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Aomamé

Seule mais plus solitaire

QUAND LE SOIR TOMBAIT, elle s’asseyait sur une chaise, sur le balcon, et observait le petit jardin de l’autre côté de la rue. Cette tâche quotidienne était devenue cruciale. C’était le cœur de sa vie. Que le ciel soit dégagé ou couvert, ou qu’il pleuve même, elle poursuivait sans relâche sa surveillance. Le mois d’octobre avait commencé, il faisait de plus en plus frais. Durant les nuits froides, elle se mettait plusieurs vêtements les uns sur les autres, s’enveloppait dans une couverture et buvait du chocolat chaud. Elle observait le toboggan jusqu’à dix heures et demie environ, elle prenait un long bain pour se réchauffer, puis elle se couchait et s’endormait.

Bien entendu, il n’était pas tout à fait exclu que Tengo vienne en ces lieux durant la journée, quand il faisait clair. Mais c’était peu probable. S’il devait se montrer dans le jardin, ce serait lorsqu’il ferait sombre, lorsque le lampadaire serait éclairé, au moment où les lunes seraient distinctement visibles dans le ciel. Aomamé terminait rapidement son dîner, se mettait en tenue afin de pouvoir sortir très vite à l’extérieur, s’attachait les cheveux, prenait place sur le balcon et fixait son regard sur le toboggan du jardin obscur. Elle gardait toujours à portée de main son arme automatique et ses petites jumelles Nikon. Elle redoutait en permanence que Tengo n’apparaisse précisément au moment où elle allait aux toilettes et, en dehors de son chocolat, elle ne buvait rien.

Chaque jour sans exception, Aomamé poursuivit son observation. Sans lire, sans écouter de musique, tendant l’oreille aux moindres bruits extérieurs, elle se bornait à scruter le jardin. Elle ne changeait pour ainsi dire pas de position. Simplement, de temps en temps, elle levait la tête – quand la nuit était claire –, fixait les yeux sur le ciel, et s’assurait qu’il y avait toujours deux lunes côte à côte. Puis, aussitôt, elle reportait son attention sur le jardin. Aomamé surveillait le jardin, les lunes surveillaient Aomamé.

Mais Tengo ne se montrait pas.

 

Il y avait peu de visiteurs dans ce jardin. Parfois de jeunes amoureux. Ils s’asseyaient sur un banc, se tenaient les mains et ils se bécotaient nerveusement, comme un couple de petits oiseaux. Mais l’espace était trop petit, la lumière trop intense. Très vite, ils se sentaient mal à l’aise, renonçaient et se déplaçaient ailleurs. D’autres venaient dans l’espoir d’utiliser les toilettes publiques, mais en constatant que l’entrée était verrouillée, ils s’en allaient, déçus (ou bien furieux). Quelquefois, un salaryman, de retour de son bureau, s’asseyait seul sur un banc, la tête baissée, sans doute pour se dégriser. À moins qu’il n’ait simplement pas eu envie de rentrer directement chez lui. Et aussi, au milieu de la nuit, un vieillard solitaire promenait son chien. Le chien comme le vieil homme paraissaient semblablement silencieux, semblablement désespérés.

Mais la plupart du temps, il n’y avait personne la nuit. Pas même un chat. La lumière impersonnelle du lampadaire n’éclairait que les balançoires, le toboggan, le bac à sable et les toilettes publiques verrouillées. À fixer longuement ce paysage, Aomamé finissait parfois par avoir l’impression d’avoir été abandonnée sur une planète inhabitée. Comme dans ce film qui dépeignait le monde après une guerre nucléaire. C’était quoi le titre déjà ? Ah oui, Le Dernier Rivage.

Pourtant, elle restait concentrée et continuait son guet. Comme un marin, grimpé sur un haut mât, qui monte la garde et qui cherche à découvrir, sur les immensités de l’océan, des bancs de poissons ou l’ombre funeste d’un périscope. Ce que ses prunelles en alerte recherchaient, c’était Tengo Kawana, et lui seul.

