Ushikawa
C’est ça, revenir à la case départ ?
L’APPARENCE D’USHIKAWA attirait constamment le regard. Ce n’était pas l’idéal pour se poster en sentinelle ou entreprendre une filature. Même s’il essayait de se fondre dans la foule, il se voyait comme un mille-pattes géant dans un pot de yaourt.
Les autres membres de sa famille étaient très différents. Ushikawa avait deux frères et une jeune sœur. Son père dirigeait une clinique dans laquelle sa mère s’occupait de la comptabilité. Son frère aîné et son cadet avaient tous les deux poursuivi des études de médecine. L’aîné exerçait dans un hôpital de Tokyo et le plus jeune travaillait comme chercheur à l’université. Quand leur père partirait à la retraite, l’aîné lui succéderait à la tête de la clinique, dans la ville d’Urawa. Les deux frères étaient mariés, ils avaient chacun un enfant. La sœur cadette avait étudié dans une université aux États-Unis et depuis son retour au Japon, elle travaillait comme interprète. Elle avait presque trente-cinq ans mais elle était toujours célibataire. Ses trois frères et sœur étaient grands et minces, ils avaient un visage ovale et des traits réguliers.
Dans presque tous les domaines, en particulier pour ce qui était de l’apparence extérieure, Ushikawa était une exception dans sa famille. Il était de petite taille, il avait une grosse tête informe et des cheveux frisottés et hirsutes, et ses courtes jambes torses faisaient penser à des concombres. Il avait des globes oculaires proéminents qui lui donnaient l’air d’être perpétuellement stupéfait. Un cou bizarrement boursouflé. Des sourcils tellement longs et épais qu’ils semblaient sur le point de se rejoindre. On imaginait deux grosses chenilles qui s’attiraient mutuellement. Même s’il avait obtenu de bons résultats scolaires en général, il avait montré une certaine irrégularité selon les matières, et, en tout état de cause, le sport n’était vraiment pas son fort.
Au sein de cette tribu appartenant à l’élite aisée et autosatisfaite, il avait toujours été un « corps étranger ». La fausse note qui troublait l’harmonie, qui provoquait une dissonance. Quand on regardait une de leurs photos familiales, lui seul apparaissait visiblement déplacé, tel l’inconnu indélicat arrivé là par erreur, figurant par hasard sur le cliché.
Sa famille elle-même ne parvenait pas à comprendre comment un être à l’apparence si différente de la leur avait pu surgir parmi eux. Pourtant, cela ne faisait aucun doute. Il était bel et bien l’enfant que sa mère avait porté et mis au monde (elle se souvenait que les contractions avaient été particulièrement douloureuses). Il n’avait pas été placé dans un panier qu’on aurait déposé devant leur porte. Et puis, un jour, on s’était rappelé qu’un parent du côté paternel, lui aussi, avait une tête énorme et déformée, une tête à la Fukusuke1. Un cousin du grand-père d’Ushikawa. Pendant la guerre, il avait travaillé dans une usine métallurgique, dans l’arrondissement de Kôtô, et il était mort au cours des bombardements de Tokyo, au printemps 1945. Le père d’Ushikawa ne l’avait jamais rencontré, mais il restait une photo de lui dans un vieil album. Devant le cliché, la famille réunie avait enfin compris. Ah voilà, en effet. Cet oncle paternel ressemblait étonnamment à Ushikawa. Comme deux gouttes d’eau, au point que l’on aurait cru à un phénomène de réincarnation. Sans aucun doute, le même facteur génétique qui avait donné naissance à cet oncle s’était, par quelque hasard, manifesté de nouveau.
Sans lui, sans son allure et ses parcours scolaires et professionnels, les Ushikawa – ville d’Urawa, département de Saitama – auraient été l’exemple même de la famille impeccable. La famille photogénique, irréprochable, enviée de tout le monde. Mais dès qu’Ushikawa apparaissait, les gens fronçaient les sourcils, incrédules. Se pourrait-il, se demandait-on, qu’un filou ait lancé un croc-en-jambe à la déesse de la beauté et se soit glissé quelque part dans cette famille ? Du moins, d’après ses parents, voilà ce que les gens pensaient certainement. Du coup, ils s’efforçaient de le montrer le moins souvent possible en public. Lorsqu’ils y étaient contraints, ils s’arrangeaient pour qu’il ait une visibilité minime. (Tentatives qui, bien entendu, étaient vaines.)
Pourtant, Ushikawa n’était pas spécialement mécontent de la position qu’il occupait. Il n’en éprouvait pas de tristesse. Il ne se sentait pas isolé. Comme il n’avait jamais eu envie lui-même de s’exposer, être traité de la sorte, c’était plutôt ce qu’il recherchait. Ses frères et sœur faisaient comme s’il était quasi inexistant, ce qui le laisait indifférent. Car de son côté, il ne réussissait pas à les aimer vraiment. Ils étaient beaux, ils avaient été brillants dans leurs études et avaient même excellé en sport. Ils avaient beaucoup d’amis. Mais à ses yeux, leur personnalité était désespérément superficielle. Ils avaient des vues bornées, une pensée plate et ils étaient dépourvus de toute imagination. Leur unique souci était la façon dont ils étaient considérés par les autres. Et surtout, ils ne disposaient pas de l’esprit critique indispensable au développement d’une réflexion féconde.
