17

Aomamé

Je n’ai que deux yeux

CE FUT UN SAMEDI VENTEUX, peu avant huit heures du soir, que le téléphone sonna. Assise sur le balcon, une couverture étendue sur les genoux, enveloppée dans une parka matelassée, Aomamé surveillait le toboggan éclairé par le lampadaire au mercure. Elle avait enfoui ses mains sous la couverture, pour ne pas avoir les doigts engourdis. Le toboggan désert ressemblait au squelette d’un gigantesque animal disparu à l’ère glaciaire.

Rester longuement assise à l’extérieur par une nuit très fraîche, ce n’était peut-être pas souhaitable pour l’embryon. Mais Aomamé se disait que le degré de froid n’était tout de même pas dramatique. Même si la surface de son corps était glacée, le liquide amniotique conservait la même température que le sang. Il y avait de par le monde de nombreux endroits où régnait un froid incomparablement plus sévère. Et les femmes ne manquaient pas de mettre des enfants au monde dans ces régions-là aussi. Et puis, pensait-elle, c’est un froid à travers lequel je dois passer pour rencontrer Tengo.

Comme toujours, la grande lune jaune et la petite verte se côtoyaient dans le ciel hivernal. Des nuages de forme et de taille diverses couraient à toute vitesse dans le ciel. Des nuages rigoureusement blancs, aux contours très nets. Ils lui évoquaient des blocs de glace dure que la fonte des neiges aurait fait charrier par une rivière en direction de la mer. Alors qu’elle regardait ces nuages dans la nuit – d’où venaient-ils ? Elle l’ignorait. Où disparaîtraient-ils ? Elle l’ignorait aussi – elle avait la sensation qu’elle était elle-même transportée dans une région proche du bout du monde. Ici, c’est l’extrême nord de la raison, songeait Aomamé. Il n’existe plus rien au-delà du nord d’ici. Après, seul s’étend le chaos du néant.

Elle entendit à peine la sonnerie du téléphone. Elle avait entrebâillé la porte vitrée. Et puis elle était absorbée dans ses réflexions. Néanmoins, ses oreilles ne pouvaient laisser échapper ce bruit. La sonnerie s’arrêta après trois coups, et vingt secondes plus tard, recommença. C’était un appel de Tamaru. Elle repoussa la couverture, ouvrit en grand la porte-fenêtre embuée et pénétra dans le salon. L’intérieur était sombre, agréablement chauffé. Elle souleva le combiné de ses doigts encore glacés.

« Vous lisez Proust ?

— Je n’avance pas beaucoup », répondit Aomamé. C’était comme un échange de mots de passe.

« Cela ne vous plaît pas ?

— Non, ce n’est pas ça. Je ne sais pas très bien comment l’exprimer. Disons que c’est comme si c’était une histoire qui racontait un monde totalement différent de celui d’ici. »

Tamaru attendit en silence la suite de ses paroles. Il n’était pas pressé.

« Par un monde différent… je veux dire que j’ai l’impression de lire un rapport détaillé sur un astéroïde situé à des années-lumière du monde dans lequel je vis ici. Je suis réceptive à chacune des scènes qui sont décrites, je peux les comprendre. Et ces descriptions sont très précises, très brillantes. Mais je n’arrive pas à relier ce qui est ici et ce qui se trouve dans le livre. L’éloignement physique est trop important. Aussi, après avoir avancé dans ma lecture, je reviens en arrière et je relis un passage précédent. »

Aomamé cherchait la suite de ses mots. Tamaru continuait d’attendre.

