21

Tengo

Quelque part dans un coin de sa tête

LA SONNERIE DU TÉLÉPHONE RETENTIT. Les chiffres du réveille-matin indiquaient deux heures quatre. Lundi, deux heures quatre minutes. Le jour n’était pas levé. Tout était sombre et Tengo dormait profondément. Il était plongé dans un doux sommeil sans rêve.

Sa première pensée fut qu’il s’agissait d’un appel de Fukaéri. Il n’y avait qu’elle pour téléphoner à une heure aussi insensée. Puis tout de suite après, il pensa à Komatsu. De lui non plus, on n’aurait pu dire qu’il était conventionnel à propos des horaires. Pourtant, cette sonnerie ne ressemblait pas à Komatsu. Elle avait quelque chose de plus pressant, une tonalité plus administrative aussi. En outre, il avait quitté l’éditeur tout juste quelques heures plus tôt, après une très longue conversation.

Il pouvait certes choisir d’ignorer le téléphone et de continuer à dormir. C’était ce qu’il aurait préféré. Mais la sonnerie ne cessait de retentir comme pour briser toute velléité de choix. Peut-être continuerait-elle inexorablement jusqu’au lever du jour. Il sortit de son lit et souleva le combiné en se cognant le pied au passage.

« Allô », fit Tengo. Sa langue était pâteuse. Il avait l’impression que dans son crâne, à la place de son cerveau, il y avait de la laitue surgelée. Certains ignorent qu’il ne faut pas congeler les salades. Une fois la laitue sortie du congélateur, elle n’a plus aucun craquant – alors que c’est ce qu’on attend d’elle avant tout.

En se collant le combiné contre l’oreille, il entendit le vent souffler. Une rafale de vent capricieux qui s’engouffrait dans un vallon étroit et faisait se hérisser le pelage d’une biche gracieuse penchée vers un ruisseau, occupée à boire son eau transparente. Mais ce n’était pas le bruit du vent. Quelqu’un soupirait, et son souffle était amplifié par l’appareil.

« Allô », répéta Tengo. Était-ce une plaisanterie ? Ou alors la ligne était mauvaise.

« Allô », répondit une voix féminine, dont il ne se souvenait pas. Ce n’était pas Fukaéri. Pas non plus sa petite amie plus âgée.

« Allô, dit encore une fois Tengo. Ici Tengo Kawana…

— Ah, Tengo ! » répondit la femme à l’autre bout du fil. La conversation semblait enfin s’enclencher. Mais il ne savait toujours pas qui l’appelait.

« Qui est à l’appareil ?

— Kumi Adachi, répondit la femme.

— Ah, c’est toi… »

Kumi Adachi était la jeune infirmière qui habitait un appartement d’où l’on entendait une chouette hululer.

« Que se passe-t-il ?

— Tu dormais ?

— Oui, répondit Tengo. Et toi ? »

Une question idiote. Quelqu’un en train de dormir n’allait évidemment pas vous téléphoner. Pourquoi parlait-il si bêtement ? Sans doute à cause de la laitue surgelée.

« Je suis de service », répondit-elle. Puis elle toussota. « Voilà… Monsieur Kawana est décédé.

— Monsieur Kawana est décédé », répéta Tengo sans très bien comprendre. Lui annonçait-on sa propre mort ?

« Ton père a rendu son dernier soupir », rectifia alors Kumi Adachi.

Tengo fit passer le combiné de sa main droite à la gauche dans un geste à peu près vide de sens.

« Rendu son dernier soupir, redit-il.

— Je m’étais assoupie dans la salle de repos, et peu après une heure du matin, j’ai entendu la sonnette d’appel. C’était celle de la chambre de ton père. Ce ne pouvait être lui qui avait appuyé dessus, puisqu’il était toujours inconscient. Je me suis dit que c’était bizarre et je suis allée voir tout de suite. Quand je suis arrivée, il ne respirait plus. Le cœur s’était arrêté aussi. J’ai fait appeler le médecin de garde, il a pratiqué les gestes d’urgence, mais cela ne servait plus à rien.

— Ce serait mon père qui aurait appuyé sur la sonnette ?

— Sans doute. Il n’y avait personne d’autre qui aurait pu le faire.

— Et la cause de la mort ? demanda Tengo.

— Ce n’est pas moi qui peux le dire. Mais il ne paraissait pas avoir souffert. Son visage était extrêmement paisible. Comment dire, cela m’a fait penser à la feuille d’un arbre qui tombe d’elle-même, à la fin de l’automne, un jour où il n’y a pas de vent. Enfin, cette façon de parler est sûrement maladroite.

— Non, pas du tout, répondit Tengo. Au contraire, c’est une belle façon de le dire.

— Est-ce que tu vas pouvoir venir aujourd’hui ?

— Oui, je pense. »

Il recommençait à donner ses cours à partir de ce jour, mais c’était un cas de force majeure.

« Je prendrai l’express du matin. J’arriverai un peu avant dix heures.

— Ce sera très bien si ça t’est possible. Il y a des tas de formalités à régler.

— Formalités, répéta Tengo. Concrètement, est-ce que je dois apporter quelque chose ?

— Tu es son seul parent proche ?

— Je crois bien que oui.

— Eh bien, apporte au moins ton sceau. Ce sera peut-être nécessaire. Et puis, tu as un certificat de validité du sceau ?

— Je pense que j’en ai gardé un quelque part.

— Apporte-le aussi, par précaution. Sinon, je ne crois pas qu’il faille autre chose. Étant donné que ton père a pris lui-même toutes ses dispositions.

— Ses dispositions ?

— Oui. Lorsqu’il était encore conscient. Il a tout réglé dans les moindres détails, depuis les frais des obsèques, les habits qu’il devra porter dans le cercueil, jusqu’au lieu où il faudra déposer les cendres. C’était un homme extrêmement prévoyant. Sur le plan pratique, en tout cas.

— Oui, en effet, il était comme ça, répondit Tengo en se frottant doucement les tempes.

— Je suis de service jusqu’à sept heures du matin, ensuite, je rentre chez moi dormir. Mais Mme Tamura et Mme Ômura seront là, elles pourront te donner plus d’explications.

— Je te remercie pour tout, dit Tengo.

— Je t’en prie », répondit Kumi Adachi.

Puis elle ajouta en changeant de ton, comme si l’idée lui traversait soudain l’esprit :

« Je te présente mes condoléances.

— Merci. »

 

Il savait qu’il ne pourrait pas se rendormir. Il se fit donc chauffer de l’eau et se prépara du café. Son esprit redevint légèrement plus lucide. Il se sentait un peu affamé. Il restait une tomate et du fromage dans le réfrigérateur. Il se fit un sandwich, mais à manger ainsi dans l’obscurité, il n’avait aucune sensation gustative. Après quoi, il sortit l’indicateur et vérifia l’horaire de départ des express pour Tateyama. Alors qu’il n’était revenu de La Ville des Chats que deux jours plus tôt, samedi, aux alentours de midi, voilà qu’il lui fallait y retourner. Mais cette fois, il n’y séjournerait sans doute qu’une ou deux nuits.