Le père faisait plus ou moins partie des bons généralistes libéraux de la province. Mais il était mortellement ennuyeux. À l’image inverse du roi légendaire qui transformait tout ce qu’il touchait en or, les paroles paternelles se transformaient en grains de sable insipides. Comme il avait justement la parole parcimonieuse, cela lui permettait de dissimuler habilement, même si ce n’était sans doute pas délibéré, sa fadeur et sa bêtise. En revanche, la mère était horriblement bavarde, étriquée et inculte. Elle se montrait pointilleuse sur l’argent, elle était égoïste, orgueilleuse, adorait ce qui était voyant et tapageur et tout lui était bon pour propager des calomnies d’une voix stridente. Le frère aîné avait hérité des penchants du père et le cadet de ceux de la mère. La jeune sœur faisait montre d’un bel esprit d’indépendance mais elle était irresponsable et peu serviable. Elle ne pensait qu’à son propre intérêt. Comme c’était la benjamine, ses parents l’avaient dorlotée, beaucoup trop gâtée.
Par conséquent, Ushikawa avait passé la majeure partie de son enfance seul. De retour de l’école, il s’enfermait dans sa chambre et se plongeait dans la lecture. Comme il n’avait aucun ami, hormis son chien, il n’avait pas l’occasion de s’entretenir ou de discuter des connaissances qu’il venait d’acquérir. Pourtant, il savait parfaitement qu’il était capable d’une pensée logique et lucide. Il savait aussi qu’il pouvait être éloquent. Et, patiemment, il avait perfectionné ses talents. Par exemple, il se soumettait une proposition et organisait un débat autour, en jouant à lui seul les deux rôles adverses. Il commençait par prendre parti pour la proposition en question, avec tout le zèle possible, puis il se mettait à la critiquer avec autant d’ardeur. Il était capable de s’identifier aux deux positions opposées et contradictoires avec la même intensité – et d’une certaine façon, la même sincérité. Ainsi, sans même s’en apercevoir, avait-il peu à peu acquis la faculté de douter de lui-même. Et il s’était rendu compte que ce que l’on considère en général comme une vérité n’était le plus souvent qu’une notion relative. Et voici également ce qu’il avait appris : la subjectivité et l’objectivité ne sont pas des concepts aussi clairement distincts que la majorité des gens le croient. Et si leur frontière est d’emblée aussi ambiguë, il n’est dès lors pas très difficile de la déplacer intentionnellement.
Pour accroître sa lucidité, l’efficacité de son raisonnement et alimenter sa rhétorique, il s’était fourré dans le crâne toutes les connaissances qu’il avait rencontrées. Aussi bien du savoir utile que des éléments à première vue de peu de profit. Des données qu’il était prêt à approuver comme d’autres qui, sur le moment du moins, lui étaient étrangères. Ce qu’il cherchait à acquérir, ce n’était pas de la culture, au sens général du terme, mais des informations concrètes auxquelles il avait un accès direct, et dont il pouvait vérifier la forme ou le poids.
Sa grosse tête de Fukusuke était devenue un réceptacle d’informations plus précieux que tout. Son allure était certes dépourvue d’attrait, mais elle avait son utilité. C’était grâce à elle qu’il était devenu le plus savant de ses condisciples. S’il en avait eu le goût, il aurait été capable de l’emporter dans une discussion sur n’importe qui. Sur ses frères ou ses camarades, bien sûr, mais aussi sur ses professeurs ou ses parents. Ushikawa pourtant s’efforçait de ne pas manifester ce talent en public. Il ne souhaitait pas qu’on le remarque, sous quelque forme que ce soit. Pour lui, ses connaissances et ses facultés étaient des outils. Et pas des qualités à exhiber.
Ushikawa se considérait comme un animal nocturne, caché dans une forêt obscure, qui restait à l’affût d’une proie. Il attendait patiemment la bonne occasion et, le moment venu, il fondait dessus résolument, sans hésitation. Il fallait pour cela que l’adversaire n’ait pas détecté sa présence au préalable. Il était donc primordial de s’effacer et d’endormir la vigilance de l’autre. Il pensait déjà ainsi quand il était écolier. Sans jamais compter sur les autres ni extérioriser ses sentiments.
Parfois, il se laissait aller à imaginer. Que se serait-il passé s’il était né sous une apparence un peu plus ordinaire ? Il n’aurait pas eu besoin d’être très beau, non, ni qu’on l’admire. Juste ordinaire. Il aurait suffi d’un extérieur pas trop désagréable, qui ne ferait pas se retourner les passants. Si j’étais né ainsi, songeait-il, quelle aurait été ma vie ? Mais ces « si » dépassaient son imagination. Ushikawa était tellement Ushikawa qu’il n’y avait pas de place pour une autre hypothèse. C’était précisément avec sa grosse tête informe, ses globes oculaires proéminents et ses courtes jambes torses qu’il était lui. Un homme sceptique et avide d’apprendre, taciturne et éloquent à la fois.
