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Sénéchal courait à perdre haleine à
travers la jungle, son matériel bringuebalant autour de lui. La
sueur lui coulait partout sur le corps et son avant-bras lui
faisait mal. Les moustiques s’acharnaient sur lui. Les singes
hurleurs paraissaient se rapprocher. Ils devaient être toute une
bande qui se répondaient de loin en loin à travers les branches
géantes des grands arbres. Sénéchal courait car il venait
d’entendre, très loin, le sifflement ténu de l’hélicoptère.
L’hélicoptère qui arrivait. Il stoppa sa course, et fit un rapide
point GPS. C’était la bonne direction. Il s’engouffra tête la
première et fusil en avant dans le tunnel végétal qu’il avait
emprunté en arrivant.
Il s’arrêta net, le dos courbé, et
faillit tomber.
À cinq mètres de lui, dans le tunnel,
se tenait un homme de petite taille aux cheveux longs, lisses et
noirs qui lui retombaient sur les épaules. L’homme le regardait. Il
était uniquement vêtu d’un pagne rouge, et tout son corps était
recouvert de peintures compliquées. Il portait un masque, une sorte
de loup en écorce qui ne laissait voir que sa bouche et le bas de
son visage. Sénéchal ne fit aucun mouvement. L’homme ne le menaçait
pas, malgré le grand arc droit et les longues flèches qu’il tenait
fermement. Ses veux noirs le fixaient sans ciller à travers les
trous du masque, et sa bouche avait un pli dur. Son masque était
celui d’un félin, jaune tacheté de noir. Celui du jaguar. Quelques
courtes plumes bleues, collées au-dessus, dissimulaient son front.
Sénéchal affermit ses mains sur le fusil. Elles
transpiraient.
Il approcha lentement son doigt de la
détente…
Le choc de cette rencontre lui parut
d’autant plus violent qu’il n’avait jamais vu d’homme primitif de
sa vie. Il se rendit compte qu’il avait peur et que ses mains
tremblaient. Il détailla l’Indien dans la lueur verte du tunnel. Il
était mince et extrêmement musclé. Il avait des bracelets de plumes
autour des biceps, Sénéchal ne les avait pas remarqués à cause des
peintures qui s’entrelaçaient sur la peau. Sur le biceps droit, il
distingua un tatouage en forme de bec de toucan. Il observa
également que l’homme portait un collier autour du cou. Une dent de
sanglier y pendait, ainsi qu’un petit sac d’où dépassait le
chargeur écaillé d’une arme à feu.
L’homme bougea un peu, pencha la tête,
semblant écouter le flop-flop de l’hélicoptère qui se rapprochait.
Sénéchal regarda les pointes luisantes des flèches. L’une d’elles
ne brillait pas, et lui sembla comporter des crans. Merde, il va
me… Je ne peux quand même pas lui tirer dessus… Qu’est-ce qu’il
fait ? « Les curares amazoniens ne sont pas très
douloureux. » Il faut… Nom de Dieu, il
faut…
Son doigt trouva la détente et s’y
posa. L’Indien bougea lentement la main qui ne tenait pas l’arc et
la monta vers son visage. Il souleva le masque et le plaqua sur le
sommet de son crâne.
Sénéchal faillit détourner la tête et
fit une grimace d’horreur.
L’homme était atrocement brûlé. Son
nez avait fondu, et il ne restait plus qu’une bosse rose et les
deux trous noirs de ce qui avaient été ses narines. Mais le pire
était les paupières, qui avaient disparu. Ses globes oculaires
apparents semblaient énormes. L’emplacement des sourcils était
lisse, une petite touffe de poils noirs avait subsisté sur un côté.
Seule une mince membrane de peau, entre le bas du front et la joue,
voilait un peu l’œil droit. Le reste avait été ravagé par le feu.
L’homme leva encore lentement la main et remit le masque sur son
visage. Le bruit de l’hélicoptère s’amplifia. L’Indien tourna
carrément le dos à Sénéchal, fit un pas rapide de côté et disparut
dans un ténu froissement de feuilles. Le bruit des rotors devint
encore plus proche.
Tout cela n’avait duré que quelques
secondes, et Sénéchal se demanda s’il n’avait pas rêvé. Il lui
sembla que la température avait chuté brutalement, il avait froid.
Il resta là, telle une statue. Puis il fit quelques pas et braqua
son fusil sur le côté du tunnel de feuillage, là où l’Indien avait
disparu. Il ne comprit pas comment il avait pu passer là-dedans,
c’était extrêmement dense, et comment il avait pu ne produire que
si peu de bruit en s’enfuyant. Il se demanda si l’homme voyait.
Pourquoi ses yeux étaient-ils intacts alors que ses paupières…
L’hélicoptère passa quelque part au-dessus de sa tête, il entendit
le tonnerre sifflant des pales qui se dirigeait vers le point
d’hélitreuillage.
Il se mit à courir à toutes
jambes.
Lorsqu’il y parvint, le soir tombait.
