27

Tengo

Ce monde n’est pas suffisant

MERCREDI MATIN, LORSQUE LA SONNERIE DU TÉLÉPHONE RETENTIT, Tengo était plongé dans le sommeil. Il n’était pas parvenu à s’endormir avant l’approche de l’aube, et il lui restait dans la bouche le goût du whisky qu’il avait finalement absorbé. Il sortit du lit et s’aperçut avec surprise qu’il faisait tout à fait clair.

« Monsieur Tengo Kawana ? demanda un homme, dont la voix lui était inconnue.

— Oui », répondit Tengo.

Il pensa que c’était sans doute au sujet d’une formalité concernant la mort de son père. Il percevait chez son interlocuteur des accents calmes et professionnels. Mais les aiguilles de son réveille-matin indiquaient qu’il n’était pas encore huit heures. Trop tôt pour un appel de la société des pompes funèbres ou de la mairie.

« Je suis désolé de vous téléphoner à une heure aussi matinale, mais il s’agit d’une urgence. »

Une urgence. « Oui ? » Sa tête était embrumée.

« Vous souvenez-vous de quelqu’un qui s’appelle Aomamé ? » questionna l’homme.

Aomamé ? Toute trace de somnolence s’évanouit. Son esprit fut soudain bouleversé, comme une scène de théâtre après une pause dans le noir. Tengo rectifia la prise du combiné dans sa main.

« Je m’en souviens, répondit-il.

— C’est un nom extrêmement rare.

— Nous étions dans la même classe à l’école primaire », répondit Tengo d’une voix plus assurée.

L’homme marqua une petite pause. « Monsieur Kawana, auriez-vous de l’intérêt, maintenant, à parler de Mlle Aomamé ? »

Tengo se dit que l’homme avait une façon curieuse de s’exprimer. Une grammaire spéciale. Il avait l’impression d’entendre la traduction d’une pièce de théâtre d’avant-garde.

« Si cela ne vous intéresse pas complètement, ce serait une perte de temps pour nous deux. J’interromprai notre conversation immédiatement.

— Oui, je suis intéressé, se hâta de répondre Tengo. Excusez-moi, mais à quel titre m’appelez-vous ?

— J’ai un message de sa part, continua l’homme sans tenir compte de sa question. Mlle Aomamé souhaiterait vous rencontrer. Qu’en est-il de votre côté, monsieur Kawana ? Avez-vous l’intention de la voir ?

— Oui, certes », répondit Tengo. Il s’éclaircit la voix. « Moi aussi, cela fait très longtemps que je souhaite la rencontrer.

— C’est parfait. Elle veut vous voir. Vous aussi, vous espérez la rencontrer. »

Tengo s’aperçut tout à coup que son appartement s’était terriblement rafraîchi. Il attrapa un cardigan et le passa sur son pyjama.

« Et que dois-je faire ? demanda Tengo.

— Pourriez-vous monter en haut du toboggan quand la nuit sera venue ? répondit l’homme.

— En haut du toboggan ? » répéta Tengo. De quoi diable parlait cet homme ?

« Vous devriez comprendre. Elle voudrait que vous montiez sur le toboggan. Je ne fais que vous transmettre les mots mêmes qu’a employés Mlle Aomamé. »

Tengo passa la main dans ses cheveux, qui se dressaient sur son crâne en mèches indisciplinées. Le toboggan. C’était là où il avait levé la tête et découvert les deux lunes. Bien sûr, c’était ce toboggan.

« Je crois que j’ai compris, dit-il d’une voix sèche.

— Très bien. Ensuite, si vous avez des affaires importantes que vous voudriez emporter, elle aimerait que vous les preniez avec vous. Il pourrait se faire que vous vous déplaciez loin.

— Des affaires importantes que je voudrais emporter ? répéta Tengo avec étonnement.

— Des choses que vous n’aimeriez pas abandonner derrière vous. »

Tengo se plongea dans ses pensées. « Je ne comprends pas très bien, mais quand vous dites : “se déplacer loin”, est-ce que cela signifie que je ne reviendrai plus jamais ici ?