« Mais cela ne veut pas dire que ce livre m’ennuie. L’écriture est subtile, magnifique, et à ma manière, je peux comprendre la structure de cet astéroïde solitaire. Simplement je n’avance pas beaucoup. Comme si j’étais sur un bateau, et que je ramais vers l’amont de la rivière. Je manie les rames tant et plus, puis, dès que je pense à quelque chose et que je me repose un peu… ah, je m’aperçois que le bateau est revenu à son point de départ, expliqua Aomamé. Je crois que maintenant, c’est ainsi que je dois lire. Plutôt que d’avancer pour suivre l’intrigue. Je ne sais pas si c’est juste de le dire comme ça, mais de la sorte, cela me donne la sensation que le temps oscille de manière irrégulière. Ce qui se situe avant peut bien être après, et l’après avant, cela n’a pas d’importance. »

Aomamé recherchait une expression toujours plus précise.

« J’ai l’impression que c’est comme si je faisais le rêve de quelqu’un d’autre. Comme si nous partagions des sensations simultanées. Mais cette simultanéité, je ne peux pas vraiment l’appréhender. Même si nos sensations sont très proches, en réalité, la distance entre nous est immense.

— Pensez-vous que Proust ait voulu produire intentionnellement ce genre de sensation ? »

Aomamé l’ignorait.

« En tout cas, observa Tamaru, dans ce monde-ci, réel, le temps va constamment vers l’avant. Il ne retarde pas et ne recule pas non plus.

— Bien sûr. Dans le monde réel, le temps va vers l’avant. »

En disant ces mots, Aomamé jeta un regard vers la porte vitrée. Vraiment ? Le temps s’écoulait-il à coup sûr vers l’avant ?

« Les saisons ont changé et l’année 1984 s’approche bientôt de son terme, poursuivit Tamaru.

— Je crois que je ne pourrai pas achever À la recherche du temps perdu d’ici à la fin de l’année.

— Cela ne fait rien, répondit Tamaru. Prenez tout votre temps. C’est un roman qui a été écrit il y a plus de cinquante ans. Ce n’est pas comme s’il était bourré d’informations de dernière minute. »

Peut-être, songea Aomamé. Mais peut-être pas. Elle ne pouvait plus désormais se fier totalement à ce que l’on appelait le Temps.

« Et sinon, demanda Tamaru, ce qui est à l’intérieur de vous, ça va ?

— Pas de problème pour le moment.

— Parfait, répondit Tamaru. Bon, par ailleurs, vous êtes au courant, je crois, de ce petit bonhomme chauve, non identifié, qui rôdait aux alentours de la résidence ?

— Oui. Il est réapparu ?

— Non. On ne l’a pas vu récemment. Il a traînassé deux jours dans le coin, et hop, il s’est volatilisé. Mais il est allé à l’agence immobilière la plus proche, il a fait mine de rechercher un appartement à louer, et il a soutiré des informations sur la safe house. En tout cas, il a une allure qu’on ne risque pas de louper. Et en plus, il porte des vêtements criards. Tous ceux qui m’ont parlé de lui s’en souviennent. C’était un jeu d’enfant de remonter sa piste.

— Ça ne colle pas avec quelqu’un qui mène une enquête ou qui part en reconnaissance.

— Exactement. Il a une dégaine qui ne convient pas à ce type de travail. Avec sa tête énorme, on dirait Fukusuke. Pourtant, je le crois habile. Il se sert de ses jambes et récolte les bons renseignements. À sa manière, il est très malin. Ce dont il a besoin, il ne le laisse pas échapper, ce qui est inutile, il ne s’en soucie pas.

— Et il a pu glaner un certain nombre d’informations à propos de la safe house.

— Il a compris qu’il s’agissait d’un refuge destiné aux femmes ayant subi des violences domestiques, et qui est fourni à titre gracieux par Madame. Il a probablement déjà compris aussi que Madame était un membre du club de sport où vous avez travaillé, et que vous veniez souvent chez elle pour lui donner des cours particuliers. Si j’étais à sa place, je serais arrivé sans doute au même résultat.

— Vous voulez dire qu’il est aussi fort que vous ?

— Tant que vous ne lésinez pas sur votre peine, vous pouvez apprendre comment recueillir au mieux les infos et vous entraîner à raisonner logiquement. Tout le monde peut en faire autant.

— Je n’aurais jamais pensé qu’il y avait beaucoup de gens pareils dans le monde.