Il n’était pas impossible que Tengo habite dans une autre ville et que cette nuit-là, il soit seulement passé par là par hasard. Si tel était le cas, la chance qu’il revienne dans ce jardin était quasi nulle. Mais Aomamé estimait cela improbable. Quand il avait été assis en haut du toboggan, il y avait eu dans son attitude ou dans ses vêtements un quelque chose qui lui avait fait penser que le jeune homme était allé faire une petite promenade nocturne aux alentours de chez lui. En chemin, il s’était approché du jardin, il était monté sur le toboggan. Sans doute pour voir les lunes. Ce qui signifiait qu’il habitait quelque part dans le voisinage.

Dans le quartier de Kôenji, il n’était pas facile de trouver un endroit d’où l’on pouvait bien voir la lune. C’était une zone presque entièrement plate. Il n’y avait pas de hauts immeubles sur les toits desquels on pouvait monter. Du coup, ce toboggan, la nuit, ce n’était pas si mal choisi. Les lieux étaient tranquilles, personne n’allait vous déranger. Aomamé était sûre qu’il reviendrait là s’il lui prenait l’envie de regarder les lunes. Néanmoins, l’instant d’après, elle pensait : Non, ce serait trop simple. Peut-être a-t-il déjà trouvé un autre endroit beaucoup plus agréable.

Aomamé eut un bref et énergique mouvement de la tête. Ça suffit, se dit-elle. Je ne dois pas trop réfléchir. Je n’ai pas d’autre choix que de croire que Tengo, un jour, reviendra sur le toboggan. Je dois continuer à l’attendre. Je ne peux m’éloigner d’ici, car le seul point de rencontre qui nous relie, lui et moi, aujourd’hui, c’est ce jardin.

 

Aomamé n’avait pas fini d’appuyer sur la détente de son arme.

C’était le début du mois de septembre. Campée sur l’espace refuge de la voie express n° 3 complètement embouteillée, éblouie par le soleil du matin, elle avait plongé dans la bouche le canon noir de son Heckler & Koch. Elle portait son tailleur Junko Shimada et ses hauts talons Charles Jourdan.

De l’intérieur de leur voiture, les gens autour ne la quittaient pas des yeux, sans pouvoir deviner ce qui allait arriver. Une femme d’un certain âge, au volant d’un coupé Mercedes argenté. Des hommes hâlés, qui l’observaient, assis sur leur siège élevé, dans leurs gros camions de transport. Devant leurs yeux, Aomamé était sur le point de tirer vers son cerveau une balle de 9 mm. Pour s’effacer elle-même de cette année 1Q84, elle n’avait pas d’autre moyen que de se supprimer. Et de la sorte, en échange, la vie de Tengo serait sauve. Du moins, selon la promesse que le leader lui avait faite. En contrepartie, il avait réclamé qu’elle lui accorde la mort.

Pour Aomamé, devoir mourir ne suscitait pas de désespoir particulier. Depuis que j’ai été entraînée dans ce monde de 1Q84, songeait-elle, tout n’était-il pas déterminé à l’avance ? Moi, je me suis contentée de suivre le fil du scénario. Quel sens cela aurait-il que je continue à vivre seule dans ce monde totalement absurde où deux lunes se côtoient dans le ciel, où des Little People tiennent en main le destin des hommes ?

Pourtant, en fin de compte, elle n’avait pas appuyé à fond sur la détente de son arme. Au tout dernier instant, elle avait relâché la force de son index, avait sorti de la bouche le canon du pistolet. Puis, à la manière d’un homme qui remonte à la surface après avoir été plongé au plus profond d’un océan, elle avait respiré une énorme goulée d’air et l’avait ensuite rejetée. Comme pour renouveler son organisme de fond en comble.

Ce qui avait interrompu sa mort en marche, c’est qu’elle avait entendu une voix lointaine. À cet instant, elle se trouvait noyée dans un espace absolument silencieux. Depuis qu’elle avait commencé à communiquer de la force à son doigt posé sur la détente, l’ensemble des bruits environnants avait disparu. Elle était immergée dans un silence épais – comme au fond d’une piscine. Là, la mort n’était ni sombre, ni redoutable. Elle lui était aussi naturelle et évidente que le liquide amniotique pour un fœtus. La mort n’est pas mauvaise, songeait Aomamé. Elle eut même un tout petit sourire. Puis elle entendit la voix.

