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Ushikawa

Des coups de pied aux confins de la conscience

« POURRIEZ-VOUS VOUS ABSTENIR DE FUMER, monsieur Ushikawa ? » dit l’homme le plus petit.

Ushikawa regarda un moment le visage de son interlocuteur qui lui faisait face de l’autre côté du bureau, puis ses yeux se reportèrent sur la cigarette Seven Stars qu’il tenait entre les doigts. Elle n’était pas allumée.

« Excusez-nous », ajouta l’homme sur un ton très protocolaire.

Ushikawa afficha un certain embarras, comme s’il se demandait comment cette chose-là était arrivée dans sa main.

« Ah, oui, pardon. Ce n’est pas bien. Bien sûr, je ne vais pas l’allumer. Mes mains se sont mises en mouvement toutes seules sans que j’en sache rien. »

L’homme, dont la mâchoire bougea d’un centimètre environ sur le côté, conserva un regard absolument fixe. Focalisé inexorablement sur les yeux d’Ushikawa. Ce dernier remit sa cigarette dans le paquet, qu’il enferma dans le tiroir de son bureau.

L’homme le plus grand, dont les cheveux étaient attachés en queue-de-cheval, était debout près de la porte, presque à la frôler. Il examinait Ushikawa comme s’il s’était agi d’une tache sur le mur. Des types vraiment sinistres, se dit Ushikawa.

C’était la troisième fois qu’il rencontrait les deux hommes, et pourtant, il ne se sentait toujours pas à l’aise devant eux.

Dans son bureau pas très vaste, il y avait une table de travail, et le petit homme à la tête rasée avait pris place en face de lui. C’était son rôle de parler. Queue-de-cheval gardait le silence à tout jamais. Il se contentait de conserver les yeux fixés sur Ushikawa, totalement immobile, semblable à l’un de ces chiens de pierre gardiens des sanctuaires shintô.

« Cela fait trois semaines », déclara Tête-de-moine.

Ushikawa prit dans la main le calendrier et eut un petit signe approbateur après avoir vérifié ce qui y était inscrit.

« Vous avez raison. Aujourd’hui, cela fait exactement trois semaines que nous nous sommes vus.

— Et durant tout ce temps, nous n’avons reçu aucun rapport de votre part. Je vous l’ai déjà dit, je crois, mais la situation est extrêmement urgente. Nous n’avons pas de temps à perdre, monsieur Ushikawa.

— J’en suis parfaitement conscient », répondit Ushikawa en faisant tourner dans ses doigts, faute de cigarette, son briquet doré. Pas question de lambiner. Je le sais très bien. »

Tête-de-moine attendit la suite de ses paroles.

Celui-ci poursuivit : « Simplement, moi, voyez-vous, je n’ai pas envie de parler au compte-gouttes. Sur un sujet pareil, je n’aime pas lâcher trois mots par-ci, et puis quatre par-là. Je veux d’abord arriver à comprendre l’ensemble des faits, saisir les liens entre tous les événements et obtenir des preuves. Des paroles irréfléchies, voilà qui peut causer bien des ennuis inutiles. Vous allez imaginer que je ne dis que ce qui m’arrange mais, monsieur Onda, c’est comme ça, c’est mon style personnel. »

L’homme au crâne rasé, qui avait été appelé Onda, jeta un regard froid sur Ushikawa. Ce dernier savait que l’homme n’avait pas une bonne impression de lui. Mais de cela, il ne se souciait pas vraiment. Du plus loin qu’il s’en souvienne, jamais personne n’avait eu une bonne impression de lui. C’était en quelque sorte une situation ordinaire. Ni ses parents ni ses frères ne l’avaient aimé, pas plus que ses professeurs ou ses camarades de classe. Et pas davantage sa femme ou ses enfants. Si par hypothèse il avait suscité de la sympathie, il s’en serait peut-être préoccupé. Mais l’inverse lui était indifférent.

« Monsieur Ushikawa, nous cherchons à respecter votre style, autant que faire se peut. Et nous l’avons effectivement respecté jusqu’ici. N’est-ce pas ? Mais cette fois, il s’agit de tout autre chose. Malheureusement, nous n’avons pas le temps d’attendre que l’ensemble des faits apparaissent.

— D’accord. Mais en réalité, monsieur Onda, vous non plus, vous n’attendiez pas tranquillement mon rapport en vous tournant les pouces, répondit Ushikawa. J’imagine que de votre côté, vous avez entrepris votre propre enquête. Je me trompe ? »

Onda ne répondit pas. Ses lèvres demeurèrent closes, deux traits à l’horizontale. Il n’y eut pas la moindre altération dans son expression. Ushikawa perçut cependant, à sa réaction, que sa remarque avait porté juste. Durant ces trois semaines, leur organisation avait mis tous ses moyens, par des voies qui n’étaient sans doute pas les siennes, pour se lancer sur les traces de la femme. Mais leurs tentatives n’avaient pas été couronnées de succès. Et du coup, ces deux affreux s’étaient de nouveau tournés vers lui.

« Selon le proverbe, le petit serpent connaît le grand, déclara Ushikawa en ouvrant grand les paumes de ses mains, comme s’il dévoilait un secret réjouissant. En fait, je suis ce petit serpent. Je ne paye pas de mine, certes, comme vous pouvez le constater, mais j’ai du flair. Et je suis capable, à l’odeur la plus ténue, de suivre des traces. Avec obstination et jusque dans les recoins les plus dissimulés. Mais du fait de mon origine reptilienne, je ne peux agir qu’avec mes méthodes, et à ma cadence. Si je comprends bien, évidemment, que le temps est un facteur important, je vous demande pourtant de patienter un peu. Sinon, nous risquons de tout perdre. »

Onda observait patiemment le briquet qui tournait dans la main d’Ushikawa. Puis il leva les yeux.