Avec le temps, le garçon laid grandit, devint un jeune homme laid qui finit par devenir un homme d’âge mûr laid. À tous les stades de sa vie, quand les gens le croisaient dans la rue, ils se retournaient pour le regarder. Les enfants ne se gênaient pas pour le dévisager en face. Ushikawa se demandait de temps en temps s’il attirerait autant les regards une fois qu’il serait devenu un vieil homme laid. La plupart du temps, les vieillards sont laids. Est-ce que sa laideur individuelle et originelle serait moins éclatante que quand il était jeune ? Mais il ne le saurait pas avant d’être réellement vieux. Il n’était pas non plus exclu qu’il devienne un vieillard d’une laideur exceptionnelle.
En tout cas, se fondre à l’arrière-plan, c’était un tour d’adresse dont il était incapable. En outre, Tengo le connaissait. Si le jeune homme découvrait qu’il rôdait aux environs de son appartement, tout tomberait à l’eau.
Dans ce genre de circonstances, Ushikawa avait coutume de faire appel à un détective. Quand la nécessité s’en était fait sentir, il avait noué des relations avec des agences spécialisées depuis l’époque où il travaillait comme avocat. Un grand nombre de ces hommes étaient d’anciens policiers. Par conséquent, ils connaissaient parfaitement les méthodes d’une enquête, les techniques de filature ou de surveillance. Mais cette fois, il voulait impliquer le moins d’éléments extérieurs possibles. Le problème était trop délicat. Il y avait eu meurtre. D’ailleurs, Ushikawa lui-même ne saisissait pas encore exactement à quoi lui servirait de surveiller Tengo.
Bien entendu, il cherchait à mettre au clair le « lien » existant entre Tengo et Aomamé. Il ne savait même pas très bien à quoi ressemblait Aomamé. Il avait eu beau essayer par tous les moyens, il lui avait été impossible de se procurer une photo d’elle, du moins, une photo utilisable. Même Chauve-souris n’y était pas parvenu. Certes, Ushikawa avait pu consulter l’album des diplômés de son lycée. Mais sur la photo de classe, le visage d’Aomamé, minuscule, artificiel, avait l’air d’un masque. Sur un autre cliché, cette fois avec son équipe de softball, dans son entreprise, la large visière de sa casquette lui dessinait une ombre sur le visage. Si aujourd’hui Aomamé était passée devant lui, il n’aurait même pas pu la reconnaître. Il savait que c’était une femme de presque un mètre soixante-dix, qui avait un bon maintien. Des yeux et des pommettes particuliers, des cheveux qui lui tombaient aux épaules. Un corps d’athlète. Mais les femmes répondant à ce signalement étaient innombrables.
Quoi qu’il en soit, Ushikawa n’avait guère d’autre choix, semblait-il, que de se charger en personne de ce travail de guet. De scruter les lieux patiemment et d’attendre que quelque chose se passe. Et une fois que ce quelque chose se serait produit, de décider immédiatement quelle mesure il convenait de prendre, en fonction de l’événement. Impossible de confier à un tiers des manœuvres aussi délicates.
Tengo habitait un appartement au deuxième et dernier étage d’un vieil immeuble en béton armé. Dans l’entrée étaient installées les boîtes aux lettres, piquetées de rouille, à la peinture écaillée. Sur l’une d’elles était apposée une plaque avec le nom : « Kawana ». Il y avait bien des serrures mais presque personne ne les fermait à clé. La porte d’entrée n’était pas verrouillée. N’importe qui pouvait pénétrer dans le bâtiment et en sortir à sa guise.
Dans le couloir sombre flottait le mélange d’odeurs caractéristiques des constructions vieillissantes : infiltrations d’eau de pluie que l’on ne parvenait pas à colmater, vieux draps lavés avec de la lessive bon marché, huile de friture rance, poinsettia fané, pisse de chat provenant de l’avant-cour envahie de mauvaises herbes, sans compter bien d’autres encore, de nature indéterminée, qui composaient à elles toutes une atmosphère bien particulière. À force de vivre dans les lieux, on s’y habituait sans doute. Il n’en restait pas moins que ce n’était pas le genre d’odeurs qui vous mettait le cœur en joie.
L’appartement de Tengo donnait sur la rue, assez passante, sans être vraiment animée. Comme il y avait une école primaire à proximité, beaucoup d’enfants circulaient également à certaines heures. En face de l’immeuble s’alignaient quelques petites maisons, serrées les unes à côté des autres. Toutes à un étage, sans jardin. Un peu plus loin, on trouvait un magasin de spiritueux et une papeterie fréquentée surtout par les écoliers du quartier. Un poste de police se tenait à deux pâtés de maisons. Il n’y avait aucun endroit pour se cacher aux alentours. Par conséquent, si quelqu’un se mettait à scruter l’appartement de Tengo depuis la rue, en admettant que l’intéressé lui-même, par chance, ne s’en aperçoive pas, il aurait droit au regard soupçonneux des voisins. A fortiori s’il s’agissait d’un individu « pas ordinaire ». La méfiance des gens du coin augmenterait alors de deux crans. Ils le prendraient pour un pervers guettant les enfants à la sortie de l’école. Ils pourraient même appeler les policiers du poste voisin.