On aurait dit qu’elle provenait d’un lieu infiniment lointain, d’un temps infiniment lointain. Elle ne la reconnaissait pas, car elle avait perdu sa spécificité et son timbre originel après avoir dû emprunter on ne sait combien de détours. Ce qui en subsistait n’était qu’un écho creux où tout sens avait été dérobé. Et pourtant, au cœur de cette résonance, Aomamé put percevoir une chaleur intime et chère. C’était comme si cette voix l’appelait par son nom.

Aomamé amoindrit la force de son doigt sur la détente, étrécit les yeux, se concentra dans son écoute. Elle s’efforça d’appréhender les mots que la voix formait. Mais tout ce qu’elle parvint à entendre, avec peine, ou qu’elle s’imagina entendre, ce fut son nom, rien d’autre. Ensuite, il n’y eut plus que les gémissements du vent qui s’engouffrerait dans une caverne. Puis la voix s’éloigna, perdit de nouveau toute signification et fut absorbée au sein du silence. Le vide qui l’avait enveloppée se désagrégea et le vacarme environnant, comme si un bouchon avait été ôté, se fit soudain tonitruant à ses oreilles. Le temps de reprendre ses esprits, la décision de mourir avait déserté Aomamé.

Je reverrai peut-être Tengo dans ce petit jardin, pensa-t-elle. Après, je pourrai toujours mourir. Une seule fois encore, je vais tenter ma chance. Si je vis, si je ne meurs pas, la possibilité existe que je le revoie. Elle pensa clairement : je veux vivre. C’était un sentiment insolite. Avait-elle jusque-là nourri une seule fois un sentiment pareil ?

Elle remit en place le cran de sûreté de son pistolet et rangea son arme dans son sac. Puis elle se redressa, chaussa de nouveau ses lunettes de soleil et refit le chemin inverse en direction du taxi qui l’avait conduite là. Les gens l’observaient en silence alors qu’elle marchait à grandes enjambées sur la voie rapide, perchée sur ses talons hauts. Elle n’eut pas une longue route à faire. Malgré les embouteillages monstrueux, son taxi avait légèrement progressé et se trouvait à peu près à sa hauteur.

Aomamé frappa à la fenêtre et l’homme baissa la vitre.

« Je peux monter ? »

Le chauffeur hésita.

« Dites-moi, ce que vous avez enfoncé dans votre bouche, on aurait dit que c’était un pistolet ?

— Oui.

— Un vrai ?

— Allons ! » s’esclaffa-t-elle en tordant la bouche.

Le chauffeur lui ouvrit la porte, Aomamé s’installa dans le véhicule. Elle laissa glisser son sac sur le siège et s’essuya la bouche à l’aide d’un mouchoir. Il lui restait aux lèvres l’odeur de la graisse et du métal.

« Alors, cet escalier d’urgence ? » interrogea le chauffeur.

Aomamé secoua la tête sur le côté.

« Ça ne m’étonne pas. Je n’avais jamais entendu parler de ce genre de truc par ici, fit le chauffeur. Si je prends la sortie Ikéjiri, comme c’était décidé au début, ça vous ira ?

— Oui, très bien », répondit Aomamé.

L’homme leva le bras par la fenêtre ouverte et se déporta sur la file de droite, devant un gros bus. Le compteur n’avait pas bougé depuis qu’elle était descendue.

Aomamé s’enfonça dans son siège, respira calmement et porta les yeux sur le grand panneau publicitaire Esso qui lui était devenu familier. Le tigre avait la tête de côté, il souriait, et agrippait dans sa patte un tuyau d’essence. « Mettez un tigre dans votre moteur », proclamait la pub.

« Mettez un tigre dans votre moteur, murmura Aomamé.

