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Edouardo est penché sur un miroir
grossissant équipé d’une lumière en son centre. De fins ciseaux de
coiffeur à la main, il taille, tel un jardinier maniaque, sa grosse
moustache noire qui fait tant pour son légendaire succès auprès des
femmes. Cette moustache, il lui consacre une demi-heure tous les
matins. Il en connaît par cœur le contour, l’épaisseur, la densité
et surtout la longueur optimale. Il raccourcit l’un de ses poils de
deux millimètres d’un coup de ciseau précis, clic ! Puis il
prend un peu de recul… Pas mal ! Il fait une grimace qui
change l’angle de sa moustache et plisse son œil gauche… Pas mal
non plus, les pattes d’oie au coin de l’œil. Clark Gable ?
Clark avec une grosse moustache… Hmmm ? Non, plutôt un acteur
de western italien. Comment s’appelait-il, déjà, le type qui arrive
par le train au début du film ? Et ce gros plan sur ses yeux
plissés sous le soleil ? C’est un peu le même gros plan dans
son miroir, avec la lampe… Il imagine un instant le réalisateur qui
lance : « Ne bouge pas, Edouardo, on va faire un plan
très serré sur tes yeux, tu regardes dans l’objectif de la caméra,
mais comme si tu regardais au loin. OK ? Plisse bien mais pas
trop, je veux qu’on sente la tension dans ton regard, Edouardo.
Parfait… Action ! Moteur ! » Il ferait ça très bien,
il en est sûr. Il aurait dû faire du cinéma, avec sa belle gueule.
Toutes les femmes le lui disaient à un moment ou un autre. Sa
taille moyenne n’était vraiment pas un problème, il y avait plein
de mecs petits, au cinéma.
Le téléphone sonne, Edouardo le
magnifique se coupe la joue avec ses ciseaux et crie
« Merdeeeu ».
Il lâche ses accessoires, sort de la
salle de bains et se jette sur le combiné du salon, puis il dit
« Ouais »… Il écoute un instant et répète
« Ouais » avant de raccrocher. Il ne bouge plus, regarde
le téléphone. « Fait chier. » Edouardo reste devant
l’appareil encore un instant, les sourcils froncés, puis il se met
en mouvement. Il prend une chemise d’un bleu vibrant dans la
penderie, l’enfile, ajuste un pantalon crème en cambrant les reins
et en rentrant le ventre comme un petit torero qui va affronter la
bête, se tourne de profil, satisfait, puis il glisse ses pieds dans
des mocassins fauves très souples et très compensés qui gisent près
du canapé. Enfin il cueille sur le dessus de l’armoire sa carte
tricolore (son étoile de Marshall à lui), ainsi que son arme de
service dans son étui réglementaire à trois positions. Il le fixe à
sa ceinture, un peu en arrière sur le rein, mais pas trop. Position
trois… Il retourne à la penderie, choisit une veste de lin
noblement froissée et l’ajuste sur ses épaules en s’admirant dans
la grande glace piquetée de l’armoire. Il recule de deux pas, la
main droite un peu écartée du corps. D’un geste vif, il dégaine son
Beretta et le braque sur son reflet, le canon touchant presque le
miroir. Ha ha ! Rapide, hein, coyote ? Il fait tourner
l’arme autour de son doigt et la replace dans son étui. Puis il
tâte à travers le tissu les petits plombs de pêche rectangulaires
collés au Velcro pas loin de la bordure de la veste de lin, à
hauteur du flingue… Faudra penser à lester ça un peu plus, mon
vieux. Avec une dizaine de grammes on doit pouvoir gagner… voyons
voir, un centième de seconde. Peut-être plus ? Allez, c’est
pas le tout. Il prend ses clés de voiture dans le vide-poches sur
le guéridon, un briquet en or, entre dans la chambre, se dirige
vers le lit et donne un violent coup de pied dans le bord du
matelas. La fille nue enroulée dans les draps sursaute, ouvre les
yeux et tourne vers lui un visage fripé de sommeil. Le ventilateur
fait voleter lourdement une mèche de ses cheveux plats. Ses faux
cils battent la chamade et elle se gratte la cuisse en tentant un
sourire. Edouardo allume une cigarette, plisse les yeux, met de la
tension dans son regard et cueille entre deux doigts la robe
multicolore sur la chaise, la robe qui représente des perroquets
s’envolant sur fond rouge. Il la jette à la fille et dit
simplement.