Si l’on doit surveiller quelqu’un, il faut d’abord trouver l’endroit approprié. Un endroit discret mais à partir duquel on soit en mesure d’observer les faits et gestes de sa cible. Il faut pouvoir s’y ravitailler en vivres et en eau. L’idéal, pensait-il, serait d’occuper une chambre à partir de laquelle il serait en situation d’espionner l’appartement de Tengo. Il installerait un appareil photo avec téléobjectif sur trépied et il surveillerait les mouvements à l’intérieur de l’appartement ainsi que les allées et venues de ses occupants. Comme Ushikawa travaillait seul, il lui serait impossible d’exercer sa surveillance vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il pourrait néanmoins assurer une garde d’une dizaine d’heures par jour. Mais dénicher ce genre de cache n’avait rien d’évident.
Ushikawa se mit pourtant à parcourir les environs en quête d’un lieu correspondant à ces critères. C’était un homme qui avait du mal à renoncer. Il était tenace. Marcher sur ses jambes, autant que possible, aller jusqu’à l’extrême limite des possibilités, y compris les plus infimes, c’était ça, sa marque de fabrique. Malgré tout, après avoir arpenté pendant une demi-journée tous les recoins du voisinage, il rendit les armes. Kôenji était un quartier résidentiel fortement peuplé, au sol plat, dépourvu d’immeubles élevés. Les lieux d’où l’appartement de Tengo constituait une ligne de mire étaient très limités. Et Ushikawa ne repéra aucun endroit, dans le coin, où il pourrait s’installer.
Quand il était à court d’idées, Ushikawa avait pour habitude de prendre un long bain chaud. C’est ce qu’il commença par faire, dès son retour chez lui. Alors qu’il était plongé dans sa baignoire de piètre qualité, la radio diffusa le Concerto pour violon de Sibelius. Il n’avait pas vraiment envie de l’écouter. Ce concerto ne lui paraissait d’ailleurs pas idéal quand on barbote dans son bain à la fin d’une longue journée. Il était possible que les Finlandais aiment Sibelius, au sauna, au cœur de leurs nuits interminables. Mais dans une minuscule salle de bains monobloc d’un deux-trois pièces de Kohinata, arrondissement de Bunkyô, la musique de Sibelius était trop passionnelle, elle charriait trop de tension. En fait, Ushikawa n’y prêtait pas beaucoup attention. Du moment qu’il y avait une musique de fond, cela lui suffisait. Si la radio avait alors diffusé des Pièces de clavecin en concert de Rameau, il les aurait écoutées sans broncher. Même chose pour le Carnaval de Schumann. À ce moment précis, la station FM, par hasard, faisait entendre le Concerto pour violon de Sibelius. Voilà tout.
Comme à son habitude, Ushikawa fit le vide dans la moitié de sa conscience. Il fallait lui accorder du repos. Il réfléchit avec l’autre moitié. Et la mélodie de Sibelius, interprétée par David Oïstrakh, traversa surtout la zone vide, en soufflant à l’intérieur de son cerveau, telle une douce brise. Elle ne fit que passer. L’entrée et la sortie étaient grandes ouvertes. Une écoute qui ne mériterait certes pas beaucoup d’éloges. Si Sibelius avait su qu’on l’écoutait ainsi, il aurait froncé ses gros sourcils, des rides se seraient creusées sur sa nuque. Mais Sibelius était mort il y avait déjà longtemps, et Oïstrakh avait également rejoint les rangs des disparus. Aussi Ushikawa put-il, sans se soucier ni de l’un ni de l’autre, se laisser aller à des méditations fantasques, grâce à la moitié non vidée de sa conscience, tandis que la musique traversait son cerveau de part en part.
Dans ces moments-là, il aimait laisser vagabonder sa pensée sans lui assigner aucune limite ni aucun objet précis. Il donnait libre cours à son esprit exactement comme s’il avait lâché ses chiens dans un vaste champ. Allez où vous voulez ! Faites ce qui vous plaît ! Pour lui, cette liberté, c’était se plonger dans l’eau chaude jusqu’aux épaules et, les yeux mi-clos, écouter de la musique sans vraiment l’écouter. Les chiens sautent partout, se roulent sur les pentes herbues, se courent après sans se lasser, poursuivent en vain des écureuils. Lorsqu’ils sont fatigués, couverts de boue et d’herbes et qu’ils reviennent, Ushikawa leur caresse la tête et leur remet le collier. Et la musique s’achève. Le concerto de Sibelius prit fin au bout d’une demi-heure. Juste la bonne longueur. Le présentateur annonça le titre du morceau suivant : la Sinfonietta de Janáček. Je crois que j’ai déjà entendu ce nom-là quelque part, se dit Ushikawa. La Sinfonietta de Janáček. Mais je n’arrive pas à me souvenir où. Alors qu’il tentait de fouiller dans sa mémoire, sa vue se brouilla, tout devint flou. Une sorte de brume jaune recouvrit ses globes oculaires. Je suis sûrement resté trop longtemps dans le bain, pensa-t-il. Renonçant à chercher plus avant dans ses souvenirs, il éteignit la radio et sortit du bain. Une serviette autour des hanches, il prit une bière dans le réfrigérateur.
