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Aomamé

… il n’y a aucune logique, et pas assez de bonté

MARDI MATIN, AOMAMÉ RÉDIGEA UNE NOTE à l’intention de Tamaru. L’homme se disant collecteur de la NHK était revenu. Il avait frappé à sa porte avec insistance, et d’une voix forte, il avait proféré à l’égard d’Aomamé (ou de la prétendue Takaï qui habitait dans cet appartement) des critiques et des menaces. Tout cela était excessif et anormal. Elle devait se montrer très vigilante.

Aomamé glissa la note dans une enveloppe, la ferma et la posa sur la table de la cuisine. Elle inscrivit l’initiale majuscule T. sur l’enveloppe, pour être sûre que les livreurs la remettent à Tamaru.

Un peu avant une heure de l’après-midi, Aomamé gagna la chambre à coucher, la verrouilla, s’allongea sur le lit et continua sa lecture de Proust.

À une heure pile, il y eut un coup de sonnette à la porte d’entrée. Une petite pause puis la clé tourna, la porte s’ouvrit, et l’équipe des livreurs pénétra dans l’appartement. Comme les autres fois, ils remplirent avec célérité le réfrigérateur, regroupèrent les restes à jeter, vérifièrent les différents produits des étagères. Quand ils en eurent terminé, en un quart d’heure environ, ils refermèrent la porte et la verrouillèrent de l’extérieur. Puis ils firent le signal convenu, un coup de sonnette. Le rituel de toujours.

Après avoir attendu, par prudence, que l’aiguille de la pendule indique une heure et demie, Aomamé sortit de la chambre et se rendit à la cuisine. L’enveloppe destinée à Tamaru avait disparu, et sur la table était posé un sachet en papier portant le nom d’une pharmacie. Il y avait aussi un gros livre épais que Tamaru s’était procuré : Encyclopédie de la physiologie féminine. Dans le sachet, trois sortes de tests de grossesse. Elle ouvrit les boîtes, lut chacune des notices explicatives et les compara. Dans l’ensemble, le contenu était identique. Vous pouvez effectuer le test en cas d’aménorrhée supérieure à une semaine après la date normale. La précision est de l’ordre de 95 %. S’il se révèle positif, autrement dit, si le résultat montre que la femme est enceinte, il est conseillé de consulter un spécialiste dès que possible. Il ne faut pas sauter à une conclusion uniquement sur la foi de ce test. Le résultat signifie seulement qu’il existe « une possibilité de grossesse ».

La manière de procéder était simple. Il fallait tremper une bandelette de papier dans de l’urine déposée dans un récipient propre. Ou bien plonger directement un bâtonnet dans l’urine. Et attendre quelques minutes. Si la couleur virait au bleu, le résultat était positif. La femme était enceinte. Si la couleur restait la même, le test était négatif. Ou encore, avec un autre dispositif, si deux lignes verticales apparaissaient dans une petite section évidée, le test était positif. Une seule ligne, c’était négatif. Les détails étaient légèrement différents mais le principe était identique. La présence d’hormone gonadotrophine chorionique (ou bêta-hCG) dans l’urine indiquait que la femme était enceinte (ou pas).

La bêta-hCG ? Aomamé grimaça. Elle avait vécu sa vie de femme depuis trente ans sans jamais avoir entendu cette appellation. Et pendant tout ce temps, se dit-elle, mes glandes sexuelles étaient stimulées par ce truc invraisemblable ?

Aomamé feuilleta l’Encyclopédie de la physiologie féminine.

L’hormone gonadotrophine chorionique est sécrétée au début de la grossesse, était-il écrit. Elle permet au corps jaune de se conserver. Le corps jaune sécrète de la progestérone et de l’estrogène, qui assurent l’épaississement de la muqueuse utérine et stoppent le cycle menstruel. C’est ainsi que petit à petit se fabrique le placenta dans l’utérus. Une fois que le placenta s’est suffisamment développé, entre la septième et la neuvième semaine, le rôle du corps jaune se termine, de même que le rôle de l’hormone gonadotrophine chorionique.

