même plutôt vigilant à ne pas soulever la question. Comme s’il s’agissait d’un sujet moralement incorrect.

Pour quelles raisons ?

C’est peut-être ce que souhaitent les lunes, songea Tengo. Cette seconde lune était un message qui lui était personnellement destiné, et peut-être n’était-il pas autorisé à partager l’information avec qui que ce soit.

Pourtant, c’était là un raisonnement étrange. En quoi le nombre de lunes pourrait-il constituer un message personnel ? Et qu’auraient-elles voulu lui transmettre ? Tengo voyait plutôt dans ce phénomène une énigme complexe. Mais qui diable lui proposait cette énigme ? Et qui lui interdisait d’en parler ?

Le vent s’engouffrait entre les branches de l’orme avec des sifflements aigus. Comme des soupirs déchirants exhalés entre les dents d’un homme en proie au désespoir. Tengo resta assis, les yeux levés vers les lunes, à écouter les hurlements du vent, qui finirent par lui devenir inaudibles, jusqu’à ce que son corps soit complètement transi. Tout cela ne dura peut-être qu’une quinzaine de minutes. Non, sans doute un peu plus longtemps. Il avait perdu la notion du temps. Son organisme, bien réchauffé par le whisky, avait à présent gelé, il s’était figé et durci comme une pierre ronde solitaire au fond de la mer.

Par vagues successives, les nuages étaient balayés vers le sud. Néanmoins, même si un grand nombre était chassé, il en surgissait toujours de nouveaux. À coup sûr, dans les régions du Nord, existait une source inépuisable qui approvisionnait le ciel en nuages. Là-bas, dans ces contrées lointaines, des hommes, enveloppés dans d’épais vêtements gris, avaient pris la ferme résolution de fabriquer en silence des nuages, sans cesse, du matin au soir. Tout comme les abeilles font du miel, les araignées tissent leur toile, et la guerre engendre des veuves.

Tengo regarda sa montre. Il serait bientôt huit heures. Le jardin était toujours absolument désert. De temps en temps, quelqu’un avançait rapidement dans la rue toute proche. Sur le chemin du retour, leur travail achevé, tous les piétons ont la même façon de marcher. Dans la nouvelle résidence à cinq étages, de l’autre côté de la rue, il y avait à peu près la moitié des fenêtres éclairées. Au cours des nuits d’hiver où le vent souffle avec furie, une chaleur particulièrement douce émane de fenêtres illuminées. Tengo suivit du regard chacune de celles où il voyait de la lumière. Comme si, depuis un petit bateau de pêche, il levait les yeux vers un paquebot de luxe naviguant de nuit sur l’océan. Alors qu’il était juché sur ce toboggan glacé, dans ce jardin environné de ténèbres, il avait l’impression que c’était un autre monde. Construit selon des principes différents, gouverné par des règles différentes. Tous les rideaux étaient tirés, comme si l’on s’était donné le mot. Derrière, les gens menaient une vie parfaitement ordinaire et connaissaient sans doute la paix du cœur et le bonheur.

Une vie ordinaire ?

L’image que se faisait Tengo d’« une vie parfaitement ordinaire » était des plus stéréotypées, elle manquait d’épaisseur et de nuances. Un couple, des enfants, peut-être deux. La mère portait un tablier. Une marmite fumante, une conversation à table – l’imagination de Tengo, là, se heurtait à un mur. Une famille ordinaire, de quoi pouvait-elle bien parler au dîner ? Lui, en tout cas, n’avait aucun souvenir d’avoir bavardé alors avec son père. D’ailleurs, plutôt que d’un dîner, c’étaient davantage des moments qui convenaient à l’un ou à l’autre, durant lesquels ils enfournaient en silence des aliments. Quant à ce qu’ils avalaient, il aurait été difficile de le qualifier de vrai repas.

Lorsqu’il eut achevé d’observer la série des fenêtres allumées dans l’immeuble résidentiel, il reporta le regard sur le duo de lunes. La grande et la petite. Mais il eut beau attendre, aucune des deux ne s’adressa à lui pour lui dire un mot. Elles brillaient côte à côte dans le ciel et lui offraient un visage inexpressif. Tel un couplet bancal qui aurait eu besoin d’être retravaillé. Pas de message ce jour. Voilà tout ce qu’elles lui transmettaient.

Les amas de nuages, inlassablement, traversaient le ciel en direction du sud. Des nuages de forme et de grosseur diverses s’en venaient puis disparaissaient. Parmi eux, certains affectaient des silhouettes tout à fait curieuses, qui paraissaient exprimer leurs propres pensées. Des pensées petites et compactes, aux contours clairs. Ce que Tengo aurait voulu connaître, pourtant, ce n’étaient pas les réflexions des nuages, mais celles des lunes.