— Je ne peux vous répondre. Je l’ignore, dit son interlocuteur. Ainsi que je vous l’ai précisé plus tôt, je me borne à vous transmettre tel quel son message. »

Tengo réfléchit tout en passant ses doigts dans ses cheveux emmêlés.

Se déplacer ? Puis il répondit : « Il se peut que j’emporte une grande quantité de papiers.

— Ce ne devrait pas être un problème, dit l’homme. Vous êtes libre de vos choix. Simplement, elle aimerait que le sac dans lequel vous mettrez vos affaires vous laisse les deux mains libres.

— Les mains libres, fit Tengo. Vous voulez dire qu’une valise, par exemple, ça n’irait pas ?

— Je ne crois pas, en effet. »

À sa voix, il était difficile de présumer de l’âge, de l’allure ou de la personnalité de l’homme. C’était une voix qui ne vous laissait pas d’indices. Son individualité et ses sentiments – à supposer que l’homme en possède – étaient profondément enfouis. Dès que la communication serait coupée, Tengo aurait du mal à s’en souvenir.

« Voilà tout ce que j’avais à vous communiquer, dit l’homme.

— Est-ce que Mlle Aomamé va bien ? demanda Tengo.

— Elle ne souffre d’aucun problème d’ordre physique, répondit l’homme en choisissant ses mots. Mais à l’heure actuelle, elle se trouve dans une situation quelque peu tendue. Elle doit être attentive à ses moindres faits et gestes. La plus petite maladresse risquerait de causer sa perte.

— Causer sa perte, répéta mécaniquement Tengo.

— Mieux vaut ne pas trop tarder, déclara l’homme. En l’occurrence, le temps est un facteur crucial. »

Le temps est un facteur crucial, se redit mentalement Tengo. La façon qu’avait l’homme de choisir ses mots était-elle problématique ? Ou était-ce lui qui était trop nerveux ?

« Ce soir, à sept heures, j’irai en haut du toboggan, dit Tengo. Et si j’en étais empêché pour une raison quelconque, je retournerais là-bas demain à la même heure.

— Très bien. Et vous avez compris de quel toboggan il était question.

— Oui, j’ai compris. »

Tengo regarda le réveil. Il lui restait onze heures de temps.

« Par ailleurs, j’ai appris que monsieur votre père s’était éteint dimanche. Je vous présente mes condoléances », déclara l’homme.

Tengo le remercia presque automatiquement, puis il se demanda comment il se faisait que l’homme soit au courant.

« Pouvez-vous m’en dire un peu plus sur Mlle Aomamé ? Où se trouve-elle, par exemple ? Que fait-elle ?

— Elle est célibataire, elle travaille comme instructrice dans un club de sport à Hiroo. C’est une professionnelle très compétente, mais en raison de certaines circonstances, elle a cessé d’exercer à présent. Et tout à fait par hasard, elle est venue habiter à proximité de chez vous, monsieur Kawana, il n’y a pas très longtemps. Pour le reste, il serait préférable que vous l’entendiez de la bouche même de l’intéressée.

— Y compris sur le type de situation tendue dans laquelle elle se trouve actuellement ? »

L’homme ne répondit pas. Soit qu’il n’en ait pas eu envie, soit qu’il ait considéré que ce n’était pas nécessaire. Pour une raison que Tengo ignorait, un grand nombre de personnes autour de lui agissaient de la sorte.

« Eh bien donc, ce soir, sept heures, en haut du toboggan, dit l’homme.

— Une seconde, je vous prie, fit en hâte Tengo. J’ai une question. Quelqu’un m’a affirmé que j’étais surveillé. Et que je devais me montrer prudent. Excusez-moi, s’agissait-il par hasard de vous ?

— Non, ce n’était pas moi, répondit sur-le-champ Tamaru. C’était quelqu’un d’autre qui s’occupait à vous espionner. Néanmoins, vous ne vous montrerez jamais trop précautionneux. Comme vous l’a conseillé cette personne.