À quatre heures, Tengo se rendit à la salle de bains, se rinça le visage, se rasa. Il tenta d’aplatir à la brosse sa masse de cheveux hérissée, sans vraiment y parvenir. Tant pis. Ça s’arrangerait sans doute dans la matinée.

Que son père ait rendu son dernier souffle n’ébranlait pas véritablement Tengo. Il avait passé deux longues semaines à ses côtés, alors qu’il était inconscient. Le vieil homme lui avait paru alors accepter l’imminence de sa mort. C’était comme s’il était entré dans le coma en ayant coupé lui-même l’interrupteur, même si cette manière de l’exprimer était étrange. Les médecins ne comprenaient pas les raisons profondes qui l’avaient fait sombrer dans cet état. Tengo, lui, le savait. Son père avait pris la décision de mourir. Ou du moins, il avait abandonné toute intention de continuer à vivre. Pour emprunter les termes de Kumi Adachi, à la façon de la « feuille d’un arbre », il avait éteint la lumière de sa conscience, fermé la porte de toutes ses sensations, et attendu le changement de saison.

 

Il prit un taxi depuis la gare de Chikura et arriva à l’hôpital des bords de mer à dix heures et demie. C’était une journée tranquille de début d’hiver, semblable à celle de la veille. Un tiède soleil éclairait la pelouse flétrie du jardin, comme pour la récompenser. Et sur le gazon, une chatte qu’il n’avait jamais vue, au pelage écaille de tortue, se léchait la queue, longuement, minutieusement, tout en se réchauffant. Mme Tamura et Mme Ômura vinrent accueillir Tengo dans le hall. L’une et l’autre lui exprimèrent calmement leurs condoléances. Tengo les remercia.

Le corps de son père avait été exposé dans une petite pièce discrète située dans une partie isolée de l’établissement. Mme Tamura précéda Tengo et le conduisit jusque-là. Son père était allongé sur un lit mobile, recouvert d’un drap blanc. La pièce carrée, sans fenêtre, était éclairée par un plafonnier fluorescent qui diffusait une lumière éblouissante sur les murs blancs. Un petit meuble d’une hauteur d’environ un mètre supportait un vase en verre, dans lequel étaient disposés trois chrysanthèmes blancs. Les fleurs avaient sans doute été placées là le matin même. Sur un mur était accrochée une pendule ronde. C’était une pendule ancienne, poussiéreuse, mais qui indiquait l’heure juste. Peut-être avait-elle pour fonction d’attester de quelque fait. Il n’y avait aucun meuble ni aucun autre élément décoratif. De très nombreuses dépouilles de vieillards étaient certainement passées par cette pièce modeste. Les corps étaient entrés là muets, en étaient ressortis muets. Il y avait dans ce lieu quelque chose d’administratif mais il y flottait aussi une atmosphère solennelle qui signalait la gravité des circonstances.

Le visage de son père n’était pas très différent de celui qu’il montrait de son vivant. Même quand Tengo lui fit face, de près, il ne ressentit pas vraiment qu’il était mort. Il n’avait pas le teint blême, et peut-être parce que quelqu’un avait été attentif à le raser avec soin, ses joues et sa lèvre supérieure étaient étonnamment lisses. Il n’y avait pour ainsi dire pas de différence entre son état d’inconscience et son état d’absence de vie. Simplement, il n’avait plus besoin de goutte-à-goutte ni de cathéter. S’il était laissé tel quel durant quelques jours, le processus de décomposition se mettrait en marche. Et alors la frontière qui sépare la vie de la mort serait béante. Mais son cadavre serait incinéré avant.

Le médecin avec qui Tengo s’était entretenu à plusieurs reprises auparavant fit son apparition et prononça d’abord quelques formules de condoléances. Puis il lui exposa ce qui s’était passé quelque temps avant le décès. Il lui fournit ses explications avec obligeance, longuement, mais, en un mot comme en cent, cela revenait à déclarer : « Nous ne comprenons pas la cause de sa mort. » Les examens qu’ils avaient pratiqués ne révélaient aucun problème. Au contraire, en dehors de ses troubles cognitifs, les résultats des analyses indiquaient plutôt que le père de Tengo était en bonne santé. Néanmoins, à un certain moment, il était tombé dans le coma (pour une raison inconnue), il n’avait pas repris conscience, et l’ensemble de ses fonctions corporelles avait subi une lente et constante dégradation. Une fois que la courbe descendante avait franchi un certain seuil, il devenait difficile que la vie se maintienne et, inévitablement, le père avait pénétré dans le royaume de la Mort. Le médecin utilisait des termes aisés à comprendre, même si, de son point de vue professionnel, subsistaient un certain nombre de problèmes. En particulier, la cause exacte de la mort restait indéterminée. La « sénilité » était ce qui s’en rapprochait le plus, mais le père n’était qu’au milieu de la soixantaine, et donc trop jeune pour un tel diagnostic.

« En tant que médecin responsable, c’est moi qui dois rédiger l’acte de décès de votre père, annonça le médecin avec un peu d’hésitation. À propos de la cause de la mort, voici ce que je me propose de noter, si vous êtes d’accord : “insuffisance cardiaque survenue à la suite d’une longue période de coma”. Est-ce que cette formulation vous convient ?

— Mais, en réalité, la cause de la mort de mon père n’est pas une “insuffisance cardiaque survenue à la suite d’une longue période de coma”. N’est-ce pas ? » demanda Tengo.

Le médecin eut l’air assez embarrassé. « À vrai dire, jusqu’au bout, nous n’avons pas décelé de problème cardiaque.

— Mais vous n’avez rien trouvé non plus sur les autres organes, je suppose.

— En effet, admit le médecin avec une certaine réticence.

— Néanmoins, il est indispensable d’indiquer la cause précise du décès sur le certificat ?

— Tout à fait.

— Je ne suis pas spécialiste, mais à présent, le cœur s’est arrêté, n’est-ce pas ?

— Bien entendu. Le cœur s’est arrêté.

— En somme, c’est une sorte d’insuffisance organique. »

Le médecin réfléchit. « Si l’on estime qu’un cœur normal bat, vous avez raison.

— Eh bien, rédigez le certificat dans ce sens. Il s’est agi d’“une insuffisance cardiaque survenue à la suite d’une longue période de coma”. Je ne m’y oppose pas. »

Le médecin parut soulagé. Il aurait terminé d’ici à trente minutes. Tengo le remercia. Une fois le médecin parti, il se retrouva avec seulement Mme Tamura, l’infirmière aux lunettes.

« Désirez-vous rester seul avec votre père un moment ? » demanda-t-elle à Tengo. C’était une question prévue par le règlement, ce que perçut Tengo dans sa façon de la formuler.