Finalement, Tengo se résigna. Il se leva, s’étira longuement, puis descendit du toboggan. Tant pis. Il s’accommoderait d’avoir vérifié que le nombre des lunes n’avait pas varié. Les mains enfoncées dans les poches de son blouson, il sortit du jardin et se dirigea à grandes enjambées lentes vers son appartement. Soudain, il pensa à Komatsu. Il fallait qu’il le rencontre. Il fallait au moins qu’ils mettent au point ensemble un certain nombre de choses. D’ailleurs, Komatsu lui avait dit qu’il voulait lui parler. Tengo lui avait laissé le numéro de téléphone de l’hôpital de Chikura. Mais l’éditeur ne l’avait pas appelé. Dès le lendemain, il tenterait de le joindre. Auparavant, il irait à son école, car il fallait qu’il lise la lettre que Fukaéri avait confiée à son ami.

 

La lettre de Fukaéri, non décachetée, était simplement déposée dans le tiroir de son bureau. Une lettre très courte à l’intérieur d’une grande enveloppe. Fukaéri l’avait écrite sur une demi-feuille de papier quadrillé, à l’aide d’un stylo-bille bleu, de sa calligraphie particulière qui évoquait des caractères cunéiformes. C’était une écriture qui aurait davantage convenu à une plaque d’argile qu’à du papier écolier. Tengo savait qu’il lui avait fallu beaucoup de temps pour rédiger cette lettre.

Il la lut et la relut. Elle devait partir de chez Tengo. Immédiatement, notait-elle. Étant donné que nous sommes observés. Tel était le motif de son départ. À ces trois endroits, sous les mots, elle avait tracé de gros traits avec un crayon à la mine tendre et épaisse. Une manière de souligner à coup sûr éloquente.

Elle n’expliquait pas par qui « ils » étaient surveillés, et de quelle manière elle en avait connaissance. Dans le monde où vivait Fukaéri, semblait-il, il ne fallait pas exposer les faits directement. À la manière d’une carte signalant l’existence d’un trésor amassé par des pirates, les choses ne devaient être évoquées que sous forme d’allusions ou d’énigmes, ou d’une manière déformée et lacunaire. Comme dans le manuscrit original de La Chrysalide de l’air.

Néanmoins, ce n’était pas l’intention de Fukaéri de parler par énigmes ou par allusions. C’était son mode d’expression le plus naturel. Elle ne pouvait transmettre ses pensées et ses images qu’avec ce vocabulaire-là et cette grammaire-là. Il fallait se familiariser avec son style si l’on voulait avoir des échanges avec elle. Pour décrypter un message de Fukaéri, on devait mobiliser toutes ses capacités et tous ses talents, remettre chacune de ses paroles dans un ordre normal et suppléer les manques.

Tengo s’était habitué à ce type de communication, et commençait par tenir pour vrai ce qu’elle annonçait. Lorsqu’elle disait : « Nous sommes observés », il estimait qu’ils l’étaient, en effet. Quand elle avait le sentiment qu’elle devait partir, il était alors temps pour elle de s’en aller. Il lui fallait d’abord admettre tout en bloc. Et se contenter de supposer qu’il découvrirait plus tard l’arrière-plan, les détails ou les raisons de ces faits. À moins qu’il n’y renonce, d’emblée.

Nous sommes observés.

Est-ce que cela voudrait dire que les sbires des Précurseurs avaient découvert Fukaéri ? Ils connaissaient les relations qui existaient entre Tengo et elle. Ils avaient compris que Tengo, à la demande de Komatsu, avait remanié La Chrysalide de l’air. Voilà pourquoi il y avait eu ce type, ce Ushikawa, qui avait tenté de l’approcher. Ils avaient cherché à mettre Tengo sous leur coupe, au moyen de ces manœuvres aussi élaborées (encore aujourd’hui, il n’en comprenait pas les raisons). Alors, après tout, il n’était pas exclu qu’ils aient mis l’appartement de Tengo sous surveillance.

Mais si tout cela était exact, ils prenaient vraiment leur temps. Fukaéri avait logé chez lui presque trois mois. Eux, ils appartenaient à une organisation puissante, disposant de gros moyens. S’ils avaient eu l’intention de se saisir de Fukaéri, ils auraient pu le faire bien plus tôt. Inutile pour cela qu’ils perdent leur temps à placer son habitation sous surveillance. D’autre part, s’ils voulaient vraiment garder l’œil sur Fukaéri, ils ne l’auraient pas laissée sortir à sa guise. Or elle avait fait ses bagages, s’était rendue à l’école de Yoyogi, avait confié sa lettre à son ami, et était ensuite tranquillement partie ailleurs.

À force de raisonner dans tous les sens, Tengo se sentait en pleine confusion. Sa seule conclusion était que ce n’était pas sur Fukaéri qu’ils cherchaient à mettre la main. À un moment donné, ils avaient changé de cible. Il s’agissait sans doute de quelqu’un en rapport avec Fukaéri, mais qui n’était pas elle. Pour une raison inconnue, elle n’était plus une menace pour Les Précurseurs. Mais alors, pourquoi devaient-ils surveiller son appartement ?

