20

 

 

« Wirsantex a changé radicalement ma vie, je peux désormais me concentrer sur le développement de mes activités ainsi que sur toutes les choses que j’aime faire, sans avoir à m’inquiéter en permanence de ma santé », était-il écrit dans le somptueux catalogue qu’on lui avait donné. Sur la page d’en face, un type souriant devant un bureau proclamait fièrement, dans un encart : « Nous concentrons nos efforts sur des produits vétérinaires, afin de produire du bétail qui fournira de la viande saine de qualité aux consommateurs du monde entier. Chez Wirsantex, nous avons développé une tradition exceptionnelle d’entreprise citoyenne, en conformité avec notre mission : aider les habitants du monde à vivre en meilleure santé. »

Sénéchal posa le catalogue et regarda par la baie vitrée les hauts immeubles de verre fumé posés sur une pelouse impeccable. Une barre de béton de dix mètres de long proclamait en lettres géantes : WIRSANTEX FRANCE. La Méhari était garée juste à côté.

Sénéchal commençait à s’énerver et revint dans le hall de réception en fulminant. La jeune femme lui ouvrit la porte du bureau directorial et lui demanda de patienter encore un peu, Monsieur Bihalin allait sortir de sa réunion et allait venir le rejoindre dans quelques instants.

 

La pièce était immense et quasiment nue, tendue d’un élégant tissu dans un camaïeu de gris. La moquette était assortie aux teintes des murs. Un tableau de plusieurs mètres, aux sombres couleurs d’orage, faisait face à une vaste baie vitrée donnant sur le ciel. En plein centre de la salle, devant un imposant fauteuil de cuir noir à appuie-tête, reposait, sur deux colonnes de verre rectangulaires, une épaisse dalle de schiste mat, semblable à une pierre tombale. Sénéchal remarqua que des fossiles aux formes compliquées étaient incrustés dans la dalle, sans doute depuis quelques millions d’années. « Jolie table de travail. Très chic, dit-il tout haut. Pas de tiroirs, pas de stylos, pas d’ordinateur… pas de corbeille à papiers ! », un mince téléphone et un bloc-notes semblaient suffisants à l’occupant de ce bureau pour diriger son empire de verre et de béton. Un petit cadre vitré était posé verticalement devant le téléphone. Deux fauteuils bas, tout de cuir et de chrome, faisaient face à la table de schiste. Sénéchal examina le bloc. Il en tourna quelques pages, constata que les cinq premières avaient été arrachées. Il approcha son nez de la feuille, mit la tête de biais et vit la marque en creux d’un stylo-bille. Il décrypta péniblement : « Senech FREDE ? Demander infos. » Il sourit en pensant aux espions d’antan qui disposaient une plaque de verre entre la tablette de leur bureau et la feuille de papier sur laquelle ils écrivaient, afin d’éviter ce genre d’indiscrétion… Il parut s’en désintéresser immédiatement, puis il observa le petit cadre vitré. Il contenait la photo d’un homme aux cheveux d’un blanc de neige et au regard grave. Sous la photo, un texte proclamait : « Le leadership dans l’industrie pharmaceutique nécessite toujours plus de compétences techniques et une capacité à viser un éventail toujours plus large d’objectifs biologiques. Nous devons sans cesse élever le niveau de performance de la recherche et du développement au sein de Wirsantex, ce qui nous permettra de mieux tirer profit des grandes possibilités offertes par le décryptage du génome humain. »

C’était signé Dr Howard G. Nielsen, vice-chairman Wirsantex.

Sénéchal se tint un instant immobile, puis il étendit le bras et souleva le combiné du téléphone qu’il porta à son oreille. Il n’entendit aucune tonalité. Il venait juste de le reposer sur son support lorsque la porte derrière lui s’ouvrit, et le directeur entra.

Il avait le regard clair et direct derrière de fines lunettes. Ses cheveux couleur de fer étaient soigneusement plaqués sur les tempes et rebiquaient juste ce qu’il faut sur la nuque. Son visage était lisse et bien briqué. Un menton en galoche évoquait celui d’un personnage de bande dessinée, mais son costume noir fil-à-fil impeccable qui semblait avoir été moulé sur lui contrariait l’effet un tantinet juvénile de sa physionomie. Il devait avoir dépassé la cinquantaine, estima Sénéchal.

Le directeur lui tendit une main ferme.

— La FREDE ? Je ne connaissais pas…

Son regard tomba sur les bretelles du détective. Il chercha quelque chose à ajouter, mais Sénéchal ne l’aida pas. Il demanda alors :

— Et, monsieur Sénéchal, si ce n’est pas indiscret, combien de personnes travaillent actuellement dans ce… ce service ?

