Ushikawa
Une machine efficace, constante, insensible
LE LENDEMAIN MATIN, installé par terre à côté de la fenêtre, exactement comme la veille, Ushikawa poursuivit sa surveillance par l’interstice des rideaux. Les mêmes visages que ceux qui étaient revenus la veille au soir – ou du moins qui lui parurent parfaitement semblables – sortirent de l’immeuble. Tous ces gens avaient la mine sombre, le dos courbé. Ils semblaient épuisés, déjà dégoûtés de la nouvelle journée qui ne faisait que commencer. Il ne vit pas Tengo parmi eux. Néanmoins, Ushikawa actionna le déclencheur et photographia tous les visages qui défilaient. Il disposait de suffisamment de pellicules et il fallait qu’il ait de la pratique s’il voulait réussir ses clichés.
Quand l’heure de départ au travail fut passée, une fois qu’il se fut assuré que ceux qui devaient sortir s’étaient bien absentés, Ushikawa quitta l’appartement et entra dans une cabine de téléphone public. Il composa le numéro de l’école de Yoyogi et demanda Tengo. Au bout du fil, une femme lui répondit : « Le professeur Kawana est en congé depuis une dizaine de jours.
— Serait-il souffrant ?
— Non, mais quelqu’un de sa famille a eu un problème de santé. Je crois que le professeur Kawana s’est rendu à Chiba auprès de cette personne.
— Sauriez-vous quand il sera de retour ?
— Nous l’ignorons », répondit la femme.
Ushikawa la remercia et raccrocha.
La famille de Tengo, à sa connaissance, était réduite à son père. Ce père, qui avait travaillé comme collecteur de la redevance pour la NHK. Tengo ignorait tout de sa mère jusqu’à présent. Et d’après ce qu’Ushikawa savait, il s’était toujours mal entendu avec son père. Pourtant, le jeune homme s’était absenté de son école depuis plus de dix jours pour s’en occuper. La question tracassait Ushikawa. Pourquoi Tengo avait-il changé si soudainement d’attitude ? Et ce père, de quelle maladie souffrait-il ? Dans quel hôpital de Chiba séjournait-il ? Il y avait certes moyen de vérifier tout cela, mais il lui faudrait y consacrer une demi-journée. Et son guet serait interrompu.
Ushikawa hésita. Si Tengo était loin de Tokyo, garder l’œil sur l’entrée de son immeuble n’avait plus beaucoup de sens. Il serait peut-être plus sage d’explorer d’autres directions et, dans l’immédiat, de mettre un terme à sa surveillance. Il pourrait par exemple s’enquérir de l’établissement où le père résidait. Ou bien approfondir l’enquête sur Aomamé. Rencontrer ses anciens collègues de travail ou ses camarades de l’université et les questionner sur sa vie privée. Il récolterait peut-être de nouveaux indices.
Pourtant, après une longue réflexion, il décida de continuer à épier l’immeuble. Tout d’abord, s’il abandonnait sa garde, son rythme quotidien qui commençait à se mettre en place serait perdu. Il devrait tout reprendre à zéro. Ensuite, s’il se lançait maintenant sur la piste du père de Tengo ou sur les relations d’Aomamé, obtiendrait-il un résultat en rapport avec la peine que cela exigerait de lui ? Par expérience, il savait qu’enquêter en utilisant ses jambes était efficace jusqu’à un certain point. Au-delà, curieusement, on stagnait. Et enfin, son intuition réclamait de lui qu’il ne bouge pas de là. Qu’il s’applique uniquement à observer ce qui défilait devant ses yeux, sans perdre son sang-froid, et qu’il ne laisse rien échapper. Sa vieille intuition, logée dans son crâne cabossé, le lui disait sans ambages.
Que Tengo soit là ou pas, résolut Ushikawa, je vais poursuivre la surveillance de l’immeuble. Je vais rester ici, et avant son retour, j’aurai mémorisé les visages de tous les locataires. En sachant qui habite ici, au premier coup d’œil, je saurai détecter l’étranger. Je suis un carnassier. Un carnassier doit être infiniment patient. Il doit se fondre dans l’environnement et tout savoir sur sa proie.
Un peu avant midi, à l’heure où les allées et venues étaient les moins fréquentes, Ushikawa sortit de l’immeuble. Malgré son bonnet en laine et son écharpe remontée jusqu’en bas du nez pour se dissimuler au maximum, il attirait les regards. Sur son gros crâne, le bonnet beige avait pris les allures du chapeau d’un champignon. Juste au-dessous, l’écharpe verte faisait penser à un boa enroulé sur lui-même. Comme camouflage, c’était complètement raté. En plus, le bonnet et l’écharpe n’étaient pas assortis.
Ushikawa se rendit au magasin de photos devant la gare et donna deux pellicules à développer. Il entra ensuite dans un restaurant de soba et commanda un bol de nouilles accompagnées de légumes frits. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas pris un repas chaud. Il savoura ses nouilles avec grand plaisir et avala le bouillon jusqu’à la dernière goutte. Lorsqu’il eut terminé, il s’était tellement réchauffé qu’il commençait à transpirer. Il remit son bonnet, enroula son écharpe à son cou et retourna à l’appartement. Une fois à l’intérieur, il alluma une cigarette, étala les photos à même le sol et entreprit de les classer. Il regroupa les visages en établissant une comparaison entre les sortants du matin et les entrants du soir. Pour savoir aisément qui était qui, il leur attribua un nom au hasard et l’inscrivit au feutre au revers des photos.
