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« Wirsantex a changé radicalement
ma vie, je peux désormais me concentrer sur le développement de mes
activités ainsi que sur toutes les choses que j’aime faire, sans
avoir à m’inquiéter en permanence de ma santé », était-il
écrit dans le somptueux catalogue qu’on lui avait donné. Sur la
page d’en face, un type souriant devant un bureau proclamait
fièrement, dans un encart : « Nous concentrons nos
efforts sur des produits vétérinaires, afin de produire du bétail
qui fournira de la viande saine de qualité aux consommateurs du
monde entier. Chez Wirsantex, nous avons développé une tradition
exceptionnelle d’entreprise citoyenne, en conformité avec notre
mission : aider les habitants du monde à vivre en meilleure
santé. »
Sénéchal posa le catalogue et regarda
par la baie vitrée les hauts immeubles de verre fumé posés sur une
pelouse impeccable. Une barre de béton de dix mètres de long
proclamait en lettres géantes : WIRSANTEX FRANCE.
La Méhari était garée juste
à côté.
Sénéchal commençait à s’énerver et
revint dans le hall de réception en fulminant. La jeune femme lui
ouvrit la porte du bureau directorial et lui demanda de patienter
encore un peu, Monsieur Bihalin allait sortir de sa réunion et
allait venir le rejoindre dans quelques
instants.
La pièce était immense et quasiment
nue, tendue d’un élégant tissu dans un camaïeu de gris. La moquette
était assortie aux teintes des murs. Un tableau de plusieurs
mètres, aux sombres couleurs d’orage, faisait face à une vaste baie
vitrée donnant sur le ciel. En plein centre de la salle, devant un
imposant fauteuil de cuir noir à appuie-tête, reposait, sur deux
colonnes de verre rectangulaires, une épaisse dalle de schiste mat,
semblable à une pierre tombale. Sénéchal remarqua que des fossiles
aux formes compliquées étaient incrustés dans la dalle, sans doute
depuis quelques millions d’années. « Jolie table de travail.
Très chic, dit-il tout haut. Pas de tiroirs, pas de stylos, pas
d’ordinateur… pas de corbeille à papiers ! », un mince
téléphone et un bloc-notes semblaient suffisants à l’occupant de ce
bureau pour diriger son empire de verre et de béton. Un petit cadre
vitré était posé verticalement devant le téléphone. Deux fauteuils
bas, tout de cuir et de chrome, faisaient face à la table de
schiste. Sénéchal examina le bloc. Il en tourna quelques pages,
constata que les cinq premières avaient été arrachées. Il approcha
son nez de la feuille, mit la tête de biais et vit la marque en
creux d’un stylo-bille. Il décrypta péniblement :
« Senech FREDE ? Demander infos. » Il sourit en
pensant aux espions d’antan qui disposaient une plaque de verre
entre la tablette de leur bureau et la feuille de papier sur
laquelle ils écrivaient, afin d’éviter ce genre d’indiscrétion… Il
parut s’en désintéresser immédiatement, puis il observa le petit
cadre vitré. Il contenait la photo d’un homme aux cheveux d’un
blanc de neige et au regard grave. Sous la photo, un texte
proclamait : « Le leadership dans l’industrie
pharmaceutique nécessite toujours plus de compétences techniques et
une capacité à viser un éventail toujours plus large d’objectifs
biologiques. Nous devons sans cesse élever le niveau de performance
de la recherche et du développement au sein de Wirsantex, ce qui
nous permettra de mieux tirer profit des grandes possibilités
offertes par le décryptage du génome
humain. »
C’était signé Dr Howard G. Nielsen,
vice-chairman Wirsantex.
Sénéchal se tint un instant immobile,
puis il étendit le bras et souleva le combiné du téléphone qu’il
porta à son oreille. Il n’entendit aucune tonalité. Il venait juste
de le reposer sur son support lorsque la porte derrière lui
s’ouvrit, et le directeur entra.