— Pardon ? demanda le chauffeur en lui lançant un coup d’œil dans le rétroviseur.

— Rien. Je parlais toute seule. »

Elle vivrait encore un peu ici et elle verrait de ses yeux comment les choses tourneraient. Il ne serait pas trop tard pour mourir ensuite. Sans doute pas.

 

Quand Tamaru lui avait téléphoné, le lendemain du jour où elle avait renoncé à se suicider, Aomamé lui avait annoncé qu’il y avait des changements dans le programme. J’ai décidé que je ne bougerai pas d’ici. Je ne changerai pas de nom, je ne subirai pas d’opération chirurgicale.

Tamaru, à l’autre bout du fil, était resté muet. Il échafaudait mentalement toutes sortes de théories.

« Vous voulez dire que vous ne voulez pas déménager ?

— Exactement, répondit laconiquement Aomamé. Je veux rester ici un certain temps.

— Ce n’est pas une cache conçue pour un long séjour.

— Tant que je reste enfermée et que je ne sors pas, je ne vois pas comment ils pourraient me retrouver. »

Tamaru objecta : « Il vaudrait mieux ne pas sous-estimer ces types. Ils vont faire une enquête complète sur vous et remonter votre piste. Vous ne serez pas la seule en danger. Votre entourage le sera aussi. Et je me retrouverai dans une situation délicate.

— Je vous prie de m’en excuser. J’ai besoin d’un peu plus de temps.

— Un peu plus de temps, dites-vous, c’est une expression assez ambiguë, observa Tamaru.

— Je suis désolée. Je ne sais pas le dire autrement. »

Tamaru réfléchit en silence un instant. Comme s’il jugeait son degré de détermination aux inflexions de sa voix. Il déclara : « Je suis quelqu’un qui fait passer sa situation avant toute autre priorité. Presque avant toute autre. Vous le savez, n’est-ce pas ?

— Oui, je le sais. »

Tamaru se plongea de nouveau dans le silence. Puis il reprit :

« Bon, eh bien, pourquoi pas ? Simplement, je ne voulais pas qu’il subsiste de malentendu. Si vous insistez pour rester là, vous avez vos raisons, je suppose ?

— J’ai mes raisons », répondit Aomamé.

Tamaru eut une petite toux dans le combiné. « Comme je vous l’ai déjà fait remarquer, de notre côté, nous avons élaboré un plan, nous avons fait des préparatifs. Vous déplacer dans un lieu sûr, au loin, effacer votre piste, modifier votre visage et votre nom. Peut-être pas vous transformer radicalement, mais enfin presque. Et nous nous étions mis d’accord sur ce point, je crois.

— Je le sais bien, évidemment. Il n’est pas question de contester le plan lui-même. Mais il m’est arrivé quelque chose qui n’était absolument pas prévu. Et il est indispensable que je reste ici un peu plus longtemps.

— Ce n’est pas moi qui peux trancher », répondit Tamaru. Puis il eut un petit bruit de fond de gorge. « Il faudra un certain temps pour que je vous transmette une réponse.

— Je serai ici, répliqua Aomamé.

— Parfait », conclut Tamaru. Il coupa alors la communication.

 

Le lendemain matin, à neuf heures, le téléphone sonna trois fois, fut coupé, puis sonna de nouveau. Il ne pouvait s’agir que de Tamaru.

L’homme se dispensa des salutations. « Madame redoute aussi que vous demeuriez plus longtemps dans cet appartement. La sécurité n’est pas totalement garantie. Ce n’est qu’un lieu provisoire. Nous sommes tous deux d’avis qu’il vaut mieux que vous partiez le plus vite possible dans un lieu plus sûr. Vous me suivez jusque-là ?

— Très bien.

— Mais vous êtes quelqu’un de très prudent, vous avez du sang-froid. Vous ne commettez pas d’erreurs stupides et vous avez du cran. Sur le fond, nous avons entière confiance en vous.

— Merci.