Il tremblait de peur et de froid. Il essayait de regarder
l’hélicoptère dans le ciel, au-dessus de sa tête, et en même temps
de percer les ombres qui l’entouraient, son fusil replié tendu à
bout de bras. Le casque fluorescent qu’il avait laissé bien au
milieu de la trouée avait disparu. Le harnais descendait bien trop
lentement, bien trop lentement. Enfin il atterrit au bout du filin,
presque devant Sénéchal, glissa sur les feuilles au sol, parcourut
quelques mètres et ne bougea plus. L’écoflic se résolut à enlever
rapidement son sac à dos, y raccrocha le fusil, renfila le tout et
engagea les bras dans le harnais, puis il fit le signe de monter à
Lucrèce qui faisait des gestes, là-haut.
Il venait de s’élever de quelques
mètres dans les grands arbres lorsqu’il entendit, malgré le bruit
des rotors, un sifflement rapide, un
« pi-wwi-woouf ! » qui se termina dans son dos. Il
sentit un choc dans son sac, un choc qui le fit dévier, au bout de
son filin, et il faillit percuter le fût d’un arbre. Il se balança
et tourna sur lui-même. Les arbres se mirent à danser dans tous les
sens. Soudain le bruit de l’appareil bleu au-dessus de lui
s’amplifia dans les aigus et il fut soulevé vers le ciel, les
branches des cimes venaient à toute allure à sa rencontre, la
trouée au-dessus lui parut minuscule, Sénéchal s’affola, il
cria :
— Ça ne passera pas, ça ne
passera pas !
Il passa à une vitesse vertigineuse
au-dessus des cimes et se retrouva dans le ciel, accroché tel un
hanneton à un fil. Il aperçut l’Œuf du Diable qui portait déjà les
couleurs de la nuit. L’hélicoptère baissa le nez et avança d’un
bond souple, le filin au-dessus de sa tête se courba et le vent
siffla à ses oreilles. Il n’avait pas pris le temps de verrouiller
le harnais, il se cramponna de toutes ses forces et évita de
regarder en bas, le vent le faisait tournoyer, il leva la tête et
vit l’hélicoptère se rapprocher en tournant sur lui-même à une
allure folle, puis grandir, grandir, comme s’il lui tombait dessus
lentement. Il ferma les yeux. Quand il arriva à la portière, il
tendit la main, Lucrèce l’attrapa. Il lui criait quelque chose, le
bruit du rotor couvrait sa voix. Le petit gros se pencha au-dessus
de lui, passa sa main libre derrière le dos de Sénéchal, tâtonna un
instant, il y eut un craquement, il jeta au fond de l’habitacle un
objet que l’écoflic ne vit pas, puis il le hissa dans
l’appareil.
— On a bien cru que t’étais mort.
Quand on a vu la flèche atterrir dans ton dos, on a pensé que ça y
était !
Il montra les deux morceaux de la
flèche cassée. Il en avait brisé l’extrémité pointue, qui avait
dépassé de trente centimètres du sac à dos. La flèche mesurait
environ un mètre soixante. Elle avait traversé le sac de part en
part. Sénéchal demanda :
— Elle est empoisonnée, à ton
avis ?
— Je ne pense pas, répondit le
pilote à côté de Sénéchal, le pilote qui faisait foncer
l’hélicoptère au maximum des turbines dans le ciel bleu-noir du
Surinam, tous feux allumés. C’est une flèche à poissons, regardez
la pointe !
Celle-ci, longue d’une vingtaine de
centimètres, était faite d’une mince pique souple de bois brun, un
ardillon y était taillé de chaque côté, tous les trois
centimètres.
— Joli travail, apprécia
Sénéchal.
La pointe, amovible, était ajustée
dans un tube de roseau clair, dont l’autre partie cassée était
munie d’un empennage en plumes légèrement vrillées pour donner de
l’effet à la flèche. Des marques de différentes couleurs
entouraient la base de l’empennage.
— S’il avait voulu vous tuer,
monsieur Sénéchal, il n’aurait pas pris ce matériel, qui n’est pas
bien dangereux.
— Vous croyez qu’il a fait exprès
de traverser le sac de nylon ? Pour ne pas me
blesser ?
— Ces mecs-là, vous savez, sont
des sacrés tireurs. Leur survie quotidienne en dépend. Ça a dû
l’amuser de vous voir suspendu et de tirer au vol une flèche à
poissons.
— Ça ne peut pas être un
message ?
Le pilote
sourit.
— Dans certaines tribus, il
s’agit d’un signe de mépris.
— Je suis persuadé qu’il a vu ce
que je mettais dans mon sac.
— Qu’est-ce que
c’est ?
Sénéchal se retourna vers Lucrèce et
lui demanda de lui passer son sac à dos. Il le maintint ensuite sur
ses genoux, soupira, puis l’ouvrit. Il en sortit des brassées de
feuillage qu’il tint fièrement au-dessus de sa tête. Lucrèce
l’observait attentivement, comme s’il pensait qu’il était devenu
fou, se pencha sur les feuilles vertes et
dit :
— Merde, c’est la plante qui
était dans la veste de machin, là,
Tru-Hong !
Sénéchal eut un sourire en coin qui
tirailla sa coupure sous l’œil.