Il avait le regard clair et direct
derrière de fines lunettes. Ses cheveux couleur de fer étaient
soigneusement plaqués sur les tempes et rebiquaient juste ce qu’il
faut sur la nuque. Son visage était lisse et bien briqué. Un menton
en galoche évoquait celui d’un personnage de bande dessinée, mais
son costume noir fil-à-fil impeccable qui semblait avoir été moulé
sur lui contrariait l’effet un tantinet juvénile de sa physionomie.
Il devait avoir dépassé la cinquantaine, estima
Sénéchal.
Le directeur lui tendit une main
ferme.
— La FREDE ? Je ne
connaissais pas…
Son regard tomba sur les bretelles du
détective. Il chercha quelque chose à ajouter, mais Sénéchal ne
l’aida pas. Il demanda alors :
— Et, monsieur Sénéchal, si ce
n’est pas indiscret, combien de personnes travaillent actuellement
dans ce… ce service ?
— Oh, à peu près la moitié.
(Sénéchal sourit.) Excusez-moi, c’est une vieille plaisanterie… Les
gens qui travaillent à Wirsantex France sont en majorité des
chercheurs, non ?
— Pour vous répondre sur le même
registre, ici, il y a de tout. Certains sont même persuadés de
faire avancer la science. C’est bien votre service qui a appelé
récemment pour avoir des informations sur notre responsable de la
sécurité, Monsieur Kieffer ? Vous venez pour m’en parler, je
suppose ?
— Nullement, cher monsieur,
nullement… D’ailleurs, il n’v a rien d’important, simple
routine.
Le directeur lui jeta un regard
indiquant qu’il n’en croyait pas un mot. Sénéchal
poursuivit :
— Wirsantex est une société
entièrement américaine ?
— À l’origine, oui, mais par le
jeu permanent des fusions-acquisitions nous sommes devenus une
société mondiale. Nous employons plus de trente mille personnes sur
la planète.
— Trente mille
personnes !
L’autre hocha la tête. Sénéchal
examina le bureau d’un air appréciateur.
— Il est impressionnant, votre
univers. Qu’est-ce qui peut bien faire tourner un laboratoire de
cette taille ? On est loin du préparateur de village qui
créait son sirop contre la toux, non ?
— Vous avez raison… De nos jours,
mettre au point et commercialiser ne serait-ce qu’un seul
médicament est devenu une très longue aventure, monsieur Sénéchal.
Qui exige de très gros moyens, humains et financiers. Nous ne nous
contentons plus des villages avoisinants.
— Vraiment ?
— Tenez, si vous et moi
commencions aujourd’hui (il jeta un furtif coup d’œil à sa
montre-chronomètre suisse) à réfléchir à un nouveau médicament, et
que nous voulions le commercialiser dans le monde entier – ce
qui est la règle du jeu –, je vous donnerais rendez-vous dans
une dizaine, voire une quinzaine d’années pour fêter le début du
lancement de notre produit ! Vous pouvez déjà mettre le
champagne au frais, si vous voulez.
— Quinze ans ? Quand on est
malade, il faut pas être pressé !
— Je serai bon prince, je vous
fais une moyenne de douze ans, d’accord ? Où serons-nous dans
douze ans, monsieur Sénéchal ? Ce genre de pari, car c’en est
un, coûte de plus en plus cher…
— Vous pourriez m’avancer
quelques chiffres, monsieur Bihalin ?
— Hmm… Pourquoi pas ? Si on
fait cinquante-cinquante pour la mise de fonds maintenant, vous
devrez sortir de votre poche, disons… au bas mot cent cinquante
millions d’euros, idem pour moi.
Sénéchal écarquilla comiquement les
yeux. Bihalin gloussa, d’un petit rire
flûté.
— Avec quelque trois cents
millions, on devrait pouvoir s’en tirer… Si nos actionnaires nous
suivent, bien entendu. Il nous faudra de surcroît beaucoup de
chance, et quantité de chercheurs extrêmement compétents. Il faudra
également éviter de nous faire doubler par un labo concurrent qui
sortira une molécule plus efficace que la nôtre pendant ces douze
ou quinze ans… L’aventure vous tente, monsieur
Sénéchal ?