— Il en existe quelques-uns. Des pros. »

Aomamé s’assit et se toucha le bout du nez. Il était encore glacé.

« Et cet homme, donc, n’est plus réapparu aux alentours de la résidence ? demanda-t-elle.

— Il s’est sûrement aperçu qu’il n’avait que trop attiré l’attention. Il sait aussi que les caméras de surveillance ont enregistré ses faits et gestes. Il aura recueilli le plus rapidement possible tous les renseignements qu’il pouvait, puis il se sera déplacé sur un autre terrain de chasse.

— Autrement dit, à l’heure actuelle, il a compris qu’il y avait des liens entre Madame et moi. Beaucoup plus étroits qu’entre une instructrice de sport et une riche cliente, et également que la safe house était rattachée à tout cela. Et que nous avions mis en marche certains projets.

— Probablement, répondit Tamaru. À mon sens, ce type s’approche du cœur même des choses. Pas à pas.

— Pourtant, à vous entendre, on dirait plutôt qu’il agit en solitaire et qu’il n’est pas lié à une grosse organisation.

— Oui, c’était mon impression. Sauf s’il s’agit d’un dessein bien particulier, il est impossible qu’une grande organisation se serve d’un individu à l’allure aussi voyante pour un travail d’investigation confidentielle.

— Mais alors, dans quel but ? Pour qui mène-t-il cette enquête ?

— Alors là…, fit Tamaru. Ce que je comprends, c’est que le zigoto est astucieux, et qu’il est dangereux. Au-delà, ce ne sont que des suppositions. Néanmoins, il me semble que Les Précurseurs sont liés à tout cela. Sous une forme ou une autre. Telle est ma modeste hypothèse. »

Aomamé réfléchit.

« Et l’homme a changé de terrain de chasse.

— Oui. Où s’est-il déplacé ? Je l’ignore. Mais la logique me conduit à penser que le prochain endroit où il va vouloir se diriger, ou qu’il va chercher à atteindre, c’est le lieu où vous vous cachez en ce moment.

— Vous m’aviez pourtant dit qu’il était presque impossible de remonter jusqu’ici.

— Oui, en effet. Il serait impossible de découvrir la moindre relation entre votre cache et Madame. Tout a été effacé. Mais ce n’est valable que dans le court terme. Si le siège se prolonge, apparaissent des failles. Quand on s’y attend le moins. Par exemple, vous sortez de cet appartement, et par hasard il vous aperçoit. Je dis ça juste comme une possibilité.

— Je ne sors pas d’ici », répondit Aomamé d’un ton péremptoire. Ce n’était pas totalement exact. Elle avait quitté son appartement deux fois. La première, lorsqu’elle avait couru jusqu’au jardin pour aller à la rencontre de Tengo. La seconde, lorsqu’elle était montée dans un taxi, jusqu’à l’aire refuge, près de Sangenjaya, pour rechercher la sortie sur la voie express n° 3. Mais il n’était pas question d’avouer cela à Tamaru.

« Comment pourrait-il donc me localiser ?

— Si j’étais lui, je réexaminerais encore une fois toutes les informations personnelles vous concernant. Quelle sorte de femme êtes-vous ? D’où venez-vous ? Qu’avez-vous fait jusqu’à présent ? À quoi pensez-vous à l’heure actuelle ? Que recherchez-vous ? Ou pas ? Je recueillerais le plus de renseignements possible, et puis je les alignerais sur la table, je les vérifierais et les analyserais méticuleusement.

— En somme, ce serait une mise à nu ?

— Voilà. Je vous mettrais à nu sous une puissante lumière froide. J’utiliserais une loupe et des pincettes et je procéderais à un examen exhaustif, jusqu’à ce que se dessinent les grandes lignes de votre mode de pensée et de votre conduite.

— Je ne suis pas très sûre de vous suivre… l’analyse de mes habitudes pourrait avoir pour conséquence d’indiquer le lieu où je me trouve maintenant ?