Au-delà de l’heure de départ au travail, presque plus personne ne sortait. Vers dix heures, un jeune homme, l’allure d’un étudiant, sac à bandoulière sur l’épaule, s’en alla d’un pas précipité. Une personne âgée, soixante-dix ans environ, et une trentenaire sortirent également. L’une et l’autre revinrent bientôt chargées de sacs de supermarché. Ushikawa les prit aussi en photo. Un peu avant midi, le facteur distribua le courrier dans les boîtes aux lettres. Un livreur, un carton dans les bras, pénétra dans l’immeuble. Cinq minutes plus tard, il ressortit les mains vides.
Toutes les heures, Ushikawa s’éloignait de l’appareil photo. Il s’accordait cinq minutes d’étirements. La surveillance s’interrompait alors. Mais il avait compris dès le départ qu’il ne pourrait à lui seul couvrir toutes les allées et venues. Le plus important était d’éviter l’engourdissement. S’il restait trop longtemps dans la même position, ses muscles perdraient de leur vitalité, ce qui l’empêcherait de réagir rapidement en cas d’urgence. À l’image de Gregor Samsa, après sa métamorphose en insecte, Ushikawa fit bouger son corps arrondi et disproportionné sur le sol, il frétilla, se trémoussa avec dextérité pour assouplir au mieux ses muscles.
Dans l’espoir de tromper l’ennui, il se vissa des écouteurs aux oreilles et écouta la radio AM. Les émissions de la journée étaient conçues pour cibler les femmes au foyer et les personnes âgées. Les animateurs s’étranglaient de rire en lançant des plaisanteries rebattues, ils professaient des opinions banales et idiotes. La musique diffusée donnait envie de se boucher les oreilles. Il fallait supporter des publicités, débitées d’une voix tonitruante, pour des articles que personne n’aurait envie d’acheter. C’était du moins ce qu’Ushikawa éprouvait. Et pourtant, il voulait entendre des voix humaines. Peu importait ce que les gens disaient. Il se résigna donc tout en s’interrogeant. Pourquoi produisait-on des émissions aussi bêtes ? Pourquoi fallait-il qu’on se fatigue à les diffuser sur les ondes qui couvraient de si vastes territoires ?
Il était cependant de fait qu’Ushikawa, de son côté, n’était pas engagé dans une mission particulièrement noble et productive. Que faisait-il, hormis photographier des visages à la dérobée, enfermé dans sa pauvre tanière, caché derrière des rideaux ? Il n’était pas franchement en position de traiter les autres de haut et de critiquer leur conduite.
Il ne s’agissait d’ailleurs pas seulement de ces moments précis. C’était à peu près pareil du temps où il était avocat. Il n’avait pas le souvenir d’avoir accompli quoi que ce soit d’utile à la société. Ses meilleurs clients étaient des bailleurs de fonds, de taille intermédiaire, liés à des organisations criminelles. Ushikawa s’évertuait à disperser leurs profits avec le maximum d’efficacité et mettait au point tous les plans. En d’autres termes, c’était du blanchiment d’argent. Il lui était aussi arrivé de prendre part à des opérations de remembrement foncier (plus ou moins forcé). Les habitants installés de longue date étaient expulsés, les petites parcelles étaient regroupées en un vaste terrain qui était ensuite revendu à des promoteurs immobiliers. Des sommes gigantesques leur tombaient ainsi du ciel. Là encore, le milieu y était mêlé. Ushikawa excellait également dans la défense des particuliers poursuivis pour fraude fiscale. La plupart de ses clients appartenaient à ce monde interlope qui fait reculer les avocats ordinaires. Mais Ushikawa n’hésitait jamais à se charger de la défense de qui que ce soit, du moment qu’on le lui demandait et que ça lui rapportait gros. Et puis il s’en sortait bien, il obtenait d’excellents résultats. Aussi n’avait-il jamais manqué de clients. Sa relation avec Les Précurseurs avait débuté à cette époque. Pour une raison qu’il ignorait, il avait personnellement plu au leader.
S’il n’avait effectué que le travail ordinaire d’un avocat ordinaire, Ushikawa n’aurait jamais pu gagner sa vie. Il avait réussi le concours du barreau peu de temps après être sorti de l’université et avait donc été habilité à exercer en tant qu’avocat. Mais il n’avait ni connexion sur laquelle il aurait pu compter, ni relations. Les grands cabinets n’avaient pas voulu l’embaucher en raison de son apparence. S’il s’était mis à son compte et qu’il avait usé de pratiques honnêtes, il n’aurait pour ainsi dire pas obtenu de dossier. Très peu de gens étaient prêts à engager un avocat à l’extérieur aussi insolite et à lui verser des honoraires élevés. C’était peut-être la faute aux séries télévisées. Tout le monde avait fini par considérer qu’un bon avocat était forcément très beau et qu’il avait une allure très intellectuelle.
Et ainsi, par la force des choses, il en était venu à se lier avec le milieu. Ces gens-là ne se préoccupaient pas de son apparence. Sa singularité était même l’une des raisons pour lesquelles ils lui faisaient confiance. Pour lesquelles ils l’admettaient dans leurs rangs. Eux comme lui étaient exclus du monde ordinaire. Ils avaient bien noté les qualités d’Ushikawa. Sa perspicacité, son intelligence pratique, sa capacité à garder les secrets. On lui confiait donc des affaires dans lesquelles intervenaient (sous le manteau) de grosses sommes d’argent et on le rétribuait généreusement. Ushikawa avait très vite assimilé les combines et les astuces pour rester à la limite de la légalité et se soustraire à la justice. Il était servi par son instinct tout autant que par sa prudence. Mais un jour, peut-être sous l’inspiration du diable, la cupidité lui avait fait commettre une erreur et il avait franchi la ligne jaune. Il avait échappé de justesse à une condamnation pénale, mais il s’était vu radier du barreau de Tokyo.