— Est-ce qu’il y aurait une relation entre le fait que je suis surveillé et la situation particulière où se trouve Mlle Aomamé ?

— Une situation quelque peu tendue, rectifia l’homme. Eh bien, oui, il existe une relation. En quelque sorte.

— Y a-t-il du danger ? »

L’homme fit une pause et choisit très soigneusement ses mots, comme s’il essayait de trier différentes sortes de haricots.

« Si l’on désigne par danger le fait que vous ne puissiez revoir Mlle Aomamé, alors, effectivement, oui, il y a danger. »

Tengo remplaça mentalement les tournures alambiquées de l’homme pour tenter de mieux comprendre. Même s’il n’était pas en mesure de saisir l’arrière-plan, il avait clairement une impression de péril imminent.

« Si les choses tournaient mal, peut-être pourrions-nous ne plus jamais nous revoir.

— Exactement.

— Bon, très bien. J’ai compris, je serai prudent, dit Tengo.

— Je suis désolé de vous avoir appelé si tôt. J’ai l’impression que je vous ai tiré du lit. »

Sur ces mots, l’homme raccrocha. Tengo contempla un moment le combiné noir qu’il tenait à la main. Comme il l’avait imaginé, à peine la ligne coupée, il avait du mal à se souvenir de la voix de son interlocuteur. Il jeta de nouveau un œil sur le réveil. Huit heures dix. Jusqu’à ce soir sept heures, comment allait-il bien tuer le temps ?

 

Il commença par prendre une douche. Il se lava la tête et essaya tant bien que mal de discipliner ses cheveux. Puis il se campa face au miroir et se rasa. Il se brossa les dents à fond et utilisa même du fil dentaire. Il but du jus de tomate qu’il prit dans le réfrigérateur, mit de l’eau à chauffer dans la bouilloire, moulut du café, fit griller un toast. Il régla son minuteur et se prépara un œuf à la coque. Il se concentra sur chacune de ses actions, en y consacrant plus de temps que d’habitude. Et pourtant, une fois tout cela achevé, il n’était que neuf heures et demie.

Ce soir sur le toboggan je verrai Aomamé.

À cette idée, c’était comme si ses sens le quittaient, comme s’il s’éparpillait. Ses bras, ses jambes, son visage partaient dans des directions différentes. Ses émotions ne pouvaient demeurer contenues au même endroit. Il était incapable de se concentrer, de lire, et bien sûr, d’écrire. Il ne parvenait pas à rester assis. Il arrivait à peine, vaille que vaille, à s’activer à des tâches matérielles. Faire la vaisselle, s’occuper de la lessive, ranger ses habits dans les tiroirs de la commode, retaper son lit. Il s’interrompait toutes les cinq minutes et regardait la pendule. Il avait l’impression que chaque fois qu’il pensait au temps, son cours ralentissait.

Aomamé le sait.

 

Telle fut sa conviction alors que, penché au-dessus de l’évier, il aiguisait un couteau qui n’en avait nul besoin. Elle sait que je suis venu plusieurs fois sur le toboggan de ce jardin. Elle m’a certainement vu alors que j’étais assis là-haut, seul, et que je contemplais le ciel. Sinon, ce serait illogique. Il s’imagina sur ce toboggan, éclairé par le lampadaire au mercure. À ces moments-là, Tengo n’avait pas eu la sensation d’être observé. D’où le voyait-elle ?

Peu importe, au demeurant, songea Tengo. Ce n’est pas ce qui compte. Qu’elle m’ait vu d’ici ou de là, cela ne change rien au fait qu’elle m’a reconnu. À cette pensée, une joie intense l’envahit. Ainsi, se disait-il, tout comme je n’ai cessé de penser à elle, elle aussi a pensé à moi. Il avait pourtant du mal à croire que dans ce monde violent et labyrinthique, les cœurs de deux êtres – le cœur d’un jeune garçon et celui d’une fillette – aient pu rester unis alors qu’ils ne s’étaient pas rencontrés depuis vingt ans.