« Non, ce n’est pas nécessaire. Merci », répondit-il. Même s’il était demeuré seul avec son père dans cette pièce, il n’aurait rien eu de spécial à lui dire. Il en était déjà ainsi lorsqu’il était vivant. À présent qu’il était mort, il n’y avait pas brusquement toutes sortes de questions dont il voudrait lui parler.

« Dans ce cas, nous allons nous déplacer ailleurs. Je voudrais vous expliquer comment nous procéderons ensuite. Si vous le voulez bien ? » dit Mme Tamura.

Tengo répondit qu’il était d’accord.

Avant de sortir, Mme Tamura se tourna vers le corps, joignit brièvement les mains. Tengo fit de même. On doit du respect à un mort qui vient d’accomplir en personne son acte ultime. Mourir.

Mme Tamura et Tengo quittèrent la petite pièce sans fenêtre et se rendirent à la salle à manger. Elle était déserte. Les larges fenêtres donnant sur le jardin laissaient pénétrer le soleil à foison. Tengo avança dans la lumière et poussa un soupir de soulagement. Ce n’était plus le domaine de la mort. Mais un monde fait pour les vivants. Aussi incertain et défectueux qu’il puisse être.

Mme Tamura lui versa une tasse de thé vert grillé. Ils s’assirent face à face à une table et restèrent un moment silencieux en buvant leur thé.

« Vous allez rester sur place cette nuit ? demanda l’infirmière.

— Oui, je pense. Mais je n’ai pas encore réservé de chambre.

— Si cela vous dit, vous pourriez dormir dans la chambre qu’occupait votre père. Pour l’instant, elle est libre, et cela vous éviterait des frais d’hôtel. À moins que cela ne vous déplaise.

— Non, pas spécialement, répondit Tengo, un peu étonné. Mais, cela se fait ?

— Aucune importance. Si cela vous convient, cela ne nous pose pas de problème. Je vous apporterai de la literie un peu plus tard.

— Et sinon, s’enquit Tengo, quelles sont les démarches que je devrai effectuer ?

— Dès que vous aurez le certificat de décès établi par le médecin, vous irez à la mairie pour vous procurer le permis d’incinérer. Ensuite, il faudra remplir le formulaire de radiation des listes de l’état civil. Voilà ce qu’il y a de plus important d’abord. Autrement, il y aura des papiers pour ce qui concerne la retraite, le transfert du compte bancaire, mais de tout cela, parlez-en avec l’homme de loi.

— L’homme de loi ? répéta Tengo, surpris.

— Monsieur Kawana, enfin, je veux dire, votre père, s’était concerté avec un homme de loi à propos de toutes les formalités à accomplir après sa mort. Mais, vous savez, il ne faut pas vous monter la tête. Chez nous, il y a de très nombreuses personnes âgées, qui bien sûr n’ont pas vraiment de connaissances en matière légale. Nous faisons donc appel à un cabinet d’avocats qui propose des consultations, afin d’éviter tout problème juridique, par exemple sur le partage des biens. Ils aident aussi à rédiger le testament. Et cela ne coûte pas tellement cher.

— Mon père a laissé un testament ?

— Vous demanderez cela à l’homme de loi. Ce n’est pas une chose dont je peux parler.

— Je comprends. Est-ce que je le verrai bientôt ?

— Nous l’avons contacté et il devrait être ici vers trois heures. Cela ne vous ennuie pas, j’espère. J’ai l’air de vous presser, mais j’ai pensé que vous étiez très occupé, et j’ai donc pris les devants.

— Je vous en suis très reconnaissant », déclara Tengo pour la remercier de son savoir-faire. Il semblait que toutes les femmes plus âgées de son entourage, pour une raison ou une autre, se montraient compétentes et efficaces.

« D’abord, vous devez vous rendre à la mairie. Déclarer le décès et obtenir le permis d’incinérer. Les autres démarches ne peuvent se faire qu’après, expliqua Mme Tamura.

— Ah… je dois donc aller à Ichikawa. Parce que c’est là que mon père est légalement domicilié. Mais dans ce cas, je ne pourrai être de retour ici pour trois heures. »

L’infirmière secoua la tête.

« Immédiatement après son admission chez nous, votre père a fait transférer son domicile légal d’Ichikawa à Chikura. Il disait que cela rendrait les choses plus simples au moment critique.

— Quelle prévoyance ! » s’exclama Tengo avec admiration. Comme si le vieil homme savait depuis le début qu’il devrait mourir ici.

« Oui, c’est vrai, approuva l’infimière. Je n’ai jamais vu quelqu’un agir ainsi. Nos patients s’imaginent tous qu’ils ne séjourneront ici que pour très peu de temps. Mais… »

Elle s’interrompit et joignit calmement les mains devant elle, comme pour suggérer la suite de sa phrase.

« En tout cas, vous n’avez pas besoin d’aller à Ichikawa. »

 

Tengo fut conduit à la chambre de son père. La chambre individuelle où il avait passé ses derniers mois. Les draps enlevés, la couverture et l’oreiller emportés, il ne restait sur le lit qu’un simple matelas rayé. Sur la table était posée une modeste lampe, et dans le petit placard, cinq cintres nus étaient suspendus. Il n’y avait plus un seul volume sur l’étagère et toutes ses affaires personnelles avaient été transportées quelque part. Quoique, à vrai dire, Tengo ne parvenait pas à se souvenir de quelles affaires il aurait pu s’agir. Il posa son sac sur le plancher et embrassa la chambre du regard.

Des odeurs de médicaments subsistaient. Tengo pouvait même sentir les souffles rémanents du malade. Il ouvrit la fenêtre pour aérer. Les rideaux usés par le soleil se mirent à osciller sous la brise, à onduler comme la jupe d’une fillette en train de jouer. À cette vue, Tengo se dit soudain que ce serait merveilleux si Aomamé était ici, et si, sans dire un mot, simplement, elle lui saisissait la main avec force.

 

Il prit le bus et se rendit à la mairie de Chikura. Il présenta au guichet le certificat de décès, obtint le permis d’incinérer. Une fois que vingt-quatre heures s’étaient écoulées après le décès, le corps pouvait être incinéré. Il remplit aussi un formulaire afin que le nom de son père soit radié du livret de famille. Ces démarches lui prirent un certain temps mais elles étaient absurdement trop simples. Rien qui exigeait un débat intérieur. C’était à peu près comme lorsqu’on déclare que son véhicule est hors d’usage. Une fois de retour à l’hôpital, Mme Tamura fit trois photocopies de chacun des documents.

« À deux heures et demie, avant l’arrivée de l’homme de loi, un représentant des pompes funèbres, de la société Zenkô, viendra ici, lui dit Mme Tamura. Vous lui donnerez une copie du permis d’incinérer. Ensuite, ce seront les employés de la société Zenkô qui se chargeront de tout. Votre père, de son vivant, s’était entretenu avec le responsable et ils avaient mis au point tous les détails. Il avait même prévu de l’argent pour couvrir tous ces frais. Vous n’avez rien de particulier à faire. À moins que vous n’ayez une quelconque objection. »

Non, répondit Tengo, il n’avait rien à objecter.