— Je dois avouer que je suis un
peu juste en ce moment. Pourquoi nous faut-il tant de fric et de
temps pour sortir notre potion magique ? Je dis la nôtre,
puisque vous me faites la joie de m’associer à ce
projet ?
— Ça vous intéresse
vraiment ?
— Ça me passionne. Ma soif
d’apprendre est inextinguible, cher monsieur… En fait, c’est
extrêmement important pour l’une de nos
enquêtes…
L’autre lorgna de nouveau vers son
chronomètre suisse puis soupira.
— Mon temps est précieux,
monsieur Sénéchal, mais nous aussi, en tant qu’industriels, nous
nous intéressons à l’environnement et il se peut aussi que nous
trouvions avantage à être au mieux avec votre nouvelle structure,
la FREDE… Je vais vous éclairer sur la manière dont nous allons
employer vos millions d’euros.
Il s’adossa au mur, les bras croisés,
penché en avant dans une attitude qui devait lui être familière. Il
observait le bout de ses chaussures.
— Nous allons commencer, avant de
nous lancer dans cette belle aventure du nouveau médicament, par
réunir un comité de professionnels de notre branche, avec des
stylos et beaucoup de papier pour définir les choix stratégiques et
les axes de recherche. À savoir : quelle maladie
choisirons-nous de guérir ? Et aussi – et surtout –
quel sera notre marché ? Nous allons choisir un secteur pas
trop encombré par nos concurrents, mais nous allons viser tout de
même une maladie répandue sur le globe.
Entendu ?
— Je marche, allons-y… Cent
cinquante millions pour voir !
Bihalin parut
s’animer.
— Vous allez voir, ça, il n’y a
aucun doute là-dessus, mais ça va vous coûter… Pour aller vite, un
médicament est une molécule active, une clé qui va agir sur une
serrure dans l’organisme (il leva le pouce pour appuyer l’image),
sachant que les combinaisons clé-serrure sont effroyablement
complexes. On va donc commencer par fabriquer des petits trousseaux
de clés, en toutes petites quantités, avec une molécule obtenue par
synthèse. Puis on va voir si ça marche, au moins en théorie…
Parfois, c’est l’échec, les clés ne vont absolument pas avec les
serrures… Et tout ça nous aura pris deux belles années ! Alors
on recommence… Vous êtes déjà pas mal débiteur, monsieur Sénéchal.
Deux ans de recherche se paient,
voyez-vous ?
— C’est ça que font vos
chercheurs ? Fabriquer des trousseaux de clés
chimiques ?
— Ils cherchent également à
définir d’autres serrures, comprendre comment elles fonctionnent,
comprendre leurs interactions. Tourner ce genre de clé de contact
peut faire entrer en jeu des chaînes réactionnelles,
voyez-vous ?
— Je
vois.
— Et saisissez-vous le danger,
monsieur Sénéchal ?
— Je le saisis, je le saisis,
cher monsieur. Je tourne la clé… et boum ! je tue des
centaines de malades. Soyez gentil, faites-moi l’hypothèse
gagnante, j’aime pas trop perdre dès le
début.
Bihalin fit un large sourire. Il
paraissait s’amuser.
— Oooh ! mais vous pourrez
aussi perdre au milieu ou à la fin… Vous allez vous rendre compte
que c’est un jeu passionnant qui demande des nerfs de turfiste de
haute volée… Bien, admettons que nous avons sélectionné un groupe
des molécules actives sur une maladie. Nous allons les trier pour
choisir les meilleures d’entre elles, car nous aimons parier sur
des cracks, pas sur des tocards.
Il se décolla soudain du mur pour
arpenter la pièce, poing fermé, scandant chacune de ses phrases
d’un mouvement de son menton en galoche. Sénéchal pensa, sans trop
savoir pourquoi, qu’il était le genre de type à toujours trouver
une place dans un restaurant bondé.
— Nous allons en trier, en
retrier, en rejeter et en resélectionner, en re-re-sélectionner,
tamiser et filtrer jusqu’à ce qu’une de ces jolies pouliches sorte
du lot. Qu’elle nous apparaisse comme la plus combative face à
votre gros rhume ou à votre choléra… Et face à ses concurrentes,
bien sûr.