Mais pourquoi Aomamé ne m’a-t-elle pas appelé alors ? Tout aurait été tellement plus simple. Et comment a-t-elle su que j’habitais ici ? Pour quelle raison connaissait-elle – elle, ou bien cet homme – mon numéro de téléphone ?

Comme il n’aimait pas recevoir d’appels inopportuns, son numéro était sur liste rouge. Même si on appelait les renseignements, ce numéro n’était pas communiqué.

De nombreux éléments lui demeuraient incompréhensibles. Et puis les fils de l’histoire étaient enchevêtrés. Quel fil se reliait à quel fil ? Et quels étaient les rapports de cause à effet entre les uns et les autres ? Il était incapable de l’établir avec certitude. Mais il eut le sentiment que c’était depuis que Fukaéri avait fait son apparition qu’il vivait continûment dans un lieu où les questions étaient plus nombreuses que les réponses. Il avait cependant la vague sensation que ce chaos se dirigeait peu à peu vers son dénouement.

À sept heures ce soir, en tout cas, certaines questions au moins seront éclaircies, supposa-t-il. Nous nous verrons sur le toboggan. Nous ne sommes plus des enfants de dix ans faibles et impuissants, mais des adultes, un homme et une femme libres, indépendants. Un prof de maths dans une école préparatoire et une instructrice dans un club de sport. De quoi parlerons-nous ? Je n’en sais rien. Mais nous parlerons. Nous devrons combler les vides entre nous, partager des informations. Pour reprendre les expressions étranges de l’homme qui m’a téléphoné, il se peut que nous nous déplacions quelque part. Il faut donc que je mette en ordre les choses importantes que je ne veux pas laisser derrière moi. Il faut que je les range dans un sac qui me permette d’avoir les mains libres.

Je n’ai pas de regrets de quitter cet appartement. J’ai vécu ici sept années durant. Je suis allé donner mes cours de maths trois fois par semaine. Mais je n’ai jamais senti que j’étais chez moi. C’était tout au plus un lieu de passage improvisé, un expédient, en somme, comme un banc de sable flottant entraîné dans le courant. Ma petite amie qui me rendait visite une fois par semaine a disparu. Fukaéri avec qui j’ai cohabité un temps est partie elle aussi. Tengo ignorait où se trouvaient ces femmes et ce qu’elles faisaient. Elles s’étaient paisiblement éclipsées de sa vie. Quant à son travail, une fois qu’il serait parti, quelqu’un prendrait sa place. Sans Tengo, le monde continuerait de tourner. Si Aomamé voulait qu’ils se déplacent ensemble quelque part, il était prêt à se joindre à elle. Il n’hésiterait pas.

Et pour les choses importantes qu’il aimerait emporter… quelles étaient-elles ? Sa carte bancaire et cinquante mille yens en liquide. Voilà à peu près à quoi se résumaient ses possessions. Sur son compte courant, il avait près d’un million de yens. Ah mais non, ce n’était pas tout. Il possédait aussi sa part des droits d’auteur de La Chrysalide de l’air. Il avait eu l’intention de rendre cette somme à Komatsu mais il ne l’avait pas encore fait. Et sinon, il y avait les pages imprimées du roman qu’il était en train d’écrire. Pas question de les laisser. Pour les autres, elles n’avaient aucune valeur mais elles lui étaient précieuses. Il mit son manuscrit dans un sac en papier, qu’il fit entrer dans le sac à bandoulière en nylon solide, brun-rouge, dont il se servait pour son travail. D’un coup, le sac se fit pesant. Les disquettes, il les rangea à part, dans une des poches de son blouson en cuir. Comme il ne pouvait emporter son traitement de texte, il ajouta des cahiers et un stylo à encre à son bagage. Bien, et ensuite, quoi d’autre ?