Ushikawa éteignit la radio et fuma une Seven Stars. Il inhala la fumée jusqu’au fond des poumons puis il la relâcha lentement. La boîte de conserve vide lui tint lieu de cendrier. Si je continue à vivre ainsi, se dit-il, ma mort risque bien d’avoir le même goût. Il se peut que je trébuche bientôt et que je sois précipité tout seul dans quelque lieu sombre. Personne ne s’apercevra que j’ai disparu de ce monde. Je pourrai pleurer, hurler dans les ténèbres, personne ne m’entendra. Et pourtant, ai-je le choix ? Il ne me reste qu’à poursuivre cette vie. Jusqu’à la mort. Et si ma façon de faire n’est pas très glorieuse, je n’en connais pas d’autre. Pourtant, dès qu’il s’agissait d’affaires pas très glorieuses, Ushikawa se montrait infiniment plus compétent que quiconque.
À deux heures et demie, une jeune fille coiffée d’une casquette de base-ball sortit de l’immeuble. Elle n’avait rien dans les mains et traversa rapidement le champ visuel d’Ushikawa. Ce dernier actionna précipitamment le Motor Drive et fit trois prises. Il ne l’avait jamais vue auparavant. C’était une très jolie jeune fille, mince, aux longues jambes et aux bras fins. Elle avait un maintien élégant et faisait penser à une danseuse. Elle devait avoir seize ou dix-sept ans. Elle portait un jean bleu délavé, des tennis blanches et un blouson en cuir d’homme. Ses cheveux étaient enfouis dans le col du blouson. Après être sortie de l’immeuble, elle s’arrêta au bout de quelques pas et, les yeux mi-clos, fixa un instant un point au-dessus du poteau électrique situé en face. Puis elle abaissa le regard vers le sol et se remit à marcher. Elle tourna à gauche et disparut.
La jeune fille ressemblait à quelqu’un. Quelqu’un qu’Ushikawa connaissait. Quelqu’un qu’il avait vu récemment. À son allure, peut-être une vedette du petit écran ? Mais en dehors des bulletins d’informations, Ushikawa ne regardait pour ainsi dire jamais la télévision. Il ne se souvenait pas non plus de s’être intéressé aux jolies filles du petit écran.
Ushikawa appuya à fond sur l’accélérateur de sa mémoire. Il fit tourner son cerveau à plein régime. Les yeux étrécis, il comprima ses cellules cérébrales comme s’il tordait une serpillière. Sous l’effort, ses nerfs souffrirent. Puis, tout à coup, il sut que cette jeune fille était Ériko Fukada. Il ne l’avait jamais vue réellement. Uniquement sur une photo, dans un journal, qui illustrait une chronique littéraire. Néanmoins, dans la clarté et le détachement que dégageait cette jeune fille, il retrouvait très exactement l’impression qu’il avait eue quand il avait contemplé la petite photo en noir et blanc. Ériko Fukada et Tengo, naturellement, s’étaient rencontrés à travers la réécriture de La Chrysalide de l’air. Il n’était pas impossible qu’ils se soient ensuite liés d’amitié et que la jeune fille se soit cachée dans l’appartement de Tengo.
À cette idée, Ushikawa, presque par réflexe, mit son bonnet sur la tête, enfila son caban bleu marine et enroula son écharpe autour du cou. Puis il sortit de l’immeuble et courut dans la direction vers laquelle elle était partie.
Cette petite marche d’un pas bien rapide, se dit Ushikawa. Je ne pourrai peut-être pas la rattraper. Mais elle n’a rien dans les mains. Ce qui signifie qu’elle n’a pas l’intention d’aller bien loin. Plutôt que de la filer et de risquer d’éveiller son attention, je ferais mieux d’attendre son retour sans bouger. Malgré ces réflexions, Ushikawa ne put s’empêcher de continuer à la suivre. Il y avait chez cette jeune fille quelque chose qui l’émouvait et le troublait sans qu’il en comprenne la raison. Tout comme les teintes mystérieuses de la lumière, à un moment du crépuscule, rappellent certains souvenirs particuliers.
Peu après, Ushikawa l’aperçut de nouveau. Plantée sur le bord de la rue, elle scrutait passionnément la devanture d’une petite papeterie. Sans doute était exposé là quelque chose qui suscitait son intérêt. En lui tournant le dos, Ushikawa se campa discrètement devant un distributeur automatique de boissons. Il sortit des pièces de sa poche et prit une cannette de café chaud.
Au bout d’un certain temps, la jeune fille reprit sa marche. Ushikawa posa par terre la cannette à moitié bue et recommença à la suivre, en gardant une bonne distance. La jeune fille était visiblement concentrée sur ses mouvements. On aurait dit qu’elle avançait comme si elle devait traverser l’immense étendue d’un lac sans soulever la moindre ride. Grâce à cette foulée particulière, elle pouvait évoluer au-dessus de la surface sans s’enfoncer dans l’eau ni se mouiller les chaussures. Il semblait qu’elle maîtrisait certains arcanes.