Son père ne laissait que très peu d’objets personnels. Des vieux vêtements, quelques livres, c’était à peu près tout.

« Voulez-vous conserver un de ces objets en souvenir ? En fait, il ne reste que son radio-réveil, ou sa montre ancienne qui se remonte automatiquement avec le mouvement du bras, ses lunettes… », demanda Mme Tamura.

Il ne désirait rien. Que l’on en dispose au mieux, répondit Tengo.

 

À deux heures et demie très exactement, le responsable de la société de pompes funèbres, en costume noir, fit son apparition, avançant très silencieusement. Un homme maigre, la petite cinquantaine. Les doigts des mains longs, de grands yeux, avec, sur une aile du nez, une verrue desséchée. Il semblait être resté longtemps au soleil car il était hâlé jusqu’aux oreilles. Tengo en ignorait la raison, mais jamais il n’avait vu d’employé des pompes funèbres gros. L’homme lui expliqua le déroulement de la cérémonie funéraire. Il s’exprimait poliment et il avait un parler très lent. Comme s’il voulait suggérer qu’ils pouvaient prendre tout le temps qu’ils voulaient.

« De son vivant, monsieur votre père a souhaité que les obsèques se déroulent de la manière la plus sobre possible. Il voulait être incinéré dans un cercueil simple et fonctionnel. Il a clairement affirmé qu’il ne voulait ni autel, ni cérémonie, ni sutra1, ni kaimyô2, ni fleurs, ni allocution. Il ne souhaitait pas de tombe non plus. Il préférait que ses cendres soient déposées dans un columbarium municipal. Par conséquent, si son fils ne s’y oppose pas… »

Il s’interrompit alors, et ses grands yeux noirs se fixèrent sur le visage de Tengo comme pour l’implorer.

« Si c’est ce que mon père souhaitait, de mon côté, je ne formulerai aucune objection », répliqua Tengo en le regardant droit dans les yeux.

L’homme eut un signe de tête pour marquer son approbation. Il détourna légèrement le regard. « Dans ce cas, nous considérerons qu’aujourd’hui, c’est la veillée funèbre, et que nous conserverons cette nuit le corps dans notre établissement. Cela signifie que nous allons à présent transférer la dépouille mortelle. Et demain, à une heure de l’après-midi, nous en viendrons à l’incinération proprement dite, qui se fera dans un crématorium proche. Cela vous convient-il ?

— Tout à fait.

— Assisterez-vous à l’incinération ?

— Oui, je serai là, répondit Tengo.

— Certaines personnes préfèrent ne pas y assister. Sentez-vous libre.

— Je serai là, répéta Tengo.

— Parfait, répondit l’homme qui parut légèrement soulagé. Eh bien, j’ai là une copie du document que j’avais présenté à votre père, de son vivant. J’aimerais que vous l’approuviez. »

Tout en parlant, ses longs doigts, semblables aux pattes d’un insecte, s’étaient mis en mouvement, et l’homme sortit d’un classeur un relevé de compte qu’il présenta à Tengo. Même lui qui n’y connaissait rien en matière d’obsèques était en mesure de comprendre que le montant était très peu élevé. Bien entendu, il n’avait rien à y redire. Avec un stylo-bille que l’homme lui prêta, il signa le document.

Quand l’homme de loi arriva, peu avant trois heures, il échangea quelques propos avec le responsable des pompes funèbres. Une brève conversation, un dialogue entre professionnels. Tengo ne comprenait pas très bien de quoi ils s’entretenaient. Ils semblaient se connaître déjà. C’était une petite ville. Tout le monde connaissait tout le monde.

Un break de la société des pompes funèbres était garé juste à côté d’une discrète sortie située non loin de la chambre mortuaire. En dehors de celle du chauffeur, les fenêtres étaient peintes en noir, comme le véhicule lui-même, qui ne portait ni inscription ni sigle. Le maigre responsable, aidé du chauffeur aux cheveux blancs, déplacèrent à eux deux le père de Tengo sur un brancard muni de roues, qu’ils convoyèrent jusqu’à la voiture. Le break, d’un modèle spécial, au toit plus élevé que d’ordinaire, était muni de rails qui permettaient de faire glisser le brancard. Les portes arrière eurent un claquement très prosaïque en se refermant. Le responsable s’inclina poliment face à Tengo. Après quoi le break disparut. Tengo, l’homme de loi, Mme Tamura et Mme Ômura joignirent tous quatre les mains en regardant s’en aller la Toyota noire.

 

L’homme de loi et Tengo eurent un entretien dans un coin de la salle à manger. L’homme devait avoir quarante-cinq ans environ, et, à l’opposé du responsable des pompes funèbres, il était très enrobé, voire empâté. Son menton disparaissait presque dans l’abondance de ses chairs et son front transpirait légèrement, malgré la saison. Ce devait être terrible en été. De son costume de laine grise émanaient de fortes odeurs d’antimite. Au-dessus de son front étroit s’épanouissait une chevelure foisonnante, d’un noir de jais. La combinaison entre sa stature opulente et sa chevelure exubérante était quelque peu incongrue. Sous ses paupières lourdes et gonflées, ses yeux étaient minces, mais si on les observait bien, on y décelait de la bonté.

« Votre père m’a chargé d’établir son testament. J’emploie ce terme, mais en réalité, ce n’est rien d’extraordinaire. Pas du tout comme les testaments des romans policiers. » Sur ces mots, il toussa. « Enfin, disons qu’il s’agit plutôt d’un rapport succinct. Bon, eh bien, je vais d’abord vous en expliquer simplement la teneur. Pour commencer, le testament indique comment doivent se dérouler ses obsèques. Sur cette question, je pense que le représentant de la société des pompes funèbres qui se trouvait là il y a un moment vous a mis au courant ?

— Oui, en effet. Des obsèques simples.

— Très bien, répondit l’homme de loi. Tel était le désir de votre père. Que tout soit fait le plus sobrement possible. En ce qui concerne le coût des funérailles, il avait assigné une certaine somme à cet effet, de même que pour les frais d’hospitalisation, il avait prévu un pécule déposé en caution lorsqu’il avait été admis à l’hôpital. De manière à ne pas faire peser sur vous la moindre charge financière.

— Il ne voulait rien devoir à personne, n’est-ce pas ?

— Exactement. Toutes les dépenses ont été réglées à l’avance. D’autre part, sur le compte postal de Chikura, de l’argent est déposé à son nom. Et c’est vous, monsieur Tengo, son fils, qui en êtes l’héritier. Il vous faudra pour cela présenter le formulaire de transfert de nom. Et vous devrez fournir la preuve que votre père a bien été radié du livret de famille, ainsi qu’un extrait d’acte d’état civil à votre nom, et le certificat attestant de la validité légale de votre sceau. Muni de ces papiers, vous irez directement à la poste de Chikura et vous remplirez à la main les formulaires nécessaires. Je suppose que cela vous prendra un certain temps. Comme vous le savez, au Japon, les banques ou la poste sont assez bureaucratiques. »

L’homme de loi sortit de la poche de sa veste un grand mouchoir blanc, sécha la sueur de son front.