Ushikawa vivait seul. Il avait eu naguère une femme et deux petites filles. Ils avaient acheté une maison à Chûôrinkan, dans la ville de Yamato, Kanagawa. Ils y avaient habité tous ensemble. La maison était petite, mais il y avait un jardin avec du gazon. Ils avaient un chien. Sa femme avait une physionomie tout à fait ordinaire et ses deux filles, un visage que l’on pouvait même qualifier de beau. Aucune des deux n’avait hérité de l’apparence de leur père. Ushikawa en avait été très soulagé.
Mais il s’était produit une espèce de dégringolade soudaine, et à présent, il se retrouvait seul. Le fait d’avoir eu une famille auparavant, le fait qu’ils aient vécu dans une maison en banlieue, tout cela lui procurait une drôle de sensation. Il lui arrivait même de se demander si ce n’était pas une illusion, s’il ne falsifiait pas ses souvenirs à sa convenance. Évidemment, oui, tout cela lui était réellement arrivé. Il avait eu une femme avec qui il partageait son lit, deux enfants avec qui il partageait son sang. Il gardait dans le tiroir de son bureau une photo de famille sur laquelle tous les quatre figuraient. Sur laquelle tout le monde souriait, l’air heureux. Même le chien semblait sourire.
Il n’y avait aucune possibilité pour que la famille se réunisse de nouveau. Sa femme et ses filles vivaient à Nagoya. Ses filles avaient maintenant un nouveau père. Un père à l’apparence ordinaire, dont elles n’avaient pas honte devant leurs camarades le jour où les parents visitaient leur classe. Presque quatre années s’étaient écoulées depuis leur dernière rencontre, mais elles ne paraissaient pas s’en désoler. Elles ne lui écrivaient même pas. Ushikawa, de son côté, n’avait pas vraiment l’air de le regretter. Ce qui ne signifiait pas, bien entendu, qu’il ne tenait pas à elles. Mais il devait avant tout sauvegarder sa propre existence. Pour ce faire, il lui fallait garder fermés les circuits sentimentaux qui lui étaient inutiles dans l’immédiat.
Et il le savait aussi. Il savait que, quelle que soit la distance qui les séparait, son sang coulait en elles. Même si elles oubliaient complètement Ushikawa, le sang, lui, ne perdrait pas le chemin qui était le sien. Le sang avait une mémoire extraordinairement opiniâtre. Et le signe de la « tête à la Fukusuke » réapparaîtrait sûrement un jour, quelque part. Quand on ne s’y attendrait pas, là où l’on ne s’y attendrait pas. Et à ce moment-là, sans doute, les gens se souviendraient, avec un soupir, de l’existence d’Ushikawa.
Peut-être serait-il témoin, de son vivant, de ce jaillissement. Ou peut-être pas. Cela lui était égal. La simple idée que cela pourrait se produire lui apportait une sorte de satisfaction. Ce n’était pas par esprit de vengeance. C’était une espèce de jouissance que lui apportait la conscience de faire inéluctablement partie de la structure de ce monde.
Assis dans le canapé, ses courtes jambes posées sur la table, une cannette de bière à la main, brusquement, il lui vint une idée. Trouverait-elle son aboutissement ? Il n’en savait rien. Mais ça valait le coup d’essayer. Pourquoi donc n’ai-je pas eu une idée aussi simple plus tôt ? se demanda-t-il, étonné. Peut-être parce que, plus les choses sont simples, moins elles vous traversent l’esprit. Ne dit-on pas que le pied même du chandelier est le plus mal éclairé ?
Le lendemain matin, Ushikawa retourna à Kôenji. Il entra dans la première agence immobilière venue et demanda s’il y avait un appartement à louer dans l’immeuble où habitait Tengo. On lui répondit qu’on ne s’occupait pas de ce bâtiment et qu’il fallait qu’il aille à l’agence située devant la gare.
« Cela m’étonnerait qu’il y ait un appartement disponible. Comme les loyers sont modérés et que l’emplacement est pratique, les gens ne partent pas.
— Je vais tout de même essayer, au cas où », répondit Ushikawa.