— Si vous affirmez que vous voulez rester encore un certain temps dans cet appartement, c’est que vous avez vos raisons. Nous ignorons ce qu’elles sont, mais ce n’est évidemment pas un caprice. C’est pourquoi Madame envisage de satisfaire à votre demande, dans la mesure du possible. »

Aomamé écoutait très attentivement, sans dire un mot.

Tamaru poursuivit : « Vous pourrez rester là jusqu’à la fin de l’année. Dernière limite.

— Vous voulez dire qu’au nouvel an, je devrai aller ailleurs ?

— C’est le maximum que nous puissions faire pour respecter votre désir.

— D’accord, dit Aomamé. Je reste ici jusqu’à la fin de l’année, et ensuite, je partirai. »

Elle n’exprimait pas là le fond de sa pensée. Elle n’avait pas l’intention de faire un pas hors de cet appartement tant qu’elle n’aurait pas revu Tengo. Mais si elle avouait à présent une chose pareille, l’histoire deviendrait compliquée. D’ici à la fin de l’année, elle avait tout de même un certain répit. Pour ce qui était de la suite, elle n’aurait qu’à y penser plus tard.

« Parfait, dit Tamaru. Dorénavant, on vous approvisionnera en nourriture et en produits courants une fois par semaine. Tous les mardis, à une heure de l’après-midi. Les livreurs auront la clé et pourront donc entrer chez vous librement. Mais ils ne pénétreront pas ailleurs que dans la cuisine. Pendant qu’ils seront là, vous, vous resterez dans la chambre du fond, que vous aurez verrouillée. Vous ne vous montrerez pas. Et vous ne ferez aucun bruit. Au moment où ils s’en iront, ils sortiront sur le palier et sonneront à la porte une fois. Vous pourrez alors quitter la chambre. Si vous avez envie ou besoin de quelque chose de particulier, dites-le-moi maintenant. On vous l’apportera à la prochaine livraison.

— J’aimerais bien un appareil de musculation, répondit Aomamé. Sans matériel, on est forcément limité.

— Ce serait impossible de vous apporter de vrais appareils, comme ceux qui se trouvent dans un club de sport mais si vous voulez une machine qui ne prend pas beaucoup de place, je peux m’en occuper.

— Quelque chose de simple, ça ira très bien, précisa Aomamé.

— Un appareil de musculation et un vélo. Ça vous irait ?

— Très bien. Et si c’est possible, j’aimerais aussi une batte métallique de softball. »

Tamaru conserva le silence quelques secondes.

« Une batte a toutes sortes d’usages, reprit Aomamé. Et moi, ça me calme, juste d’en avoir une à portée de main. C’est comme si j’avais grandi avec.

— D’accord. Je m’en occupe, répondit Tamaru. Si vous pensez à d’autres choses dont vous auriez besoin, écrivez-le sur un papier et posez-le sur le comptoir de la cuisine. Et à la prochaine livraison, on veillera à vous l’apporter.

— Merci. Mais pour le moment, je crois que je n’ai besoin de rien.

— Pas de livres, ou des vidéos, ce genre de choses ?

— Il n’y a rien dont j’ai envie particulièrement.

— Et pourquoi pas À la recherche du temps perdu de Proust ? demanda Tamaru. Si vous ne l’avez pas encore lu, ce serait l’occasion rêvée.

— Est-ce que vous l’avez lu, vous ?

— Non. Je ne suis jamais allé en prison. Je n’ai jamais dû rester caché longtemps. Quelqu’un a dit qu’en dehors de ce genre de circonstances, il était difficile de lire ce roman dans son intégralité.

— Vous connaissez quelqu’un qui l’a fait ?

— J’ai certes connu des gens qui sont restés longtemps en détention, mais ils n’étaient pas du style à s’intéresser à Proust.

— Eh bien, je vais essayer. Si vous arrivez à avoir ces livres, ajoutez-les à la prochaine livraison.

— En fait, ils sont déjà prêts », répondit Tamaru.