— Ça, je n’en sais rien, répondit Tamaru. Cela pourrait peut-être l’indiquer. Ou peut-être pas. C’est du cas par cas. Je dis seulement que c’est ce que moi, je ferais. Je ne vois pas ce qu’il y aurait à faire autrement. Tout humain fonctionne selon un schéma régulier quant à ses pensées et ses actes. Cette régularité provoque forcément des faiblesses.

— On dirait une enquête de type scientifique.

— L’homme ne peut pas vivre sans régularité. C’est comme un thème en musique. Mais en même temps, cette routine limite vos pensées et vos actes, restreint votre liberté. Elle détermine vos priorités, et, dans certains cas, elle réfute votre logique. Pour évoquer notre situation, vous dites que vous ne voulez pas bouger de là où vous êtes. Ou du moins, que jusqu’à la fin de l’année, vous refusez d’être déplacée dans un lieu plus sûr. Parce que vous êtes en quête de quelque chose. Et que vous ne pouvez vous éloigner d’ici tant que vous ne l’avez pas trouvé. Ou vous ne le voulez pas. »

Aomamé garda le silence.

« De quoi s’agit-il, quelle est l’intensité de votre quête ? Je l’ignore. Je n’ai nulle intention de m’en enquérir. Mais à mes yeux, ce quelque chose constitue votre point faible personnel.

— C’est possible, en convint Aomamé.

— Et Fukusuke la grosse tête, probablement, s’y attachera. Impitoyablement, il dénichera l’élément essentiel et personnel qui vous enchaîne. Il pense que cela le conduira à faire une percée. Et s’il possède les talents que je lui prête, cela veut dire qu’il pourrait bien arriver jusqu’ici, grâce aux informations fragmentaires qu’il aura recueillies.

— Je pense qu’il n’y parviendra pas, répondit Aomamé. Jamais il ne pourra découvrir le chemin qui me relie à ce quelque chose. Parce que je l’ai toujours conservé dans mon cœur.

— Vous êtes capable d’affirmer cela à 100 % de certitude ? »

Aomamé réfléchit. « Je ne suis pas certaine à 100 %. Disons plutôt à 98 %.

— Alors, vous devriez vous inquiéter sérieusement de ces 2 %. Comme je vous l’ai dit plus tôt, à mon avis, ce type est un pro. Très fort et très patient. »

Aomamé resta silencieuse.

Tamaru reprit : « Un pro, c’est comme un chien de chasse. Il est capable de renifler des odeurs que le commun des mortels ne perçoit pas, d’entendre des bruits que le commun des mortels ne discerne pas. Quelqu’un qui agit comme tout le monde, ce n’est pas un pro. Ou même s’il l’était, il ne survivrait pas longtemps. Donc, mieux vaut vous tenir sur vos gardes. Vous êtes une femme prudente. Je le sais bien. Mais vous devez à présent vous montrer mille fois plus prudente encore. Les choses les plus importantes ne se déterminent pas selon des pourcentages.

— Il y a une question que j’aimerais vous poser, dit Aomamé.

— Oui, de quoi s’agit-il ?

— Qu’auriez-vous l’intention de faire si le Fukusuke se manifestait encore une fois ? »

Tamaru resta un instant silencieux. Ce n’était pas, semblait-il, une question à laquelle il s’attendait. « Peut-être que je ne ferais rien. Je le laisserais aller. Jusqu’à présent, il est resté bredouille.

— Mais s’il se mettait à faire des trucs qui vous énervent ?

— Quoi, par exemple ?

— Je ne sais pas. Des choses qui vous gêneraient. »

Tamaru émit un petit bruit qui venait du fond de la gorge. « Eh bien, je lui enverrais un message, d’une façon ou d’une autre.

— Un message de pro à pro ?

— Sans doute…, commença Tamaru. Mais avant d’en arriver là, je devrais vérifier avec qui il travaille. S’il se révélait qu’il avait des soutiens, par-derrière, c’est moi qui serais dans une posture dangereuse. Je ne bougerai pas tant que je ne me serai pas assuré de tout cela.