Il se rendit à l’agence en question. L’employé était un jeune homme entre vingt et vingt-cinq ans. Sa chevelure très noire et épaisse, solidement fixée au gel, dessinait une silhouette qui évoquait le nid d’un oiseau. Il portait une chemise toute blanche et une cravate toute neuve. Cela ne faisait probablement pas longtemps qu’il était à ce poste. On voyait encore des traces d’acné sur ses joues. Le jeune homme eut un mouvement de recul à la vue d’Ushikawa, mais il se ressaisit aussitôt et esquissa un sourire commercial.
« Vous avez de la chance, monsieur. Le couple qui habitait au rez-de-chaussée a dû déménager précipitamment pour une raison familiale et leur appartement s’est libéré il y a tout juste une semaine. On vient de le nettoyer, hier, et on n’a même pas encore publié l’annonce. C’est au rez-de-chaussée, et ce sera donc certainement un peu bruyant. Il n’y a sans doute pas beaucoup de soleil. Mais c’est un endroit très pratique. Seulement, le propriétaire envisage de faire reconstruire dans les cinq ou six ans. Il y a donc une condition à la signature du bail. Il faudra libérer l’appartement sans histoire le moment venu. La date du congé sera donnée six mois auparavant. Et il n’y a pas de parking. »
Ushikawa répondit que cela ne posait pas de problème. Il n’avait pas l’intention d’habiter là longtemps et il n’utilisait pas de voiture.
« Très bien. Si vous acceptez ces conditions, vous pouvez emménager dès demain. Mais bien sûr, je suppose que vous souhaitez le visiter d’abord ? »
Ushikawa acquiesça. Le jeune homme sortit la clé du tiroir du bureau et la lui remit.
« Je suis désolé, mais j’ai une urgence… Si cela ne vous dérange pas, pouvez-vous aller le visiter seul ? De toute façon, l’appartement est vide. Vous n’aurez qu’à me rendre la clé en revenant.
— Ça ne me dérange pas, dit Ushikawa. Mais qu’est-ce que vous feriez si j’étais un malfaiteur et que je ne vous rendais pas la clé ? Ou bien si j’en faisais un double pour cambrioler plus tard ? »
À ces paroles, le jeune homme fixa Ushikawa un moment, l’air étonné. « Oui, c’est vrai. En effet. Eh bien alors, voudriez-vous me laisser votre carte ou quelque chose ? »
Ushikawa sortit de son portefeuille sa fameuse carte siglée « Association pour la promotion scientifique et artistique du nouveau Japon » et la lui donna.
« Monsieur Ushikawa. » L’air perturbé, le jeune homme lut son nom. Puis son expression s’adoucit.
« Vous ne m’avez pas donné l’impression de quelqu’un qui ferait du mal.
— Ah… très bien », fit Ushikawa. Et il eut un sourire, aussi vide de sens que son titre sur la carte.
C’était la première fois qu’on lui adressait une remarque de ce genre. Ce jeune homme voulait sans doute dire que mon apparence était trop caractéristique pour que je puisse mal agir, traduisit Ushikawa. Son signalement était facile à donner. Dessiner son portrait ne poserait aucun problème. Si jamais la police lançait un avis de recherche, il ne faudrait pas trois jours avant qu’il soit arrêté.
L’appartement n’était pas aussi miteux qu’il l’avait imaginé. Celui de Tengo se trouvait au deuxième étage. Il était donc impossible de surveiller directement l’intérieur. Mais depuis la fenêtre, il voyait l’entrée de l’immeuble. Ainsi, il serait en mesure de vérifier les allées et venues de Tengo et de repérer aussi ses éventuels visiteurs. En camouflant l’appareil photo et avec un téléobjectif, il devrait également réussir à prendre des photos des visages.
Pour entrer dans cet appartement, il lui fallait verser deux mois de loyer comme caution, un mois d’avance et encore deux mois supplémentaires en guise d’honoraires. Même si le loyer lui-même n’était pas très élevé et que la caution serait rendue à la résiliation du bail, c’était une belle somme. Étant donné ce qu’il avait réglé à Chauve-souris, son compte bancaire était à peu près à sec. Cependant, au vu de la situation où il se trouvait, il avait absolument besoin de louer cet appartement. Il n’avait pas le choix. Ushikawa revint à l’agence immobilière et conclut le bail en sortant de l’enveloppe les espèces préalablement préparées. Il signa au nom de l’Association pour la promotion scientifique et artistique du nouveau Japon. Il déclara à l’employé qu’il enverrait plus tard par la poste la copie du registre professionnel. Le jeune homme ne se souciait pas de ce détail. Après la signature, il lui remit de nouveau la clé.
« Monsieur Ushikawa, vous pouvez commencer à habiter cet appartement dès aujourd’hui. L’électricité et l’eau sont en service mais pour faire ouvrir le gaz, la présence de l’occupant est nécessaire. Il faudrait donc que vous contactiez vous-même Tokyo Gas. Et pour le téléphone, comment voulez-vous que nous procédions ?
— Je m’en occuperai », répondit Ushikawa. Il fallait du temps pour obtenir un contrat téléphonique. De surcroît, un technicien devrait entrer dans l’appartement. Ce serait plus pratique d’utiliser un téléphone public.