 

Les « livreurs » vinrent le mardi suivant, à une heure de l’après-midi, très précisément. Aomamé se réfugia dans la chambre, comme le lui avait indiqué Tamaru, ferma la porte à clé de l’intérieur, et demeura parfaitement silencieuse. Elle entendit la clé qui ouvrait la porte d’entrée, et le bruit de plusieurs personnes qui pénétraient dans l’appartement. Quels étaient ces gens que Tamaru nommait « livreurs » ? Aomamé l’ignorait. Elle devina d’après les bruits qu’ils devaient être deux, mais leurs voix étaient inaudibles. Ils transportèrent un certain nombre de cartons à l’intérieur et en sortirent le contenu sans un mot. Elle entendit couler l’eau du robinet avec laquelle ils rinçaient les produits alimentaires avant de les ranger au réfrigérateur. Qui faisait quoi ? Sans doute s’étaient-ils concertés au préalable. Elle entendit qu’un paquet était déballé et que le carton et le papier d’emballage étaient repliés et rangés. Il lui sembla aussi que les ordures de la cuisine étaient regroupées. Aomamé ne pouvait pas se rendre au local en sous-sol pour porter ses sacs-poubelle.

Leurs manières de travailler étaient expéditives et efficaces. Ils essayaient de ne faire aucun bruit inutile. Leurs pas mêmes étaient feutrés. Ils en eurent terminé en une vingtaine de minutes, ouvrirent la porte d’entrée et sortirent. Elle entendit la clé qui tournait de l’extérieur. Il y eut un coup de sonnette comme convenu. Par précaution, Aomamé resta dans la chambre un quart d’heure de plus. Puis elle en sortit, s’assura qu’il n’y avait personne et remit le verrou intérieur à la porte d’entrée.

Le gros réfrigérateur avait été rempli de nourriture pour une semaine. Cette fois, il ne s’agissait pas de plats simples à réchauffer au micro-ondes mais essentiellement de produits frais. Toutes sortes de fruits et de légumes. Du poisson, de la viande. Du tofu, des algues wakamé et du natto1. Du lait, du fromage, du jus d’orange. Une douzaine d’œufs. Tout avait été retiré des barquettes pour qu’il y ait le moins d’emballages à jeter et habilement inséré dans du film alimentaire. Ils avaient parfaitement compris la manière dont Aomamé se nourrissait habituellement. Comment le savent-ils ? se demanda-t-elle.

Près de la fenêtre était installé un vélo d’appartement. Un modèle de petite taille mais haut de gamme. Sur l’écran s’affichaient la vitesse horaire, la distance parcourue, et l’énergie brûlée. On pouvait même contrôler le nombre de tours effectués à la minute et sa fréquence cardiaque. Il y avait aussi un banc de musculation qui permettait le travail des abdominaux, des dorsaux et des deltoïdes. Les accessoires étaient très faciles à assembler ou à enlever. Aomamé connaissait parfaitement le fonctionnement de ce genre d’appareil. C’était un modèle parmi les plus récents, à la fois simple et très efficace. Grâce à ces deux machines, elle pourrait s’assurer de la quantité d’exercices physiques qui lui était nécessaire.

Une batte métallique était rangée dans un étui souple. Aomamé la retira de l’emballage et la fit tournoyer à plusieurs reprises. La batte, neuve, était d’une couleur argentée et brillante, elle fendait l’air vigoureusement avec des sifflements cinglants. Son poids, qui lui était familier, lui apporta un sentiment de paix. Et son toucher lui rappela l’époque de son adolescence, les jours qu’elle avait passés avec Tamaki Ootsuka.

Les cinq volumes d’À la recherche du temps perdu étaient empilés sur la table à manger. Les livres n’étaient pas neufs mais ils ne portaient pas de marques. Elle en prit un, le feuilleta. Il y avait aussi différentes revues. Des hebdomadaires, des mensuels. Cinq cassettes vidéo neuves, encore sous plastique. Elle ignorait qui les avait choisies, mais il s’agissait de films nouveaux qu’elle n’avait pas encore vus. Aomamé n’avait pas l’habitude de fréquenter les cinémas, et il y avait énormément de films qu’elle ne connaissait pas.