« Voilà tout ce qui concerne la transmission de ses biens. En fait, je dis ses biens, mais en dehors de l’argent déposé sur son compte postal, il n’y a rien d’autre, ni assurance vie, ni actions, ni biens immobiliers, ni pierres précieuses, ni objets d’art. C’est très simple. »

Tengo hocha la tête en silence. C’était bien là son père. Pourtant, cela le déprima un peu d’hériter ainsi de son livret d’épargne. Il avait l’impression qu’on lui livrait une pile de lourdes couvertures humides. S’il l’avait pu, il aurait aimé ne pas les accepter. Mais face à ce gros homme de loi qui semblait si gentil, avec ses cheveux hirsutes, il lui était impossible d’avouer une chose pareille.

« Par ailleurs, votre père m’a confié une enveloppe. Je l’ai apportée ici aujourd’hui, et je vais vous la donner. »

L’enveloppe de grand format, rebondie, en papier kraft, était soigneusement fermée par du ruban adhésif. Le gros homme la sortit de son porte-document en cuir noir, la posa sur la table.

« Voici ce que M. Kawana, immédiatement après être entré ici, m’a confié, lorsque nous nous sommes rencontrés pour discuter. À ce moment-là, M. Kawana avait encore, je dirais, oui, toute sa tête. Il pouvait se montrer un peu confus de temps à autre, bien sûr, mais dans l’ensemble, tout allait bien. Et il m’a déclaré que quand il viendrait à mourir, je devrais remettre cette enveloppe à son héritier légitime.

— Son héritier légitime ? répéta Tengo, un peu surpris.

— Oui, son héritier légitime. De qui s’agissait-il ? Votre père n’a prononcé aucun nom. Mais il n’existe que vous, monsieur Tengo, comme héritier légitime.

— En effet, à ma connaissance du moins.

— Et donc, voici… »

L’homme de loi désigna l’enveloppe sur la table.

« Je vous la remets. Pourriez-vous signer ce reçu ? »

Tengo apposa sa signature sur le document. L’enveloppe administrative brune posée sur la table paraissait exagérément administrative, dépourvue d’individualité. Elle ne portait aucune mention, ni d’un côté ni de l’autre.

« J’aimerais vous demander quelque chose, dit Tengo à l’homme de loi. À ce moment-là, mon père a-t-il prononcé mon nom, ne serait-ce qu’une seule fois, a-t-il dit : “Tengo Kawana” ? Ou bien a-t-il employé les mots “mon fils” ? »

Tout en réfléchissant, l’homme de loi sortit de nouveau son mouchoir et se tamponna le front. Puis il secoua brièvement la tête. « Non. M. Kawana a toujours utilisé les termes : “héritier légitime”. Il n’a pas employé d’autre expression. Je m’en souviens parce que j’ai trouvé cela un peu étrange. »

Tengo garda le silence. L’homme de loi reprit d’un ton conciliant : « Mais M. Kawana savait évidemment que vous étiez son seul héritier légitime. Simplement, votre nom n’a pas été prononcé au cours de la conversation. Est-ce là un point qui vous inquiète ?

— Non, pas particulièrement, répondit Tengo. Mon père a toujours été quelqu’un d’assez spécial. »

L’homme de loi hocha légèrement la tête en souriant, comme s’il était rassuré. Puis il tendit à Tengo une nouvelle copie d’une fiche familiale d’état civil. « Je suis désolé, mais, dans ce genre de maladie, vous comprenez, je devais être sûr de ces questions, de manière à ce qu’il n’y ait aucun problème sur le plan légal. Selon les registres, vous êtes le seul fils qu’ait eu M. Kawana. Votre mère est morte un an et demi après vous avoir mis au monde. Votre père ne s’est pas remarié, il vous a élevé seul. Les parents de votre père ainsi que ses frères étaient déjà tous décédés. Par conséquent, monsieur Tengo, vous êtes sans conteste l’unique héritier légitime de M. Kawana. »

L’homme de loi se leva, prononça quelques mots de condoléances, et se retira. Tengo resta assis, contemplant l’enveloppe posée sur la table. Son père était son père biologique, sa mère était vraiment morte. Voilà ce qu’avait dit l’homme de loi. Ce devait être vrai. Du moins, était-ce la vérité au sens juridique du terme. Mais il avait l’impression que plus les faits lui étaient révélés, plus la vérité s’éloignait. Comment était-ce possible ?

 

Tengo retourna dans la chambre de son père, s’assit devant la petite table, et batailla pour ouvrir l’enveloppe résolument collée. À l’intérieur se trouvait peut-être la clé qui lèverait les secrets. Mais ce n’était pas chose facile. Pas de ciseaux, pas de cutter, rien de semblable. Il lui fallut décoller avec les ongles les bandes adhésives, l’une après l’autre. Lorsque, après bien des efforts, il réussit à ouvrir l’enveloppe, il découvrit à l’intérieur plusieurs autres petites, chacune tout aussi solidement scellée. Décidément, c’était bien son père.

Dans l’une d’elles, il y avait de l’argent liquide, cinq cent mille yens. Des billets de dix mille yens absolument neufs, cinquante exactement, enveloppés de plusieurs couches de papier très fin. Et aussi une feuille de papier sur laquelle était noté : « en cas d’urgence ». Pas de doute, c’était l’écriture de son père. Chaque idéogramme était petit, net, tracé avec soin. Cet argent devrait servir en cas de nécessité, pour faire face à des dépenses imprévues. Son père avait supposé que son héritier légitime ne posséderait pas cette somme pour des situations de ce genre.

Dans l’enveloppe la plus épaisse étaient entassées de vieilles coupures de presse et des diplômes. Tous en rapport avec Tengo. Prix d’excellence qu’il avait obtenus à des concours de calcul quand il était écolier, articles de journaux de la presse locale. Une photo de lui à côté de son trophée. Ses brillants bulletins scolaires, qui avaient des allures d’œuvres d’art. Avec les notes maximales dans toutes les matières scientifiques. Et d’autres souvenirs de ses performances, témoignages de « l’enfant prodige » qu’il était alors. Photos de Tengo collégien, en kimono de judo. Tout souriant, il tenait à la main le drapeau de la deuxième place. Tengo fut profondément étonné de voir tout cela. Son père avait pris sa retraite de la NHK, il avait quitté sa maison de fonction pour un appartement en location, toujours à Ichikawa, et pour finir, il était entré dans cet hôpital de Chikura. En raison des divers déménagements qu’il avait effectués seul, il ne restait quasiment rien de ses possessions. En outre, les relations entre le père et le fils avaient été particulièrement froides durant de longues années. Et pourtant, son père avait toujours traîné avec lui, comme s’il s’agissait de ses biens les plus chers, ces reliques éclatantes de l’époque où Tengo était un petit génie.