« Pourriez-vous nous confier, ne serait-ce que partiellement, ce à quoi vous avez abouti jusqu’ici ? Nous comprenons la situation qui est la vôtre, mais si nous ne faisons pas remonter quelque résultat concret, aussi maigre soit-il, nos supérieurs ne seront pas convaincus. Ce qui nous mettrait en mauvaise posture. Et en ce qui vous concerne, monsieur Ushikawa, votre position ne serait sans doute pas tenable. »

Eux aussi, ils sont sous pression, songea Ushikawa. Très appréciés pour leur maîtrise des techniques de combat, les deux hommes avaient été sélectionnés comme gardes du corps du leader. Et pourtant, le leader avait été assassiné sous leurs yeux. En fait, on ne pouvait pas vraiment prouver qu’il avait été tué. Plusieurs médecins de la secte avaient examiné son corps sans trouver trace de blessure extérieure. Néanmoins, leur centre médical disposait d’appareils assez peu sophistiqués. Et puis, ils n’avaient pas suffisamment de temps. Si un spécialiste des autopsies judiciaires avait pratiqué un examen complet, il aurait peut-être découvert quelque chose. Mais il était trop tard. Le corps avait déjà été traité secrètement par la secte.

En tout cas, la position des deux gaillards était devenue délicate du fait qu’ils n’avaient pas su protéger le leader. Leur mission, à présent, était de se mettre sur la piste de la femme disparue. Ils avaient reçu l’ordre de remuer ciel et terre pour la retrouver. Pourtant, ils n’avaient encore recueilli aucun indice substantiel. Ils étaient sans doute compétents en ce qui concernait la protection rapprochée des personnes, mais ils n’y connaissaient rien sur la manière de pister quelqu’un qui s’est évaporé sans laisser de traces.

« Je suis d’accord, dit Ushikawa. Parlons donc un peu de de ce que j’ai éclairci jusqu’ici. Sans vous révéler l’ensemble de la situation, je peux vous parler d’une partie des faits. »

Onda amenuisa les yeux un instant. Puis il eut un hochement de tête approbateur. « Eh bien, ce sera parfait. Nous aussi, nous avons compris certaines petites choses. Peut-être les connaissez-vous déjà, peut-être pas. Mettons nos connaissances en commun. »

Ushikawa posa son briquet et joignit les doigts sur le bureau. « Une jeune femme du nom d’Aomamé a été appelée dans une suite de l’hôtel Ôkura, elle a pratiqué une séance d’étirements musculaires sur le leader. Cela s’est passé début septembre, la nuit où un violent orage s’est abattu sur le centre de Tokyo. À la fin de sa séance qui a duré environ une heure, et qui s’est effectuée dans une chambre séparée, elle s’est retirée, laissant le leader endormi. La femme a déclaré qu’il fallait le laisser dormir deux heures et ne pas le changer de position. Vous avez suivi ses instructions. Mais le leader ne dormait pas. À ce moment-là, il était déjà mort. On n’a pas découvert de lésion. Cela ressemblait à une crise cardiaque. Pourtant, aussitôt après, la femme s’est volatilisée. Son appartement avait été vidé, le bail résilié au préalable. Dès le lendemain, une lettre de démission arrivait à son club de sport. Tout avait été planifié. Et donc, il ne s’agissait plus d’un simple accident. On en venait forcément à la conclusion que cette Aomamé avait délibérément assassiné le leader. »

Onda approuva. Jusque-là, il n’avait pas d’objection.

« Votre but est de découvrir la vérité de ces faits. Et pour cela, il faut absolument mettre la main sur cette femme.

— Cette Aomamé est-elle vraiment allée jusqu’à tuer notre leader ? Si tel est le cas, quelles auraient été ses raisons et comment aurait-elle été amenée à agir ainsi ? Voilà ce que nous avons besoin de savoir.»

Ushikawa considéra ses dix doigts joints sur la table. Comme s’il observait quelque chose d’inhabituel. Après quoi, il releva les yeux et fixa son interlocuteur.

« Vous avez déjà enquêté sur la famille d’Aomamé, n’est-ce pas ? Les membres de sa famille sont de fervents zélateurs des Témoins. Ses parents continuent d’ailleurs leur vaillant prosélytisme. Le frère aîné, âgé de trente-quatre ans, travaille au siège, à Odawara. Il est marié, il a deux enfants. Son épouse est également une fidèle dévouée des Témoins. Dans cette famille, seule Aomamé s’est séparée de l’association. Elle a été taxée de “renégate”. À la suite de quoi, sa famille a rompu tout lien avec elle. Et je n’ai trouvé aucune trace de contact entre Aomamé et les siens durant ces vingt dernières années. Il est exclu d’envisager que ces gens pourraient la cacher. Alors qu’elle avait onze ans, la fillette a d’elle-même brisé toute relation avec sa famille, et depuis, elle a vécu plus ou moins seule. Elle a temporairement été hébergée par un oncle, mais dès son entrée au lycée, elle a été indépendante de fait. Ce n’est pas rien. Voilà une femme qui a du cran. »

Tête-de-moine ne dit rien. C’étaient sans doute là des informations dont il avait connaissance.