— Oh, à peu près la moitié. (Sénéchal sourit.) Excusez-moi, c’est une vieille plaisanterie… Les gens qui travaillent à Wirsantex France sont en majorité des chercheurs, non ?

— Pour vous répondre sur le même registre, ici, il y a de tout. Certains sont même persuadés de faire avancer la science. C’est bien votre service qui a appelé récemment pour avoir des informations sur notre responsable de la sécurité, Monsieur Kieffer ? Vous venez pour m’en parler, je suppose ?

— Nullement, cher monsieur, nullement… D’ailleurs, il n’v a rien d’important, simple routine.

Le directeur lui jeta un regard indiquant qu’il n’en croyait pas un mot. Sénéchal poursuivit :

— Wirsantex est une société entièrement américaine ?

— À l’origine, oui, mais par le jeu permanent des fusions-acquisitions nous sommes devenus une société mondiale. Nous employons plus de trente mille personnes sur la planète.

— Trente mille personnes !

L’autre hocha la tête. Sénéchal examina le bureau d’un air appréciateur.

— Il est impressionnant, votre univers. Qu’est-ce qui peut bien faire tourner un laboratoire de cette taille ? On est loin du préparateur de village qui créait son sirop contre la toux, non ?

— Vous avez raison… De nos jours, mettre au point et commercialiser ne serait-ce qu’un seul médicament est devenu une très longue aventure, monsieur Sénéchal. Qui exige de très gros moyens, humains et financiers. Nous ne nous contentons plus des villages avoisinants.

— Vraiment ?

— Tenez, si vous et moi commencions aujourd’hui (il jeta un furtif coup d’œil à sa montre-chronomètre suisse) à réfléchir à un nouveau médicament, et que nous voulions le commercialiser dans le monde entier – ce qui est la règle du jeu –, je vous donnerais rendez-vous dans une dizaine, voire une quinzaine d’années pour fêter le début du lancement de notre produit ! Vous pouvez déjà mettre le champagne au frais, si vous voulez.

— Quinze ans ? Quand on est malade, il faut pas être pressé !

— Je serai bon prince, je vous fais une moyenne de douze ans, d’accord ? Où serons-nous dans douze ans, monsieur Sénéchal ? Ce genre de pari, car c’en est un, coûte de plus en plus cher…

— Vous pourriez m’avancer quelques chiffres, monsieur Bihalin ?

— Hmm… Pourquoi pas ? Si on fait cinquante-cinquante pour la mise de fonds maintenant, vous devrez sortir de votre poche, disons… au bas mot cent cinquante millions d’euros, idem pour moi.

Sénéchal écarquilla comiquement les yeux. Bihalin gloussa, d’un petit rire flûté.

— Avec quelque trois cents millions, on devrait pouvoir s’en tirer… Si nos actionnaires nous suivent, bien entendu. Il nous faudra de surcroît beaucoup de chance, et quantité de chercheurs extrêmement compétents. Il faudra également éviter de nous faire doubler par un labo concurrent qui sortira une molécule plus efficace que la nôtre pendant ces douze ou quinze ans… L’aventure vous tente, monsieur Sénéchal ?

— Je dois avouer que je suis un peu juste en ce moment. Pourquoi nous faut-il tant de fric et de temps pour sortir notre potion magique ? Je dis la nôtre, puisque vous me faites la joie de m’associer à ce projet ?

— Ça vous intéresse vraiment ?

— Ça me passionne. Ma soif d’apprendre est inextinguible, cher monsieur… En fait, c’est extrêmement important pour l’une de nos enquêtes…

L’autre lorgna de nouveau vers son chronomètre suisse puis soupira.

— Mon temps est précieux, monsieur Sénéchal, mais nous aussi, en tant qu’industriels, nous nous intéressons à l’environnement et il se peut aussi que nous trouvions avantage à être au mieux avec votre nouvelle structure, la FREDE… Je vais vous éclairer sur la manière dont nous allons employer vos millions d’euros.

Il s’adossa au mur, les bras croisés, penché en avant dans une attitude qui devait lui être familière. Il observait le bout de ses chaussures.

— Nous allons commencer, avant de nous lancer dans cette belle aventure du nouveau médicament, par réunir un comité de professionnels de notre branche, avec des stylos et beaucoup de papier pour définir les choix stratégiques et les axes de recherche. À savoir : quelle maladie choisirons-nous de guérir ? Et aussi – et surtout – quel sera notre marché ? Nous allons choisir un secteur pas trop encombré par nos concurrents, mais nous allons viser tout de même une maladie répandue sur le globe. Entendu ?

— Je marche, allons-y… Cent cinquante millions pour voir !

Bihalin parut s’animer.