Cette jeune fille possédait quelque chose. Quelque chose de spécial que les gens ordinaires n’avaient pas. Voilà ce que ressentit Ushikawa. Il ne savait pas grand-chose au sujet d’Ériko Fukada. Si ce n’est qu’elle était la fille unique du leader, qu’elle s’était enfuie des Précurseurs toute seule à l’âge de dix ans et qu’elle s’était placée sous la protection d’un universitaire réputé du nom d’Ébisuno. C’est là qu’elle avait grandi et écrit La Chrysalide de l’air. Grâce à l’aide de Tengo Kawana, le livre était devenu un best-seller. Actuellement, elle était portée disparue et une demande de recherche avait été déposée à la police. À la suite de quoi, Les Précurseurs avaient récemment fait l’objet d’une perquisition.
Il semblait que le contenu de La Chrysalide de l’air s’était révélé problématique pour Les Précurseurs. Ushikawa s’était procuré le livre. Il l’avait lu attentivement, de bout en bout. Il n’avait pourtant pas vu quels étaient les passages qui risquaient de les déranger. L’histoire elle-même était intéressante et très bien écrite. Le style, agréable à lire, délicat, certaines pages vraiment captivantes. Mais en fin de compte, s’était dit Ushikawa, il s’agit tout au plus d’un innocent roman fantastique. Et sans aucun doute, c’était également l’avis du grand public. Des Little People sortent de la bouche d’une chèvre morte et fabriquent une chrysalide de l’air. L’héroïne se divise en MOTHER et DAUGHTER et dans le ciel brillent deux lunes. Dans ce récit surréel, où pouvaient donc se dissimuler les informations que le monde ne devait pas connaître sans porter tort aux Précurseurs ? Pourtant, ces derniers semblaient déterminés à agir à l’encontre de ce livre. C’était du moins ce qu’ils avaient envisagé à une époque.
Néanmoins, il était trop risqué de tenter d’approcher Ériko Fukada, par une méthode ou une autre, alors qu’elle était sous les feux des projecteurs. C’est pourquoi (supposait Ushikawa), il avait été chargé d’entrer en contact avec Tengo, en qualité d’agent extérieur. On lui avait ordonné de se mettre en relation avec le prof de maths costaud.
Aux yeux d’Ushikawa, Tengo ne jouait qu’un rôle secondaire dans le déroulement des événements. À la demande de son éditeur, il avait remanié le manuscrit de La Chrysalide de l’air et l’avait transformé en un texte cohérent et agréable à lire. Son travail avait été excellent mais, au fond, son rôle était celui d’un auxiliaire. Pourquoi la secte s’intéressait-elle autant à Tengo ? Ushikawa ne parvenait pas à se l’expliquer. Mais Ushikawa n’était qu’un simple soldat, qui devait se contenter d’exécuter les ordres.
Tengo avait pourtant refusé tout net la proposition relativement généreuse qu’avait concoctée Ushikawa. Par conséquent, le plan qui aurait dû lui permettre de nouer des relations avec le jeune homme avait échoué. Après quoi, alors qu’il se demandait quelle action il pourrait bien entreprendre à ce stade, le leader – le père d’Ériko Fukada – était mort. Depuis, l’affaire en était restée là.
Dans quelle direction se tournaient à présent Les Précurseurs ? Que recherchaient-ils ? Ushikawa n’en avait aucune idée. Il ignorait également qui était à la tête de leur organisation, maintenant que leur leader avait disparu. Toujours est-il qu’ils voulaient retrouver Aomamé, qu’ils cherchaient à élucider le mobile de l’assassinat de leur gourou et à comprendre ce qui se cachait derrière. Vraisemblablement dans le but de punir sévèrement l’auteur du crime et d’assouvir leur vengeance. Et ils étaient fermement déterminés à ne pas faire intervenir la justice.
Que se passait-il alors avec Ériko Fukada ? Que pensaient-ils actuellement de La Chrysalide de l’air ? Le livre était-il encore une menace pour eux ?
Ériko Fukada marchait sans ralentir le pas ni jamais se retourner, tel un pigeon volant tout droit vers son nid. Ushikawa comprit bientôt que sa destination était le petit supermarché Marushô. Un panier à la main, elle circula de rayon en rayon, sélectionnant des conserves et des produits frais. Pour choisir une laitue, elle la prenait dans les mains et l’examinait méticuleusement sous tous les angles possibles. À ce train, se dit Ushikawa, il va lui falloir du temps. Il décida donc de sortir du magasin et de s’installer de l’autre côté de la rue, à l’arrêt de bus. Il surveillerait ainsi la sortie en faisant mine d’attendre le bus.
L’attente se prolongea, la jeune fille n’apparaissait toujours pas. Ushikawa commença à s’inquiéter. Serait-elle sortie par une autre porte ? Mais le magasin n’offrait visiblement qu’une seule entrée-sortie qui donnait sur la rue principale. Peut-être est-ce simplement qu’il lui faut beaucoup de temps pour se décider. Il n’avait qu’à revoir la jeune fille, complètement absorbée dans ses pensées, alors qu’elle examinait sa laitue. Repenser à son regard sérieux qui manquait étonnamment de profondeur. Il décida de se montrer patient. Trois bus arrivèrent et repartirent. Bien sûr sans Ushikawa. Il regretta de ne pas avoir pris un journal derrière lequel il aurait pu se cacher. Un journal ou un magazine, voilà bien les accessoires indispensables à une filature. Mais il n’y pouvait rien. Il avait été obligé de quitter son appartement en toute hâte.