— Avant de sauter dans une piscine, on s’assure de sa profondeur.

— Si vous voulez.

— Mais vous présumez qu’il agit seul. Qu’il n’a pas de soutiens.

— Ah oui, c’est ce que je présume. Il arrive aussi que mes intuitions me trompent. Et puis, malheureusement, je n’ai pas des yeux derrière la tête, répliqua Tamaru. En tout cas, restez bien attentive à tout ce qui vous entoure. S’il n’y a pas quelqu’un de suspect, si quelque chose n’a pas changé dans l’environnement, si quelque chose d’inhabituel ne s’est pas produit. Si vous constatiez le plus petit changement, faites-le-moi savoir.

— D’accord. Je serai prudente », promit Aomamé. Bien sûr, se disait-elle. Je recherche Tengo. Je ne laisserai donc rien échapper, y compris les détails les plus minimes. Et comme Tamaru vient de le dire, moi non plus, je n’ai que deux yeux.

« Voilà à peu près tout ce que je voulais vous dire, conclut-il.

— Et Madame ? Comment se porte-t-elle ? demanda Aomamé.

— Elle va bien », répondit Tamaru. Puis il ajouta : « Peut-être simplement est-elle plus silencieuse.

— Ce n’est déjà pas une femme qui, de tempérament, parle beaucoup. »

Tamaru eut une sorte de petit gémissement de fond de gorge. Son arrière-gorge était, semble-t-il, un organe destiné à exprimer ses émotions particulières. « Encore plus, dirais-je. »

Aomamé imagina la vieille dame assise seule sur une chaise en toile dans la serre, en train d’observer sans se lasser les papillons qui voletaient paisiblement ici et là. À ses pieds était posé un grand arrosoir. Aomamé savait parfaitement à quel point la vieille femme pouvait respirer silencieusement.

« Je vous mettrai une boîte de madeleines dans la prochaine livraison, déclara finalement Tamaru. Elles auront peut-être une bonne influence sur le cours du temps.

— Merci », répondit Aomamé.

 

Debout dans la cuisine, Aomamé se prépara du chocolat. Avant de retourner sur le balcon pour reprendre sa surveillance, il lui fallait se réchauffer le corps. Elle fit bouillir du lait dans une casserole, y versa de la poudre de cacao. Elle remplit un grand bol du mélange, et ajouta sur le dessus de la crème fouettée préparée à l’avance. Elle s’assit à la table et but lentement son chocolat en se remémorant chacune des paroles de l’échange avec Tamaru. Je serais mise à nu par les mains de Fukusuke à la tête tordue, sous une lumière crue et froide. L’homme était un pro compétent, et dangereux.

Elle remit sa parka, entoura son cou d’une écharpe, et tenant à la main son bol de chocolat à moitié bu, retourna sur le balcon. Elle s’assit sur la chaise, posa la couverture sur ses genoux. Le toboggan était désert, comme toujours. Elle remarqua seulement un enfant qui sortait du jardin, précisément à cet instant. À une heure pareille, bizarre qu’un enfant se rende seul dans un jardin. Un enfant à la silhouette trapue, coiffé d’un bonnet en tricot. Mais depuis l’intervalle entre la plaque protectrice et la rambarde du balcon, elle ne le voyait que de haut, selon un angle étroit. L’enfant traversa son champ de vision très rapidement et disparut immédiatement à l’ombre d’un bâtiment. Pour un enfant, sa tête lui parut bien grosse, mais c’était peut-être juste son imagination.

En tout cas, ce n’était pas Tengo. Aomamé ne s’y attarda pas. Elle se réchauffait la paume des mains en buvant son chocolat et reporta les yeux sur le toboggan, puis observa le ciel où défilaient continuellement des bancs de nuages.