Autrement dit, cette hormone est sécrétée dès la nidation, et son taux augmente entre la septième et la neuvième semaine. Dans le cas d’Aomamé, c’était une période un peu délicate à déterminer. Mais cela pourrait à peu près correspondre. Si le résultat est positif, cela voudra dire que sa grossesse est avérée. Dans le cas contraire, elle ne pourra pas conclure aussi nettement à l’absence de grossesse. Car il n’était pas impossible que la période de sécrétion de cette hormone ait été dépassée.

Elle n’avait pas envie d’uriner. Elle sortit du réfrigérateur une bouteille d’eau minérale, en but deux verres. Mais l’envie n’était toujours pas là. Après tout, elle n’était pas pressée. Elle mit de côté les tests de grossesse, s’installa sur le canapé et se concentra sur sa lecture de Proust.

 

L’envie d’uriner se manifesta trois heures plus tard. Ce qu’elle fit dans un récipient adéquat. Puis elle imprégna la bandelette de papier. Elle la vit changer peu à peu de couleur pour finir en un bleu vif. Une couleur élégante qui aurait bien convenu à une voiture. Le bleu d’une petite décapotable, qui s’accorderait parfaitement avec une capote brune. Ce serait sûrement agréable de prendre place dans une voiture de ce genre, en sentant sur son visage le vent du début d’été, et de rouler sur une route qui longerait la côte. Mais dans le cabinet de toilette d’une résidence urbaine, par un après-midi d’automne déjà bien avancé, ce que lui annonçait ce bleu, c’était qu’elle était enceinte –, ou du moins, il le lui suggérait avec une fiabilité de 95 %. Aomamé se planta devant le miroir et resta immobile à scruter la bandelette de papier, longue et étroite, qui avait viré au bleu. Elle pourrait bien la contempler tant et plus, la couleur ne changerait plus.

Pour plus de précaution, elle voulut faire une tentative avec un autre test. Il s’agissait, cette fois, d’« appliquer directement quelques gouttes d’urine à l’extrémité du bâtonnet », selon la notice. Mais comme au bout d’un moment elle n’urinait toujours pas, elle mouilla le bâtonnet dans le récipient qui en contenait. De l’urine toute fraîche, qu’elle venait de libérer. Après tout, c’était la même chose. Le résultat serait identique. Dans la petite ouverture ronde, deux lignes verticales apparurent distinctement. Qui lui disaient : « Tu es peut-être enceinte. »

Elle jeta dans la cuvette le contenu du récipient, actionna la chasse d’eau. Elle enveloppa la bandelette dans un mouchoir en papier, le déposa dans la poubelle, lava le récipient dans la baignoire. Puis elle revint dans la cuisine et, de nouveau, but deux verres d’eau. Demain sera un autre jour, et je ferai le troisième test, pensa-t-elle. Trois, c’est un bon chiffre.

Aomamé fit chauffer de l’eau pour se préparer du thé, s’assit sur le canapé, continua à lire Proust. Sur une petite assiette, elle avait disposé cinq biscuits au fromage, qu’elle grignota en buvant son thé. C’était un après-midi paisible. Idéal pour la lecture. Pourtant, ses yeux suivaient les caractères imprimés, mais son cerveau n’enregistrait rien. Il fallait qu’elle lise à plusieurs reprises le même passage. Elle renonça finalement, ferma les yeux, et se vit au volant de la petite décapotable bleue, la capote baissée, roulant sur une route côtière. Une brise chargée des odeurs de la marée lui soulevait les cheveux. Le marquage dessiné sur la voie montrait deux lignes verticales. Et cela signifiait : « Attention ! Il existe une possibilité que vous soyez enceinte. »

Aomamé soupira et reposa le livre sur le canapé.