« J’estime qu’il n’y a pas de rapport entre cette affaire et les Témoins. L’association est connue pour être essentiellement pacifiste, non violente. Il paraît invraisemblable qu’elle ait projeté d’attenter à la vie du leader. Êtes-vous d’accord avec moi sur ce point ? »

Onda acquiesça. « Les Témoins n’ont joué aucun rôle dans cette affaire. Nous le savons, puisque nous avons interrogé son frère pour en être sûrs. Je dis bien, pour ne rien laisser au hasard. Mais il ne savait rien.

— Pour ne rien laisser au hasard, lui avez-vous arraché les ongles ? » demanda Ushikawa.

Onda ne tint pas compte de cette question.

« Je plaisantais, évidemment. C’était juste une petite plaisanterie bêtasse. Inutile de faire cette tête. En tout cas, je suis sûr que ce frère ignorait tout des agissements d’Aomamé comme de l’endroit où elle pourrait se trouver, continua Ushikawa. Je suis moi-même foncièrement pacifiste, je n’use d’aucune brutalité, mais bon, je peux comprendre. Aomamé n’a plus aucun lien ni avec sa famille, ni avec les Témoins. Et cependant, nous sommes obligés de penser qu’elle n’a pas pu agir seule. Une personne seule ne peut réussir un plan aussi élaboré. Elle a agi avec sang-froid en se conformant à un plan fixé à l’avance, qui a nécessité des préparatifs très ingénieux. Et puis, s’évaporer ainsi, cela tient du miracle. Il a fallu des aides extérieures et de l’argent en abondance. Quelqu’un, derrière Aomamé, ou une organisation, a désiré très fort, pour quelque raison, la mort du leader. Et on a pris toutes les dispositions nécessaires pour ce faire. Je suppose que là encore, nous sommes sur la même longueur d’onde ? »

Onda approuva. « Dans les grandes lignes.

— Néanmoins, vous n’avez pas découvert de quel genre d’organisation il s’agissait, continua Ushikawa. Je suppose que vous avez cherché du côté de ses relations ? »

Onda opina silencieusement.

« Et là, manque de chance, raté, avec elle, aucune relation un peu sérieuse, dit Ushikawa. Elle n’a pas d’amis, personne qui ressemble à un amoureux. Elle connaît des gens par son travail, mais elle n’entretient aucune amitié avec ses collègues une fois sortie du club de sport. Il m’a été impossible de déceler le moindre signe de liens personnels ou intimes qu’aurait noués Aomamé. Comment cela se fait-il ? C’est une femme jeune, en bonne santé, à l’apparence plutôt plaisante. »

En prononçant ces paroles, Ushikawa regarda l’homme à la queue-de-cheval, debout près de la porte. Depuis le début, ni sa posture ni son expression n’avaient varié. Il était par nature dépourvu de toute expression. Comment aurait-il donc pu l’altérer ? Cet homme aurait-il un nom ? se demanda Ushikawa. Il n’aurait pas été autrement surpris qu’il n’en ait pas.

« Vous êtes les deux seuls à avoir réellement vu le visage d’Aomamé, fit remarquer Ushikawa. Qu’en avez-vous pensé ? Y a-t-il un détail particulier qui vous a frappé ? »

Onda secoua légèrement la tête. « Comme vous l’avez dit, c’est une jeune femme, attrayante dans une certaine mesure. Mais pas d’une beauté renversante. Elle est calme, posée. Elle donnait l’impression d’avoir une grande confiance dans ses compétences professionnelles. En dehors de cela, je ne vois rien qui ait vraiment attiré mon attention. Son apparence extérieure ne laisse pas de souvenir un peu consistant. J’ai du mal à me rappeler précisément les traits de son visage. C’est assez curieux, d’ailleurs. »

Ushikawa jeta de nouveau un coup d’œil sur Queue-de-cheval. Peut-être aurait-il envie d’ajouter un mot à ce sujet. Mais non, tout dans son attitude manifestait qu’il ne parlerait pas.

Ushikawa fixa Tête-de-moine. « J’imagine, bien entendu, que vous avez fait des recherches sur les conversations téléphoniques qu’avait pu avoir Aomamé ces derniers mois ? »

Onda secoua la tête.

« Non, nous ne sommes pas encore allés jusque-là.

— Je vous le conseille. C’est quelque chose que vous devriez faire, déclara Ushikawa avec un grand sourire. Les gens téléphonent à différents endroits, reçoivent des appels de toutes sortes d’endroits. Simplement en étudiant les relevés téléphoniques d’un individu, les grandes lignes de sa vie apparaissent d’elles-mêmes. Aomamé ne fait pas exception. Il n’est pas aisé d’obtenir le relevé téléphonique d’un particulier mais ce n’est pas impossible non plus. Hein, comme je vous le disais, le petit serpent connaît le grand… »

Onda attendit en silence la suite.