Lorsque Fukaéri sortit enfin du supermarché, sa montre indiquait trois heures trente-cinq. Sans porter la moindre attention à l’arrêt de bus où attendait Ushikawa, elle reprit vivement le chemin qu’elle avait emprunté à l’aller. Il lui laissa une certaine avance avant de lui emboîter le pas. Ses deux sacs de provisions semblaient plutôt lourds, mais la jeune fille les portait avec aisance, et, à la manière d’une araignée d’eau qui se déplace à la surface des étangs, elle survolait le sol d’une foulée aérienne.
Quelle jeune fille étrange, se dit de nouveau Ushikawa en l’observant de dos. Elle lui apparaissait comme un papillon rare et exotique que l’on peut contempler mais dont il ne faut pas s’approcher. Si on l’effleure, il meurt en même temps que s’évanouissent son éclat et son naturel. Le rêve exotique s’achève.
Ushikawa réfléchit en hâte pour décider s’il devait dire aux Précurseurs qu’il avait retrouvé Fukaéri. Difficile de se prononcer. À ce stade, leur livrer Fukaéri lui ferait gagner des points. En tout cas, ce ne serait pas négatif. Cela leur montrerait qu’il avançait bien, que son enquête était fructueuse. Mais s’il se consacrait trop à Fukaéri, il risquait de perdre l’occasion de retrouver Aomamé – ce qui était sa mission première. Ce serait comme s’il avait tout perdu. Que devait-il faire ? Il plongea ses mains dans les poches de son caban, enfouit le bout de son nez dans son écharpe et marcha derrière Fukaéri, en gardant un peu plus de distance qu’à l’aller.
Si j’ai suivi cette jeune fille, c’est peut-être simplement parce que j’ai voulu la contempler, pensa-t-il soudain. À la vue de la jeune fille qui marchait dans la rue, ses sacs de courses dans les bras, il se sentait comme oppressé. Comme s’il était coincé, immobilisé entre deux murs, sans possibilité d’avancer ou de reculer. Ses poumons n’étaient plus en mesure d’accomplir leurs mouvements avec régularité. Il avait une atroce sensation de suffocation. Comme s’il s’était retrouvé en plein milieu de tourbillons de vent tièdes. Jamais jusqu’alors il n’avait ressenti une telle étrangeté.
Il résolut de laisser de côté la jeune fille, pour le moment du moins, et de se concentrer sur Aomamé, selon le plan initial. Aomamé est une meurtrière. Quelle que soit la raison qui l’a poussée à commettre son acte, elle mérite d’être punie. L’idée de livrer Aomamé aux Précurseurs ne serrait pas le cœur d’Ushikawa.
Mais cette toute jeune fille est un être doux et muet qui vit au fond de la forêt. Avec des ailes délicates, comme les ombres d’un esprit. Je vais me contenter de la contempler de loin, se dit-il.
Une fois que Fukaéri eut disparu dans l’immeuble avec ses sacs dans les bras, Ushikawa attendit un moment, puis il pénétra à son tour dans le bâtiment, entra dans son appartement, ôta son écharpe et son bonnet et s’installa de nouveau devant son appareil photo. Ses joues fouettées par le vent étaient frigorifiées. Il fuma une cigarette et but de l’eau minérale. Il avait terriblement soif, comme s’il avait mangé quelque chose de piquant.
Le crépuscule tomba. Les réverbères s’allumèrent. Ce serait bientôt l’heure où l’on rentre chez soi. Ushikawa, qui avait gardé son caban, avait en main le déclencheur de la commande à distance et conservait le regard rivé sur l’entrée de l’immeuble. Au fur et à mesure que s’estompaient les souvenirs de la lumière de l’après-midi, le froid s’installait vigoureusement dans la pièce vide. La nuit allait être encore plus glaciale que celle de la veille. Ushikawa se dit qu’il lui faudrait s’acheter un radiateur électrique ou une couverture chauffante dans le magasin devant la gare.
Lorsque Ériko Fukada réapparut à la sortie de l’immeuble, sa montre indiquait quatre heures quarante-cinq. La jeune fille avait conservé son pull noir à col roulé et son jean bleu. Mais elle ne portait plus le blouson de cuir. Le pull moulant faisait clairement ressortir ses formes. Elle avait des seins épanouis malgré sa minceur. Alors qu’Ushikawa obervait ces jolies rondeurs à travers le viseur, il éprouva de nouveau une sensation d’étouffement qui lui étrangla la poitrine.
Étant donné qu’elle n’avait pas de veste, il supposa que son intention n’était pas de partir très loin. Comme la dernière fois, elle s’immobilisa devant l’entrée et scruta un point au-dessus du poteau électrique, les yeux mi-clos. Il commençait à faire nuit, mais il était encore possible, en forçant le regard, de distinguer les contours des objets. Fukaéri paraissait en quête de quelque chose mais on aurait dit qu’elle ne trouvait pas ce qu’elle recherchait. Elle cessa de regarder au-dessus du poteau électrique, et, comme un oiseau dont seule la tête pivote, elle promena ses yeux un peu partout autour d’elle. Ushikawa appuya sur le déclencheur.
Alors, soudain, comme si elle avait entendu le déclic, elle se tourna vers l’appareil photo. Au travers du viseur, Ushikawa et Fukaéri se retrouvèrent face à face. Ushikawa voyait le visage de Fukaéri très distinctement puisqu’il la regardait dans le téléobjectif. Mais simultanément, Fukaéri le scrutait avec fixité depuis l’autre extrémité de la lentille. Ses yeux captaient Ushikawa. Dans ses prunelles de laque noire se reflétait son propre visage. Il éprouva une sensation de contact étrangement direct. Il avala sa salive. Non, ce n’est pas possible. De là où elle est, elle ne peut rien voir. Il avait camouflé le téléobjectif et le bruit du déclencheur, étouffé par la serviette, ne parvenait pas jusque-là. La jeune fille restait pourtant campée devant l’entrée et regardait droit dans la direction où il se cachait. Les yeux rivés sur lui. Comme la clarté des étoiles fait luire un bloc de rocher sans nom.