Elle savait très bien qu’il était inutile de faire le troisième test. Elle pourrait en effectuer cent que le résultat serait toujours identique. Ce serait une perte de temps. Mon hormone gonadotrophine chorionique continuera à entretenir le corps jaune, empêchera la survenue des règles, et participera à la formation du placenta. Je suis enceinte. Mon hormone bêta-hCG le sait. Moi aussi, je le sais. Je suis capable de sentir la présence de cet être et de le localiser très exactement dans mon bas-ventre. Pour le moment, il est encore minuscule. Pas plus gros qu’un point. Mais bientôt il sera nourri grâce au placenta, il grossira. Il recevra de moi des éléments nutritifs, il se développera à l’intérieur de cette eau sombre et lourde, lentement mais régulièrement.

C’était la première fois qu’elle était enceinte. Elle était très prudente et ne se fiait qu’à ce qu’elle constatait par elle-même. Aussi, lorsqu’elle faisait l’amour, elle s’assurait que son partenaire mettait bien un préservatif. Même si elle avait beaucoup bu, jamais elle ne manquait de le vérifier. Comme elle l’avait dit à la vieille dame d’Azabu, depuis que ses premières règles avaient commencé, quand elle avait dix ans, pas une seule fois elles ne s’étaient interrompues. Elles se déclenchaient à la date prévue, sans jamais un jour de retard. Le flux était assez faible. Simplement, le sang coulait durant plusieurs jours. Cela ne la dérangeait en rien pour faire de la gymnastique.

Ses règles avaient débuté quelques mois après qu’elle avait serré la main de Tengo dans la salle de classe de leur école. Elle considérait qu’il y avait un lien entre ces deux événements. Il n’était pas impossible que la sensation de la main de Tengo ait ébranlé quelque chose en elle. Lorsqu’elle avait averti sa mère que ses règles avaient commencé, celle-ci avait fait la grimace. Comme si cela lui mettait sur le dos un souci supplémentaire. C’est un peu trop tôt, avait-elle remarqué. Mais Aomamé ne s’était pas souciée de ses paroles. Le problème était le sien, pas celui de sa mère ou de qui que ce soit. C’était elle seule qui mettait le pied sur ce nouveau territoire.

Et voilà qu’à présent, Aomamé était enceinte.

Elle songea à ses ovocytes. L’un deux, se dit-elle, parmi les quatre cents environ qui m’étaient réservés (celui qui était pile au milieu) avait donc été fécondé. Probablement durant la nuit du violent orage de septembre. À ces moments-là, dans une chambre sombre, je tuais un homme. Je lui enfonçais une aiguille effilée dans la nuque, juste sous le cerveau. Mais cet homme était tout à fait différent des individus que j’avais assassinés jusque-là. Il savait que j’allais bientôt le tuer. Et même, il le désirait. En fait, je lui ai accordé ce qu’il voulait. Non pas comme un châtiment, mais plutôt par miséricorde. En échange, il m’avait donné ce que je cherchais. C’était une transaction qui s’était conclue en des lieux extrêmement obscurs. Et c’était cette nuit-là qu’avait eu lieu la conception. Je le sais.

De ma main, je supprimais la vie d’un homme, et presque simultanément une vie prenait naissance en moi. Était-ce aussi une part de leur marché ?

Aomamé, les yeux clos, cessa de réfléchir. Il se fit du vide dans sa tête et silencieusement, quelque chose se coula dedans. Avant même d’en être consciente, elle récita sa prière.

 

Jéhovah, qui êtes aux cieux. Que Votre Nom soit sanctifié, que Votre Royaume advienne pour nous. Pardonnez-nous nos nombreux péchés. Apportez-nous le bonheur tout au long de notre modeste marche. Amen.

 

Pourquoi, à un moment pareil, les paroles de cette prière sortent-elles de ma bouche ? Alors que je ne crois absolument pas au Royaume, au paradis ou à Dieu. Mais la prière était gravée en elle. Dès l’âge de trois ou quatre ans, alors qu’elle n’en comprenait pas le sens, on la lui avait fait répéter dans son entier. Si elle se trompait d’un seul mot, elle recevait sur le dessus de la main un bon coup de règle. D’ordinaire, les traces en restaient invisibles, mais elles apparaissaient à la surface dans certaines situations. Comme un tatouage secret.