Un sac en papier d’un grand magasin contenait trois pulls neufs. Du plus épais au plus léger. Deux chemises en flanelle épaisse, quatre tee-shirts à manches longues. Tous unis, de design simple. Tous à la bonne taille. Il y avait aussi des chaussettes épaisses et des collants. Si elle devait rester là jusqu’en décembre, elle en aurait besoin. Ils étaient vraiment prévoyants.

Elle transporta les vêtements dans la chambre à coucher, les rangea dans les tiroirs ou les suspendit dans le placard. Revenue dans la cuisine, alors qu’elle buvait du café, le téléphone retentit. Trois sonneries, un temps d’arrêt, et de nouveau la sonnerie.

« Tout est bien arrivé ? demanda Tamaru.

— Merci. Je crois qu’il y a vraiment tout ce qu’il me faut. Et les appareils de gymnastique sont très bien. Il ne me reste plus qu’à lire Proust.

— Si nous avons oublié quelque chose, dites-le-moi.

— D’accord. Mais ça me paraît difficile… »

Tamaru répondit après s’être éclairci la voix : « Ce n’est peut-être pas mes affaires, mais j’aimerais vous donner un conseil.

— Oui, à quel sujet ?

— Eh bien, ce n’est pas si simple, en réalité, de vivre longtemps confiné seul dans un lieu exigu, de ne voir personne, de ne parler à personne. Même si on est solide. Quand en plus on est poursuivi, on finit par craquer.

— Jusqu’à présent, vous savez, je n’ai pas vécu dans un espace tellement vaste.

— C’est peut-être un avantage, remarqua Tamaru. Pourtant, je vous conseillerais d’être très vigilante. Quand quelqu’un est constamment sous tension, il ne s’en rend pas compte, mais ses nerfs deviennent comme des élastiques distendus. Difficile ensuite de les faire revenir à leur état d’origine.

— Je ferai très attention, répondit Aomamé.

— Je vous l’ai déjà dit, vous êtes quelqu’un de très prudent. Vous savez aussi vous montrer endurante. Vous n’êtes pas exagérément sûre de vous. Mais même le plus prudent des individus commet inévitablement une ou deux erreurs dès qu’il se déconcentre. La solitude, c’est comme un acide qui vous ronge.

— Je pense que je ne suis pas solitaire », déclara Aomamé. Ces paroles s’adressaient en partie à Tamaru, en partie à elle-même.

« Je suis seule mais je ne suis pas solitaire. »

Il y eut un silence de quelques instants à l’autre bout du fil. Peut-être Tamaru s’employait-il à jauger la différence entre « seul » et « solitaire ».

« En tout cas, je me tiendrai encore davantage sur mes gardes. Merci de votre conseil, fit Aomamé.

— Il y a une chose que je voudrais vous faire comprendre, reprit Tamaru. Nous ferons tout notre possible pour vous protéger. Mais dans l’éventualité d’une situation brusquement pressante – laquelle, je l’ignore –, peut-être devrez-vous vous débrouiller seule. Même si je fonçais chez vous, ce serait peut-être trop tard. Ou bien, selon les circonstances, je ne pourrais pas vous aider. Par exemple, s’il n’était plus opportun pour nous de rester en contact avec vous.

— Je comprends très bien. Je ferai en sorte de me protéger moi-même. J’ai la batte métallique, et puis, ce que vous m’avez donné.

— Ici, c’est un monde dur.

— Là où il y a de l’espoir, forcément, il y a des épreuves », répondit Aomamé.

Tamaru resta muet un moment. Puis il reprit la parole. « Connaissez-vous l’histoire du dernier test que devaient subir les candidats qui voulaient être chargés des interrogatoires dans la police secrète de Staline ?

— Non.

— Le candidat était introduit dans une pièce carrée. À l’intérieur se trouvait une petite chaise en bois, toute simple. Rien d’autre. Et le gradé ordonnait : “Arrange-toi pour que cette chaise te fasse des aveux. Après, tu en rédigeras le procès-verbal. Tu ne bougeras pas d’ici avant.” Voilà.

