Tengo
Les règles du monde ont commencé à se relâcher
APRÈS AVOIR ACHEVÉ SON PETIT DÉJEUNER, Tengo se rendit à la salle de bains du ryôkan et prit une douche. Il se lava les cheveux et se rasa. Il enfila ensuite les vêtements qui avaient été lavés, séchés et déposés dans sa chambre. Enfin il sortit, acheta les journaux du matin à un kiosque devant la gare et entra dans un café où il but un espresso.
Les articles qu’il parcourut ne suscitèrent chez lui aucun intérêt particulier. Du moins dans ce que Tengo lut ce matin-là, le monde lui parut morne et insipide, comme s’il relisait les mêmes journaux, ceux d’il y a une semaine, par exemple. Il les replia et consulta sa montre. Neuf heures et demie. Les visites à l’hôpital commençaient à dix heures.
Ses préparatifs de retour furent rapides. Il n’avait que très peu de bagages. Quelques vêtements, des affaires de toilette, plusieurs livres, une ramette de papier, c’était à peu près tout. Il entassa ses effets dans son sac à dos, le mit à l’épaule, alla régler la note du ryôkan, puis il monta dans un bus et gagna l’hôpital. C’était déjà le début de l’hiver. Personne ou presque ne se promenait sur le rivage. Il fut le seul à descendre à l’arrêt devant l’hôpital.
Il pénétra dans le hall d’entrée, remplit comme d’habitude le registre des entrées en indiquant son nom et l’heure. À la réception siégeait une jeune infirmière, qu’il n’avait aperçue que de loin en loin. Avec ses bras et ses jambes terriblement longs et minces, son petit sourire au coin de ses lèvres, on aurait dit une araignée bienveillante qui allait vous guider dans une forêt. En général, cette place était occupée par Mme Tamura, l’infirmière aux lunettes d’un certain âge. Ce matin-là pourtant, elle était invisible, ce qui soulagea quelque peu Tengo. Elle aurait pu lancer une allusion sur le fait qu’il ait raccompagné Kumi Adachi chez elle la nuit dernière. Il ne vit pas non plus Mme Ômura, l’infirmière qui plantait un stylo-bille dans ses cheveux relevés. Peut-être ces femmes avaient-elles disparu, avaient-elles été absorbées dans la terre sans qu’il en reste aucune trace. À la façon des trois sorcières de Macbeth.
Mais bien entendu, non, c’était impossible. Kumi Adachi n’était pas de service ce jour, et les deux autres avaient dit qu’elles travaillaient normalement. Simplement, à cet instant, elles étaient occupées quelque part ailleurs.
Tengo gravit l’escalier et se dirigea vers la chambre de son père, au premier étage. Il frappa deux coups légers et ouvrit la porte. Comme les autres jours, son père était plongé dans le sommeil. Relié par un cathéter qui évacuait son urine et avec le tube de la perfusion fixé à un bras. Il n’y avait aucun changement depuis la veille. La fenêtre était fermée, les rideaux tirés. L’air de la chambre étouffant, malsain. Des odeurs intimement mêlées, au point qu’il était difficile de différencier celles qui provenaient des médicaments, des fleurs du vase, de celles qui émanaient du malade, de son haleine, de ses déjections, ou des autres manifestations de sa vie. Malgré le déclin de ses forces, malgré sa perte de conscience durant une longue période, son métabolisme ne s’était pas altéré. Son père était toujours de ce côté-ci de la ligne de partage des eaux. Pour le dire autrement, il était vivant, et par conséquent il émettait diverses odeurs.
La première chose que fit Tengo fut d’aller tirer les rideaux et d’ouvrir la fenêtre en grand. C’était un matin agréable. Il fallait renouveler l’air de la chambre. Il faisait assez frais, mais le froid n’était pas encore trop vif. Le soleil pénétra dans la pièce, la brise marine fit onduler les rideaux. Une mouette emportée par un coup de vent replia ses pattes avec grâce et plana au-dessus de la pinède brise-vent. Une compagnie de moineaux était perchée sur des fils électriques, ici ou là, sans ordre. Les petits oiseaux ne cessaient de changer de position, comme des notes de musique qui bougeraient sur une portée. Juché au sommet d’un lampadaire, un corbeau au grand bec jetait aux alentours des regards circonspects, comme s’il réfléchissait à ce qu’il entreprendrait ensuite. Quelques nuages, en longues stries, flottaient très haut dans le ciel, telles des considérations abstraites trop élevées et trop lointaines pour être concernées par les agissements des humains.