 

Si j’annonçais à ma mère que je suis enceinte alors que je n’ai pas eu de relation sexuelle, que dirait-elle ? Peut-être penserait-elle que je proférais là un énorme blasphème vis-à-vis de la foi. Il faut avouer qu’il s’agirait d’une espèce de conception virginale –, évidemment, Aomamé n’était plus vierge, de toute façon. Ou bien, peut-être sa mère ne se sentirait-elle absolument pas concernée. Elle ne l’écouterait sans doute même pas. Depuis très longtemps, pensait Aomamé, je ne suis pour elle qu’une ratée, tombée hors de son monde.

Aomamé se dit qu’elle allait adopter une autre façon de penser. Qu’elle allait cesser de vouloir à tout prix expliquer l’inexplicable, qu’elle allait essayer de considérer ce phénomène en le regardant autrement, en le prenant tel qu’il était, comme une énigme.

Est-ce que j’accepte bien ma grossesse, est-ce que je m’en réjouis ? Ou bien est-ce que je la considère comme quelque chose d’indésirable, dont je ne veux pas ?

Mais ses réflexions intenses ne débouchaient sur aucune conclusion. Pour le moment, j’en suis encore à l’étape de la stupéfaction, se dit-elle. Je suis dans la confusion, dans le désordre. Je suis déchirée, divisée. Et il est normal que j’aie du mal à accepter cette nouvelle réalité.

Pourtant, en même temps, elle devait reconnaître qu’elle considérait cette petite source de chaleur avec un sentiment positif. Elle devait voir ce que deviendrait cette petite chose qui grandissait en elle. Bien entendu, elle se sentait angoissée et terrorisée. Ça risquait de dépasser son imagination. Peut-être serait-ce un alien hostile, qui, de l’intérieur, allait la dévorer voracement. Dans sa tête surgissaient toutes sortes d’hypothèses effrayantes. Pourtant, fondamentalement, une saine curiosité s’était emparée d’elle. Puis, soudain, une pensée lui traversa l’esprit. Comme une lueur qui perce soudain les ténèbres.

Je porte peut-être l’enfant de Tengo.

Aomamé grimaça légèrement et se plongea dans de longues méditations. Pour quelle raison devrais-je concevoir un enfant de Tengo ?

Je vais tenter d’explorer l’hypothèse. Au cours de cette nuit chaotique et riche de tant d’événements s’est enclenché dans ce monde un processus qui a permis que Tengo fasse pénétrer en moi son liquide séminal. Comme s’il avait réussi à faire surgir un passage spécial, dont la logique m’échappe, qui s’était insinué entre les coups de tonnerre et les pluies diluviennes, entre les ténèbres et le meurtre. Cela n’a duré qu’un bref instant. Nous avons saisi l’instant et le passage. Mon corps a profité de l’aubaine pour accueillir goulûment Tengo. Il a conçu. Un de mes ovocytes, le n° 201 ou le n° 202, s’est accaparé l’un de ses millions de spermatozoïdes. Il s’est assuré de la présence en lui d’un spermatozoïde honnête, vigoureux, intelligent – à l’image de son possesseur.

Ce sont sans doute là des pensées saugrenues. Qui n’ont rien de rationnelles. Personne, probablement, ne sera convaincu par mes explications, devrais-je en perdre la voix. Mais c’est ma grossesse elle-même qui est totalement illogique. De toute façon, ici, nous sommes en 1Q84. Un monde étrange, où n’importe quoi peut arriver.

Est-ce vraiment l’enfant de Tengo ? se demandait Aomamé.

Ce matin-là, dans l’espace protégé de la voie express n° 3, je n’ai pas pressé jusqu’au bout sur la détente de mon arme. J’étais venue là dans l’intention sincère de mourir et j’ai plongé le canon du pistolet dans ma bouche. Je n’avais absolument pas peur de la mort, parce que je mourais pour sauver Tengo. Mais par l’effet de quelque puissance, ce processus a été interrompu. Une voix qui venait de très loin m’a appelée par mon nom. N’était-ce pas pour me dire que j’étais enceinte ? Quelque chose ne m’avertissait-il pas qu’en moi naissait une vie ?

