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Lucrèce était très agité, et il
parlait sans reprendre son souffle. Sénéchal, assis dans son
fauteuil, dans sa chambre d’hôtel, avait bien du mal à comprendre
ce que disait le petit chimiste.
— Doucement, Lucrèce, doucement.
Respire un grand coup !
Lucrèce respira un grand
coup.
— Tonton Wandervansen a reçu un
mail dont les John Dœ ont retrouvé les traces… À moins qu’ils n’en
soient les auteurs, on ne sait jamais… Quelqu’un a cherché à foutre
la merde dans la famille. Et a réussi. Ce message annonce à Tonton
que son fils mène dans son dos, au Brésil, des expériences
génétiques avec des plantes nouvelles, mâles et femelles, qui sont
de la drogue. Des plantes que l’auteur du message lui a
fournies.
— Non ?
— Ce type a ajouté qu’il tenait
beaucoup à le faire savoir à Albrecht, malgré sa promesse, parce
qu’il est assez amer.
— Raconte-moi
ça.
— Il prétend que Junior, qui lui
avait demandé de tenir le secret, l’avait payé pour son
silence.
— Ce type n’a aucune
parole !
— Il dit que Junior lui doit
encore beaucoup d’argent. Cet argent, Junior le lui avait promis
pour avoir rapporté ces plantes de l’Œuf du Diable, de chez les
Suripuna. Tribu que lui, Tonton, a exterminée, selon les
confidences de Junior à ce mystérieux correspondant. Lequel a
précisé que ce massacre s’était passé pendant que Junior était au
Brésil pour sa génétique… C’est quelqu’un de très bien informé, tu
ne trouves pas ? Il explique également dans son mail qu’il a
attendu longtemps, bien caché, pour avoir son argent, et qu’au lieu
de lui apporter sa récompense, Junior lui a envoyé des tueurs. Mais
il ne s’est pas fâché pour ça. Ce sont les affaires, des broutilles
bien pardonnables.
Lucrèce esquissa un vague signe de la
main, comme pour souligner le côté futile de la
chose.
— À la suite de ce regrettable
incident, il a contacté de nouveau Junior, en prenant plus de
précautions. Junior a cette fois rempli partiellement,
partiellement seulement, ses engagements financiers. Il lui a donné
les plantes, car Junior lui a expliqué que rien de tout ça ne
devait arriver aux oreilles de son père, et qu’il recevrait une
plus grosse somme et un billet d’avion pour disparaître du secteur.
Mais de nouveau Junior n’a tenu aucune de ses promesses et, pour se
venger, le correspondant racontait tout au papa. Il a ajouté dans
son message, avec une certaine perversité, que cette nouvelle
drogue tirée des plantes qu’il avait bêtement cédées allait bientôt
arriver en ville par le Brésil, et qu’il s’en réjouissait pour
Albrecht, car ses affaires allaient enfin
reprendre.
— Alors ?
— Alors il y a eu une petite
fâcherie familiale. Les Ricains de la DEA ont entendu, dans la
baraque truffée de micros, une engueulade monumentale entre Tonton
et Junior. Le ton a encore monté et le dialogue s’est continué au
gros calibre. Les mecs dehors qui gardent la villa sont rentrés
l’arme au poing, et avec les clébards, en entendant les coups de
feu. C’était le branle-bas de combat, les vitres
pétaient…
— Alors ?
— Alors j’ai la douleur de
t’annoncer la tragique disparition d’Albrecht Wandervansen, qui
menaçait son fils avec une arme. Il s’est ramassé une rafale de la
part du garde du corps de Junior, lequel a immédiatement tué le
type. Le lieutenant chauve a tiré sur Junior, et, pour finir, le
garde du corps de Tonton, affolé, a flingué le lieutenant chauve.
Pas forcément dans cet ordre. Le porte-flingue survivant a raconté
ça tel quel, on l’entend bien sur la bande audio, paraît-il. Ç’a
été très rapide. Les taupes de l’antidrogue infiltrées chez Tonton
n’arrivent pas à comprendre qui a tiré sur qui. Les écoutes nous le
diront peut-être. Tout ce dont on est sûr, c’est que le flingue du
vieux n’était pas chargé. Terrible,
non ?
— Et
Junior ?
— Une balle est rentrée dans la
cuisse, qui a raté l’artère fémorale, et une autre s’est logée dans
la colonne vertébrale. Quand ses soudards l’ont collé dans l’hélico
pour l’évacuer, ils l’ont malmené, involontairement ou pas, et la
moelle épinière a dégusté. Il est vivant, mais paraplégique. Le
chirurgien a expliqué que si Junior avait eu du personnel
compétent, il aurait pu s’en sortir.
— Hé oui, on ne prévoit pas
toujours ce genre de brouille.
— Tu ne me demandes pas d’où
venait le message ?
— Hein ? Ah, si, si, d’où il
venait, le message ?
— Il a été envoyé depuis le
service Internet public installé à la poste de Cayenne. À seize
heures trente-sept. Il n’était pas signé, bien
sûr.
Lucrèce, l’œil mi-clos, scrutait son
ami. Le visage de Sénéchal ne reflétait aucune
expression.