Longtemps – Ushikawa ignorait combien de temps –, ils se regardèrent l’un l’autre. Puis elle se retourna brusquement, dans une sorte de torsion, et entra d’un pas rapide dans l’immeuble. Comme si elle avait vu tout ce qu’il y avait à voir. Quand la jeune fille disparut, Ushikawa vida l’air de ses poumons et il lui fallut un certain temps avant qu’il les emplisse à nouveau. L’air froid cribla ses membranes internes d’une multitude d’épines.
Comme la veille au soir, les locataires de retour défilèrent l’un après l’autre sous la lumière de l’entrée. Mais Ushikawa ne regardait plus dans le viseur. Sa main avait lâché la commande à distance. C’était comme si le regard franc et sans réserve de la jeune fille avait emporté toutes ses forces. Ah… ce regard. À la manière d’une aiguille d’acier très acérée, il avait plongé directement dans son cœur, si loin et si profond qu’il l’avait transpercé de part en part.
Elle savait. Elle savait qu’Ushikawa l’observait en secret et aussi qu’il la photographiait. Il ignorait comment cela était possible. Mais Fukaéri savait. Peut-être parvenait-elle à percevoir sa présence grâce à un organe sensoriel spécial.
Il eut terriblement envie d’alcool. S’il l’avait pu, il se serait versé un plein verre de whisky et l’aurait vidé d’une traite. Il se demanda même s’il n’irait pas en acheter. Le magasin de spiritueux se trouvait à deux pas. Mais il y renonça. L’alcool ne changerait rien. Cette jolie fille m’a vu au travers du viseur, pensa-t-il. Elle m’a vu, moi qui suis caché ici avec ma tête difforme et mon âme viciée, qui me tiens aux aguets et qui dérobe des clichés. C’est là un fait établi contre lequel je ne pourrai rien.
Ushikawa délaissa son appareil photo, et, appuyé contre le mur, il leva les yeux vers le plafond sombre et taché. Il eut le sentiment que tout était vain. Jamais il ne s’était senti aussi seul. Jamais l’obscurité ne lui avait paru aussi obscure. Il pensa à sa maison de Chûôrinkan, à la pelouse du jardin et à son chien. Il pensa aussi à sa femme et à ses deux petites filles. Il pensa à la lumière du soleil. Et à ses gènes qui se perpétuaient dans ses filles. Aux gènes responsables de sa vilaine tête cabossée et de son âme perverse.
Il en vint à ressentir que tout ce qu’il avait pu faire jusque-là était absurde et inutile. Il avait joué toutes ses cartes. Il n’avait certes pas eu beaucoup d’atouts. Et il avait fait son maximum pour passer les mauvaises cartes. Il avait su bien miser et, pendant un temps, il avait bien gagné. Mais il n’avait plus rien en main. Les lampes au-dessus de la table de jeu s’étaient éteintes, tous les joueurs étaient partis.
Finalement, il ne prit aucune photo ce soir-là. Appuyé contre le mur, les yeux clos, il fuma plusieurs Seven Stars. Il mangea encore des pêches en conserve. À neuf heures, il alla se laver les dents dans les toilettes, puis il se déshabilla et se glissa dans le sac de couchage. Il tenta de s’endormir malgré ses frissons. La nuit était très fraîche. Mais le froid nocturne n’était pas seul en cause. Cette impression glacée lui semblait venir de l’intérieur de lui. Mais où est-ce que je vais ? se demanda Ushikawa dans le noir. Peut-être bien là d’où je suis venu.
Restait encore dans son cœur la douleur infligée par le regard incisif de la jeune fille. Peut-être ne s’effacerait-elle jamais. Ou alors, était-ce une douleur présente depuis toujours et qu’il n’aurait jamais remarquée ?
Le lendemain matin, une fois qu’il eut achevé son petit déjeuner fait de crackers et de café instantané, Ushikawa reprit courage et se remit aux aguets devant son appareil photo. Comme la veille, il observa tous les locataires qui sortaient de l’immeuble et prit quelques photos. Mais il ne vit ni Tengo ni Ériko Fukada. Tout ce qu’il voyait, c’était une humanité qui avançait par la force de l’habitude dans cette nouvelle journée, le dos courbé. Ce matin-là, le temps était beau, le vent soufflait fort et dissipait l’haleine blanche des passants.
Je vais tâcher de ne pas penser à des choses inutiles, songea Ushikawa. Je vais m’endurcir, me façonner une cuirasse, et laisser simplement un jour succéder à un autre. Je ne suis qu’une machine. Une machine efficace, constante, insensible. Par l’une de ses ouvertures, j’aspire le temps neuf puis, ce vieux temps une fois transformé, je le recrache par une autre de ses ouvertures. La raison d’être de cette machine est son existence même. Il devait revenir à ce cycle pur et naturel – un mouvement perpétuel qui toucherait un jour à son terme. Il banda sa volonté pour chasser de sa tête l’image de Fukaéri et cadenassa son cœur. La douleur qu’avait laissée le regard aigu de la jeune fille s’était bien apaisée. Elle s’était transformée en un sourd lancinement sporadique. C’est parfait, pensa Ushikawa. Le mieux que je puisse espérer. Je suis un système simple avec des particularités complexes.