« Bon, eh bien, si l’on examine les relevés téléphoniques d’Aomamé, un certain nombre de faits vous sautent aux yeux. Pour une femme, c’est un cas tout à fait atypique, mais Aomamé semble ne pas apprécier tant que ça de bavarder au téléphone. Le nombre de ses conversations téléphoniques est restreint, et elles ne durent pas longtemps. Certaines sont un peu plus longues, mais cela reste une exception. La plupart sont des appels passés ou reçus à son lieu de travail. Néanmoins, comme elle était en partie free-lance, il lui arrivait aussi de travailler pour elle. Autrement dit, sans passer par le secrétariat du club de sport, elle pouvait prendre des rendez-vous professionnels directement avec ses propres clients. Il y a pas mal de ces appels-là. À mon avis, rien de suspect là-dedans. »

Ushikawa ménagea alors une pause, examina sous différents angles le bout de ses doigts tachés de nicotine, et songea à une cigarette. Dans sa tête, il en alluma une, inhala une bouffée de tabac. Puis il souffla la fumée.

« Simplement, il y a deux cas inhabituels. Pour l’un d’eux, il s’agit de deux appels à la police. Qui n’ont pas été passés en composant le numéro 110. Mais adressés au commissariat de Shinjuku, section de la circulation. Et, à partir de ce numéro, on lui a également téléphoné à différentes reprises. Or, Aomamé ne conduit pas, et les fonctionnaires de police ne s’offrent pas de cours individuels dans un club de sport aussi huppé. Par conséquent, je suis amené à penser que peut-être, à ce poste, travaillait un ou une de ses amis. Qui est-ce ? Je l’ignore. L’autre appel qui pose problème, et qui est différent du cas précédent, c’est que, plusieurs fois, à un numéro non identifié, la conversation a duré longtemps. Les appels sont venus de ce numéro. Aomamé n’a pas appelé une seule fois. Ce numéro, j’ai eu beau essayer, je n’ai pas réussi à le faire parler. Bien entendu, il existe des numéros de téléphone verrouillés, de manière que le nom du titulaire ne soit pas public. Mais en général, on arrive à ses fins grâce à différentes méthodes. Pourtant, avec ce numéro-là, j’ai eu beau tout tenter, je n’ai pas réussi à faire apparaître le nom. Un nom verrouillé à triple tour. C’est vraiment extraordinaire.

— Autrement dit, cette personne est capable de faire des choses qui ne sont pas ordinaires.

— Exactement. Un pro y est sans aucun doute pour quelque chose.

— Un deuxième serpent », conclut Onda.

Ushikawa sourit brièvement en caressant de la paume son crâne tordu et chauve.

« Vous avez raison. Un deuxième serpent. Très redoutable, de surcroît.

— Tout au moins, vous êtes certain que cette femme bénéficie, par-derrière, des compétences d’un pro, dit Onda.

— Exactement. Une organisation quelconque est derrière Aomamé. Et il ne s’agit pas de petits amateurs qui bricolent à leurs moments perdus. »

Onda ferma à demi les paupières et observa un instant Ushikawa par en dessous. Puis il se tourna en arrière et croisa le regard avec Queue-de-cheval, debout près de la porte. Ce dernier indiqua avec un signe de tête qu’il avait compris. Onda reporta les yeux sur Ushikawa.

« Et alors ? demanda Onda.

— Et alors ? répéta Ushikawa. À présent, c’est à moi de vous questionner. Vous, de votre côté, vous n’auriez pas un petit indice ? Vous ne voyez pas une association, ou une organisation quelconque qui aurait songé à supprimer votre leader ? »

Les longs sourcils d’Onda se rapprochèrent. Trois rides se creusèrent au-dessus de son nez. « Allons, monsieur Ushikawa, réfléchissez. Nous sommes une association religieuse. Nous sommes en quête de valeurs spirituelles, nous cherchons la paix du cœur. Nous vivons au sein de la nature, et nous consacrons nos journées à des travaux agricoles et à des exercices religieux. Qui pourrait nous considérer comme un ennemi ? Et qu’aurait-il à y gagner ? »

Au coin des lèvres d’Ushikawa se dessina un sourire ambigu.

« Il y a des fanatiques partout. Qui sait ce qui leur passe par la tête ? Vous n’êtes pas d’accord ?

— Nous ne voyons personne de cette sorte », répondit Onda d’une voix inexpressive, ignorant l’ironie sous-jacente à la question d’Ushikawa.

« Et qu’en est-il de “L’Aube” ? Des survivants de cette association ne traînent-ils pas dans les parages ? »

Onda secoua de nouveau la tête, cette fois dans un mouvement vigoureux. Pour dire : impossible. Ils avaient dû écraser tous ceux qui avaient un rapport avec L’Aube, de façon à ce qu’il n’y ait plus d’inquiétude à l’avenir. Il ne restait plus trace de L’Aube.

« Très bien. De votre côté, donc, pas le moindre indice. Mais le fait est qu’une organisation quelconque a attenté à la vie de votre leader. Avec adresse et beaucoup d’ingéniosité. Et puis hop, le meurtrier s’est dissipé dans l’air comme de la fumée et s’est volatilisé.

— Et nous devons découvrir qui est là-derrière.

— Sans faire intervenir la police. »

Onda opina. « C’est un problème qui nous regarde et qui n’est pas du ressort de la justice.

— Parfait. C’est un problème qui vous regarde et qui n’est pas du ressort de la justice. Voilà qui est clair et net. J’ai compris, répondit Ushikawa. Pourtant, j’aurais encore une chose à vous demander.

— Je vous en prie, répondit Onda.

— Au sein de votre association, combien de personnes savent que le leader n’est plus ?