— Vous allez voir, ça, il n’y a aucun doute là-dessus, mais ça va vous coûter… Pour aller vite, un médicament est une molécule active, une clé qui va agir sur une serrure dans l’organisme (il leva le pouce pour appuyer l’image), sachant que les combinaisons clé-serrure sont effroyablement complexes. On va donc commencer par fabriquer des petits trousseaux de clés, en toutes petites quantités, avec une molécule obtenue par synthèse. Puis on va voir si ça marche, au moins en théorie… Parfois, c’est l’échec, les clés ne vont absolument pas avec les serrures… Et tout ça nous aura pris deux belles années ! Alors on recommence… Vous êtes déjà pas mal débiteur, monsieur Sénéchal. Deux ans de recherche se paient, voyez-vous ?

— C’est ça que font vos chercheurs ? Fabriquer des trousseaux de clés chimiques ?

— Ils cherchent également à définir d’autres serrures, comprendre comment elles fonctionnent, comprendre leurs interactions. Tourner ce genre de clé de contact peut faire entrer en jeu des chaînes réactionnelles, voyez-vous ?

— Je vois.

— Et saisissez-vous le danger, monsieur Sénéchal ?

— Je le saisis, je le saisis, cher monsieur. Je tourne la clé… et boum ! je tue des centaines de malades. Soyez gentil, faites-moi l’hypothèse gagnante, j’aime pas trop perdre dès le début.

Bihalin fit un large sourire. Il paraissait s’amuser.

— Oooh ! mais vous pourrez aussi perdre au milieu ou à la fin… Vous allez vous rendre compte que c’est un jeu passionnant qui demande des nerfs de turfiste de haute volée… Bien, admettons que nous avons sélectionné un groupe des molécules actives sur une maladie. Nous allons les trier pour choisir les meilleures d’entre elles, car nous aimons parier sur des cracks, pas sur des tocards.

Il se décolla soudain du mur pour arpenter la pièce, poing fermé, scandant chacune de ses phrases d’un mouvement de son menton en galoche. Sénéchal pensa, sans trop savoir pourquoi, qu’il était le genre de type à toujours trouver une place dans un restaurant bondé.

— Nous allons en trier, en retrier, en rejeter et en resélectionner, en re-re-sélectionner, tamiser et filtrer jusqu’à ce qu’une de ces jolies pouliches sorte du lot. Qu’elle nous apparaisse comme la plus combative face à votre gros rhume ou à votre choléra… Et face à ses concurrentes, bien sûr.

— Bien sûr.

— Comme la route vers la gloire nous est désormais ouverte – du moins c’est ce que nous pensons –, nous allons affiner le profil d’activité de notre molécule. Ce qui signifie que nous allons commencer à la tester sur l’organisme. Pas sur l’homme, évidemment. Sur des souris. Car imaginons que notre potion guérisse votre rhume mais soit toxique, tératogène, cancérigène, que sais-je ? Et qu’elle vous tue un peu plus tard par un effet secondaire, ce serait fâcheux.

— Oui. Très. Vous perdriez votre principal partenaire. Tératogène, dites-vous ?

— Qui produit des malformations congénitales. Prenons l’aspirine. Elle a été découverte à la fin du siècle dernier. Formidable produit… Pourtant, elle cause des malformations congénitales chez la souris. Le médicament le plus vendu au monde aurait été rejeté par nos filtres modernes ! Il n’aurait jamais reçu l’autorisation de mise en vente sur le marché. Amusant quand on y pense, non ?

— Très.

— Songez qu’aujourd’hui, avec tous ces filtres, toutes ces précautions, seule une molécule synthétique sur dix mille arrive sous forme de médicament sur l’étagère d’un pharmacien !

— C’est rassurant.

— Vous avez raison ! Mais si ça ne marche pas, si notre médicament tue nos souris, nous repartons encore à la case départ, ce qui coûte encore beaucoup d’argent. Bien, admettons que ça marche. Nous voilà maintenant engagés dans une course contre la montre et contre nos concurrents… En outre, nos bouillants actionnaires veulent déjà voir leur retour sur investissements apparaître à l’horizon.

— C’est humain, je suppose.

— Nous allons donc développer notre produit pendant huit à dix ans, jusqu’à obtenir l’autorisation de mise sur le marché. Je ne vous parle pas des phases de développement clinique, des problèmes de la prescription, des doses, des formes à adopter : pommade, comprimé, poudre ? Les contrôles sont permanents. Supposons que nous ayons franchi toutes les haies de ce steeple-chase, pour prolonger notre image chevaline, eh bien treize ou quatorze ans plus tard nos usines tourneront à plein rendement, la commercialisation sera enfin lancée dans le monde entier…

— Vos commerciales aux jolies jambes et vos commerciaux super-sympas seront sur toutes les routes, paieront des gueuletons aux pharmaciens et aux toubibs de la planète entière, animeront pour eux des séminaires de formation arrosés aux grands crus du Bordelais. Et les dollars rentrent enfin dans nos escarcelles. Des tas de dollars, j’imagine.