Un peu avant midi, il se rendit à la supérette qui se trouvait devant la gare et s’acheta un petit radiateur électrique. Il retourna dans le même restaurant de soba que la dernière fois et dégusta un bol de nouilles accompagnées de friture en lisant le journal. Ensuite, juste avant de rentrer dans l’appartement, il se tint devant l’entrée de l’immeuble et tenta de regarder vers le haut du poteau électrique, dans la direction que Fukaéri avait longuement scrutée la veille. Mais il ne découvrit rien de remarquable. Seulement de gros câbles électriques noirs, entremêlés comme des serpents suspendus, et un transformateur. Que regardait donc cette petite ? Ou que cherchait-elle ?
De retour à son appartement, il alluma le radiateur électrique. Aussitôt qu’il le mit en marche, que les lumières orange se mirent à luire, une douce chaleur se répandit sur sa peau. Ce n’était certes pas un chauffage suffisant mais c’était tout de même beaucoup mieux. Il s’adossa au mur dans un coin ensoleillé de la pièce et croisa négligemment les bras. Il s’endormit un court instant. Un bref somme sans le moindre rêve, qui évoquait un vide pur.
Ce qui mit fin à son sommeil profond et pour ainsi dire heureux, ce fut le bruit de coups contre la porte. Quelqu’un tambourinait. Il se réveilla et promena un regard circulaire autour de lui. Pendant un instant, il ne sut où il était. Il aperçut le reflex Minolta sur son trépied, et se souvint qu’il se trouvait dans l’appartement de Kôenji. Quelqu’un frappait du poing contre la porte. Pourquoi fallait-il frapper ? se demanda Ushikawa, étonné, en rassemblant à la hâte les bribes de sa conscience. Il y a une sonnette. Il suffisait d’appuyer dessus. Ce n’était pas difficile. Pourtant, cette personne prenait la peine de frapper à la porte. Qui plus est, des coups vigoureux. Ushikawa grimaça et jeta un regard sur sa montre. Une heure quarante-cinq. De l’après-midi, naturellement. Il faisait clair dehors.
Bien entendu, Ushikawa ne répondit pas. Personne ne savait qu’il était là. Il n’attendait aucune visite. Ce devait être un vendeur qui proposait un abonnement à un journal, ce genre de choses. Ce quelqu’un avait peut-être besoin de lui, mais le contraire n’était pas vrai. Conservant la même position, Ushikawa fixa la porte et garda le silence. L’importun allait bientôt renoncer, il s’en irait.
Mais l’inconnu ne renonçait pas. Il recommença sa série de coups avec des pauses au milieu. Une volée de coups, une pause de dix à quinze secondes, et une autre salve. Des coups résolus. Frappés sans hésitation, sans flottement. Qui résonnaient avec une force tellement uniforme que le bruit en devenait artificiel. Une réponse d’Ushikawa était impérativement réclamée. Son inquiétude grandit. Peut-être est-ce Ériko Fukada. Peut-être est-elle venue ici pour m’adresser des reproches. M’interroger sur l’ignominie qui m’a poussé à prendre des photos secrètes. À cette idée, son cœur s’affola. Il s’humecta prestement les lèvres avec sa grosse langue. Mais ce qu’il entendait, c’étaient des coups qu’un homme assenait sur la porte métallique avec son gros poing dur. Ces frappes ne pouvaient être faites par la main d’une jeune fille.
Ou alors, il se pouvait qu’Ériko Fukada ait prévenu quelqu’un des agissements d’Ushikawa. Et que ce quelqu’un soit venu ici. Un responsable de l’agence immobilière ou bien des policiers, par exemple. Si c’était le cas, cela risquait d’être compliqué. Mais l’agence avait le double de la clé. Et si c’étaient des policiers, ils se seraient annoncés dès le début. D’ailleurs, ils ne prendraient pas la peine de frapper à la porte. Ils n’auraient qu’à appuyer sur la sonnette.
« Monsieur Kôzu, fit une voix masculine. Monsieur Kôzu. »
Ushikawa se souvint que le locataire précédent s’appelait Kôzu. Il avait laissé son nom sur la boîte aux lettres. C’était préférable. L’homme devant la porte croyait que le dénommé Kôzu habitait encore là.
« Monsieur Kôzu, redit la voix. Je sais que vous êtes là. Voyez-vous, ce n’est pas bon pour la santé de rester enfermé et de retenir son souffle comme vous le faites. »
La voix était celle d’un homme d’un certain âge. Pas très forte. Quelque peu rauque aussi. Mais on y percevait une sorte de noyau dur. Dur comme une brique qui avait été longuement cuite et séchée avec soin. Grâce à quoi la voix portait bien, au point de résonner dans tout l’immeuble.
« Monsieur Kôzu, je suis de la NHK. Je suis venu collecter la redevance mensuelle. Voulez-vous bien m’ouvrir, je vous prie ? »
Naturellement, Ushikawa n’avait aucune intention d’acquitter la moindre redevance. S’il avait pu s’expliquer en montrant à l’employé l’intérieur de l’appartement, les choses auraient été rapidement réglées. Vous voyez ? Je n’ai pas de téléviseur. Mais que quelqu’un comme lui, de son âge et avec son apparence si singulière, reste enfermé seul en plein jour dans un appartement vide, voilà qui éveillerait vite la suspicion.