Dos tourné à son père, Tengo contempla un moment le paysage. Les êtres animés, les êtres inanimés. Ceux qui se meuvent, ceux qui restent immobiles. C’était le spectacle de toujours qu’il voyait par la fenêtre, un spectacle absolument inchangé. Il n’y avait décidément rien de nouveau. Le monde devait aller de l’avant, et c’était bien ce qu’il faisait. Il se contentait de jouer son rôle, comme un réveille-matin bon marché. Et Tengo se contentait de regarder distraitement le paysage afin de prolonger ce moment, ne serait-ce que de peu, avant de devoir faire face à son père. Car bien entendu, ce temps ne pouvait durer indéfiniment.
Tengo finit par se décider et s’assit sur une chaise métallique, à côté du lit. Son père était étendu, le visage tourné vers le plafond, les yeux clos. La couette qui le recouvrait jusqu’au cou était impeccablement tirée. Les yeux de son père étaient enfoncés, totalement affaissés, comme si des composants s’étaient défaits, que les orbites avaient cessé de soutenir les globes oculaires. En admettant que son père ouvre les yeux de nouveau, le monde ne lui apparaîtrait donc que depuis ces profondes cavités.
« Papa », lui dit Tengo.
Son père ne répondit pas. Le vent qui s’engouffrait dans la chambre retomba soudain, les rideaux revinrent à la verticale. Comme quelqu’un qui brusquement, au milieu de ses activités, s’aperçoit qu’il a laissé en plan une affaire importante. Puis, immédiatement, le vent recommença à souffler lentement, comme s’il avait de nouveau changé d’avis.
« Je vais rentrer à Tokyo à présent, dit Tengo. Il m’est impossible de rester ici indéfiniment. Je ne peux pas prolonger mon congé à mon école. J’ai moi aussi ma vie à mener, même si elle n’est pas extraordinaire. »
La barbe avait un peu repoussé sur les joues de son père. Çà et là apparaissaient des poils de deux ou trois jours. À peu près autant de blancs que de noirs. Les infirmières le rasaient avec un rasoir électrique. Pas chaque jour pourtant. Son père n’avait que soixante-quatre ans, mais il paraissait beaucoup plus vieux. Comme si, par inadvertance, quelqu’un avait déroulé jusqu’au bout le film de sa vie.
« Depuis que je suis ici, finalement, tu ne t’es pas réveillé. Mais, selon le médecin, tes forces n’ont pas tellement décliné. Curieusement, tu as conservé à peu près ta santé d’autrefois. »
Tengo fit une pause, attendant que ses paroles pénètrent l’esprit de son père.
« Je ne sais pas si tu m’entends. Même si ma voix fait vibrer tes tympans, peut-être que la ligne est coupée ensuite. Ou alors, les mots que je prononce arrivent bien à ta conscience, mais tu n’es pas en mesure d’y réagir. Je ne sais pas. En tout cas, je suis parti du principe que tu m’entendais. Et je t’ai parlé, je t’ai fait la lecture. Sinon, cela n’aurait eu aucun sens que je te parle ou que je reste ici. Et puis… enfin, j’ai du mal à m’expliquer, mais voilà. Il m’a semblé que tu réagissais un peu. Que tu comprenais l’essentiel de ce que je te disais. »
Pas de réponse.
« Je vais peut-être dire un truc idiot. Mais je dois rentrer à Tokyo et je ne sais pas quand je pourrai revenir. Donc, ce que j’ai dans la tête, je vais te l’avouer franchement. Si tu penses que c’est absurde, vas-y, rigole, cela m’est égal. Enfin, bien sûr, si tu peux encore rire. »
Tengo soupira et observa le visage de son père. Non, il n’y avait aucune réaction.