— Nous deux, nous le savons, déclara Onda. Les hommes qui ont aidé à transporter le corps, deux. Ils sont sous mes ordres. Enfin, dans les instances dirigeantes, cinq personnes sont également au courant. Ce qui nous fait déjà neuf. Nous n’avons pas encore ébruité l’affaire auprès des trois prêtresses, mais cela devrait se faire tôt ou tard. Comme ce sont des femmes qui sont au service du leader, il serait impossible de le leur cacher longtemps. Et enfin, monsieur Ushikawa, vous aussi, bien sûr, vous le savez.

— Total, treize personnes. »

Onda ne répondit rien.

Ushikawa poussa un gros soupir. « Puis-je me permettre de vous exposer mon opinion avec franchise ?

— Je vous en prie », fit Onda.

Ushikawa s’expliqua : « Je sais que cela ne servira plus à rien de dire une chose pareille à présent, mais dès le moment où vous aviez compris que le leader était mort, vous auriez dû prévenir la police. De toute manière, il faudra bien rendre publique cette mort. On ne peut dissimuler éternellement un fait aussi grave. Un secret que partagent déjà plus de dix personnes, eh bien, ce n’est plus un secret. Vous risquez tôt ou tard d’être acculés dans une voie sans issue. »

Tête-de-moine ne modifia pas son expression.

« Ce n’est pas mon travail d’en décider. J’obéis simplement aux ordres.

— Et qui prend les décisions ? »

Pas de réponse.

« Quelqu’un qui remplace le leader ? »

Onda conserva le silence.

« Bon…, fit Ushikawa. Vous avez reçu la consigne de quelqu’un placé au-dessus de vous, et vous vous êtes occupés du corps du leader en secret. Dans votre organisation, les ordres venant d’en haut sont absolus. Mais d’un point de vue légal, la “destruction de cadavre” est clairement un crime. Un crime assez grave. Je suis sûr que vous le savez. »

Onda acquiesça.

Ushikawa soupira encore une fois. « Je vous l’ai déjà dit, je le sais, mais si par hasard la situation évoluait, de sorte que la police s’en mêle, dites que je n’ai jamais été informé de la mort du leader. Je ne veux pas être accusé d’un crime qui relève du pénal.

— Monsieur Ushikawa n’est au courant de rien en ce qui concerne la mort du leader, répondit Onda. Il est simplement sur les traces d’une femme du nom d’Aomamé, en qualité d’enquêteur extérieur, à la suite de notre demande. Il ne fait rien d’illégal.

— Parfait. Vous ne m’avez rien dit, déclara Ushikawa.

— Nous aussi, nous aurions préféré ne pas divulguer à un étranger que le leader avait été assassiné. Mais comme c’est vous, monsieur Ushikawa, qui nous aviez donné votre feu vert après avoir vérifié les antécédents d’Aomamé, vous étiez dès lors concerné par l’affaire. Nous avons besoin de votre aide pour retrouver cette femme. Et puis, vous avez la réputation de savoir tenir votre langue.

— Garder les secrets, c’est la base de mon métier. Ne vous faites pas de souci. Rien de cette histoire ne sortira de ma bouche.

— Si le secret était éventé, que l’on sache que vous étiez à l’origine de l’information, il pourrait arriver des choses regrettables. »

Ushikawa contempla encore une fois ses doigts boudinés posés sur le bureau. Comme s’il s’étonnait de découvrir qu’il s’agissait bien de ses propres doigts.

« Des choses regrettables », répéta-t-il. Puis il releva le visage.

« Nous devons continuer à cacher la mort de notre leader, quoi qu’il arrive, dit l’homme en plissant les yeux. Et nous n’aurons peut-être pas toujours le choix des méthodes.

— Je sais garder les secrets. Là-dessus, vous pouvez être tout à fait rassuré, répondit Ushikawa. Nous avons bien coopéré jusqu’à présent. Je me suis chargé discrètement de missions qu’il vous aurait été difficile de mener ouvertement. Le travail n’a pas toujours été facile, mais j’ai été rémunéré en conséquence. Donc, ne vous en faites pas, ma bouche est fermée avec un double Zip. Je ne suis pas quelqu’un de religieux, mais votre défunt leader avait fait beaucoup pour moi de son vivant. C’est pour cela que je fais mon possible pour remonter la piste d’Aomamé. Et que je tâtonne à reconstituer le contexte. J’en suis presque au point d’arriver à mes fins. Je vous demande de patienter encore un peu. Et je vous annoncerai sans doute de bonnes nouvelles bientôt. »

Onda modifia imperceptiblement sa position sur sa chaise. Comme pour lui faire écho, Queue-de-cheval, près de la porte, fit passer le poids de son corps d’une jambe à l’autre.

« Est-ce tout ce que vous pouvez nous donner à ce jour comme informations ? » demanda Onda.

Ushikawa médita un instant. Puis il déclara : « Comme je vous l’ai déjà dit, Aomamé a téléphoné à deux reprises au commissariat de Shinjuku, à la section de la circulation. Son interlocuteur l’a également appelée plusieurs fois. Quel est le nom de cette personne, je l’ignore. Mais c’est la police. Je ne peux pas les interroger. Pourtant, juste à ce moment, une idée a lui, tel un éclair, dans ma tête disgracieuse. À propos de ce commissariat de Shinjuku, section de la circulation, quelque chose me revenait en mémoire. J’ai beaucoup beaucoup cogité. Quel était ce souvenir lié à ce commissariat ? Qu’est-ce qui était resté accroché au bord de ma fichue mémoire ? Il m’a fallu du temps pour que cela me revienne. C’est moche de vieillir ! Quand on prend de l’âge, les tiroirs de la mémoire coulissent mal. Autrefois, tout me revenait immédiatement et facilement. Mais voilà, plus maintenant. Enfin bref, il y a environ une semaine, ça y est… je m’en suis souvenu. »

Ushikawa se tut alors, et avec un sourire très théâtral fixa un moment Tête-de-moine. Ce dernier attendit stoïquement la suite des révélations.