 

Depuis le téléphone public de son école, Tengo essaya d’appeler Komatsu. Bien sûr, on était un dimanche, mais Tengo savait que Komatsu aimait travailler dans son bureau les jours fériés. Il disait toujours qu’il s’y sentait tellement mieux quand il y était seul. Mais personne ne lui répondit. Tengo regarda sa montre. Pas encore onze heures. Komatsu n’était pas aussi matinal. Quel que soit le jour de la semaine, il ne démarrait que lorsque le soleil avait passé le zénith. Tengo s’assit dans la cafétéria, et tout en buvant un café léger, tenta de relire une fois de plus la lettre de Fukaéri. Quelques courtes lignes presque dépourvues d’idéogrammes, à la ponctuation inexistante.

tengo tu vas lire cette lettre quand tu seras revenu de La Ville des Chats c’est bien mais comme nous sommes observés je dois partir de cet appartement et ça tout de suite ne te fais pas de souci pour moi mais je ne peux plus rester ici     comme je te l’ai dit avant la femme que tu cherches et que tu peux trouver en marchant à partir d’ici est là simplement fais bien attention que quelqu’un regarde

Après avoir relu trois fois sa missive aux allures de télégramme, il la replia et la mit dans sa poche. Il constata que plus il relisait ce qu’écrivait Fukaéri, et plus il lui accordait de crédit. Tengo acceptait maintenant comme avéré le fait qu’il soit espionné. Il leva la tête, jeta un coup d’œil circulaire dans la cafétéria. C’était une heure de cours, les lieux étaient presque déserts. Seuls quelques étudiants lisaient leur manuel ou prenaient des notes. Il ne vit personne, caché dans l’ombre, en train de le guetter.

La question principale était la suivante : S’ils ne surveillaient pas Fukaéri, quelle était leur cible ? Tengo lui-même ? Ou son appartement ? Tengo réfléchit. Évidemment, ce n’étaient que des suppositions, mais il avait le sentiment que ce n’était pas lui en personne qui les intéressait. Tengo n’était rien de plus qu’un réparateur qui avait remanié le manuscrit de La Chrysalide de l’air. Le livre avait été publié depuis des mois, il avait eu beaucoup de succès, et puis l’intérêt du public s’était évanoui. Le rôle de Tengo était achevé depuis longtemps. Il n’y avait plus aucune raison pour qu’il les intéresse.

Tengo était prêt à parier que Fukaéri n’était presque pas sortie de chez lui. Le regard qu’elle avait senti signifiait donc que c’était son logement qui était surveillé. Mais à partir d’où pouvaient-ils se livrer à cet espionnage ? Situé dans un quartier très peuplé, l’appartement, au deuxième étage, n’avait curieusement pas de vis-à-vis. C’était d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles Tengo s’y plaisait, et qui l’avait poussé à y rester aussi longtemps. Sa petite amie plus âgée appréciait aussi beaucoup cette particularité. Elle disait souvent : « Il n’a strictement rien d’attrayant, mais il est étonnamment calme. Comme l’homme qui y habite. »

Juste avant la tombée de la nuit, un grand corbeau venait sur le rebord extérieur de la fenêtre. Fukaéri lui en avait d’ailleurs parlé au téléphone. Le corbeau se posait sur l’espace étroit destiné à recevoir des pots de fleurs, et, avec vigueur, il frottait contre les vitres ses ailes d’un noir brillant. C’était devenu une règle quotidienne pour ce corbeau que de passer chez Tengo un moment avant de rentrer au nid. Il semblait entretenir un certain intérêt pour l’intérieur du logement. Il faisait rouler précipitamment ses grands yeux noirs, et, depuis les interstices des rideaux, il récoltait des informations. Les corbeaux sont des animaux intelligents. Ils sont très curieux. Fukaéri avait dit qu’elle parlait avec celui-là. Il était pourtant invraisemblable de penser que le volatile ait été envoyé en mission de reconnaissance.

Mais alors, d’où l’espionnait-on ?

 

Sur le chemin du retour, Tengo entra dans un supermarché où il acheta des fruits, des œufs, du lait, du poisson. En rentrant, son sac de provisions dans les bras, il s’arrêta devant l’entrée de l’immeuble et lança un regard circulaire aux alentours. Il ne remarqua rien d’inhabituel. C’était toujours le même paysage. Les fils électriques qui pendaient en l’air comme de sombres entrailles, le gazon du jardinet desséché par l’hiver, les boîtes aux lettres rouillées. Il tendit l’oreille. Mais il ne perçut rien d’autre que la rumeur incessante, semblable à un bruissement d’ailes lointain, propre à la métropole.