« Ton corps est plongé dans le coma. Ta conscience et tes sensations ont disparu et tu n’es maintenu en vie que grâce au dispositif de réanimation. Un mort vivant, comme diraient les médecins. Bien sûr, ils emploieraient des circonlocutions ou des euphémismes. Peut-être qu’en effet le point de vue des médecins est exact. Et pourtant, si ce n’était qu’une apparence trompeuse ? Et si, en fait, ta conscience n’avait pas vraiment disparu ? Je n’ai jamais cessé d’avoir l’impression que tu aurais laissé ici ton corps, sous cet aspect comateux, et que tu serais vivant, ailleurs, en esprit. Enfin, c’est juste un sentiment. »
Silence.
« Je sais bien, ce sont là des fantaisies extravagantes. Si je racontais ça à n’importe qui, il me prendrait pour un fou. Mais je ne peux m’empêcher d’imaginer les choses ainsi. Tu as probablement perdu tout intérêt pour ce monde. Tu es déçu, découragé, tu es devenu indifférent à tout. Alors, tu as délaissé ton corps, tu t’es déplacé ailleurs, et tu mènes une autre vie. N’est-ce pas ? Dans un monde à l’intérieur de toi. »
Le silence, toujours.
« Je me suis mis en congé, je suis venu dans cette ville, j’ai loué une chambre dans un ryôkan, je t’ai rendu visite chaque jour, je t’ai parlé. Cela fera bientôt deux semaines que dure cette routine. Mais si j’ai agi ainsi, ce n’est pas seulement dans le but de te voir ou de m’occuper de toi. C’était aussi parce que je voulais savoir d’où j’étais issu, quelle était ma filiation. À présent pourtant, ces questions m’importent peu. Je suis qui je suis – avec les liens de sang que j’ai, ou que je n’ai pas. Et je sais une chose : tu es mon père. Je me dis que c’est très bien. Je ne sais pas s’il faut appeler cela de la réconciliation. En tout cas, je suis réconcilié avec moi-même. Oui, je crois. »
Tengo respira profondément. Il poursuivit d’une voix plus basse.
« Cet été, tu avais encore toute ta tête. Certes, tu étais un peu confus, mais ta conscience fonctionnait encore. Dans la chambre que tu occupais à ce moment-là, j’ai revu la petite fille. On t’avait transporté dans la salle d’examens, et après ton départ, elle est venue dans la chambre. Peut-être était-ce une sorte de double ? Et si je suis revenu dans cette ville, si j’y ai séjourné aussi longtemps, c’est parce que j’espérais voir cette fillette encore une fois. Voilà la véritable raison de ma présence ici. »
Tengo soupira, joignit les paumes de ses mains sur ses genoux.
« Mais elle ne s’est pas manifestée. Elle avait été transportée jusqu’ici dans ce que j’appelle une chrysalide de l’air, qui lui faisait comme une sorte de capsule autour d’elle. Ce serait trop long de tout t’expliquer, mais la chrysalide de l’air, à l’origine, c’est un pur produit de l’imagination, quelque chose de chimérique. Plus maintenant pourtant. La ligne de partage entre le monde réel et l’imaginaire est devenue floue. Dans le ciel brillent deux lunes. Et ce phénomène est également issu du monde de la fiction. »
Tengo regarda le visage de son père. Le comprenait-il ?
« Dans ce contexte, il n’y aurait rien de bizarre à ce que tu aies détaché ton esprit de ton corps, et que tu l’aies déplacé dans un autre monde où tu peux évoluer en toute liberté. Comme si les règles du monde qui nous entoure avaient commencé à se relâcher. Et ainsi que je te l’ai déjà dit, j’ai la sensation étrange que oui, tu le fais vraiment. Par exemple, tu es allé frapper à la porte de mon appartement, à Kôenji. Tu vois de quoi je parle ? Tu affirmes que tu es un collecteur de la NHK, tu frappes avec insistance à la porte, tu profères des menaces dans le couloir. Comme cela nous est si souvent arrivé, quand nous faisions la tournée de la redevance, à Ichikawa. »
Tengo eut l’impression que la chambre subissait comme un léger changement de pression atmosphérique. La fenêtre était grande ouverte mais presque aucun bruit n’y pénétrait. On n’entendait que les moineaux qui chantaient de temps à autre.