— C’est complètement surréaliste !

— Non, non. Tout ce qu’il y a de plus réaliste, au contraire, de bout en bout. Staline avait mis réellement en place ce type de système paranoïaque, et durant les années de son règne, il a fait mettre à mort environ dix millions d’hommes et de femmes. Presque tous étaient ses compatriotes. Nous vivons réellement dans ce genre de monde. Mieux vaut s’en souvenir.

— Vous connaissez des tas d’histoires réconfortantes !

— Non, pas tant que ça. Juste le stock qu’il faut. Vous savez, je n’ai pas reçu de véritable éducation. En fait, ce qui en a tenu lieu, c’est ce à quoi j’ai dû me confronter. Là où il y a de l’espoir, forcément, il y a des épreuves. Vous avez raison. C’est parfaitement vrai. Simplement, les espoirs sont rares, pour la plupart abstraits, et les épreuves innombrables, et pour la plupart, tout à fait concrètes. C’est également ce que j’ai appris par l’expérience.

— En somme, quelle sorte d’aveu les policiers souhaitaient-ils extorquer à la chaise ?

— Tout est dans la question, répondit Tamaru. Comme dans un kôan zen.

— Le zen de Staline », fit Aomamé.

Après une courte pause, Tamaru coupa la communication.

 

L’après-midi de ce même jour, elle s’entraîna sur ses deux appareils, le vélo et le banc de musculation. Elle prit plaisir à cette petite séance. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas pu pratiquer ces exercices. Puis elle se doucha pour se débarrasser de sa sueur. Elle se prépara un dîner frugal en écoutant une émission de musique sur la bande FM. Elle regarda le journal télévisé du soir (aucune information ne l’intéressa). Enfin, lorsque le soleil se coucha, elle sortit sur le balcon et surveilla le jardin. Avec une couverture légère, ses jumelles et son pistolet. Et sa batte métallique neuve aux reflets étincelants.

Si Tengo ne se manifeste pas, pensa-t-elle, j’imagine que c’est ici, dans ce quartier de Kôenji, que je verrai la fin de cette énigmatique année 1Q84. En menant ma petite vie monotone. Je cuisinerai, je ferai de la gymnastique, j’écouterai les informations, je lirai quelques pages de Proust. Mais avant tout, je resterai dans l’attente que Tengo se montre. L’attendre est devenu le cœur de mon existence. C’est le mince fil auquel ma vie est suspendue. Comme les araignées que j’ai aperçues quand je descendais l’escalier d’urgence. Ces minuscules araignées noires qui tendaient leur toile misérable dans des coins malpropres de la charpente métallique. Et leurs toiles oscillaient sous les bourrasques de vent qui s’engouffraient entre les piliers, elles se couvraient de saletés, s’effilochaient et se déchiraient. Elles m’avaient fait pitié. Maintenant, je suis presque dans la même condition que ces pauvres bestioles.

Il me faudrait une cassette avec la Sinfonietta de Janáček, songea Aomamé. J’en ai besoin pour ma gymnastique. Et puis, cette musique, j’ai le sentiment qu’elle me relie. À un lieu indéterminé. C’est comme si elle me guidait vers quelque chose. Je vais la rajouter sur la prochaine liste.

 

C’était à présent le mois d’octobre. Il lui restait moins de trois mois avant que n’expire son délai. La pendule égrenait le temps sans repos.

Elle s’enfonça dans sa chaise et continua à surveiller le toboggan, de derrière la plaque en plastique du balcon. La lumière du lampadaire à vapeur de mercure donnait au paysage des teintes blafardes. Cela lui faisait songer aux allées désertes d’un aquarium de nuit. Des poissons imaginaires et invisibles nageaient silencieusement entre les arbres, en une ronde muette et incessante. Et les deux lunes qui brillaient dans le ciel réclamaient qu’Aomamé les reconnaisse.

 

Tengo, murmura Aomamé. Où es-tu maintenant ?

1- Haricots de soja fermentés. (Toutes les notes sont de la traductrice.)