— Casse-toi !
Edouardo descend la rue surchauffée.
Le ciel a la couleur d’une plaque de zinc au-dessus de sa tête et
Edouardo le Magnifique fait un panoramique mental par-dessus les
toits, sans oublier un plan plus serré sur la place des Palmistes.
Qu’est-ce que c’est que ce merdier, à la fin ! Il ne se
passait rien depuis des semaines et maintenant des types
s’entre-tuent en pleine rue… Un mec avec un rayon de mobylette
planté droit dans le cœur, buté devant tout le monde, en plein
après-midi. C’était dans le journal ce matin. Ne savent plus quoi
inventer, les mecs ! Un rayon de mobylette monté sur une
poignée de bois : l’artisanat local… Et pourquoi est-ce que
les gendarmes viennent m’emmerder avec ça, moi, Edouardo, dont
c’est le jour de congé ? Moi, Edouardo, qui avais toute la
sainte journée devant lui pour faire des galipettes au lit avec
Edmée au joli cul, hein ? Edmée qui doit encore en écraser
dans le plumard, toute chaude… Hmmm. Edmée qui adore ce truc pas
toujours prévisible (pas toujours) du coup de pied dans le matelas…
« Casse-toi ! » Tellement macho tout ça, dit-elle.
Elle aime. Ça l’excite encore après deux mois et demi de liaison
(liaison qu’Edouardo aime à qualifier de torride). Excellent. Pour
sûr excellent…
Tout en marchant, les jambes
légèrement écartées, Edouardo tâte son arme sous la veste et un
mince sourire fleurit sous sa moustache noire. Il rabat sur ses
yeux son imaginaire chapeau à larges bords et arrive en vue du
commissariat devant lequel sont garées les voitures de ses
quasi-collègues.
Edouardo est chez
lui.
Tandis qu’Edouardo parcourait les
derniers mètres qui le séparaient de l’entrée de la Gendarmerie
nationale, le chef, qui estimait que la loi et l’ordre étaient
représentés dans cette partie du monde par lui, et par lui seul,
était lancé dans un discours depuis dix bonnes minutes, et tout le
monde la bouclait. Debout devant ses troupes, il tenait le journal
local à bout de bras.
— Des pt’its dealers, des pt’its
connards, des pt’its branleurs qu’ont pas d’métier et qui vont
chercher leur pt’it colis à la poste pour s’en coller dans leur
p’tit pif et se faire de la monnaie facile avec le reste de la came
et avec la monnaie de la came racheter leur putain de came et avec
leur pt’ite monnaie se faire envoyer des p’tits colis à la poste et
ainsi de suit’… (Il reprit son souffle sur le fil du rasoir.)
El’problème… El’problème, c’est qu’un jour ils ont la cervelle
tellement grillée avec leur merde qu’ils voient plus le risque, les
p’tits connards, ils se croient plus malins que les gros et ils se
croient plus malins que nous !
Il fit un geste viril du pouce en
direction de ses galons et foudroya son auditoire du
regard.
— Ils font plus gaffe, ils
jonglent avec le pognon, ils parlent blablabla, que j’te bavasse
dans tous les coins, à toutes les putes de la ville, dans tous les
bars, blablabla j’en ai c’est de la bonne t’en veux j’te fais un
bon prix ! Pauvres petits connards ! Et un jour on leur
glisse vingt centimètres de ferraille bien affûtée entre les côtes
pour qu’ils ferment leur gueule et on les retrouve en train de
flotter la gueule ouverte dans le Rio
Merdo.
Il fit claquer le journal sur le
bureau, lui jeta un coup d’œil écœuré comme à un animal venimeux
dont il s’apprêterait à écraser la tête, et
hurla :
— El’problème… El’problème, c’est
qu’à nous, à nous, on nous dit c’est pas croyable vous êtes pas
capables de boucler ces gros dealers qui nous emboucanent le
secteur, vous êtes pas foutus de serrer des mecs qui se font livrer
de la neige par la poste, et qu’est-ce que vous foutez pour nous
débarrasser de cette racaille et qui se fait buter en plein jour en
pleine rue… Hein ? Hein ? En pleine rue !