Il rentra chez lui, ranga ses provisions, puis il s’approcha de la fenêtre, ouvrit les rideaux et inspecta le panorama extérieur. Au bout de la rue, il y avait trois petites maisons anciennes, à un étage, habitées par des gens âgés. Le type de vieillards acatriâtres qui détestent le moindre changement. Qui ne font jamais entrer un inconnu chez eux. De toute façon, même si quelqu’un avait pris le risque de se pencher depuis l’étage de leur maisonnette, il n’aurait aperçu qu’une partie du plafond de son appartement.

Tengo referma la fenêtre, fit chauffer de l’eau et se prépara du café. Il s’assit à sa table, but sa tasse de café en songeant aux divers scénarios possibles. Quelqu’un qui n’est pas très loin le surveillait. Et Aomamé se trouvait dans un lieu qu’il pouvait rejoindre d’ici à pied (ou bien, elle s’était trouvée). Ces deux faits auraient-ils un lien ? Ou seraient-ils le résultat d’un pur hasard ? Il avait beau réfléchir tant et plus, il n’aboutissait à aucune conclusion. Telle une malheureuse souris à qui l’on aurait bouché toutes les sorties d’un labyrinthe en lui laissant seulement humer l’odeur du fromage, sa réflexion tournait en rond.

Il renonça et parcourut les journaux qu’il avait achetés au kiosque devant la gare. Le président réélu à l’automne, Ronald Reagan, avait appelé le Premier ministre Yasuhiro Nakasone « Yasu » et celui-ci, de son côté, l’avait appelé « Ron ». Il y avait des photos des deux hommes. Ils avaient l’air de deux entrepreneurs en bâtiment en train de se consulter pour substituer aux matériaux prévus des produits pas chers et de mauvaise qualité. En Inde, les désordres provoqués dans le pays par l’assassinat du Premier ministre Indira Gandhi se poursuivaient, et de nombreux sikhs étaient massacrés dans différentes provinces. Au Japon, cette année, la récolte des pommes était exceptionnellement abondante. Tengo ne découvrit aucun article qui l’intéressait à titre personnel.

Il attendit que les aiguilles de la pendule indiquent deux heures pour téléphoner de nouveau à Komatsu.

 

Il fallait bien douze sonneries pour que l’éditeur se décide à répondre. Il en était toujours ainsi. Pourquoi ? Tengo l’ignorait, mais c’était un homme qui ne soulevait pas facilement le combiné.

« Ah, Tengo, voilà longtemps que je ne t’ai pas entendu ! » s’exclama Komatsu. Il avait tout à fait retrouvé sa voix d’avant. Lisse, légèrement théâtrale, ambiguë.

« J’ai pris deux semaines de congé, je suis allé à Chiba. Je ne suis rentré qu’hier au soir.

— L’état de ton père n’était pas bon, je crois ? C’était sûrement pénible pour toi.

— Pas tant que ça. Mon père est dans le coma, et moi, je suis simplement resté là, à tuer le temps en le regardant. Sinon, j’ai continué à écrire mon roman, dans le ryôkan où j’étais descendu.

— Oui, l’homme vit seul et meurt seul également. C’est tout aussi difficile. »

Tengo changea de sujet. « Vous m’aviez dit que vous vouliez me parler. Durant notre dernière conversation. Cela fait déjà longtemps.

— Ah oui…, fit Komatsu. Écoute, Tengo, j’aimerais en effet te voir tranquillement. Tu as le temps ?

— S’il s’agit de quelque chose d’important, le plus vite sera le mieux, non ?

— Oui, sûrement.

— Eh bien, je suis libre ce soir.

— Ce soir, très bien. Moi aussi, je suis libre. Sept heures, ça te va ?

— Parfait », répondit Tengo.

Komatsu lui indiqua un bar non loin de sa maison d’édition. Tengo s’y était déjà rendu à plusieurs reprises. « Il est ouvert le dimanche mais il n’y a presque personne ce jour-là. On pourra bavarder en paix.

— C’est une longue histoire ? »

Komatsu réfléchit. « Que dire ? En fait, j’ai du mal à voir, avant d’en parler, si elle sera longue ou courte.

— Ça ne fait rien. Vous ferez comme il vous plaira. Je m’adapterai. Et puis, nous sommes sur le même bateau. N’est-ce pas ? À moins que vous n’ayez changé d’embarcation ?

— Mais non, répondit Komatsu d’un ton inhabituellement docile. Nous sommes toujours sur le même bateau. Bon, en tout cas, on se voit à sept heures. Je te raconterai tout ça en détail. »

 

Une fois qu’il eut raccroché, Tengo se mit à son bureau et alluma sa machine à traitement de texte. Puis il entra sur son écran tout ce qu’il avait écrit sur du papier, au stylo plume, lorsqu’il se trouvait au ryôkan de Chikura. En relisant son texte, les scènes de la petite ville lui revinrent en mémoire. L’atmosphère de l’hôpital, les visages des trois infirmières. Le vent de la mer, qui faisait osciller les pins du petit bois protecteur, les mouettes d’un blanc immaculé qui tournoyaient au-dessus. Tengo se leva, tira les rideaux, ouvrit la fenêtre, s’emplit la poitrine de l’air froid du dehors.

tengo tu vas lire cette lettre quand tu seras revenu de La Ville des Chats c’est bien

C’était ce qu’avait écrit Fukaéri. Mais l’appartement dans lequel il était revenu était surveillé. Il ignorait par qui. Et à partir d’où. Et si une caméra cachée avait été installée chez lui ? Inquiet, Tengo fouilla partout. Bien entendu, il ne découvrit aucune caméra cachée ou micro espion. De toute façon, son appartement était vieux et minuscule. Si un appareil de ce genre y avait été dissimulé, forcément, il lui aurait sauté aux yeux.