 

Ce n’était pas un enfant qu’avait aperçu Aomamé l’espace d’un éclair, bien entendu, c’était Ushikawa. S’il avait fait un peu plus clair, ou si elle avait pu le voir un peu plus longtemps, elle aurait certainement deviné que la grosseur de cette tête ne pouvait être celle d’un jeune garçon. Et elle en serait sûrement arrivée à penser que ce nabot à tête de Fukusuke était bien l’individu que Tamaru lui avait décrit. Mais Aomamé avait entrevu sa silhouette tout juste quelques secondes, et son angle de vue n’était pas propice. Pour les mêmes raisons, bien heureusement, Ushikawa, de son côté, n’avait pas vu Aomamé installée sur le balcon.

Ici, un certain nombre de « si » nous traversent l’esprit. Si Tamaru avait terminé sa conversation un peu plus tôt, si Aomamé ne s’était pas préparé du chocolat en repensant à toute l’histoire, elle aurait certainement vu Tengo qui levait la tête vers le ciel, juché en haut du toboggan. Alors, sur-le-champ, elle serait sortie de chez elle en courant, et elle aurait réalisé la nouvelle rencontre qu’elle attendait depuis vingt ans.

Mais en même temps, si tout cela avait eu lieu, Ushikawa qui surveillait Tengo aurait immédiatement compris que c’était Aomamé ; il aurait localisé l’appartement où elle se tenait et il aurait tout de suite transmis l’information au tandem des Précurseurs.

Par conséquent, le fait qu’Aomamé n’ait pas vu Tengo à ce moment-là, était-ce un malheur ou un bonheur ? Personne n’est en mesure d’en juger. Quoi qu’il en soit, Tengo était monté sur le toboggan comme la première fois, il avait levé les yeux vers le ciel où brillaient les deux lunes, la grande et la petite, il avait contemplé un moment les nuages qui, à l’avant, traversaient le firmament. Ushikawa, dissimulé derrière un immeuble éloigné, surveillait ses faits et gestes. Pendant ce temps, Aomamé avait quitté le balcon, elle parlait au téléphone avec Tamaru, puis elle se préparait du chocolat et le buvait. Voilà comment ces vingt-cinq minutes s’étaient écoulées. En un certain sens, c’étaient vingt-cinq minutes décisives. Quand Aomamé avait enfilé sa parka et qu’elle était retournée sur le balcon avec sa tasse à la main, Tengo avait déjà quitté le jardin. Ushikawa n’était pas tout de suite sur ses talons. Il devait s’assurer d’abord qu’il ne restait personne dans le jardin. Une fois qu’il eut terminé cette vérification, Ushikawa sortit en hâte du jardin. Et ce fut durant ces toutes dernières secondes qu’Aomamé l’aperçut depuis son balcon.

Les nuages continuaient à traverser le ciel à grande vitesse. Ils s’enfuyaient vers le sud, arrivaient sur la baie de Tokyo et surplombaient ensuite l’immense océan Pacifique. Quel serait leur destin ultérieur ? On l’ignore. Tout comme personne ne sait quelle est la forme que revêt l’âme après la mort.

En tout cas, le cercle se resserrait. Mais ni Aomamé ni Tengo ne savaient que le cercle se rétrécissait rapidement autour d’eux. Ushikawa ressentait le mouvement, parce que c’était lui qui mettait en branle l’encerclement. Même à ses yeux pourtant, la totalité du tableau n’apparaissait pas. L’essentiel, il l’ignorait. Il ne savait pas que la distance entre lui et Aomamé n’était que de quelques dizaines de mètres. Et, chose exceptionnelle pour Ushikawa, lorsqu’il était sorti du jardin, il avait la tête pleine de confusion et d’incohérence. Il était incapable de réfléchir méthodiquement.