Dans une autre enveloppe étaient rangées toutes sortes de documents se rapportant aux années où son père avait travaillé à la NHK. Certificats du meilleur collecteur de l’année. Plusieurs diplômes d’honneur. Des photos où on le voyait en compagnie d’autres employés au cours d’un voyage organisé par l’entreprise. Une vieille carte d’identité. Des papiers attestant que sa retraite et son assurance maladie avaient été réglées. Un certain nombre de bordereaux de salaire qu’il avait gardés pour on ne sait quelle raison. Des documents concernant le règlement de sa pension de retraite… Pour les trente années et plus qu’il avait consacrées à la NHK, la quantité de ces papiers était étonnamment mince. En comparaison avec les succès prodigieux de Tengo écolier, on aurait presque pu décréter qu’ils équivalaient à rien. Peut-être, en effet, aux yeux de la société, était-ce une vie qui n’équivalait à rien. Mais pour Tengo, non, ce n’était pas rien. En même temps qu’il lui avait laissé un livret de caisse d’épargne de la poste, son père avait imprimé sur son âme une ombre lourde et sombre.

Il n’y avait pas le moindre document ayant trait à sa vie avant son entrée à la NHK. Comme s’il n’avait vraiment commencé à vivre que lorsqu’il était devenu collecteur de la NHK.

Dans la dernière enveloppe, petite et légère, que Tengo ouvrit, était glissée une photo en noir et blanc. Rien d’autre. Une photo ancienne, qui bien qu’ayant conservé ses teintes, semblait couverte par une mince pellicule, comme si de l’eau avait été répandue à sa surface. On y voyait une famille. Un père et une mère, et puis un bébé. Sans doute de moins d’un an. La mère, en kimono, tenait tendrement son enfant dans les bras. Derrière, on distinguait le torii3 d’un sanctuaire shintô. D’après les vêtements, ce devait être l’hiver. Si le couple s’était rendu là pour prier, c’était peut-être le nouvel an. La mère plissait les yeux comme si elle était aveuglée, elle souriait. Le père portait un pardessus un peu trop grand, d’une couleur sombre, et deux rides profondes s’étaient creusées entre ses yeux. Il avait l’air de dire : « Faut pas me la faire ! » Le bébé paraissait troublé par l’immensité et la froideur du monde.

Le jeune père, sans aucun doute, c’était le père de Tengo. Son visage, évidemment juvénile, affichait déjà une maturité précoce, avec ses joues creusées et ses yeux profondément enfoncés. Le visage d’un paysan pauvre, originaire d’une campagne deshéritée. Obstiné et soupçonneux. Ses cheveux étaient coupés court, il était légèrement voûté. Ce ne pouvait être que son père. Par conséquent, le bébé était Tengo, et la femme qui portait le bébé était sa mère. Elle semblait un peu plus grande que son époux et elle avait un beau maintien. Le père devait être à la fin de la trentaine, la mère avait dans les vingt et quelques.

C’était la première fois que Tengo voyait cette photo. Ce que l’on appelle une photo de famille, il n’en avait jamais eu sous les yeux. Il n’avait jamais vu non plus de photo de lui lorsqu’il était très petit. La vie était trop dure, lui expliquait son père, on n’avait pas les moyens de s’offrir un appareil, et puis on n’avait pas l’occasion de prendre des photos de famille. Et Tengo l’avait cru. Mais c’était faux. Ils avaient pris une photo et l’avaient conservée. Et si leurs vêtements ne semblaient pas luxueux, ils n’étaient pas non plus misérables. On n’aurait pas dit qu’ils menaient une vie si pauvre qu’ils ne pouvaient s’offrir un appareil photo. Ce cliché devait avoir été pris peu après la naissance de Tengo, c’est-à-dire en 1954 ou 1955. Il le retourna mais ni la date ni le lieu n’étaient notés.

Tengo scruta intensément le visage de la femme. Sur la photo, il était tout petit et de surcroît un peu flou. Avec une loupe, il distinguerait sans doute mieux les détails mais, bien entendu, il n’en avait pas sous la main. Néanmoins, il était en mesure d’apprécier ses traits. Visage ovale, petit nez, bouche pleine. On n’aurait pu dire qu’elle était belle, mais elle avait du charme et une physionomie agréable. Du moins, en comparaison avec le visage rude de son père, le sien reflétait l’intelligence et un certain raffinement. Tengo en fut heureux. Les cheveux étaient joliment relevés, et elle semblait un peu éblouie. Peut-être seulement parce qu’elle était anxieuse face à l’objectif. Comme elle portait un kimono, il ne pouvait deviner le détail de sa silhouette.

 

La photo ne donnait en tout cas pas l’impression qu’ils formaient un couple bien assorti. Même la différence d’âge semblait les séparer. Tengo tenta d’imaginer de quelle manière ils s’étaient rencontrés. Ils étaient tombés amoureux, ils s’étaient mariés et avaient eu un fils. Il n’y parvenait pas. La photo ne lui permettait pas de se représenter ce genre de scènes. Donc, s’il n’y avait pas eu entre eux d’échange sentimental, il n’était pas impossible que le couple se soit lié en raison de certaines circonstances. Non, c’était peut-être trop dire. La vie pouvait être tout bonnement une succession d’événements absurdes, parfois grossiers, et rien d’autre.

Puis Tengo tenta de vérifier si la femme mystérieuse qui apparaissait dans sa rêverie – ou dans le flot tumultueux de ses souvenirs de nourrisson – était le même personnage que la mère de la photo. Mais il lui revint à l’esprit que justement, il ne se souvenait absolument pas des traits du visage de cette femme. Elle avait ôté sa blouse, fait glisser les bretelles de sa combinaison en bas de ses épaules et se laissait lécher les mamelons par un homme inconnu. Puis elle soupirait violemment comme si elle haletait. C’étaient ses seuls souvenirs. Les seins de sa mère, qui auraient dû être son monopole, un homme les suçait. Pour un nourrisson, voilà qui représentait sans doute une grave menace. Son regard ne remontait pas jusqu’au visage.

Tengo remit la photo dans l’enveloppe et réfléchit. Son père avait précieusement conservé cette unique photo jusqu’à sa mort. Ce qui laissait supposer qu’il avait aimé la mère de Tengo. Quand Tengo avait atteint l’âge de raison, sa mère était déjà morte de maladie. Selon les recherches de l’homme de loi, Tengo était l’unique enfant de cette mère disparue et du père, collecteur à la NHK. C’était là un fait attesté dans les registres de l’état civil. Mais il n’y avait aucune preuve que cet homme soit son père biologique.