Lui revint en mémoire l’enveloppe kraft que lui avait remise l’homme de loi à Chikura. À l’intérieur se trouvaient le livret d’épargne légué par son père, son sceau enregistré, la fiche d’état civil familiale, et aussi l’énigmatique photo de famille (du moins, qui en avait tout l’air). Mieux valait les emporter. Ses carnets scolaires et les diplômes de la NHK, bien entendu, il les laissait. Inutile de prendre des vêtements de rechange ou des affaires de toilette. Tout cela n’entrerait pas dans son sac. Il pourrait toujours en acheter d’autres en cas de nécessité.

Une fois qu’il eut rempli son sac, il ne lui resta plus rien à faire. Ni vaisselle à laver, ni chemises à repasser. Il regarda une fois de plus la pendule murale. Dix heures et demie. Il envisagea de contacter son ami pour lui demander de le remplacer à son école, mais il se rappela que celui-ci détestait qu’on lui téléphone avant midi.

Tengo s’allongea sur son lit tout habillé et laissa ses pensées vagabonder. La dernière fois qu’il avait vu Aomamé, ils avaient dix ans. À présent, l’un et l’autre en avaient trente. Durant ces vingt années, ils avaient fait de nombreuses expériences. Des bonnes et d’autres moins bonnes (les dernières, sans doute, plus nombreuses). Leur apparence, leur personnalité, l’environnement où ils avaient évolué avaient changé durant tout ce temps. Ils n’étaient plus des enfants. L’Aomamé d’aujourd’hui était-elle vraiment l’Aomamé qu’il avait si passionnément recherchée ? Et l’homme qu’il était à présent était-il vraiment le Tengo Kawana qu’Aomamé avait cherché ? Tengo visualisa la scène suivante : ce soir, ils se retrouvaient tous les deux sur le toboggan, ils se regardaient et ils étaient déçus. Ils n’avaient rien à se dire. L’hypothèse était parfaitement plausible. Et même, ce serait invraisemblable que les choses ne se passent pas ainsi.

Tengo, les yeux tournés vers le plafond, s’interrogea. Peut-être ne devrions-nous pas nous rencontrer ? Ne serait-ce pas mieux que nous gardions tendrement en nous l’espoir de nous revoir un jour, sans pour autant nous retrouver ? De la sorte, ils continueraient à vivre à tout jamais avec leurs espoirs intacts. Des espoirs, semblables à une flamme toute petite, mais unique, qui leur réchaufferait le cœur. Une flamme minuscule qu’il faudrait enclore dans la paume de la main, pour la protéger du vent. Car les violentes bourrasques de la réalité risqueraient de l’éteindre.

Pendant une bonne heure, Tengo resta les yeux rivés sur le plafond, à aller et venir entre deux sentiments contradictoires. Il voulait plus que tout au monde revoir Aomamé. Et en même temps, il redoutait à un point insupportable de se retrouver près d’elle. La déception glaciale et le silence pénible qui en résulteraient peut-être lui paralysaient le cœur. Il avait l’impression que son corps allait se déchirer. Tengo était plus grand et plus robuste que la plupart des hommes mais il connaissait aussi ses fragilités. Il devait pourtant revoir Aomamé. C’était ce à quoi il n’avait cessé d’aspirer, ce qu’il avait espéré de toutes ses forces durant les vingt dernières années. Quelle que soit la désillusion qui en sortirait, il lui était impossible de simplement tourner le dos et de prendre la fuite.

À force de scruter le plafond, le sommeil le gagna. Il s’endormit un moment, tel qu’il était, allongé sur le dos. Quarante ou quarante-cinq minutes d’un sommeil calme et sans rêve. Un sommeil bienfaisant, profond, qui suivait une énorme pression et une lassitude extrême. En fait, ces derniers jours, il n’avait dormi que d’une manière irrégulière et hachée. Avant que tombe la nuit, il fallait que son organisme se débarrasse de la fatigue qu’il avait accumulée. Il devait se délasser et retrouver sa vigueur avant de se mettre en route pour le jardin. Il le savait instinctivement.