Aomamé se souvint de ce rêve, au cours duquel, alors qu’elle était nue, une femme élégante l’avait habillée de son manteau. Elle était descendue de son coupé Mercedes argenté, se rappela-t-elle, et elle m’avait donné son manteau jaune, doux et léger. Cette femme savait que j’étais enceinte. Et elle voulait tendrement me protéger de ces gens qui me regardaient sans vergogne, du vent froid, et de tous les autres maux.

C’était un signe bénéfique.

Les muscles de son visage se détendirent. Elle retrouva son expression habituelle. Il y a quelqu’un qui m’observe et me soutient, quelqu’un qui me protège, pensa-t-elle. Même dans ce monde de l’année 1Q84, je ne suis plus solitaire. Sans doute.

 

Elle s’approcha de la fenêtre avec son thé à présent refroidi. Elle sortit sur le balcon, s’installa sur sa chaise en prenant garde à ce qu’on ne la voie pas, et observa le jardin. Elle s’efforça de penser à Tengo. Mais pour une raison inconnue, ce jour-là du moins, elle n’y parvint pas. Dans sa tête lui revenait le visage d’Ayumi Nakano. Avec son rire spontané. Tout à fait naturel, sans sous-entendus. Elles étaient au restaurant, face à face à une table. Elles levaient leur verre de vin. Elles étaient modérément ivres. Le bourgogne grand cru s’était mêlé à leur sang, avait circulé dans leur corps amolli, avait teinté le monde environnant en légères nuances pourpres.

« Tu sais, Aomamé, avait dit Ayumi en caressant son verre de vin. Je crois qu’il n’y a aucune logique dans ce monde, et pas assez de bonté.

— Peut-être bien, avait répondu Aomamé. Mais ne t’inquiète pas. Un jour, ce monde-ci s’achèvera. Et le Royaume adviendra.

— Je n’en peux plus d’attendre », avait conclu Ayumi.

 

Pourquoi avais-je alors pensé à ces histoires de Royaume ? se demanda Aomamé, perplexe. Pourquoi avait-elle brusquement soulevé la question du Royaume, alors qu’elle n’y croyait pas ? Et peu de temps après, Ayumi était morte.

Il est vraisemblable que lorsque j’avais prononcé ces mots, j’imaginais un « royaume » bien différent de celui auquel croient les Témoins. Probablement une sorte de royaume plus personnel. C’est peut-être pour cela que j’avais parlé avec autant de naturel. En fait, à quelle espèce de royaume est-ce que je crois ? Quelle sorte de royaume pourrait advenir après la fin du monde ?

Elle posa délicatement les mains sur le bas de son ventre. Puis elle tendit l’oreille. Mais elle avait beau écouter le plus attentivement possible, elle n’entendait rien.

Ayumi Nakano avait été jetée hors de ce monde. Dans un hôtel de Shibuya, ses poignets entravés par ses menottes dures et froides, elle avait été étranglée par un cordon (à ce qu’en savait Aomamé, le meutrier n’avait toujours pas été retrouvé). Son corps avait été autopsié par un légiste, il avait été recousu, transporté au crématorium puis incinéré. Ayumi Nakano n’existait plus en ce monde comme être humain. Plus rien de sa chair ou de son sang ne subsistait. La femme qui s’était appelée Ayumi Nakano n’existait plus que dans des documents et des souvenirs.

Non, peut-être pas. Il n’était pas impossible qu’elle soit encore bien vivante dans le monde de l’année 1984. Peut-être continue-t-elle à glisser des contraventions sous les essuie-glaces des voitures mal garées tout en maugréant parce qu’on ne lui a pas fourni d’arme. Peut-être fait-elle toujours la tournée des lycées de Tokyo pour expliquer aux jeunes filles comment bien utiliser les moyens de contraception. Mesdemoiselles, attention ! jamais de pénétration sans préservatif !