 

À dix heures, le froid se fit plus intense. Aomamé se résigna à se lever et à rentrer dans l’appartement. Elle se déshabilla, se plongea dans un bain chaud. En se dépouillant dans l’eau brûlante du froid qui l’imprégnait, elle posa ses paumes sur le bas de son ventre. Elle ne sentait encore qu’un léger renflement. Elle ferma les yeux, chercha à ressentir la petite chose. Il ne restait pas tellement de temps. Aomamé devait le dire à Tengo. Qu’il avait engendré cet enfant. Et qu’elle cherchait à le protéger au prix d’une énergie désespérée.

Elle se changea, se mit au lit, se tourna sur le côté dans le noir et s’endormit. Peu avant d’entrer dans le sommeil profond, elle rêva de la vieille femme.

 

Aomamé se trouvait dans la serre de la « Résidence des Saules », elle regardait les papillons en compagnie de la vieille dame. La serre était chaude et sombre, à l’image d’un utérus. Le caoutchouc qu’elle avait laissé chez elle se trouvait également là. Il avait été très bien entretenu. Elle avait du mal à le reconnaître tant il était florissant. Ses feuilles avaient retrouvé un vert vif. Un papillon qu’elle n’avait jamais vu, originaire des pays du Sud, était posé sur l’une de ses feuilles charnues. Il avait replié ses grandes ailes multicolores, il paraissait dormir d’un sommeil paisible. Aomamé en était heureuse.

Dans son rêve, son ventre était extrêmement gonflé. Le temps de la délivrance semblait proche. Elle pouvait entendre battre le cœur de la petite chose. Les battements de son propre cœur et ceux de la petite chose se mêlaient, formant ensemble une belle cadence.

La vieille femme était assise à côté d’Aomamé, très droite comme toujours, les lèvres closes, respirant calmement. Ni l’une ni l’autre ne parlaient, afin de ne pas éveiller le papillon endormi. La vieille dame était parfaitement impassible, comme si elle n’avait pas remarqué qu’Aomamé était à côté d’elle. Aomamé savait qu’elle était bien protégée par la vieille femme. Pourtant, l’angoisse ne quittait pas son cœur. Les mains que la vieille femme tenait sur ses genoux lui semblaient trop fines, trop fragiles. Les mains d’Aomamé tâtonnaient inconsciemment vers son arme. Mais elle n’arrivait pas à la trouver.

Tout en étant profondément immergée dans son rêve, elle savait qu’il s’agissait d’un rêve. Parfois, Aomamé faisait ce genre de rêves, où elle était à l’intérieur d’une réalité vivante, très claire, tout en comprenant que ce n’était pas la réalité. C’était une scène précise issue d’un astéroïde situé quelque part ailleurs.

À un moment, dans son rêve, quelqu’un ouvrait la porte de la serre. Un vent chargé de froidure et de malheur s’engouffrait à l’intérieur. Le grand papillon s’éveillait, déployait ses ailes, et s’envolait gracieusement de la feuille du caoutchouc où il était posé. Qui était-ce ? Elle essayait de tordre le cou pour voir. Mais le rêve se terminait avant qu’elle ait pu le savoir.

 

Lorsqu’elle ouvrit les yeux, Aomamé transpirait. Une sueur désagréable et froide. Elle ôta son pyjama chaud, se sécha avec une serviette, enfila un nouveau tee-shirt. Elle resta sur le lit un moment, redressée. Quelque chose de mauvais allait-il se produire ? Quelqu’un allait-il chercher à s’en prendre à la petite chose ? Ce quelqu’un était peut-être tout près. Elle devait trouver Tengo au plus vite. Mais qu’aurait-elle pu faire au-delà de surveiller le jardin chaque soir ? Si ce n’était de continuer à fixer son regard sur le monde, prudemment, patiemment, sans relâche. Sur une partie du monde étroitement délimitée. Sur un point en haut de ce toboggan. Pourtant, malgré toute sa vigilance, elle pouvait laisser échapper quelque chose. Parce qu’elle n’avait que deux yeux.

Aomamé avait envie de pleurer. Mais ses larmes ne coulaient pas. Elle s’allongea de nouveau sur le côté dans le lit, posa ses paumes sur son ventre, et attendit calmement que le sommeil la visite.