« Monsieur Kôzu, la loi veut que tous ceux qui possèdent un téléviseur payent la redevance. J’en vois bien souvent qui disent : “Je ne regarde pas la NHK. Je ne paie donc pas la redevance.” Mais ce raisonnement ne tient pas. Du moment que vous avez un téléviseur, vous devez vous acquitter de la taxe, que vous regardiez ou non la NHK. »
Ce n’est qu’un simple collecteur, se dit Ushikawa. Qu’il raconte ce qu’il veut. Si je ne m’en occupe pas, il finira bien par s’en aller. Tout de même, comment peut-il être si certain que quelqu’un se trouve dans cet appartement ? Depuis son retour, il y avait à peu près une heure de cela, Ushikawa n’était pas ressorti. Il ne faisait pratiquement aucun bruit et il gardait toujours les rideaux fermés.
« Monsieur Kôzu, je sais très bien que vous êtes là, dit l’homme, comme s’il avait lu dans ses pensées. Vous vous demandez comment je peux le savoir, n’est-ce pas ? Mais je le sais. Vous êtes là, retenant votre souffle, immobile, tout simplement parce que vous ne voulez pas payer la redevance de la NHK. Je le sais comme si je vous voyais. »
Les coups sur la porte reprirent pendant un certain temps. Succéda une courte halte, telle une pause de respiration pour un instrumentiste à vent, puis les coups repartirent de plus belle, toujours au même rythme.
« Très bien, monsieur Kôzu. Vous m’avez l’air déterminé à faire le mort. Parfait, je m’en vais pour aujourd’hui. Je n’ai pas que ça à faire. Mais je reviendrai. Et ce n’est pas une plaisanterie. Si je dis que je reviendrai, je reviendrai. Je ne suis pas un de ces collecteurs ordinaires comme on en rencontre partout. Je n’abandonne jamais, tant qu’on ne m’a pas donné ce qui est dû. C’est quelque chose de bien établi. Comme les phases de la lune ou la vie et la mort des humains. Vous n’y échapperez pas. »
Il y eut un long silence. Alors qu’Ushikawa pensait que l’homme était enfin reparti, il reprit la parole.
« À bientôt, monsieur Kôzu. Et réjouissez-vous. On frappera à votre porte au moment où vous vous y attendrez le moins. Pan ! Pan ! Pan ! Et ce sera moi. »
Le silence se fit de nouveau. Ushikawa tendit l’oreille. Il eut l’impression d’entendre des pas qui s’éloignaient dans le couloir. Il se mit aussitôt devant son appareil photo et observa l’entrée de l’immeuble entre les rideaux. Le collecteur ne devrait pas tarder à ressortir, dès qu’il aurait terminé sa tournée dans l’immeuble. Il fallait qu’il vérifie à quoi il ressemblait. Un collecteur de la NHK était immédiatement reconnaissable à son uniforme. Possible aussi que ce soit un faux collecteur. Ou qu’un individu ait essayé de se faire ouvrir en se faisant passer pour un collecteur. Dans tous les cas, il s’agissait forcément de quelqu’un qu’il n’avait pas vu jusque-là. Le déclencheur de commande à distance dans sa main droite, Ushikawa attendit qu’un homme qui correspondrait à ses hypothèses apparaisse à l’entrée.
Mais personne ne sortit dans les trente minutes qui suivirent. Finalement, une femme d’âge mûr, qu’il avait déjà aperçue plusieurs fois auparavant, apparut à l’entrée et partit à vélo. Ushikawa l’appelait « La Femme-aux-mentons », en raison, justement, de son double menton. Une demi-heure s’écoula et La Femme-aux-mentons revint, ses courses dans le panier. Elle remit son vélo à l’emplacement prévu et rentra dans l’immeuble, chargée de ses sacs. Plus tard, un écolier rentra. Ushikawa l’avait surnommé « Renard », à cause de ses yeux obliques. Mais il ne vit personne qui aurait pu être le collecteur. Ushikawa n’y comprenait rien. Il n’y avait qu’une seule entrée dans cet immeuble, celle qu’il avait sous les yeux. Et il ne l’avait pas lâchée du regard, pas une seconde. Si le collecteur ne s’était pas montré, cela signifiait qu’il était toujours à l’intérieur.
Même après s’être fait cette réflexion, Ushikawa continua à surveiller l’entrée. Il n’alla même pas aux toilettes. Le soleil se coucha, tout devint obscur, la lumière de l’entrée s’alluma. Mais le collecteur n’était toujours pas apparu. Ushikawa abandonna peu après six heures. Puis il se rendit enfin aux toilettes. Il s’était retenu d’uriner jusqu’à ce moment-là. Il ne fait aucun doute que ce type se trouve encore dans l’immeuble. J’ignore pourquoi. Et ce n’est pas logique. Il semblait pourtant que cet étrange collecteur s’était résolu à demeurer dans le bâtiment.
Des rafales de vent toujours plus froid s’engouffraient entre les fils électriques gelés, produisant des bruits stridents. Ushikawa alluma le radiateur électrique et fuma une cigarette. Il songea au mystérieux collecteur en se livrant à toutes sortes de suppositions. Pour quelle raison parlait-il de manière aussi agressive ? Pourquoi était-il aussi certain que quelqu’un se trouvait dans l’appartement ? Et pourquoi n’avait-il pas quitté l’immeuble ? Où était-il à présent ?
Ushikawa s’éloigna de l’appareil photo et, appuyé contre le mur, il garda un long moment son regard fixé sur les résistances du radiateur électrique et leurs lumières orange.