Aomamé avait envie de voir Ayumi. Si elle grimpait sur l’escalier d’urgence de la voie express, si elle retournait dans le monde où se déroulait l’année 1984, peut-être la rencontrerait-elle ? Là-bas, Ayumi serait toujours bien vivante, et moi, je ne serais pas pourchassée par les sbires des Précurseurs. Nous irions dans ce petit restaurant de Nogizaka, nous lèverions nos verres de bourgogne. Ou bien –

Monter sur l’escalier d’urgence ?

Comme si elle rembobinait une cassette, Aomamé remonta le cours de ses réflexions. Pourquoi cette idée ne lui était-elle pas venue plus tôt ? J’ai voulu redescendre par l’escalier d’urgence, et je n’en ai pas trouvé l’entrée. Il aurait dû se trouver face au panneau publicitaire Esso, mais il avait disparu. Peut-être serait-il possible d’effectuer la manœuvre dans l’autre sens ? Non pas descendre ces marches, mais les monter. Me glisser encore une fois dans le dépôt au pied de la voie express, et à partir de là, remonter jusqu’à la voie n° 3. Faire le chemin à rebours. C’est peut-être cela que je devrais faire.

À ce point de ses réflexions, Aomamé aurait voulu se précipiter à l’instant jusqu’à Sangenjaya et tester son hypothèse. Elle est peut-être juste, ou peut-être pas. Mais cela vaut le coup d’essayer. Je mettrai le même tailleur, chausserai les mêmes talons hauts, et monterai ces marches couvertes de toiles d’araignée.

Mais elle réfréna son impulsion.

Non, ça ne va pas, je ne peux pas agir ainsi. Voyons, c’est parce que je suis venue en 1Q84 que j’ai pu revoir Tengo. Et puis, il est probable que je porte son enfant. Il faut que je revoie encore une fois Tengo dans ce nouveau monde. Je dois le rencontrer, être face à face avec lui. Je ne peux quitter ce monde avant.

 

Le lendemain après-midi, elle reçut un coup de téléphone de Tamaru.

« D’abord, cette histoire du collecteur de la NHK, annonça-t-il. J’ai fait des vérifications en appelant directement la NHK. Le collecteur responsable de ce secteur de Kôenji a dit qu’il ne se souvenait pas du tout d’avoir frappé à la porte de l’appartement 303. Il avait auparavant vérifié que la vignette signalant que la redevance était réglée par virement automatique était apposée à côté de la porte. Et il a dit aussi qu’il n’irait jamais tambouriner délibérément contre une porte s’il y avait une sonnette. Pourquoi aller se faire mal à la main ? D’autre part, le jour où cet individu s’est présenté chez vous, lui faisait sa tournée dans un autre secteur. Je ne pense pas qu’il mentait. C’est déjà un vétéran, ça fait quinze ans qu’il fait ce métier, il est connu comme quelqu’un de patient et de doux.

— Et donc, fit Aomamé.

— Et donc, il y a de plus en plus de chances pour que l’individu qui est venu chez vous ne soit pas un collecteur de la NHK. Il s’est probablement fait passer pour tel. Ce qui préoccupe l’employé que j’ai eu au téléphone. Ils n’adorent pas les imposteurs. Ce responsable a dit qu’il aimerait me rencontrer et évoquer directement les détails de l’affaire. Bien entendu, j’ai refusé. J’ai prétendu que le mal n’était pas bien grand.

— Cet homme est-il un malade mental ? ou bien est-ce quelqu’un qui est sur mes traces ?

— Je ne crois pas que quelqu’un qui serait sur votre piste agirait de la sorte. Cela ne servirait à rien, au contraire, cela vous mettrait sur vos gardes.

— Mais si c’est un fou, pourquoi aurait-il choisi cette porte exprès ? Il y en a tellement d’autres. Je fais toujours attention à ce qu’on ne voie pas de lumière de l’extérieur, je ne fais pas de bruit. Les rideaux sont tirés en permanence, il n’y a pas de linge qui sèche sur le balcon. Et pourtant, cet homme a frappé délibérément contre ma porte. Il savait que je me cachais. Ou il a prétendu qu’il le savait. Et il a tout tenté pour se faire ouvrir.