Tengo continua à rentrer le texte de son roman dans sa machine, jusqu’à ce que les alentours s’obscurcissent légèrement. Il ne se contentait pas de le recopier tel quel, il le modifiait çà et là, et cela lui prit plus de temps qu’il ne l’aurait pensé. Alors qu’il allumait la lampe sur la table et se reposait les mains, Tengo songea que ce jour-là justement, le corbeau n’était pas venu accomplir sa visite. Il l’entendait approcher en général. Car le volatile frottait ses grandes ailes contre les vitres. Grâce à quoi, ici ou là, restaient des traces de gras. Comme un code secret qui demandait à être déchiffré.

À cinq heures et demie, il se prépara un dîner simple. Il ne se sentait pas vraiment d’appétit mais il n’avait presque rien mangé au déjeuner. Il valait mieux qu’il se remplisse quelque peu l’estomac. Il fit une salade de tomates et d’algues wakamé, et se fit griller un toast. À six heures et quart, il enfila sa veste en velours côtelé vert olive sur son pull noir à col cheminée et sortit. Une fois devant l’entrée, il s’immobilisa et il jeta de nouveau un regard circulaire aux alentours. Mais il ne décela rien qui aurait pu attirer son attention. Aucun individu dissimulé derrière un poteau électrique. Aucune voiture suspecte stationnée. Même le corbeau ne s’était pas montré. Et pourtant, a contrario, Tengo était anxieux. Si tout était aussi normal, s’inquiétait-il, c’était justement parce que, en fait, il était surveillé. La ménagère avec son panier à provisions, le vieillard silencieux qui promenait son chien, et même les lycéens juchés sur leur vélo, une raquette de tennis à l’épaule, qui le dépassaient sans un regard, ne seraient-ils pas tous des espions habilement déguisés, à la solde des Précurseurs ?

Je deviens un peu parano, songea Tengo. Il devait se montrer prudent mais pas exagérément nerveux. Il se dirigea vers la gare à pas rapides. De temps à autre, il se retournait précipitamment et s’assurait que personne ne le suivait. Si quelqu’un l’avait pris en filature, Tengo n’aurait sans doute pas manqué de l’apercevoir. De nature, il avait toujours eu une vue meilleure que la moyenne des gens. Une capacité visuelle excellente. Après s’être retourné trois fois, il fut certain que personne ne le filait.

Il arriva au café à sept heures moins cinq. L’éditeur n’était pas encore là, et il semblait que Tengo était le premier client. Sur le comptoir, dans un grand vase, était disposée une belle brassée de fleurs fraîches, dont les tiges tout juste coupées exhalaient leur parfum alentour. Tengo s’assit dans un box du fond et commanda un verre de bière à la pression. Puis il sortit un livre de poche de sa veste et se mit à le lire.

Komatsu arriva à sept heures et quart. Il portait une veste de tweed, un pull léger en cachemire, une écharpe également en cachemire, un pantalon de laine et des chaussures en daim. Son allure de toujours. Chaque article, de qualité supérieure, de très bon goût, était usé juste au degré adéquat. Ses vêtements paraissaient faire partie de lui. Tengo n’avait jamais vu Komatsu vêtu d’habits neufs. Peut-être dormait-il avec ses nouveaux vêtements ou bien se roulait-il par terre avec pour qu’ils aient l’air d’avoir été portés. Ou alors, il les lavait un certain nombre de fois et les laissait sécher à l’ombre. Une fois qu’ils avaient acquis la teinte et l’usure convenables, il les portait en public. Et arborait la mine de celui qui, jamais, au grand jamais, ne s’est soucié de questions vestimentaires. En tout cas, telle était sa dégaine, celle de l’éditeur chargé d’années et d’expériences. Il s’assit en face de Tengo, et commanda lui aussi une bière à la pression.

« Tu me parais semblable à toi-même, remarqua Komatsu. Ton nouveau roman avance comme il faut ?

— Il avance, doucement.

— C’est très bien. Les écrivains ne parviennent à un résultat qu’en écrivant régulièrement. Comme les chenilles qui grignotent des feuilles sans repos. Je te l’avais dit, n’est-ce pas ? En réécrivant La Chrysalide de l’air, cela ne pouvait qu’influencer positivement ton propre travail. Je me suis trompé ? »

Tengo eut un signe de tête pour approuver. « Vous avez raison. Grâce à ce travail, je crois que j’ai beaucoup appris. J’ai réussi à voir des choses que je n’avais pas encore vues.