Bihalin hocha la tête.

— Mais pour en arriver là, il nous a fallu beaucoup de travail et beaucoup d’argent.

Sénéchal s’était mis à regarder le ciel par la fenêtre, les mains dans le dos.

— Vous ne m’avez parlé que des molécules de synthèse. Mais imaginons que je trouve par terre une molécule inconnue, une bonne grosse molécule toute faite par la nature, qu’on puisse se procurer par extraction de quelque chose qui se promène déjà sur la planète, animal, minéral ou végétal… une belle pouliche qui courrait en liberté, là, dehors. Si on l’attrape et qu’on arrive à la dresser, on peut économiser pas mal de fric sur ces cent cinquante millions, non ?

— Oui, je suppose. Mais vous savez, c’est très très rare de nos jours.

— On peut également gagner gros si elle court plus vite que les autres. Très gros, non ?

— Oui. On peut gagner un argent fou… Auriez-vous par hasard une super-molécule à nous vendre, monsieur Sénéchal ?

Sénéchal se retourna vers lui. Le directeur lui sembla moins coopératif, son visage s’était fermé. Il jeta ostensiblement un coup d’œil à sa montre. L’écoflic fit un peu durer le plaisir puis laissa tomber, apparemment déçu.

— Hélas, non ! Adieu, rêves de grandeur, adieu folles espérances ! En tout cas merci, monsieur Bihalin, votre supermonopoly m’a fait entrevoir quelques perspectives dorées… Mais dites-moi, le professeur Lathuile, il faisait quoi pour vous ?
Poison Vert
titlepage.xhtml
Poison_Vert_split_000.html
Poison_Vert_split_001.html
Poison_Vert_split_002.html
Poison_Vert_split_003.html
Poison_Vert_split_004.html
Poison_Vert_split_005.html
Poison_Vert_split_006.html
Poison_Vert_split_007.html
Poison_Vert_split_008.html
Poison_Vert_split_009.html
Poison_Vert_split_010.html
Poison_Vert_split_011.html
Poison_Vert_split_012.html
Poison_Vert_split_013.html
Poison_Vert_split_014.html
Poison_Vert_split_015.html
Poison_Vert_split_016.html
Poison_Vert_split_017.html
Poison_Vert_split_018.html
Poison_Vert_split_019.html
Poison_Vert_split_020.html
Poison_Vert_split_021.html
Poison_Vert_split_022.html
Poison_Vert_split_023.html
Poison_Vert_split_024.html
Poison_Vert_split_025.html
Poison_Vert_split_026.html
Poison_Vert_split_027.html
Poison_Vert_split_028.html
Poison_Vert_split_029.html
Poison_Vert_split_030.html
Poison_Vert_split_031.html
Poison_Vert_split_032.html
Poison_Vert_split_033.html
Poison_Vert_split_034.html
Poison_Vert_split_035.html
Poison_Vert_split_036.html
Poison_Vert_split_037.html
Poison_Vert_split_038.html
Poison_Vert_split_039.html
Poison_Vert_split_040.html
Poison_Vert_split_041.html
Poison_Vert_split_042.html
Poison_Vert_split_043.html
Poison_Vert_split_044.html
Poison_Vert_split_045.html
Poison_Vert_split_046.html
Poison_Vert_split_047.html
Poison_Vert_split_048.html
Poison_Vert_split_049.html
Poison_Vert_split_050.html
Poison_Vert_split_051.html
Poison_Vert_split_052.html
Poison_Vert_split_053.html
Poison_Vert_split_054.html
Poison_Vert_split_055.html
Poison_Vert_split_056.html
Poison_Vert_split_057.html
Poison_Vert_split_058.html
Poison_Vert_split_059.html
Poison_Vert_split_060.html
Poison_Vert_split_061.html
Poison_Vert_split_062.html
Poison_Vert_split_063.html
Poison_Vert_split_064.html
Poison_Vert_split_065.html
Poison_Vert_split_066.html
Poison_Vert_split_067.html
Poison_Vert_split_068.html
Poison_Vert_split_069.html
Poison_Vert_split_070.html
Poison_Vert_split_071.html
Poison_Vert_split_072.html
Poison_Vert_split_073.html
Poison_Vert_split_074.html
Poison_Vert_split_075.html
Poison_Vert_split_076.html
Poison_Vert_split_077.html
Poison_Vert_split_078.html
Poison_Vert_split_079.html
Poison_Vert_split_080.html