Ushikawa retourna à l’appartement et fit une liste de ce dont il aurait besoin. Par chance, les locataires précédents avaient laissé les rideaux aux fenêtres. Malgré leur aspect vieillot et leurs motifs à fleurs, c’était une aubaine qu’ils soient déjà installés. Il s’agissait là d’un élément indispensable à la surveillance.
Sa liste ne fut pas longue. Il lui suffirait de faire des provisions de nourriture et d’eau potable. Appareil photo avec téléobjectif et trépied. Papier toilette, sac de couchage, petit réchaud et cartouches de gaz, petites casseroles de camping, couteau à fruits, ouvre-boîte, sacs-poubelle, nécessaire de toilette et rasoir électrique, quelques serviettes, lampe de poche et poste de radio à transistor. Les vêtements de rechange strictement nécessaires et une cartouche de cigarettes. C’était à peu près tout. Il n’avait besoin ni de réfrigérateur, ni de table, ni de futon. Il avait déjà la chance d’avoir trouvé un endroit pour s’abriter de la pluie et du vent. Il rentra chez lui, mit son appareil photo reflex et le téléobjectif dans sa sacoche et prépara une grande quantité de pellicules. Après quoi, il fourra le tout dans un sac de voyage. Il se fournirait pour ce qui lui manquait dans la rue commerçante devant la gare de Kôenji.
Il installa le trépied tout près de la fenêtre, dans la pièce de six tatamis2, et posa dessus le Minolta automatique dernier modèle. Il fixa le téléobjectif et régla la mise au point en mode manuel au niveau du visage des gens qui entraient et sortaient en bas de l’immeuble. Il fit les réglages nécessaires pour déclencher l’obturateur à distance. Il activa également la fonction Motor Drive, c’est-à-dire la prise de photos en rafale. Il entoura l’objectif avec du papier épais afin d’éviter les scintillements dus aux reflets de la lumière. De l’extérieur, on voyait à peine l’extrémité du rideau légèrement remontée et une espèce de cylindre en papier. Mais personne n’y ferait attention. Qui aurait l’idée que quelqu’un photographiait secrètement l’entrée d’appartements aussi quelconques ?
Il fit quelques essais sur des personnes qui passaient dans l’entrée. Grâce à la fonction Motor Drive, il put déclencher l’obturateur trois fois sur chaque prise. Il enveloppa l’appareil de serviettes pour étouffer le bruit du déclenchement. Lorsqu’une pellicule fut achevée, il l’apporta dans une boutique de photos, près de la gare. Le système était automatisé : une fois que la pellicule avait été remise au vendeur, c’était une machine qui développait les clichés. Comme une grande quantité de photos était traitée très rapidement, personne ne prêtait attention aux images.
Le rendu des tirages était satisfaisant. Certes, sans aucune qualité artistique, mais le résultat était acceptable. Le visage des gens qui passaient par l’entrée était suffisamment net pour qu’on puisse les reconnaître. Sur le chemin du retour, Ushikawa fit provision de conserves et d’eau minérale. Il acheta également une cartouche de Seven Stars chez un buraliste. En portant ses emplettes devant lui afin de se cacher le visage, il rentra à l’appartement et s’installa de nouveau devant l’appareil photo. Puis il but de l’eau, mangea des pêches en conserve et fuma plusieurs cigarettes tout en surveillant l’entrée. L’appartement était alimenté en électricité, mais pour une raison inconnue, l’eau ne coulait pas. À part un ronronnement sourd, rien ne sortait des robinets. Il faut un peu de temps pour le raccordement, se dit-il. L’idée de contacter l’agence immobilière lui effleura l’esprit, mais comme il ne souhaitait pas provoquer d’allées et venues fréquentes, il décida d’attendre encore. Faute de chasse d’eau dans les toilettes, il urina dans un petit seau usagé que le service de nettoyage avait oublié là.
Ushikawa n’alluma pas, même après la tombée hâtive du crépuscule du début de l’hiver qui assombrit la pièce. L’arrivée de la nuit était plutôt la bienvenue pour lui. L’éclairage de l’entrée se déclencha et Ushikawa continua de garder l’œil sur les locataires qui passaient sous cette lumière jaune.
Vers le soir, le va-et-vient s’accéléra, mais il n’y eut jamais un grand nombre de gens. C’était un petit immeuble. Il ne vit pas Tengo parmi les passants. Il ne vit pas non plus de femme qui aurait pu être Aomamé. C’était un jour où Tengo enseignait à l’école préparatoire. Il rentrerait sans doute chez lui dans la soirée. Il était très rare qu’il sorte après son travail. Il préférait cuisiner et manger seul en lisant plutôt que d’aller au restaurant. Ushikawa le savait. Mais ce soir-là, Tengo se faisait attendre. Peut-être voyait-il quelqu’un après ses cours.