« Chez moi, à Tokyo, en ce moment, loge une jeune fille. Non, elle n’est pas mon amante. Simplement, elle est venue s’abriter chez moi de façon temporaire, à la suite de circonstances bien particulières. Et elle m’a expliqué, au téléphone, qu’un collecteur de la NHK était venu il y a quelques jours. L’homme tambourine à la porte, et en même temps, il crie, il s’agite dans le couloir. Et ça, ça ressemble étonnamment à tes manières d’autrefois, tu le sais bien, papa. Cela m’a tout à fait rappelé tes mots. Des façons de parler que j’aurais aimé oublier complètement. Et ce collecteur, je me suis demandé si ce n’était pas toi, en fait. Est-ce que je fais erreur ? »
Tengo observa un silence d’une trentaine de secondes. Mais son père ne cilla pas.
« Il y a juste une chose que j’aimerais : que tu cesses de frapper à ma porte. Je ne possède pas de téléviseur. Et puis, les jours où nous allions ensemble collecter la redevance sont révolus depuis longtemps. Je pense que nous nous étions mis d’accord là-dessus. En présence de mon professeur, tu sais ? J’ai oublié son nom, elle était responsable de ma classe, une femme petite, qui portait des lunettes. Tu t’en souviens, pas vrai ? Alors, s’il te plaît, ne reviens plus frapper à ma porte. Pas seulement à la mienne, d’ailleurs. Ne frappe plus à aucune porte. Tu n’es plus collecteur de la NHK, tu n’as pas le droit de faire peur aux gens en agissant de la sorte. »
Tengo se leva, s’approcha de la fenêtre, contempla le paysage. Un vieil homme avec un gros pull épais, muni d’une canne, marchait devant la pinède. Il avait une taille élevée, des cheveux blancs, une belle allure. Mais sa démarche était maladroite. Comme s’il avait oublié comment on marchait, il faisait un pas en avant, puis brusquement, de nouveau, un autre pas. Tengo l’observa un moment. Le vieil homme traversa lentement le jardin, obliqua à l’angle d’un bâtiment et disparut. Jusqu’à la fin, on aurait dit qu’il ne se souvenait pas complètement de la manière de marcher. Tengo se tourna vers son père.
« Je ne te fais aucun reproche. Tu as le droit de balader ton esprit là où ça te plaît. C’est ta vie, c’est ton esprit. Fais ce que tu estimes juste de faire. Et je n’ai sans doute pas le droit de me mêler de tes affaires. Mais tu n’es plus un collecteur de la NHK. Et tu ne dois plus faire semblant de l’être. Tu auras beau faire, c’est sans espoir. »
Tengo s’assit sur le rebord de la fenêtre, il chercha ses mots dans l’espace de la chambre exiguë.
« Je ne sais pas très bien quelle sorte de vie a été la tienne, quels bonheurs, quelles tristesses tu as connus. Mais même si tu en es insatisfait, tu ne dois pas aller chercher ce qui te manque en frappant à la porte des autres. Même si ces lieux sont ceux que tu connais le mieux, même s’il s’agit pour toi des actes dont tu as été le plus fier. »
Tengo se tut et scruta le visage de son père.
« J’aimerais que tu ne frappes plus à aucune porte. Papa, c’est la seule chose que je te demande. Maintenant, il va falloir que je m’en aille. Je suis venu ici chaque jour, je t’ai parlé alors que tu étais dans le coma, je t’ai lu des livres. Et nous nous sommes réconciliés, enfin, en partie du moins. Et cela, c’est vraiment arrivé, dans le monde réel. Peut-être que cela ne te plaît pas, mais il faut que tu reviennes ici. Parce que tu appartiens à ce lieu. »
Tengo souleva son sac à dos, le mit à l’épaule. « J’y vais ! »
Le père ne dit rien, il n’eut pas le moindre mouvement, ses yeux restèrent étroitement clos. Comme toujours. Pourtant, Tengo eut l’impression qu’il y avait en lui comme une sorte de réflexion. Il retint son souffle, tenta de la capter. Il avait le sentiment que son père pourrait soudain ouvrir les yeux, qu’il pourrait se redresser. Mais rien de tel ne se produisit.
L’infirmière aux longs bras, qui lui évoquait une araignée, était encore à la réception. Sur son badge en plastique accroché à sa poitrine, il était écrit : « Tamaki. »
« Je rentre à présent à Tokyo, expliqua Tengo à Mlle Tamaki.