— Bien
sûr.
— Comme la route vers la gloire
nous est désormais ouverte – du moins c’est ce que nous
pensons –, nous allons affiner le profil d’activité de notre
molécule. Ce qui signifie que nous allons commencer à la tester sur
l’organisme. Pas sur l’homme, évidemment. Sur des souris. Car
imaginons que notre potion guérisse votre rhume mais soit toxique,
tératogène, cancérigène, que sais-je ? Et qu’elle vous tue un
peu plus tard par un effet secondaire, ce serait
fâcheux.
— Oui. Très. Vous perdriez votre
principal partenaire. Tératogène,
dites-vous ?
— Qui produit des malformations
congénitales. Prenons l’aspirine. Elle a été découverte à la fin du
siècle dernier. Formidable produit… Pourtant, elle cause des
malformations congénitales chez la souris. Le médicament le plus
vendu au monde aurait été rejeté par nos filtres modernes ! Il
n’aurait jamais reçu l’autorisation de mise en vente sur le marché.
Amusant quand on y pense, non ?
— Très.
— Songez qu’aujourd’hui, avec
tous ces filtres, toutes ces précautions, seule une molécule synthétique sur dix mille arrive sous
forme de médicament sur l’étagère d’un
pharmacien !
— C’est
rassurant.
— Vous avez raison ! Mais si
ça ne marche pas, si notre médicament tue nos souris, nous
repartons encore à la case départ, ce qui coûte encore beaucoup
d’argent. Bien, admettons que ça marche. Nous voilà maintenant
engagés dans une course contre la montre et contre nos concurrents…
En outre, nos bouillants actionnaires veulent déjà voir leur retour
sur investissements apparaître à l’horizon.
— C’est humain, je
suppose.
— Nous allons donc développer
notre produit pendant huit à dix ans, jusqu’à obtenir
l’autorisation de mise sur le marché. Je ne vous parle pas des
phases de développement clinique, des problèmes de la prescription,
des doses, des formes à adopter : pommade, comprimé,
poudre ? Les contrôles sont permanents. Supposons que nous
ayons franchi toutes les haies de ce steeple-chase, pour prolonger
notre image chevaline, eh bien treize ou quatorze ans plus tard nos
usines tourneront à plein rendement, la commercialisation sera
enfin lancée dans le monde entier…
— Vos commerciales aux jolies
jambes et vos commerciaux super-sympas seront sur toutes les
routes, paieront des gueuletons aux pharmaciens et aux toubibs de
la planète entière, animeront pour eux des séminaires de formation
arrosés aux grands crus du Bordelais. Et les dollars rentrent enfin
dans nos escarcelles. Des tas de dollars,
j’imagine.
Bihalin hocha la
tête.
— Mais pour en arriver là, il
nous a fallu beaucoup de travail et beaucoup
d’argent.
Sénéchal s’était mis à regarder le
ciel par la fenêtre, les mains dans le dos.
— Vous ne m’avez parlé que des
molécules de synthèse. Mais imaginons que je trouve par terre une
molécule inconnue, une bonne grosse molécule toute faite par la
nature, qu’on puisse se procurer par extraction de quelque chose
qui se promène déjà sur la planète, animal, minéral ou végétal… une
belle pouliche qui courrait en liberté, là, dehors. Si on l’attrape
et qu’on arrive à la dresser, on peut économiser pas mal de fric
sur ces cent cinquante millions, non ?
— Oui, je suppose. Mais vous
savez, c’est très très rare de nos jours.
— On peut également gagner gros
si elle court plus vite que les autres. Très gros,
non ?
— Oui. On peut gagner un argent
fou… Auriez-vous par hasard une super-molécule à nous vendre,
monsieur Sénéchal ?
Sénéchal se retourna vers lui. Le
directeur lui sembla moins coopératif, son visage s’était fermé. Il
jeta ostensiblement un coup d’œil à sa montre. L’écoflic fit un peu
durer le plaisir puis laissa tomber, apparemment
déçu.