En pleine
rue !
Les hommes assis en chemisette kaki
croisaient les bras et contemplaient leurs chaussures, tête
baissée, en attendant la fin de ce qu’il était convenu d’appeler
« la tirade du chef », exercice hebdomadaire éprouvant
qui nécessitait d’attendre que l’oxygène se raréfie dans les
poumons du chef avant de pouvoir reprendre avec lui un semblant de
dialogue. Pour leur plus grand malheur, le chef était bâti comme un
bûcheron et pratiquait la plongée sous-marine durant ses loisirs.
Il était notoire qu’il pouvait tenir très longtemps en apnée… Le
chef qui, à cet instant, avisait du coin de l’œil Edouardo en train
d’essayer de se glisser le plus discrètement possible dans le fond
du décor, mais que sa chemise bleu électrique avait dénoncé.
L’orateur lui lança avec un bel
enthousiasme :
— Vous pouvez fermer la porte
derrière vous, monsieur Edouardo, nous sommes au grand complet
désormais !
Il se tourna de nouveau vers les
gendarmes.
— Alors moi, je réponds, monsieur
le maire monsieur le procureur monsieur le préfet monsieur le
notable monsieur machin-truc, mes hommes sont des braves gars
admirables de loyauté mais ils sont pas formés à la lutte
antidrogue, voyez ? Il nous faudrait du monde du genre
gendarme d’élite formé et superformé qui infiltre ces réseaux de
fourgueurs déguisé en bourgeois, un type pas voyant pas avec des
grosses godasses à clous pas avec des grosses moustaches genre
Dupondupont qui puisse traîner dans les bars et chez les camés pour
y glaner du tuyau pour le plus grand bonheur de la justice et de la
police locale ! Et on nous donne qui, on me donne qui, à moi,
à moi, pour barrer leur route vers la jeunesse aux narcotrafiquants
enfouraillés jusqu’aux yeux et pétris de bonnes manières ?
Hein ?
Il fit un geste de présentateur de
télévision qui reçoit un chanteur pour
midinettes.
— Eh bien, on m’envoie ce
monsieur à moustaches qui dépend de l’intérieur, je crois… J’ai le
grand honneur de vous présenter Monsieur Edouardo ! Monsieur
Edouardo, connu dans tout Cayenne par tous les voyous, tous les
barmen et tous les fourgueurs… On applaudit Monsieur
Edouardo !
Le silence dans la pièce se fit encore
plus pesant, les hommes se jetèrent des coups d’œil en
biais.
— El’problème… El’problème, c’est
que Monsieur Edouardo, dont le nom de famille m’échappe à
l’instant, c’est normal vu que j’ai pas trop le loisir de le
fréquenter depuis trois mois qu’il est avec nous en sous-marin, eh
bien monsieur le sous-marin, il a une vie sociale riche et intense,
paraît-il, dans notre belle cité, mais on aimerait bien qu’il nous
ramène de temps en temps un petit tuyau un petit cadeau un petit
trois fois rien qui améliorerait l’ordinaire du
gendarme…
Il fit claquer l’ongle de son pouce
sur une de ses incisives pointues.
— Et Monsieur Edouardo ne me
ramène pas ça ! Que dalle ! Et pendant ce temps-là, on me
dessoude en pleine rue un gamin chargé comme un mulet avec de la
neige encore plein les narines, du fric plein les poches et un
rayon de mobylette section deux millimètres entre les côtes… Est-ce
que vous pourriez nous développer tout ça, monsieur Edouardo,
devant vos collègues présents. Nous sommes tous suspendus à vos
lèvres, monsieur Edouardo…
Les hommes en chemisette kaki
tendirent l’oreille.
Ç’allait être sportif… Edouardo le
flic spécial (une barbouze, à tous les coups, c’est sûrement pas
son vrai nom, Edouardo, trop opérette), Edouardo, on l’avait pas
encore vu dans ses œuvres, mais il fallait le reconnaître, il ne se
laissait pas démonter facilement. Ils se tournèrent à demi pour
l’apercevoir, il s’était assis près de la porte,
tranquille.