— C’est dommage que votre père n’ait pas recouvré ses esprits pendant que vous étiez sur place, répondit-elle d’une voix consolatrice. Mais il s’est sûrement réjoui que vous restiez aussi longtemps. »
Tengo ne trouva pas de bonne réponse à ses paroles. « Transmettez mes amitiés aux autres infirmières. Dites-leur que je les remercie pour leur gentillesse. »
En fin de compte, il n’avait pas revu Mme Tamura, l’infirmière aux lunettes. Ni Mme Ômura à la poitrine opulente, celle qui fichait un stylo-bille dans ses cheveux. C’était un peu triste. Ces femmes étaient d’excellentes soignantes, elles s’étaient montrées attentionnées à son égard. Mais c’était peut-être mieux de ne pas les avoir revues. Parce que c’était tout seul qu’il s’évadait de La Ville des Chats.
Quand le train quitta la gare de Chikura, il repensa à la nuit qu’il avait passée chez Kumi Adachi. À bien y réfléchir, c’était juste la nuit précédente. La lampe criarde imitation Tiffany, la love chair inconfortable, les rires de la télé que l’on entendait de chez les voisins. La voix de la chouette dans le bois, la fumée du haschisch, le tee-shirt avec le dessin du smiley, la toison opulente de la jeune femme qui s’était frottée contre ses jambes. Tous ces événements lui apparaissaient très lointains, alors qu’à peine un jour s’était écoulé depuis qu’ils s’étaient produits. Son sens des distances ne fonctionnait pas très bien. Comme si le cœur de ses souvenirs ne parvenait pas à trouver un équilibre – à l’image d’une balance aux plateaux instables.
L’angoisse l’envahit soudain. Il regarda tout autour de lui. Était-ce la véritable réalité ? Est-ce que par hasard, se demanda-t-il, je serais de nouveau embarqué dans une réalité fausse ? Il interrogea le voyageur le plus proche, vérifia que ce train se dirigeait vers Tateyama. Tout allait bien. Une fois à Tateyama, il changerait de train et prendrait un rapide pour Tokyo. Il s’éloignait peu à peu de La Ville des Chats.
Il effectua sa correspondance comme prévu, et lorsqu’il eut regagné sa place, il sombra dans le sommeil, qui le sollicitait, semblait-il, en urgence. Un sommeil profond. Comme s’il avait trébuché puis dégringolé dans un abîme sans fond, complètement obscur. Ses paupières se fermèrent d’elles-mêmes, et la seconde d’après, sa conscience s’était volatilisée. Lorsqu’il s’éveilla, le train avait dépassé Makuhari. Il ne faisait pas particulièrement chaud dans le wagon mais il transpirait aux aisselles et dans le dos. Il avait une mauvaise odeur dans la bouche. Qui lui évoquait l’air lourd et pollué de la chambre d’hôpital de son père. Il sortit un chewing-gum de sa poche et se mit à le mâcher.
Je ne reviendrai plus dans cette ville, songea Tengo. Du moins, tant que mon père sera en vie. Bien entendu, dans ce monde, on ne peut se prévaloir d’une certitude absolue. Mais il savait qu’il n’avait plus rien à attendre de cette petite ville côtière.
Lorsqu’il fut de retour dans son appartement, Fukaéri n’était pas là. Il frappa trois fois à la porte, marqua une pause, puis donna deux nouveaux coups. Ensuite, il déverrouilla la serrure. L’espace était vide, calme, étonnamment propre. La vaisselle était rangée sur les étagères, tout était bien ordonné sur la table de séjour et sur son bureau, la poubelle était vidée. Il y avait même des traces du passage de l’aspirateur. Le lit était fait, rien ne traînait, ni livre, ni disque. La lessive propre était soigneusement pliée et posée à la tête du lit.
Le gros sac à bandoulière dans lequel Fukaéri entassait ses affaires n’était pas là non plus. Elle ne semblait pas avoir quitté l’appartement en hâte sous le coup d’une impulsion soudaine ou par suite d’un imprévu. Ni s’être réfugiée ailleurs temporairement. Elle avait décidé de partir de là, avait tout nettoyé puis elle s’en était allée. Tengo imagina Fukaéri en train de passer seule l’aspirateur, de faire la poussière, un chiffon à la main. C’était une image qui ne lui correspondait absolument pas.