« Je n’ai pas de fils, avait annoncé son père à Tengo avant qu’il ne sombre dans le coma.

— Alors, moi, je suis quoi ? avait demandé Tengo.

— Vous n’êtes rien, absolument rien », lui avait rétorqué laconiquement son père, d’un ton sans réplique.

D’après les intonations de sa voix, Tengo avait tenu pour assuré qu’il n’y avait pas de liens de sang entre lui et cet homme. Et il avait eu l’impression d’être libéré de lourdes chaînes. Mais avec le temps, il n’était plus aussi sûr que ce qu’avait dit son père était la vérité.

Je ne suis absolument rien, répéta Tengo.

Soudain, il lui vint à l’esprit que la physionomie de la jeune mère telle que la montrait cette photo ancienne avait un petit quelque chose, une certaine ressemblance avec sa petite amie plus âgée. Kyôko Yasuda, oui, c’était son nom. Dans l’espoir de se calmer, Tengo pressa avec force le bout de ses doigts au milieu de son front. Puis il ressortit la photo de l’enveloppe et la contempla. Un petit nez, une bouche pleine. Un menton légèrement saillant. À cause de la différence de coiffure, il ne l’avait pas remarqué tout de suite, mais en vérité, les traits du visage n’étaient pas sans ressembler à ceux de Kyôko Yasuda. Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ?

Et puis, pour quelle raison son père avait-il voulu lui remettre cette photo après sa mort ? De son vivant, il ne lui avait pas donné la moindre information sur sa mère. Il était même allé jusqu’à cacher cette photo de famille. Mais à la fin des fins, sans le début d’une explication, ce vieux cliché un peu flou, il l’avait transmis à Tengo. Dans quel but ? Pour aider son fils ou pour le plonger dans une confusion plus profonde encore ?

La seule chose que comprenait Tengo, c’était que son père n’avait pas eu le moins du monde l’envie de lui expliquer ce qu’il en était des circonstances. Il ne l’avait pas voulu quand il était en vie, et pas non plus à présent qu’il était mort. Tiens, une photo. Je te la donne. Et après, tu feras tes propres suppositions, comme ça te dira. Voilà sûrement ce que lui aurait déclaré son père.

Tengo s’allongea sur le matelas nu, il regarda le plafond. Un plafond recouvert de contreplaqué peint en blanc. Juste des plaques assemblées dans la longueur, parfaitement lisses, sans veines de bois ni nœud. Vraisemblablement le même spectacle qu’avait observé son père durant les derniers mois de sa vie, du fond de ses orbites affaissées. Mais peut-être ses yeux ne voyaient-ils rien. Quoi qu’il en soit, son regard se portait là. Qu’il ait été capable de voir ou non.

Tengo ferma les yeux, imagina qu’il se dirigeait lentement vers la mort. Mais pour un jeune homme de trente ans n’ayant aucun problème de santé, la mort se situait dans une lointaine périphérie inaccessible à l’imagination. Tout en respirant doucement, il observait avec attention le déplacement sur le mur des ombres produites par la lumière du crépuscule. Il tenta de ne plus penser à rien. Ne penser à rien, pour Tengo, ce n’était pas très difficile. Il était trop fatigué de réfléchir en s’astreignant à aller au fond des choses. S’il en avait été capable, il aurait aimé dormir un peu, mais parce qu’il était épuisé, il ne parvint pas à trouver le sommeil.

 

Un peu avant six heures arriva Mme Ômura, qui lui annonça que le dîner était prêt à la salle à manger. Tengo ne se sentait pas le moindre appétit. La grande infirmière à la poitrine opulente insista. Voyons, lui dit-elle, il faut vous remplir un peu l’estomac. Cela ressemblait à un ordre. Il est vrai qu’elle était une pro pour expliquer avec autorité comment l’on devait gérer son organisme. Et Tengo n’était pas de nature – surtout s’il s’agissait d’une femme plus âgée qui lui donnait un ordre – à s’y opposer.

Ils descendirent l’escalier et pénétrèrent dans la salle à manger. Kumi Adachi les attendait. Mme Tamura était invisible. Tengo, Mme Ômura et Kumi Adachi s’installèrent à une même table. Tengo grignota un peu de salade et de légumes, il avala aussi de la soupe au miso agrémentée de palourdes et d’oignons. Et il but du thé vert grillé.

« L’incinération aura lieu quand ? lui demanda Kumi Adachi.

— Demain, à une heure, répondit-il. Je pense que je rentrerai à Tokyo tout de suite après. À cause de mon travail.

— Est-ce que quelqu’un d’autre, à part toi, assistera à la cérémonie ?

— Non, personne, je suppose. Je crois que je serai seul.

— Eh bien, si tu veux, je pourrais venir ? proposa Kumi Adachi.

— Assister à la cérémonie ? fit Tengo, surpris.

— Oui. En fait, j’aimais beaucoup ton père. »

Involontairement, Tengo posa ses baguettes et observa le visage de Kumi Adachi. Parlait-elle vraiment de son père ? « Ah… et qu’est-ce que tu aimais chez lui ?

— Il ne disait pas de trucs inutiles, il était honnête, répondit Kumi Adachi. En cela, il ressemblait à mon propre père, qui a disparu.

— Ah…, fit Tengo.

— Mon père était pêcheur. Il est mort alors qu’il n’avait pas cinquante ans.

— Il a disparu en mer ?

— Non. Il est mort d’un cancer du poumon. Il fumait trop. Je ne sais pas pourquoi, mais tous les pêcheurs sont de très gros fumeurs. On dirait qu’il s’échappe d’eux des nuages de fumée. »

Tengo réfléchit. « S’il avait été pêcheur, ç’aurait peut-être été mieux.

— Ah tiens, et pourquoi ?

— Oh…, fit Tengo. Non, c’est juste une idée qui m’est passée par la tête. Est-ce que ça n’aurait pas été préférable à son travail de collecteur pour la NHK ?

— Toi, Tengo, tu aurais mieux admis qu’il soit pêcheur plutôt que collecteur de la redevance ?

— En tout cas, des tas de choses auraient été bien plus simples, je crois. »

Tengo se vit enfant, tôt le matin, un jour de congé, embarquant sur un bateau de pêche en compagnie de son père. Le vent âpre de l’océan Pacifique et les embruns qui l’atteignaient au visage. Les rythmes monotones du moteur Diesel. Les odeurs fortes des filets. C’était un travail rude qui comportait des dangers. Une simple erreur, et vous risquiez d’y rester. Mais en comparaison des tournées dans les rues d’Ichikawa pour récolter la redevance de la NHK, c’étaient sûrement des journées pleines et bien plus naturelles.

« Ce travail pour la NHK, j’imagine qu’il était très pénible, remarqua Mme Ômura en mangeant son poisson.

— Probablement », répondit Tengo. Du moins, ce n’était pas un travail que lui-même pourrait assumer.

« Ton père réussissait brillamment, je crois ? dit Kumi Adachi.