— Vous pensez qu’il reviendra ?

— Je n’en sais rien. Mais s’il tient sérieusement à ce que je lui ouvre, est-ce qu’il ne reviendra pas jusqu’à ce que, en effet, je le fasse ?

— Et cela vous perturbe.

— Non, pas exactement, répondit Aomamé. Simplement, cela ne me plaît pas.

— Bien sûr, moi non plus, cela ne me plaît pas. Mais alors pas du tout. Si ce faux collecteur revient, cependant, nous ne pouvons pas appeler la NHK ou la police. En admettant que vous me contactiez et que j’accoure aussi vite que possible, il aura eu le temps de disparaître avant.

— Je crois que je peux me débrouiller seule, déclara Aomamé. Quelles que soient ses provocations, je ne lui ouvrirai pas.

— Il utilisera sûrement toutes sortes de ruses.

— Sûrement », fit Aomamé.

Tamaru eut une petite toux avant de changer de sujet. « Vous avez bien reçu les tests ?

— Ils sont positifs, répondit laconiquement Aomamé.

— Autrement dit, vous aviez raison.

— Exactement. J’ai effectué deux tests différents, le résultat est le même. »

Tamaru resta muet. Un mutisme semblable à une lithographie sur laquelle aucun caractère n’avait été imprimé.

« Il n’y a aucun doute ? demanda Tamaru.

— Je le savais depuis le début. Les tests étaient une simple confirmation. »

Tamaru caressa un moment la lithographie muette avec la pulpe du doigt.

« Je dois vous poser une question franche, dit-il. Avez-vous l’intention de poursuivre votre grossesse ? Ou bien songez-vous à prendre des mesures ?

— Non, pas de mesures.

— C’est-à-dire que vous irez jusqu’à l’accouchement.

— Si tout se déroule normalement, la naissance devrait avoir lieu l’année prochaine, entre fin juin et début juillet. »

Tamaru se livra à de rapides calculs mentaux.

« Autrement dit, nous, de notre côté, nous devons changer nos plans.

— Je suis désolée.

— Mais non, inutile, répondit Tamaru. Quelles que soient les circonstances, toutes les femmes ont le droit de mettre au monde un enfant, et ce droit doit leur être absolument garanti.

— On dirait un peu la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, remarqua Aomamé.

— Je ne devrais pas vous reposer la question, mais vous n’avez pas la moindre idée de qui pourrait être le père ?

— Depuis le mois de juin, je n’ai eu de rapport sexuel avec personne.

— Alors, ce serait une sorte de conception virginale ?

— Si l’on utilise cette formulation, les religieux se mettront sûrement en colère.

— Tout ce qui est extraordinaire déclenche toujours de la colère, dit Tamaru. Mais à présent que vous êtes enceinte, la prochaine étape sera d’aller voir au plus vite un médecin. Vous ne pouvez pas passer toute votre grossesse confinée dans ce petit appartement. »

Aomamé soupira. « Laissez-moi ici jusqu’à la fin de l’année. Il n’y aura pas de problème. »

Tamaru resta d’abord silencieux. Puis il reprit : « Bon, d’accord jusqu’à la fin de l’année. Comme nous vous l’avons promis. Mais ensuite, il faudra vous déplacer dans un lieu moins dangereux, où vous pourrez recevoir des soins médicaux. Vous êtes bien d’accord, je suppose ?

— Oui, je suis d’accord », répondit Aomamé. Mais elle n’en était pas certaine au fond d’elle-même. Si elle n’avait pas revu Tengo, pourrait-elle vraiment quitter ce lieu ?

« Il m’est arrivé une fois de mettre une femme enceinte », déclara Tamaru.

Aomamé resta muette un instant.

« Vous ? Mais je croyais…

— Eh bien oui. Je suis gay. Gay sans compromis. Depuis toujours, et aujourd’hui encore. Et sans doute pour longtemps.

— Et pourtant, vous avez mis une femme enceinte.