Quand il ouvrit sa boîte aux lettres, il y trouva le double de sa clé. D’après le courrier qui s’était entassé, il supposa qu’elle était partie la veille ou le jour précédent. Avant-hier matin, il lui avait téléphoné, et elle était encore là. La veille au soir, il était allé dîner avec les infirmières, puis il avait été invité chez Kumi Adachi. Du coup, il avait oublié de l’appeler.
Dans des cas de ce genre, elle laissait toujours un petit message, de son écriture si particulière – on aurait dit des caractères cunéiformes. Cette fois pourtant, Tengo ne découvrit rien de tel. Elle était simplement partie sans rien dire. Tengo n’en était ni vraiment étonné ni désappointé. Ce que Fukaéri pensait ou faisait, personne ne pouvait le deviner. Elle venait quand elle le voulait et repartait de même. Exactement comme un chat capricieux et indépendant. Il était d’ailleurs étonnant qu’elle ait séjourné aussi longtemps au même endroit.
Le réfrigérateur était plus rempli qu’il ne l’aurait imaginé. Sans doute était-elle sortie faire des courses quelques jours plus tôt. Elle avait fait cuire une grande quantité de choux-fleurs, très récemment, semblait-il. Aurait-elle su que Tengo rentrerait à Tokyo d’ici un jour ou deux ? Comme il se sentait affamé, il se prépara des œufs sur le plat qu’il accompagna de chou-fleur. Il se fit griller des toasts et but deux mugs de café.
Après quoi, il téléphona à l’ami qui l’avait remplacé et lui annonça qu’il reprendrait ses cours dès le début de la semaine suivante. Son ami lui indiqua jusqu’où il avait progressé dans le manuel.
« Tu m’as bien rendu service. Je te remercie, déclara Tengo.
— Je ne déteste pas enseigner. De temps à autre, je trouve même l’exercice intéressant. Mais si je dois le faire longtemps, je finis par me voir comme étranger à moi-même. »
Tengo éprouvait également ce genre de sentiment.
« Est-ce qu’il s’est passé quelque chose pendant mon absence ?
— Non, rien de spécial. Ah, on t’a apporté une lettre. Je l’ai mise dans le tiroir de ton bureau.
— Une lettre ? fit Tengo. De qui ?
— D’une jeune fille très mince, avec des cheveux lisses qui lui retombaient jusqu’aux épaules. Elle m’a demandé de te donner cette lettre. Elle avait une façon de parler un peu bizarre. C’était peut-être une étrangère.
— Est-ce qu’elle ne portait pas un gros sac à bandoulière ?
— Si. Un sac vert. Très plein. »
Fukaéri avait probablement été inquiète à l’idée de laisser sa lettre dans l’appartement. Quelqu’un aurait pu la lire. Ou la subtiliser. Par conséquent, elle l’avait apportée à son école et l’avait remise en mains propres à son ami.
Tengo le remercia de nouveau puis raccrocha. C’était déjà le soir. Il n’avait guère envie de prendre le train jusqu’à Yoyogi pour aller chercher la lettre. Ce serait pour le lendemain.
Il s’aperçut ensuite qu’il avait oublié de demander à son ami ce qu’il en était de la lune. Il eut envie de lui téléphoner de nouveau mais il se réfréna. Il y avait toutes les chances pour que l’homme ne s’en soit pas souvenu. Et en fin de compte, c’était là un problème qu’à tout jamais il devait résoudre seul.
Tengo sortit et se promena au hasard dans les rues nocturnes. Sans Fukaéri, son appartement lui semblait étrangement silencieux et inconfortable. Lorsqu’elle habitait avec lui, Tengo ne ressentait pas vraiment sa présence. Il menait sa propre vie, Fukaéri menait la sienne. Mais à présent qu’elle avait disparu, il s’aperçut qu’une sorte de vide à forme humaine s’était installé à sa place.
Non pas qu’il ait eu le cœur enflammé par Fukaéri. C’était certes une belle jeune fille, fort séduisante, mais Tengo n’avait jamais ressenti pour elle de désir sexuel. Et alors qu’ils avaient cohabité une si longue période de temps, son cœur ne s’était toujours pas emballé. À quoi cela tenait-il ? Aurais-je des raisons, se demandait-il, pour ne pas ressentir d’attirance à l’égard de Fukaéri ? Il est vrai que durant la nuit de ce terrible orage, Tengo et Fukaéri avaient eu une relation sexuelle. Mais ce n’était pas lui qui l’avait cherchée. C’était ce qu’elle voulait, elle.