Au moment où il s’enfonçait dans le sommeil, il entendit la voix de Kumi Adachi. Ou bien il eut l’impression de l’entendre. Au lever du jour, tu devras partir d’ici. Tant que la sortie n’est pas bouchée.

C’était la voix de Kumi Adachi, et en même temps, la voix de la chouette de la nuit. Dans son souvenir, les deux voix étaient inextricablement mêlées. À ce moment, Tengo avait besoin, plus que tout, de sagesse. La sagesse de la nuit, dont les racines épaisses descendaient dans les profondeurs de la terre. Quelque chose qu’il ne pouvait découvrir qu’au sein d’un sommeil lent et lourd.

 

Quand il fut six heures et demie, Tengo sortit de chez lui, son sac à bandoulière en diagonale autour d’une épaule. Il était vêtu exactement comme la première fois où il était monté sur le toboggan. Une parka grise, son vieux blouson en cuir, un jean, des boots marron. L’ensemble passablement usé mais dans lequel il se sentait bien. Au point de faire corps avec lui. Il était possible qu’il ne revienne plus ici. Par précaution, il récupéra les cartes imprimées à son nom sur sa porte et sur la boîte aux lettres. Que se passerait-il ensuite ? Il décida de ne pas s’en inquiéter.

Il se campa devant l’entrée de l’immeuble et lança un regard prudent tout autour de lui. S’il se fiait à Fukaéri, il était espionné. Mais tout comme les fois précédentes, il ne ressentit rien de tel. C’était le spectacle de toujours. Les rues du crépuscule étaient désertes. Il marcha lentement, en prenant d’abord la direction de la gare. Il se retourna de temps à autre, vérifia que personne ne le suivait. Il obliqua à plusieurs reprises dans des ruelles qu’il n’avait pas besoin d’emprunter, s’immobilisa, s’assura qu’aucun individu ne l’avait pris en filature. Il faut être prudent, lui avait dit l’homme au téléphone. Dans mon propre intérêt, et aussi dans celui d’Aomamé qui se trouve dans une situation tendue.

Mais l’homme qui lui avait téléphoné connaissait-il vraiment Aomamé ? songea soudain Tengo. Ne s’agirait-il pas d’un piège habilement manigancé ? Une fois qu’il eut commencé à réfléchir à cette possibilité, il fut peu à peu gagné par l’anxiété. Si c’était un piège, forcément, Les Précurseurs étaient derrière. En tant que ghost writer de La Chrysalide de l’air, Tengo figurait probablement (non, indubitablement, plutôt) sur leur liste noire. Voilà pourquoi ce type étrange, le dénommé Ushikawa, l’avait approché avec son inquiétante proposition de subvention. Et en prime – sans qu’il l’ait vraiment souhaité –, il avait abrité chez lui Fukaéri durant trois bons mois. Il n’avait que trop de motifs de déplaire à la secte.

Mais même dans ce cas, se disait Tengo, sceptique, pourquoi auraient-ils pris la peine de se servir d’Aomamé comme appât pour me tendre un piège ? Ils savent déjà où j’habite. Ce n’est pas comme si je me cachais. S’ils avaient besoin de moi, ils n’avaient qu’à venir me voir directement. En quoi était-il nécessaire de me faire sortir par ruse pour aller jusqu’à ce toboggan ? À l’inverse, ce serait différent s’ils avaient voulu faire sortir Aomamé en m’utilisant comme appât.

Pourquoi cependant devraient-ils attirer Aomamé à l’extérieur ?

Il ne discernait aucune raison à cela. Y aurait-il par hasard un lien entre Les Précurseurs et Aomamé ? Ses spéculations ne le menaient à rien. Il ne lui restait qu’à interroger Aomamé directement. S’il la voyait, évidemment.

En tout cas, comme l’avait dit l’homme au téléphone, il ne serait jamais trop prudent. Tengo fit encore un détour, s’assura qu’il n’y avait toujours personne derrière lui. Puis il se dirigea vivement vers le jardin.