Une humanité très diverse peuplait l’immeuble. Du jeune employé de bureau ou de l’étudiant jusqu’à la personne âgée vivant seule, en passant par le couple avec un enfant en bas âge, c’était une population hétérogène. Tous ces gens traversaient sans défense le champ de son téléobjectif. Malgré de petites différences en fonction de leur âge ou de leur situation, ils avaient l’air fatigués du quotidien, las de la vie. L’espérance était passée, l’ambition avait été oubliée, la sensibilité s’était émoussée, la résignation et l’apathie comblaient le vide. Tous avaient la mine sombre et le pas lourd, comme si on venait de leur arracher une dent deux heures plus tôt.
Il était possible que cette appréciation ne relève que de l’imagination d’Ushikawa. Certains d’entre eux profitaient peut-être pleinement de leur vie. Qui sait si on n’aurait pas découvert qu’ils s’étaient concocté, de l’autre côté de leur porte, un paradis personnel à couper le souffle ? Certains faisaient peut-être semblant de mener une vie simple et modeste pour éviter un contrôle fiscal. Tout cela n’était pas impossible, évidemment. Néanmoins, à ce qu’il voyait à travers son téléobjectif, ces êtres lui apparaissaient comme des citadins médiocres qui vivaient en s’accrochant à leurs appartements à bas prix sur le point d’être démolis.
Finalement, ni Tengo ni personne qui aurait pu avoir un lien avec lui ne se montra. Peu après dix heures, Ushikawa renonça. Ce n’est que le premier jour, se dit-il, je ne suis pas tout à fait au point. J’en ai encore pour longtemps. Aujourd’hui, ça suffit. Il s’étira lentement dans tous les sens pour détendre son corps engourdi. Il mangea un anpan3, et but du café dans le couvercle de la Thermos. En tournant le robinet du lavabo, il s’aperçut que l’eau était revenue. Il se savonna le visage, se brossa les dents et urina longuement. Appuyé contre le mur, il fuma une cigarette. Il aurait bien eu envie de boire une gorgée de whisky, mais il avait décidé de ne prendre aucun alcool tout le temps qu’il resterait ici.
Après quoi, il se faufila dans le sac de couchage, gardant uniquement ses sous-vêtements. Il fut agité de tremblements durant quelques instants. Une fois la nuit tombée, la pièce vide était plus froide qu’il ne l’avait prévu. Il aurait peut-être besoin d’un petit radiateur électrique.
Allongé tout seul, tremblant dans son sac de couchage, les jours où il vivait entouré de sa famille lui revinrent en mémoire. Ce n’était pas vraiment par nostalgie. Ses souvenirs lui revinrent simplement comme l’exemple imagé d’une situation complètement à l’opposé de celle où il se trouvait actuellement. Même lorsqu’il vivait avec sa famille, il était, en réalité, tout à fait seul. Il n’ouvrait son cœur à personne et il pensait que la vie qu’il menait alors, tout à fait normale, était forcément temporaire. En son for intérieur, il avait la conviction que cette existence casserait soudain un jour. Sa vie surchargée d’avocat, avec ses revenus élevés, sa maison à Chûôrinkan, sa femme avenante, ses deux filles mignonnes qui fréquentaient une école primaire privée et son chien certifié de pure race. Aussi, lorsqu’il s’était retrouvé seul après une succession d’événements qui avaient brutalement mis sa vie en pièces, s’était-il senti plutôt soulagé.
Ouf ! avait-il pensé. Maintenant, je n’ai plus rien à craindre. J’ai réussi à revenir à la case départ. Voilà ce qu’il s’était dit.
Était-ce bien ça, la case départ ?
Il se pelotonna comme une larve de cigale et leva les yeux vers le plafond obscur. À force d’avoir gardé longtemps la même position, il était complètement courbaturé. Trembler de froid, grignoter un anpan refroidi en guise de repas du soir, surveiller l’entrée d’un immeuble d’appartements à bas prix et près d’être démolis, photographier à la dérobée des gens d’apparence médiocre et uriner dans un seau de ménage. Ce serait ça, revenir à la case départ ? La réflexion lui rappela une chose qu’il avait oubliée de faire. Il sortit du sac de couchage à quatre pattes, vida le seau dans la cuvette et actionna la chasse d’eau en appuyant sur le levier à moitié branlant. Il avait bien failli laisser tomber parce qu’il n’avait guère envie de sortir du sac de couchage qui s’était enfin réchauffé. Mais il s’était décidé en songeant que ce serait vraiment embêtant s’il trébuchait dessus par inadvertance dans le noir. Après quoi, il retourna dans son sac et se remit à frissonner quelques instants.
C’est ça, revenir à la case départ ?
Oui, peut-être. Il n’avait plus rien à perdre. Sauf sa vie. C’était clair et net. Dans l’obscurité apparut un sourire sur son visage. Mince et tranchant comme une lame.
1- Personnage traditionnel, censé porter chance. Il est représenté en général avec une tête disproportionnée.
2- Tatami : natte de paille d’environ 90 × 180 cm ; on a coutume de donner la dimension d’une pièce par le nombre des tatamis qui recouvrent le plancher.
3- Petit pain fourré à la pâte de haricots rouges.