L’expression « relation sexuelle » convenait précisément à ce qu’avait été cet acte. Elle avait chevauché Tengo dont le corps était engourdi, qui avait perdu sa liberté, elle avait fait pénétrer en elle son pénis durci. À ces moments-là, Fukaéri avait semblé s’oublier elle-même. On aurait dit une fée sous l’emprise d’un rêve érotique.
Ensuite, ils avaient vécu côte à côte dans son petit appartement, comme si rien ne s’était passé. L’orage s’était calmé, la nuit s’était achevée, et Fukaéri avait paru avoir totalement oublié l’événement. Tengo, de son côté, ne l’avait pas évoqué. Il sentait que si elle l’avait réellement oublié, mieux valait la laisser ainsi. Et qu’il serait préférable qu’il l’oublie lui aussi. Évidemment, il lui restait des questions. Pourquoi Fukaéri avait-elle agi ainsi ? Avait-elle un but ? Ou bien avait-elle été possédée temporairement ?
La seule chose que savait Tengo, c’était qu’il ne s’était pas agi d’un acte d’amour. Fukaéri avait de la sympathie pour lui – c’était évident. Mais il ne pensait pas du tout qu’elle éprouvait pour lui de l’amour, du désir ou un sentiment de ce genre. Elle ne ressentait de désir sexuel pour personne. Tengo n’avait certes pas une confiance très vaillante sur sa capacité à observer la nature humaine. Néanmoins, il était incapable d’imaginer Fukaéri en train de faire l’amour fiévreusement en poussant des soupirs brûlants. Non, même un rapport sexuel médiocre, il ne le visualisait pas. Il ne sentait pas ces choses-là chez elle.
Plongé dans ces pensées, Tengo avançait dans les rues de Kôenji. Avec le soir, un vent froid s’était mis à souffler, mais il ne s’en souciait pas. Il marchait et il pensait. Plus tard, quand il serait face à son bureau, il mettrait en forme ses réflexions. C’était devenu son habitude. C’est pourquoi il marchait beaucoup. Qu’il pleuve, qu’il vente, cela ne comptait pas. Il passa devant le Mugiatama – « tête de blé ». N’ayant rien d’autre à faire, il entra et commanda une Carlsberg pression. Le café venait d’ouvrir, il n’y avait pas d’autre client. Il cessa de penser, fit le vide dans sa tête et but lentement sa bière.
Mais Tengo n’était pas vraiment en mesure de garder la tête vide longtemps. De la même façon que le vide absolu n’existe pas dans la nature. Il ne pouvait s’empêcher de penser à Fukaéri. Tel un mince fragment de rêve, elle s’était infiltrée dans son esprit.
Peut-être qu’elle est tout près d’ici. À un endroit où on peut aller à pied à partir d’ici.
C’est ce qu’avait dit Fukaéri. Voilà pourquoi, songeait-il, je cherche Aomamé dans le quartier. Et que je suis entré dans ce café. Que lui avait-elle donc dit aussi ?
Ne t’inquiète pas. Si tu ne la trouves pas, elle te trouvera.
De même que Tengo cherchait Aomamé, Aomamé cherchait Tengo. Cela, il n’était pas sûr de l’avoir bien assimilé. Lui, de son côté, cherchait fébrilement Aomamé. Mais Aomamé en faisait-elle autant ? Il n’en était pas convaincu.
Moi je perçois toi tu reçois.
C’étaient également les paroles que Fukaéri avait alors prononcées. Elle percevait, Tengo recevait. Mais Fukaéri extériorisait ce qu’elle avait perçu seulement quand elle le voulait. Agissait-elle ainsi en se conformant à un principe absolu, à une théorie, ou bien par pur caprice ? Tengo ne pouvait en juger.
Encore une fois, il se remémora leur étrange relation sexuelle. La jolie jeune fille de dix-sept ans l’avait chevauché et avait fait entrer en elle son pénis. Ses seins opulents se balançaient souplement, tels des fruits mûrs. Elle avait fermé les yeux, comme en extase, les narines dilatées par l’excitation. Ses lèvres formaient des mots qui n’en étaient pas. Il voyait ses dents blanches, entre lesquelles parfois pointait le bout de sa langue rose. Tengo se souvenait avec précision de cette scène. Son corps était engourdi mais son esprit totalement lucide. Puis son érection était parvenue à sa plénitude.