 

Lorsqu’il arriva à l’endroit convenu, il était sept heures moins sept. Tout était déjà sombre alentour, le lampadaire à mercure inondait la totalité du petit espace d’une lumière uniforme et artificielle. L’après-midi avait été gratifié d’un temps ensoleillé et doux, mais avec la tombée de la nuit, la température avait brutalement chuté, un vent froid s’était mis à souffler. Les quelques journées consécutives de redoux s’en étaient allées, le véritable hiver rigoureux semblait à présent régner en maître. Les extrémités des branches de l’orme tremblaient en craquant sèchement, semblables aux doigts d’un ancêtre qui délivrerait un avertissement.

Un certain nombre de fenêtres étaient éclairées dans les immeubles environnants. Mais il n’y avait personne dans le jardin. Sous son blouson en cuir, le cœur de Tengo battait à un rythme lent et profond. Il se frotta les mains à plusieurs reprises, s’assurant ainsi de la normalité de ses sensations. Tout va bien, je suis prêt. Je n’ai rien à redouter. Tengo prit sa décision et commença de monter les marches du toboggan.

Arrivé en haut, il s’assit comme il l’avait fait auparavant. La plate-forme était glacée et légèrement humide. Gardant les mains dans les poches de son blouson, il s’appuya contre le garde-fou, leva la tête vers le ciel où flottaient une foule de nuages. De toutes les tailles. Quelques-uns énormes, d’autres tout petits. Tengo amenuisa les yeux, cherchant les lunes. Mais pour le moment, elles se cachaient derrière l’un de ces nuages. Qui n’étaient cependant pas très épais. C’était plutôt une légère nébulosité blanche. Néanmoins suffisamment consistante pour dérober aux yeux des hommes les silhouettes lunaires. Les nuages venus du nord se dirigeaient vers le sud, se déplaçant à une vitesse modérée. Le vent qui soufflait au-dessus ne paraissait pas très puissant. Ou alors la couverture nuageuse était plus dense vers les hauteurs. Toujours est-il que le déplacement des nuages était lent.

Tengo jeta un coup d’œil à sa montre. Les aiguilles lui indiquèrent sept heures trois minutes. La trotteuse continuait à marquer avec précision chacune des secondes. Aomamé était encore invisible. Durant quelques minutes, Tengo conserva le regard rivé sur la ronde de la trotteuse, comme s’il y voyait quelque chose de tout à fait exceptionnel. Puis il ferma les yeux. À l’image des nuages entraînés par le vent, il n’était pas pressé. Cela prendrait le temps qu’il faudrait. Tengo cessa de penser, il se lova dans le cours du temps, il se coula dans la progression uniforme et naturelle du temps. C’était ce qui était le plus important, à présent.

Les yeux toujours clos, Tengo demeura l’oreille aux aguets vers les divers bruits environnants, comme lorsqu’il réglait sa radio. Lui parvenait avant tout le mugissement ininterrompu des véhicules roulant sur le périphérique n° 7. Lequel n’était pas sans ressemblance avec le grondement de l’océan Pacifique qu’il entendait à l’hôpital de Chikura. On aurait même cru qu’il s’y mêlait faiblement les cris aigus des mouettes. Il entendit les signaux sonores intermittents d’un poids lourd qui reculait, et un gros chien qui lança de brefs aboiements aigus, comme un avertissement. Ailleurs au loin, quelqu’un cria quelque chose. D’où montait cette rumeur ? Il l’ignorait. En demeurant ainsi, les yeux fermés, longuement, il perdit la notion de la direction et de la distance de chacun de ces bruits. Il y avait parfois des tourbillons de vent glacé mais il n’en sentait pas le froid. Tengo avait temporairement oublié comment ressentir ou réagir à l’ensemble des stimulations.