— Ce n’est pas pour me vanter, mais je le savais bien. Je pensais : Tengo a besoin de ce genre d’occasion.

— Oui, mais c’est aussi ce qui m’a valu tous ces ennuis. Comme vous le savez. »

Komatsu sourit. Sa bouche se courba joliment telle une lune d’hiver de trois jours. C’était un sourire dont le sens était difficile à déchiffrer.

« Pour obtenir des choses importantes, les hommes doivent en payer le prix. C’est une des règles de notre monde.

— Sans doute. Il est pourtant délicat de trancher entre ce qui est important et ce qui est le bon prix. Tant de facteurs entrent en jeu.

— En effet. Les choses se mêlent et s’interpénètrent. Comme quand on essaie de parler sur une ligne téléphonique brouillée. Tu as tout à fait raison », répondit Komatsu. Puis il fronça les sourcils. « À part ça, saurais-tu où se trouve Fukaéri à présent ?

— À l’heure actuelle, je l’ignore, répondit Tengo en choisissant ses mots.

— À l’heure actuelle », répéta Komatsu d’un ton significatif.

Tengo resta silencieux.

« Mais elle habitait chez toi jusqu’à il y a peu, reprit Komatsu. Cela m’est revenu aux oreilles. »

Tengo opina. « C’est exact. Elle est restée chez moi environ trois mois.

— Trois mois, c’est long, déclara Komatsu. Tu ne l’as pourtant dit à personne.

— Étant donné que l’intéressée m’avait demandé de n’en parler à personne – vous y compris –, c’est ce que j’ai fait.

— Et à présent, elle n’est plus là.

— Exactement. Pendant que j’étais à Chikura, elle est partie et elle m’a laissé une lettre. Et ce qu’elle a fait après, je n’en sais rien. »

Komatsu sortit une cigarette, la planta entre ses lèvres, approcha une allumette. Il observa Tengo, les yeux mi-clos.

« Ce qu’elle a fait après, eh bien, c’est qu’elle est rentrée chez le Pr Ébisuno. Dans les montagnes de Futamatao, déclara Komatsu. Le Maître a contacté la police et a retiré sa demande de recherche. Il a dit qu’elle était simplement partie comme ça, sur un coup de tête, et qu’elle n’avait pas été enlevée. La police l’a sans doute interrogée. Pourquoi avait-elle disparue ? Où était-elle allée ? Qu’avait-elle fait ? Parce que, tout de même, elle est encore mineure. D’ici peu, il faut s’attendre à quelques papiers dans la presse. Du genre : Voilà que réapparaît saine et sauve la jeune romancière, lauréate du prix des nouveaux auteurs, dont on avait perdu la trace pendant si longtemps… Oui, bon, il y aura des articles, mais pas très importants. Il n’y a pas eu crime, tu comprends.

— Est-ce qu’il sera dit qu’elle a habité chez moi ? »

Komatsu secoua la tête. « Non, Fukaéri ne prononcera sûrement pas ton nom. Avec le tempérament qui est le sien, qu’elle ait en face d’elle de simples flics, la police militaire, un conseil révolutionnaire, ou Mère Teresa, si elle a décidé qu’elle ne parlerait pas, elle gardera la bouche close. Tu n’as pas à te faire de souci.

— Je ne me fais pas de souci. J’aimerais juste savoir ce qui peut m’arriver.

— Ton nom n’apparaîtra pas. Tout ira bien », fit Komatsu. Puis il prit un air sérieux. « Bon, voilà, il y a quelque chose sur quoi je dois t’interroger. C’est un peu délicat.

— Délicat ?

— Eh bien, comment dire, c’est un sujet personnel. »

Tengo but une gorgée de bière et reposa son verre sur la table. « Oui, très bien. Si je peux répondre, je le ferai.

— Y a-t-il eu des relations sexuelles entre toi et Fukaéri ? Lorsqu’elle habitait chez toi, je veux dire. Tu peux répondre simplement par oui ou par non. »

Après un temps, Tengo secoua lentement la tête. « Ma réponse est : non. Je n’ai pas eu ce type de relation avec elle. »

Son intuition lui soufflait qu’il ne devait en aucun cas raconter ce qui s’était passé avec Fukaéri durant la nuit d’orage. C’était là un secret qu’il ne fallait pas dévoiler. Quelque chose dont il n’était pas autorisé à parler. En outre, on ne pouvait pas vraiment nommer cela un acte sexuel. Il n’y avait pas eu alors ce que l’on entend en général par désir sexuel. Ni pour l’un ni pour l’autre.

« Donc, pas de relation sexuelle avec elle.

— Non », répéta Tengo d’une voix éteinte.