« C’était en août de cette année, une jeune policière chargée de la circulation au commissariat de Shinjuku a été étranglée dans un love hotel de Shibuya, dans les environs de Maruyama-chô. Elle était entièrement nue, attachée avec ses menottes de service. Ce qui, évidemment, avait provoqué un certain scandale. Or les conversations téléphoniques entre Aomamé et la personne de ce service du commissariat de Shinjuku sont concentrées dans les mois qui précèdent cette affaire. Après l’incident, il n’y a plus eu une seule communication. Eh bien… ? N’est-ce pas là une de ces coïncidences par trop remarquables ? »

Onda resta silencieux un moment. Puis il demanda : « Vous voulez dire que la personne avec qui Aomamé avait été en contact pourrait être cette policière assassinée ?

— Le nom de la jeune femme, c’est Ayumi Nakano. Vingt-six ans. Un visage tout à fait charmant. Son père et son frère sont également policiers. Très bien notée, semble-t-il. La police continue, bien sûr, à mener une enquête acharnée, mais le meurtrier n’a pas encore été retrouvé. Excusez-moi de vous poser une question qui risque de paraître grossière, mais n’auriez-vous pas, par hasard, une quelconque information à propos de cette affaire ? »

Onda transperça Ushikawa d’un regard si dur et si froid qu’on l’aurait dit tout juste extrait d’un glacier.

« Je ne comprends pas vraiment ce que vous voulez dire, fit-il. Croyez-vous que nous sommes pour quelque chose dans cette affaire, monsieur Ushikawa ? Insinueriez-vous qu’un des nôtres aurait emmené cette policière dans un hôtel répugnant et lui aurait passé ses menottes avant de l’étrangler ? »

Ushikawa pinça la bouche en cul de poule et secoua la tête. « Mais non. Pensez-vous ! Jamais une idée pareille ne m’aurait effleuré l’esprit… Ce que je voulais vous demander, c’est si cette affaire vous disait quelque chose. C’est tout. Juste cela et absolument rien d’autre. Tout indice, même le plus mince, m’est précieux. J’ai beau me creuser la tête, laquelle, hélas, est déjà assez creuse, je n’arrive pas à trouver de lien entre le meurtre de cette policière dans un love hotel de Shibuya et l’assassinat du leader. »

Onda l’observa un moment. On aurait dit qu’il cherchait à mesurer la dimension d’un objet. Puis il expira lentement le souffle qu’il avait longtemps retenu : « Très bien. Je rendrai compte de cette information à mes supérieurs », dit-il. Il sortit un carnet et nota : Ayumi Nakano. Vingt-six ans. Section de la circulation au commissariat de Shinjuku. Aurait pu être en relation avec Aomamé.

« Voilà.

— Autre chose ?

— Il y a une question que je tiens absolument à vous poser. J’imagine que c’est quelqu’un de chez vous qui a d’abord mentionné le nom d’Aomamé. En disant par exemple : “Il y a une instructrice de sport à Tokyo, excellente spécialiste en étirements musculaires…” ou quelque chose de ce genre. Ensuite, comme vous l’avez fait remarquer tout à l’heure, c’est moi qui ai procédé à des vérifications sur cette personne et sur ses antécédents. Ce n’est pas pour me trouver des excuses, mais je vous assure que je m’y suis donné de tout mon cœur et que j’ai mené une enquête exhaustive, comme je le fais toujours. Je n’ai cependant décelé aucun élément douteux, rien de suspect. Cette femme était clean, jusqu’au bout des ongles. Après quoi, vous l’avez convoquée dans la chambre de l’hôtel Ôkura. Et la suite, vous la connaissez… À l’origine, qui a recommandé cette femme ?

— Je ne sais pas.

— Vous ne savez pas ? » fit Ushikawa. Il avait l’air d’un enfant qui entend un mot dont il ne comprend pas très bien le sens. « Autrement dit, bien que ce soit forcément quelqu’un de chez vous qui ait fourni le nom d’Aomamé, personne n’arrive à se souvenir de qui il s’agit. C’est bien cela ?

— Exactement, répondit Onda sans changer d’expression.

— Bizarre, bizarre… », fit Ushikawa, qui paraissait sincère.

Onda garda la bouche close.

« C’est une histoire incompréhensible. Son nom a surgi, on ne sait trop d’où, on ne sait quand, et le rendez-vous s’est fait tout seul sans que personne ne l’organise vraiment. Exact ?

— À vrai dire, c’est le leader lui-même qui était le plus désireux de mettre sur pied cette rencontre, dit Onda en choisissant prudemment ses mots. À la direction, certains arguaient qu’il n’était pas prudent qu’il se fasse masser par un individu dont on ignorait presque tout. C’était également notre avis, à nous, ses gardes du corps. Mais le leader, lui, n’en était pas préoccupé. Ou plutôt, il avait lui-même insisté pour que cette rencontre se réalise. »

Ushikawa reprit son briquet, ouvrit le capuchon et l’alluma comme pour vérifier qu’il fonctionnait bien. Puis il le referma aussitôt.