 

Soudain, il prit conscience que quelqu’un était à côté de lui et lui serrait la main droite. Tel un petit animal en quête de chaleur, une main s’était enfoncée dans la poche de son blouson et avait empoigné la grande main de Tengo. Comme si le temps avait effectué un bond, tout était déjà advenu avant que son esprit soit pleinement éveillé. Sans aucun préambule, la situation était passée à l’étape suivante. Étrange, songea Tengo, les yeux toujours fermés. Pourquoi les choses se passent-elles ainsi ? À certains moments, le temps est si lent qu’il est difficilement supportable, à d’autres, il fait des sauts en avant.

Comme pour s’assurer qu’il était vraiment là, la main serrait avec force la sienne. Une main qui avait des doigts longs et lisses, qui était pleine de caractère.

Aomamé, pensa Tengo. Mais il ne prononça pas son nom. Il n’ouvrit pas les yeux. Il se contenta de serrer sa main en retour. Il s’en souvenait. Pas une fois en vingt ans il n’avait oublié sa sensation. Ce n’était plus bien sûr la petite main d’une fillette de dix ans. Pendant toutes ces années, cette main avait touché bien des choses. Avait serré des objets en nombre incalculable, de toutes les formes possibles. Et en avait acquis une force bien plus considérable. Pourtant, Tengo le comprit à l’instant. C’était la même main. La poigne était la même, le désir de lui transmettre quelque chose le même également.

Tout le temps écoulé pendant ces années s’évanouit en un éclair à l’intérieur de Tengo, il s’enroula en un tourbillon unique où se mêlèrent tous les paysages accumulés, tous les mots, toutes les valeurs. Dans son cœur, tout se rassembla, s’aggloméra en une seule colonne solide dont le centre se mit à tourner et tourner encore à la manière d’un tour de potier. Muet, Tengo observa le spectacle. Comme un homme témoin de la désintégration puis de la renaissance d’une planète.

Aomamé conserva elle aussi le silence. Tous les deux, assis sur le toboggan glacé, gardaient simplement leurs mains serrées sans rien dire. Ils étaient redevenus un petit garçon et une fillette de dix ans. Un petit garçon solitaire, une fillette solitaire. Dans la salle de classe, après les cours, au début de l’hiver. Ils ne possédaient ni la force ni la connaissance pour imaginer ce qu’ils auraient pu s’offrir l’un à l’autre, ou ce qu’ils auraient pu rechercher chez l’autre. Ils n’avaient jamais été vraiment aimés, ils n’avaient jamais vraiment aimé non plus. Ils n’avaient jamais pris quelqu’un dans leurs bras, jamais été étreints non plus. Ils ne savaient pas où cette aventure les entraînerait. Ils avaient pénétré dans une pièce sans porte. Ils ne pouvaient ni en sortir, ni y faire entrer quelqu’un. Ils ne le savaient pas alors, mais c’était là l’unique lieu parfait en ce monde. Un lieu totalement isolé et le seul pourtant à n’être pas aux couleurs de la solitude.

Combien de minutes s’écoulèrent ainsi ? Peut-être cinq, ou peut-être une heure. Un jour entier peut-être. Ou bien le temps s’était immobilisé. Que pouvait donc comprendre Tengo du Temps ? Il savait seulement qu’il pourrait rester ainsi à jamais, alors qu’ils étaient ensemble en haut du toboggan et que leurs mains demeuraient serrées. Il en avait été ainsi quand il avait dix ans, et aujourd’hui, vingt ans après, c’était la même chose.

Il savait aussi qu’il avait besoin de temps pour s’assimiler à ce monde nouvellement advenu. Il devait revoir sa façon de penser, de contempler les paysages, de choisir ses mots, de respirer, de bouger son corps : pour chacun de ces aspects de sa vie, il devait se réajuster. Pour ce faire, il lui fallait rassembler tous les temps qui existaient dans ce monde. Peut-être ce monde ne serait-il pas suffisant.

« Tengo », murmura Aomamé à son oreille. Sa voix, ni grave, ni aiguë, sa voix contenait une promesse. « Ouvre les yeux. »

Tengo ouvrit les yeux. Le Temps recommença à s’écouler dans le monde.

« On voit les lunes », dit Aomamé.