Komatsu plissa légèrement le nez. « Écoute, Tengo, ce n’est pas que je doute de ce que tu dis, mais avant que tu aies répondu non, tu as fait une pause. J’ai senti que tu hésitais un peu. Peut-être êtes-vous allés très près ? Non que je veuille te blâmer. Pour ce qui est de moi, je cherche juste à connaître les faits. »

Tengo regarda Komatsu droit dans les yeux. « Je n’ai pas eu d’hésitation. Je me suis seulement étonné. En quoi cela peut-il vous préoccuper que j’aie eu ou non une relation sexuelle avec Fukaéri ? Vous n’êtes pourtant pas du genre à vous mêler de la vie privée des autres. Ce serait plutôt le contraire.

— Eh bien…, fit Komatsu.

— Bon, alors, pourquoi cette question devient-elle soudain problématique ?

— Évidemment, Tengo, au fond, je n’ai pas envie de savoir avec qui tu passes tes nuits, ou ce que fait Fukaéri, répondit Komatsu en se grattant l’aile du nez. Ta remarque est juste. Mais nous savons tous que Fukaéri n’est pas faite comme une jeune fille ordinaire. Comment dire… chacun des actes qu’elle accomplit produit du sens.

— Produit du sens, répéta Tengo.

— Bien sûr, logiquement parlant, à l’issue de tous les actes de tous les humains finit par surgir un certain sens, continua Komatsu. Mais dans le cas de Fukaéri, il s’agit d’un sens plus profond. Elle dispose de qualités non ordinaires. Par conséquent, de notre côté, nous devons nous assurer de la réalité des faits qui la concernent.

— Quand vous dites, de notre côté, concrètement, de qui parlez-vous ? » demanda Tengo.

Komatsu prit alors un air gêné, ce qui lui arrivait rarement. « À vrai dire, ce n’est pas moi qui voulais savoir s’il y avait eu entre vous des rapports sexuels, c’est le Pr Ébisuno.

— Le Maître savait que Fukaéri habitait chez moi ?

— Bien entendu. Dès le jour où elle s’est installée dans ton appartement, le Maître a été mis au courant. Fukaéri lui a expliqué où elle était.

— Ah, je l’ignorais », fit Tengo, surpris. Fukaéri lui avait dit qu’elle n’en parlerait à personne. Mais après tout, maintenant, peu importait. « J’avoue que pour moi, c’est incompréhensible. Le Pr Ébisuno lui offre sa protection en tant que tuteur, et en effet, jusqu’à un certain point, il est peut-être normal qu’il fasse attention à ce genre de choses. Mais là, la situation est invraisemblable. Il aurait dû avoir comme souci principal de protéger Fukaéri, de s’assurer qu’elle se trouvait dans un endroit sûr. J’ai du mal à comprendre que le Maître ait placé en tête de ses préoccupations la sexualité ou la virginité de Fukaéri. »

Komatsu tordit la bouche.

« Oui… j’avoue que je n’en sais trop rien. À moi, le Maître m’a seulement fait cette demande. Y avait-il eu des liens charnels entre toi et Fukaéri ? Il a voulu que je te rencontre directement et que je vérifie tout cela auprès de toi. Ce que j’ai fait. Et ta réponse a été : non.

— Voilà. Il n’y a pas eu de liens charnels entre Fukaéri et moi », répéta Tengo en regardant Komatsu dans les yeux. Il n’avait pas le sentiment de mentir.

« C’est parfait. » Komatsu mit une Marlboro à sa bouche, plissa les yeux, alluma sa cigarette avec une allumette. « C’est tout ce que je voulais savoir.

— Fukaéri est à coup sûr une fille attirante. Mais comme vous le savez, j’ai été entraîné dans tous ces embêtements. Et contre ma volonté. En ce qui me concerne, je n’ai plus envie que ça recommence. En plus, j’ajouterais que je voyais quelqu’un.

— D’accord. J’ai compris, répondit Komatsu. Tu es un garçon intelligent sur ces questions. Tu as la tête sur les épaules. Je transmettrai ta réponse au Maître. Désolé de t’avoir interrogé. J’espère que tu ne vas pas t’en faire.

— Non, pas spécialement. Je m’étonne simplement. Pourquoi faut-il parler de ça maintenant ? » Tengo marqua une pause. « Et l’histoire que vous deviez me raconter ? »

Quand Komatsu eut achevé sa bière, il commanda un whisky soda.

« Et pour toi, Tengo ? demanda Komatsu.

— La même chose. »

On leur apporta leur whisky soda dans deux hauts verres. « Bon, pour commencer, fit Komatsu après un long silence, autant que possible, essayons de débrouiller la partie la plus enchevêtrée. Parce que nous sommes sur le même bateau. Par ce “nous”, j’entends toi, Tengo, moi, Fukaéri et le Pr Ébisuno. Nous quatre.

— Une combinaison vraiment très spéciale », dit Tengo. Mais Komatsu ne parut pas saisir l’ironie sous-jacente à sa remarque. L’éditeur semblait se concentrer sur le récit qu’il devait relater.