Edouardo retira ses lunettes fumées
avec le geste lent de James Wood. (La caméra est sur toi, Edouardo,
sois bon…) Il toussota, genre conférencier qui attend patiemment le
silence religieux de l’assistance, puis il déclara
posément :
— Je viens de prendre
connaissance de l’événement, chef, et je ne connais pas le dossier,
si dossier il y a. Ça, c’est le premier point. J’ajouterai qu’en ce
qui me concerne je n’en ai rien à foutre que des petits branleurs
qui fourguent de la camelote se fassent buter en ville ou en
cambrousse. Ça fait partie de leur métier, si on peut appeler ça
comme ça.
Le chef hocha la tête et lança un
regard circulaire comme pour s’assurer de la connivence du peloton
de gendarmerie.
— Excellent début, monsieur
Edouardo : je reconnais un humaniste quand j’en vois un.
Continuez, je vous en prie !
— Merci, chef. On connaît tous le
problème des Hmongs qui approvisionnent le pays depuis les hauts
plateaux, on connaît tous le taux de chômage local et le taux
d’immigration incontrôlable depuis le Brésil, Haïti, le Surinam et
j’en passe… Mon boulot, même si on n’a pas trop l’occasion de se
voir, comme dit le chef, consiste à faire du renseignement, je ne
vous apprends rien… Pas à serrer trois connards dans un bar ou à
choper des petits gars qui viennent chercher leur colis à la poste…
Cela étant dit, je n’ai pas à me défendre ou à discuter de mes
informations devant qui que ce soit ici, je rends mes comptes
ailleurs, et vous le savez tous.
Ses propos sonnaient comme un défi,
mais le chef feignit de n’avoir rien entendu. Il regardait le
journal posé sur le bureau, l’air absorbé.
— En revanche, ce que je peux
vous apprendre, continua Edouardo, c’est que je reviens du Surinam
et il semble que de ce côté-là il y ait du mouvement, et du
mouvement bizarre… Ils ont l’air de s’exciter pour un nouveau truc,
peut-être une nouvelle came qui arrive sur le marché, je sais pas
encore, et qui arrivera évidemment en ville sous peu, si elle
existe.
Il fit une pause, les yeux fixés un
instant dans le vide, attendant de savoir si l’information qu’il
venait de balancer avait atteint sa cible. Il
reprit :
— Quoi qu’il en soit, nos
collègues de la police aux frontières ont aperçu récemment de
drôles de zigomars qui arrivent du Brésil par avion à Cayenne pour
faire des petites affaires en ville. Ils en ont photographié
quelques-uns à tout hasard. Pour finir, j’ai cru comprendre que le
chef ici présent souhaitait vivement que nous accordions nos
violons pour pister les passeurs et les marchands de camelote,
ainsi que leurs fournisseurs et employeurs proches ou lointains… Il
a raison… Mais nos, euh, nos administrations respectives ne voient
pas souvent les choses de la même manière et elles craignent
toujours que des informations qu’on a eu du mal à glaner ici ou là
fassent le tour du bled. À tort ou à raison, d’ailleurs. Je ne peux
donc pas vous donner de date précise pour la suite des événements,
mais il sera important qu’on en parle tous ensemble dès que j’aurai
les mains un peu plus libres. Merci de m’avoir écouté,
messieurs.
Le chef leva les yeux du journal et
cligna des yeux comme s’il sortait d’une longue rêverie. Les hommes
en chemisette connaissaient ce numéro par cœur. Et ils venaient en
plus de découvrir le numéro d’Edouardo l’Enfumeur, Edouardo
je-me-défausse-avec-une-élé-gance-rare-Edouardo-je-sais-des-trucs-mais-je-dirai-rien.
Magnifique duo de faux culs. Rien à redire.
— Merci, monsieur Edouardo, dit
le chef en faisant semblant d’éteindre un bâillement derrière son
poing fermé. Je suis persuadé que tout ce que vous venez de nous
révéler va beaucoup faire pour accélérer le cours de la justice et
porter un coup que je qualifierai de fatal aux forces du
mal.