Néanmoins, il avait beau faire revivre clairement cet épisode dans sa tête, il n’en éprouvait pas d’excitation pour autant. Il n’avait pas envie d’avoir une nouvelle relation sexuelle avec Fukaéri. Cela ferait bientôt trois mois qu’il n’avait pas fait l’amour. Qu’il n’avait pas éjaculé. Pour Tengo, c’était exceptionnel. Lui qui était un célibataire de trente ans, en pleine santé, qui nourrissait des désirs sexuels extrêmement normaux, c’était la sorte d’appétit qu’il aurait dû avoir besoin d’assouvir.
Pourtant, même quand il s’était retrouvé chez Kumi Adachi, qu’il avait partagé son lit, même lorsqu’elle avait frotté sa toison intime contre sa jambe, Tengo n’avait pas ressenti de désir. Son pénis était resté complètement relâché. Peut-être était-ce dû au haschisch. Mais il n’en avait pas l’impression. En raison de l’échange que Fukaéri avait initié avec lui durant la nuit d’orage, quelque chose de précieux lui avait été enlevé du cœur. Comme un meuble qu’on emporte d’une maison. Tel était son sentiment.
Mais de quoi s’agissait-il ?
Tengo secoua la tête.
Lorsqu’il eut terminé sa bière, il commanda un Four Roses avec glaçons et une coupelle de fruits secs. Comme la première fois qu’il était venu là.
Il n’était pas impossible que l’érection qu’il avait connue pendant cette nuit perturbée par le gros orage ait été trop parfaite. Sa verge était demeurée raidie et érigée d’une manière bien plus forte et constante que d’habitude. Il n’aurait pas cru que c’était son propre pénis. Tel qu’il était devenu alors, si lisse, si brillant, il ressemblait davantage à un symbole qu’à un pénis réel. Et l’éjaculation qui s’était ensuivie était puissante, vaillante, et le liquide séminal avait été dense comme jamais. Il avait sans aucun doute atteint jusqu’au tréfonds de la matrice de Fukaéri. Ou plus loin encore. Une éjaculation absolue.
Néanmoins, quand les choses sont trop parfaites, ensuite survient une réaction. Ainsi va le monde. Après ça, ai-je connu une érection ? se demandait-il. Il ne parvenait pas à s’en souvenir. Sans doute pas une seule. Si même cela lui était arrivé, sûrement s’était-il agi d’une manifestation de second choix. En termes de cinéma, quelque chose comme un film de série B, produit pour atteindre le quota requis. Une érection dont il était inutile de parler. Sûrement.
Peut-être bien, se dit Tengo, que je vivrai le reste de ma vie avec ce genre d’érection de second choix. Ou même sans érection du tout, y compris de second choix. À coup sûr, une vie mélancolique, comme un crépuscule qui s’éternise. Mais, quand on y réfléchissait bien, c’était peut-être inévitable. Après tout, une fois, il avait connu une érection parfaite, il avait éjaculé à la perfection. C’était comme pour l’auteur d’Autant en emporte le vent. Une seule œuvre grandiose et c’en était fini.
Après avoir achevé son whisky et réglé l’addition, il erra de nouveau sans but dans les rues. Le vent avait forci, l’atmosphère nettement fraîchi. Avant que les règles du monde ne se relâchent trop, se dit Tengo, avant que toute logique ait disparu, je dois retrouver Aomamé. C’était à présent son unique désir : que le hasard lui fasse rencontrer Aomamé. Si je ne la retrouve pas, quelle valeur aura ma vie ? Elle se trouvait quelque part dans Kôenji. En septembre. Peut-être est-elle encore au même endroit maintenant. Bien entendu, il n’en avait aucune preuve. Mais à l’heure actuelle, c’était la seule hypothèse qu’il pouvait avancer. Aomamé était quelque part dans les environs. Et elle aussi était en train de le chercher. Comme une pièce de monnaie cassée en deux dont chaque moitié cherche l’autre.
Il leva les yeux vers le ciel. Mais les lunes lui étaient invisibles. Je dois aller quelque part où je puisse les voir, décida-t-il.