Il reprit la parole. « Ces quatre personnes avaient chacune son propre dessein. Par rapport au même projet, ce qu’elles cherchaient à atteindre n’était pas forcément du même niveau et n’allait pas forcément dans la même direction. Ou, pour le dire autrement, elles ne ramaient pas selon le même rythme et selon le même angle d’attaque.

— D’emblée, la combinaison était inapte à mener une action commune.

— On peut le dire ainsi.

— Puis le bateau a été pris dans des rapides et entraîné vers une chute d’eau.

— Le bateau a été pris dans des rapides et entraîné vers une chute d’eau, confirma Komatsu. Vois-tu, je ne cherche pas à m’excuser, mais au tout début, mon plan était simple et naïf. Le manuscrit de Fukaéri, La Chrysalide de l’air, toi, tu le remaniais, et il obtenait le prix des nouveaux auteurs de notre revue. Il était ensuite publié sous forme de livre, il se vendait très bien. Nous, on avait bien dupé le monde. Et récolté beaucoup d’argent. Donc, c’était moitié pour la rigolade, moitié pour les gains. Tel était l’objectif. Mais dès que le Pr Ébisuno – le tuteur de Fukaéri – a été impliqué là-dedans, tout est devenu infiniment plus complexe. Un certain nombre d’intrigues secondaires se sont glissées par en dessous, comme des courants invisibles, et le débit du fleuve s’est accéléré. Le texte tel que tu l’as réécrit, Tengo, était aussi bien plus beau que ce que j’avais imaginé. Grâce à quoi le livre a été très apprécié, et il a connu des ventes incroyables. Résultat, notre bateau a fini par être emporté en des contrées inimaginables. Des lieux aussi légèrement dangereux. »

Tengo secoua faiblement la tête. « Non, pas légèrement dangereux. Des endroits où le danger est à son maximum.

— Oui, si tu veux.

— N’en parlez pas comme si cela ne vous concernait pas. Monsieur Komatsu, n’est-ce pas vous qui avez élaboré ce projet en premier ?

— Tu as parfaitement raison. C’est moi qui ai appuyé sur le démarreur. Au début, tout a bien fonctionné. En cours de route, malheureusement, le contrôle m’a échappé. Je me sens responsable, crois-le bien. Et surtout de t’avoir entraîné là-dedans, Tengo. C’est moi qui t’ai forcé à accepter. Mais maintenant, nous devons nous arrêter, changer de cap. Nous débarrasser de nos bagages superflus, simplifier le scénario. Nous devons décider de là où nous nous situons et de la manière dont nous agirons ensuite. »

Dès qu’il eut achevé sa tirade, il soupira et but son whisky. Puis il prit dans la main le cendrier en verre et en caressa attentivement la surface de ses longs doigts, comme un aveugle qui vérifie précisément la forme d’un objet.

« En fait, durant dix-sept ou dix-huit jours, j’ai été séquestré quelque part, déclara Komatsu. De la fin août jusqu’à la mi-septembre. Ce jour-là, il était midi passé, je me rendais à mon bureau, je marchais dans la rue qui mène à la gare de Gôtokuji. Une grande voiture noire s’est arrêtée à côté de moi. La vitre s’est abaissée, quelqu’un m’a appelé par mon nom. “Monsieur Komatsu ?” Quand je me suis approché pour voir de qui il s’agissait, deux hommes sont sortis du véhicule, et hop, ils m’ont fourré dedans. Des types plutôt costauds. L’un des deux m’a maîtrisé par-derrière, et l’autre m’a fait respirer du chloroforme ou quelque chose comme ça. Oui, on se serait cru dans un film ! Sauf que c’était vrai. Quand j’ai ouvert les yeux, j’étais prisonnier dans une petite chambre sans fenêtre. Une sorte de cube, aux murs blancs. Il y avait un lit étroit, une petite table en bois, mais pas de chaise. J’étais couché sur le lit.

— Séquestré ? » fit Tengo.

Après avoir fini d’explorer le cendrier, Komatsu le reposa sur la table. Il releva la tête et regarda Tengo. « Oui, j’ai bel et bien été séquestré. Comme dans le vieux film L’Obsédé. La plupart des gens n’imaginent pas qu’ils risquent d’être kidnappés un jour. C’est quelque chose qui ne leur traverse pas l’esprit. Non ? Pourtant, quand j’étais séquestré, je l’étais vraiment. Comment dire… ça allait de pair avec une sensation quasi surréaliste. J’ai vraiment été séquestré. Peut-on croire ça ? »

Komatsu observait Tengo comme s’il cherchait une réponse. Mais sa question était purement rhétorique. Tengo resta silencieux, attendant la suite de l’histoire. Son verre de whisky auquel il n’avait pas touché était couvert de buée. Des gouttes avaient coulé, le dessous-de-verre était tout humide.