— Tout le monde commet des erreurs », répondit Tamaru. Mais il ne donnait pas l’impression de vouloir faire de l’humour. « Je préfère vous épargner les détails mais c’était il y a bien longtemps, j’étais jeune. En tout cas, une seule fois et paf, j’ai fait mouche.

— Et elle, après, qu’est-elle devenue ?

— Je l’ignore, dit Tamaru.

— Vous l’ignorez ?

— Je l’ai appris quand elle était enceinte de six mois. Ensuite, je ne sais pas.

— À six mois, on ne peut plus avorter.

— Oui, évidemment.

— Il y a de fortes chances pour que cet enfant soit né, dit Aomamé.

— Sans doute, en effet.

— Et vous aimeriez le voir ?

— Je ne suis pas intéressé, répondit Tamaru sans hésiter. Je ne l’avais pas choisi. Et vous ? Votre enfant, vous aurez envie de le voir ? »

Aomamé réfléchit à la question.

« Moi aussi, quand j’étais enfant, j’ai été rejetée par mes parents, aussi il m’est difficile de pronostiquer ce que je ferai face à mon enfant. Je n’ai pas eu le bon modèle.

— En tout cas, vous avez l’air de vouloir mettre au monde cet enfant. Dans ce monde violent et plein de contradictions.

— Parce que je cherche l’amour, dit Aomamé. Pas spécialement l’amour avec un enfant. Je n’en suis pas encore à cette étape.

— Mais l’enfant participe à cet amour.

— Sans doute. À certains égards.

— Et si vous vous trompez, si l’enfant ne participait pas à cet amour que vous recherchez, il pourrait en être blessé. Comme nous l’avons été.

— Oui, c’est possible. Mais je ne le sens pas ainsi. Par intuition.

— Je respecte les intuitions, pour ma part, répondit Tamaru. Mais dès qu’un sujet naît dans le monde, il est porteur d’une responsabilité éthique. Vous devriez vous en souvenir.

— Qui a dit ça ?

— Wittgenstein.

— Je m’en souviendrai, répondit Aomamé. Si votre enfant a vraiment été mis au monde, quel âge aurait-il ? »

Tamaru se livra à un calcul mental. « Dix-sept ans.

— Dix-sept ans. » Aomamé imagina un jeune homme ou une jeune fille de dix-sept ans porteur de sa responsabilité éthique.

« Je vais en parler à Madame, fit Tamaru. Elle voulait s’en entretenir directement avec vous. Mais comme je vous l’ai dit bien des fois, pour des raisons de sécurité, cela ne me dit rien. Même si j’ai pris toutes les mesures techniques possibles, le téléphone reste un moyen de communication dangereux.

— Je le sais.

— Mais elle porte un grand intérêt à savoir comment va se dérouler l’affaire, et elle s’inquiète pour vous.

— Je comprends bien. Je lui en suis reconnaissante.

— Je crois que le mieux est de lui faire confiance et de suivre ses conseils. C’est quelqu’un qui est très sage.

— Oui, bien sûr », répondit Aomamé.

Mais je dois aussi aiguiser mon esprit et me protéger par moi-même. La vieille dame d’Azabu possède assurément une grande sagesse. Elle a aussi un grand pouvoir. Pourtant, il y a des faits qu’elle ignore. Je suppose qu’elle ignore par quels principes se meut l’année 1Q84. Et j’imagine qu’elle n’a pas vu que dans le ciel brillaient deux lunes.

 

Après ce coup de téléphone, Aomamé s’allongea sur le canapé et dormit environ une demi-heure. Un sommeil bref et profond. Elle rêva mais c’était un rêve qui était comme un espace vide. Dans cet espace, elle pensait. Sur un cahier complètement blanc, elle écrivait à l’encre invisible. Lorsqu’elle s’éveilla, il lui restait une image vague mais étrangement claire. Je vais donner naissance à cet enfant. Ce petit être viendra au monde sans problème. Comme l’a dit Tamaru, il sera forcément porteur d’éthique.

Elle posa les paumes de ses mains sur le bas de son abdomen, tendit l’oreille. Elle n’entendait encore rien. Pour le moment.