« Je croyais que le leader était quelqu’un de très prudent…, remarqua-t-il.

— En effet. C’était une personne extrêmement vigilante et précautionneuse. » Il y eut alors un profond silence.

« Une autre chose que je voulais vous demander, dit Ushikawa. C’est au sujet de Tengo Kawana. Il fréquentait une femme mariée et plus âgée que lui, du nom de Kyôko Yasuda. Elle venait dans son appartement une fois par semaine. Ils passaient du bon temps tous les deux. Bon, c’est un jeune homme, ce sont des choses qui arrivent. Pourtant, un jour, son mari lui a téléphoné et lui a annoncé qu’elle ne pourrait plus lui rendre visite. Depuis, plus aucune nouvelle d’elle. »

Les sourcils d’Onda se rapprochèrent. « Je ne comprends pas très bien où vous voulez en venir. Prétendez-vous que Tengo Kawana aurait un rapport avec cette affaire ?

— Ah, eh bien, je l’ignore. Mais depuis un certain temps, cet incident me préoccupe. Parce que, tout de même, quelles que soient ses raisons, cette femme aurait pu lui donner un coup de fil. Ils étaient si intimes. Pourtant, pas un mot, et hop, elle s’est volatilisée. Sans laisser de trace. Je vous pose cette question uniquement par précaution. Je n’aime pas sentir un petit caillou dans ma chaussure. Sauriez-vous quelque chose à ce sujet ?

— En ce qui me concerne, tout au moins, je ne sais strictement rien sur cette femme », dit Onda d’une voix plate. Kyôko Yasuda. Avait rapport avec Tengo Kawana.

Dix ans de plus. Femme mariée.

« J’en ferai également part à nos supérieurs, au cas où.

— Très bien, dit Ushikawa. À propos, avez-vous retrouvé la trace d’Ériko Fukada ? »

Onda leva la tête et le regarda comme s’il observait un cadre tordu. « Pourquoi devrions-nous savoir où se trouve Ériko Fukada ?

— Vous ne portez aucun intérêt à l’endroit où elle se trouve ? »

Onda secoua la tête. « Cela ne nous intéresse pas. Elle est libre d’aller où elle veut.

— Tengo Kawana ne vous intéresse pas non plus ?

— Il n’a rien à voir avec nous.

— Il m’a pourtant semblé qu’à une époque, vous portiez un grand intérêt à ces deux personnes », dit Ushikawa.

Onda plissa les yeux un moment. Puis il ouvrit la bouche : « Nous nous focalisons actuellement sur Aomamé, et sur elle seule.

— Votre intérêt change de jour en jour ? »

Il y eut un minuscule changement sur les lèvres de l’homme. Mais il ne répondit pas.

« Monsieur Onda, avez-vous lu le roman qu’a écrit Ériko Fukada, La Chrysalide de l’air ?

— Non. Dans notre communauté, il est interdit de lire des écrits sans rapport avec notre doctrine. Nous ne pouvons même pas les tenir en main.

— Avez-vous déjà entendu ce nom, Little People ?

— Non, répondit sur-le-champ Onda.

— Très bien », dit Ushikawa.

La conversation prit fin de la sorte. Onda se leva lentement de sa chaise et arrangea le col de sa veste. Queue-de-cheval s’écarta du mur et avança d’un pas.

« Monsieur Ushikawa, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, le temps est un facteur extrêmement important dans cette affaire, dit Onda, du haut de sa taille, fixant Ushikawa qui resta assis sur sa chaise. Il faut localiser Aomamé le plus vite possible. Nous faisons de notre mieux, mais il faut que de votre côté vous y travailliez sous un angle différent. Si Aomamé n’est pas retrouvée, ça risque d’être mauvais pour nous tous. N’oubliez pas que vous faites partie des rares qui partagent un lourd secret.

— Lourd savoir, lourde responsabilité.

— Exactement », dit Onda d’une voix dénuée d’émotion.

Puis il se retourna et s’en alla sans un seul regard en arrière. Queue-de-cheval quitta la pièce après lui et referma la porte silencieusement.

 

Une fois les deux hommes partis, Ushikawa ouvrit le tiroir de son bureau et coupa son magnétophone. Il souleva le couvercle, sortit la cassette et, sur l’étiquette, inscrivit la date et l’heure au stylo à bille. Ushikawa avait certes piteuse apparence, mais son écriture était élégante. Il attrapa dans le tiroir son paquet de Seven Stars, le tint dans sa main. Il prit une cigarette, la planta entre ses lèvres et l’alluma avec son briquet. Inhala une grande bouffée, souffla abondamment la fumée en direction du plafond. Garda un moment les yeux fermés, le visage orienté vers le haut. Rouvrit les yeux au bout d’un certain temps et dirigea son regard sur l’horloge murale. Les aiguilles indiquaient deux heures et demie. Ils sont vraiment sinistres, ces types-là, se dit-il à nouveau.

Si Aomamé n’est pas retrouvée, ça risque d’être mauvais pour nous tous, avait prévenu Tête-de-moine.