Dans la matinée, Sénéchal avait
téléphoné tous azimuts, avait eu une longue discussion avec Dame
Pottier, qui avait raccroché en affirmant que le nécessaire serait
fait dans l’après-midi, heure locale. Elle l’avait sommé auparavant
de rapporter du thé parfumé de Cayenne, sinon, avait-elle menacé,
il pouvait rester toute sa vie là-bas.
Puis il avait parlé avec Raul, Raul
qui avait trouvé des traces informatiques (des
« scories ») de surveillance de leurs transmissions par
certains services supposés amis, services qui s’étaient démasqués
sur la toile en s’affolant à la nouvelle du changement de système
de cryptage de la FREDE. Selon lui, Dame Pottier rédigeait, à la
suite de cette découverte, note de protestation sur note de
protestation aux trois ministères de tutelle. Raul avait ajouté que
les financements de la FREDE avaient considérablement augmenté
depuis le départ de Sénéchal en Guyane, et s’était demandé en riant
s’il fallait y voir une relation de cause à effet. Sénéchal avait
répondu laconiquement qu’il l’ignorait.
Botaniste ne voulut pas révéler
l’endroit où il avait planqué les petits pots avec les plantes. Il
prétendit qu’il ne s’en souvenait plus. Le psychiatre qui l’avait
examiné expliqua à Sénéchal que c’était bien possible, dans le
fond. Le toubib avait noté que Botaniste avait eu parfois de courts
moments d’hébétude durant leur entretien, il quittait soudain la
conversation pour observer quelques instants une minuscule bestiole
qui rampait sur le mur de sa cellule.
L’arrestation du chef gendarme ripou
par Edouardo avait été saluée par les autorités. Dans l’après-midi,
un message du ministère de l’intérieur parvint au préfet de Guyane
et à la Gendarmerie, message enjoignant de garder secrète la petite
expédition des hommes de la FREDE au Surinam. Le pilote de
l’hélicoptère et ses correspondants radio devaient oublier au plus
vite les coordonnées GPS que transportaient Sénéchal et Lucrèce. Le
pilote qui avait récupéré Sénéchal dans la jungle après leur
expédition reçut la visite de ce dernier, qui l’invita à déjeuner.
Ils ressortirent de leur entretien parfaitement d’accord. Il
n’était pas utile que trop de personnes connaissent le gouffre où
vivaient la plante femelle et la grande
salamandre.
Ce fut Edouardo qui les accompagna à
l’aéroport. Il les salua chaleureusement alors qu’ils allaient
embarquer. Il sembla hésiter un instant et
demanda :
— Excusez-moi de vous demander
ça, mais l’écologie, c’est vraiment du sérieux pour
vous ?
Sénéchal réfléchit une
seconde.
— Mon vieux camarade MacMillan,
un écologiste américain du siècle dernier, était un grand défenseur
des condors. Il écrivait à peu près : « Ce qui compte
vraiment dans la sauvegarde des condors et de leurs copains, ce
n’est pas que nous ayons vraiment besoin des condors, c’est que
nous avons besoin de développer les qualités humaines qui sont
nécessaires pour les sauver. » Et il ajoutait :
« Car ce sont ces qualités-là qu’il nous faut pour nous sauver
nous-mêmes. » Voyez-vous, Edouardo, mon
bon ?
Edouardo
voyait.
Il leur fit au revoir de la main à
mesure qu’ils disparaissaient dans le couloir menant à l’appareil,
puis il revint dans le hall du départ. Il fit un panoramique,
stoppa sur son objectif puis entama un long zoom avant qui se
termina sur une belle mulâtresse assise sur un banc de plastique du
hall, une mulâtresse vêtue d’une robe rouge avec des perroquets qui
s’envolaient, et qui lui souriait en faisant papillonner ses faux
cils.
Dans l’avion, Lucrèce s’était lancé
dans une réflexion concernant la plante elle-même, là-bas dans son
gouffre, quelque part dans l’immensité en dessous d’eux. Il
marmonnait, alors que Sénéchal contemplait la jungle par le hublot
de l’appareil :
— Est-ce que tu as vu des fleurs
sur la grande plante femelle ? Parce qu’il est possible que
les fleurs soient chiroptérophiles. Je veux dire qu’elles sont
peut-être pollinisées par les chauves-souris, comme la
césalpiniacée de Guyane, précisément, ou les bananiers. Les
chauves-souris lèchent le pollen ou mangent la fleur, leurs
déjections répandent les semences… Ou alors c’est l’eau qui
transmet le pollen à la saison des pluies. Il passe peut-être par
les labyrinthes immergés qui communiquent avec d’autres grottes,
d’autres plantes. Sais-tu que chaque espèce de plante à fleur
possède un pollen qui lui est propre, lisse ou rugueux, hérissé ou
mamelonné, selon ses caractéristiques, qui n’appartiennent qu’à une
seule espèce ? Le pollen est en somme l’empreinte digitale de
la fleur… Mais ce n’est peut-être pas une plante à fleurs. Il est
possible aussi que les graines doivent traverser l’intestin d’un
oiseau, les sucs digestifs agissent pour… Est-ce que tu as vu des
oiseaux sur cette plante ? Pourquoi cette sexualité
particulière, à ton avis ? Note bien qu’on ne connaît pas
tout, et dans ce domaine…