— Oui, il avait d’excellents résultats, fit Tengo.

— Il m’a même montré ses diplômes d’honneur, renchérit Kumi Adachi.

— Oh mon Dieu…, s’exclama Mme Ômura, en posant brusquement ses baguettes. J’avais complètement oublié. Me voilà bien. Comment ai-je pu oublier un truc aussi important ? Attendez-moi ici, voulez-vous ? Il y a une chose qu’il faut absolument que je donne à Tengo aujourd’hui. »

Mme Ômura s’essuya les lèvres avec un mouchoir, se leva en laissant tel quel son repas et sortit précipitamment de la salle à manger.

« Qu’est-ce qui peut être aussi important ? » demanda Kumi Adachi en penchant la tête.

Tengo n’en avait pas la moindre idée.

En attendant le retour de Mme Ômura, il se força à porter à sa bouche quelques légumes. Le nombre de dîneurs n’était pas encore très fourni. Il y avait trois personnes âgées, à une table, toutes muettes. À une autre table, un homme aux cheveux poivre et sel, portant une blouse blanche, dînait seul. Il avait déployé un journal du soir qu’il lisait, le visage grave.

Enfin Mme Ômura revint à pas rapides. Elle portait un sac en papier d’un grand magasin. Elle en sortit un costume soigneusement plié.

« Voilà, il y a environ un an, alors qu’il avait encore toute sa tête, M. Kawana m’a confié ceci, déclara l’infirmière de haute taille. Il m’a dit qu’il voulait porter ce costume quand il serait dans son cercueil. Alors je l’ai donné au pressing et je l’ai gardé avec des produits antimites. »

Il s’agissait indubitablement de son uniforme de collecteur de la NHK. Le pantalon, bien repassé, montrait des plis impeccables. L’odeur de l’antimite était puissante. Tengo resta coi un instant.

« M. Kawana m’a dit qu’il souhaitait être incinéré avec cet uniforme sur lui », reprit Mme Ômura. Elle replia l’habit et le remit dans le sac. « Je vous le remets aujourd’hui, Tengo. Demain, apportez-le aux employés des pompes funèbres, et demandez-leur de faire revêtir cet habit à votre père.

— Mais n’est-ce pas un peu gênant ? Cet uniforme lui avait seulement été prêté et il aurait dû le rendre à la NHK quand il a pris sa retraite, répondit Tengo d’une voix mal assurée.

— Ne t’en fais pas, voyons, dit Kumi Adachi. Si nous, nous ne disons rien, qui veux-tu qui le sache ? En quoi ça gênera la NHK qu’un vieil uniforme ait disparu ! »

Mme Ômura était du même avis. « M. Kawana a travaillé pour la NHK pendant plus de trente ans, en faisant ses tournées du matin au soir. Il a dû en voir, avec les quotas, et tout le reste, c’était sûrement très éprouvant. Qui va se soucier d’un uniforme ? En quoi ce serait mal de s’en servir ?

— Mais bien sûr. D’ailleurs, moi aussi, vous savez, j’ai gardé mon uniforme de lycéenne, ajouta Kumi Adachi.

— Un uniforme de collecteur de la NHK et un uniforme de lycéenne, ce n’est tout de même pas pareil », intervint Tengo. Mais c’était comme si personne ne l’avait entendu.

« Oui, moi aussi, mon uniforme, je l’ai mis dans mon placard, dit Mme Ômura.

— Ah ! Et de temps en temps, vous le portez devant votre mari, non ? Avec des socquettes blanches…, plaisanta Kumi Adachi.

— Tiens, ce serait une bonne idée…, répondit Mme Ômura d’un air sérieux, accoudée sur la table. Ça le ferait peut-être réagir.

— En tout cas, déclara Kumi Adachi en se tournant vers Tengo, M. Kawana a clairement exprimé le souhait d’être incinéré dans cet uniforme de la NHK. Nous, nous devons répondre à son vœu. N’est-ce pas ? »

 

Tengo revint dans la chambre avec le sac dans lequel se trouvait l’uniforme siglé NHK. Kumi Adachi l’accompagnait. Elle lui donna de la literie. Des draps neufs qui sentaient encore l’apprêt, une nouvelle couverture, une nouvelle housse de couette, un nouvel oreiller. Une fois que l’ensemble fut bien en place, le lit où jusqu’alors son père avait dormi paraissait tout autre. Sans logique, Tengo se souvint de la luxuriante toison pubienne de Kumi Adachi.

« Les derniers temps, ton père était plongé dans le coma, dit Kumi Adachi en lissant les draps de la main. Pourtant, je crois qu’il n’avait pas tout à fait perdu la tête.

— Qu’est-ce qui te le fait penser ?

— Eh bien, c’était comme si, de temps en temps, il envoyait un message à quelqu’un. »

Tengo, debout près de la fenêtre, observait l’extérieur. Il se retourna et regarda la jeune femme.

« Un message ?

— Oui. Ton père tapait sur le cadre du lit. Toc toc, toc toc, c’était comme des signaux de morse, qu’il faisait avec sa main qui pendait sur un côté du lit. Toc toc toc. Comme ça. »

Kumi Adachi tapota du poing le cadre en bois du lit pour imiter le père.

« Je ne pense pas que c’étaient des signaux.

— Alors, qu’est-ce que c’était ?

— Il frappait à une porte, répondit Tengo d’une voix atone. Quelque part, à la porte d’entrée d’une maison…

— Ah oui… En effet, maintenant que tu le dis, c’est peut-être ça. On entend bien quelqu’un qui frappe à la porte. » Puis Kumi Adachi plissa les yeux d’un air grave. « Autrement dit, même après avoir perdu conscience, M. Kawana aurait continué à faire sa tournée de la redevance ?

— Sans doute, répondit Tengo. Quelque part dans un coin de sa tête.

— C’est comme l’histoire du soldat qui continuait à jouer de la trompette alors qu’il était mort », dit Kumi Adachi, admirative.

Il n’y avait rien à répondre. Tengo garda le silence.

« Ton père devait énormément aimer ce travail. Accomplir sa tournée pour récolter la redevance de la NHK.

— Aimer ou ne pas aimer, ce genre de choses ne signifiaient rien pour lui.

— Bon, mais alors ?

— Pour mon père, c’était seulement là où il était le meilleur.

— Ah », fit la jeune femme. Elle réfléchit. « Tu sais, en un certain sens, c’est peut-être la meilleure manière de vivre.

— Oui, peut-être », répondit Tengo en regardant la pinède brise-vent. Elle avait sûrement raison.

« Et donc, reprit-elle, toi, Tengo, en quoi est-ce que tu es le meilleur ?

— Je n’en sais rien, répondit Tengo en regardant Kumi Adachi droit dans les yeux. Je n’en sais vraiment rien. »

1- Texte sacré bouddhique.

2- Nom posthume.

3- Portique qui matérialise la frontière entre l’enceinte sacrée et le monde profane.