Ushikawa s’était déjà rendu à deux reprises au siège des Précurseurs, au fin fond des montagnes de Yamanashi. Il avait aperçu dans les bois un incinérateur de très grande taille. C’était un appareil destiné à brûler les ordures ou les déchets. Mais comme sa température atteignait des degrés très élevés, si un corps humain était jeté dedans, il n’en resterait rien, pas même un os. Ushikawa savait que plusieurs dépouilles avaient connu ce sort. Y compris sans doute le corps du leader. Il préférait éviter cette mésaventure. Même si fatalement la mort le saisirait un jour, il souhaitait disparaître d’une manière un peu plus douce.

Bien sûr, il restait certains faits qu’Ushikawa n’avait pas dévoilés aux gardes du corps. Jouer cartes sur table n’était pas son style. Cela ne le gênait pas de montrer brièvement ses petites cartes. Mais les grosses, il les gardait retournées. Et puis, il faut toujours se ménager une assurance. Une conversation confidentielle enregistrée sur cassette, par exemple. Ushikawa s’y connaissait en procédés de ce genre. Son expérience en la matière n’avait rien à voir avec celle de ces petits jeunes.

Ushikawa avait obtenu les noms des personnes à qui Aomamé donnait des cours individuels. Si l’on ne regarde pas à sa peine et grâce à un zeste de savoir-faire, il est possible de se procurer la plupart des informations. Il avait fait une enquête relativement approfondie sur l’identité et les antécédents des douze clients d’Aomamé : huit femmes et quatre hommes, qui, tous, avaient un statut social honorable et une situation financière confortable. Aucun d’entre eux ne lui semblait susceptible de donner un coup de main à un meurtrier. Néanmoins, il y avait parmi eux une femme aisée, âgée de plus de soixante-dix ans. Elle mettait une safe house à la disposition de femmes qui avaient dû quitter leur foyer à la suite de violences conjugales. Elle accueillait ces femmes abandonnées dans une situation pitoyable et les logeait dans des chambres d’un bâtiment à un étage qu’elle avait fait aménager, sur un vaste terrain attenant à son domicile.

En soi, ces actions étaient admirables. Il n’y avait rien de suspect là-dedans. Pourtant, quelque chose donnait des coups de pied aux confins de la conscience d’Ushikawa. Et quand cette sensation le titillait, il essayait toujours de l’identifier. Il était doté d’un odorat animal et il faisait avant tout confiance à ses intuitions. Ce qui, maintes fois, lui avait permis d’échapper à la mort. De justesse. Il se pourrait, pensa-t-il, que la « violence » soit le mot clé de toute l’histoire. Cette vieille dame avait une conscience très aiguë de ce que signifiait la « violence ». Ce qui l’incitait à prendre sous son aile celles qui en étaient victimes.

Ushikawa s’était lui-même déplacé pour observer la safe house en question. Le bâtiment en bois était situé dans un beau quartier, sur une hauteur d’Azabu. Une construction ancienne, mais qui possédait un certain charme. Par les grilles du portail, on apercevait devant la maison un joli parterre de fleurs prolongé par une pelouse, sur laquelle l’ombre d’un grand chêne se dessinait. Des carreaux gravés de différents motifs étaient insérés sur la porte d’entrée. De nos jours, on ne voyait plus guère ce genre de bâtiment.

Seulement, et en dépit de la tranquillité des lieux, la sécurité était renforcée. Le mur s’élevait très haut et des fils de fer barbelés étaient tendus par-dessus. Le solide portail métallique restait hermétiquement fermé, et, à l’intérieur, un berger allemand aboyait bruyamment à l’approche d’un humain. Plusieurs caméras de surveillance étaient en service. Comme les passants étaient rares dans cette rue, Ushikawa n’avait pas pu rester là longtemps. C’était un quartier résidentiel et paisible, avec plusieurs ambassades à proximité. Si un homme aussi étrange qu’Ushikawa rôdait dans le coin, sa présence serait rapidement suspecte et on l’interrogerait.

La sécurité du bâtiment lui semblait excessive. Même pour un refuge destiné à des femmes victimes de violences, fallait-il installer un système de surveillance aussi sévère ? s’interrogeait-il. Si rigoureuse que soit celle-ci, il devrait la briser. Non. Plus elle était rigoureuse, plus il devrait la briser. Il fallait qu’il trouve une méthode. Il fallait qu’il creuse encore sa pauvre tête, déjà bien creuse.

Il se rappela son échange avec Onda au sujet des Little People.

« Avez-vous déjà entendu ce nom, Little People ? »

— Non. »

La réponse était venue un peu trop vite. Si l’homme n’avait jamais entendu cette appellation, il aurait marqué au moins un temps avant de répondre. Little People ? Il aurait réfléchi. Puis il aurait donné sa réponse. Voilà quelle aurait été la réaction normale.

Onda avait déjà entendu les mots Little People. Ushikawa n’était pas sûr qu’il ait compris ce que cela signifiait ni ce qu’il en était réellement. Il était clair en tout cas que ce n’étaient pas des mots qu’il entendait pour la première fois.

Ushikawa éteignit sa cigarette amenuisée et se perdit un moment dans ses pensées. Il profita d’un vide entre deux pour allumer une autre cigarette. Voilà déjà longtemps qu’il avait décidé de ne plus se soucier de la possibilité d’être atteint du cancer du poumon. Il avait besoin de la nicotine pour se concentrer et rassembler ses idées. Fallait-il qu’il se préoccupe de sa santé pour les quinze prochaines années alors qu’il ne savait même pas de quoi seraient faits ses trois jours à venir ?

À sa troisième cigarette, une petite idée lui traversa l’esprit. Oui, songea-t-il, ça pourrait marcher.