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Le contrôleur regarda Dame Pottier
défaire délicatement le paquet noir de ses petites mains
manucurées. Il lui sembla qu’il s’agissait d’un morceau de
caoutchouc qui enveloppait très serré quelque chose de
rectangulaire. Elle fronça son joli nez.
— Ce paquet sent la vase,
Sénéchal, vous l’avez trouvé dans les
égouts ?
— Non, dans un bélier
flotteur…
— C’est sans doute une de vos
blagues privées que vous êtes le seul à
comprendre.
Elle défit un dernier lien, il y eut
un « pshht ! » et le paquet sembla presque doubler
de volume. Elle attendit un peu, pencha la tête de côté, au ras de
la table, ses cheveux touchant le plateau gris, puis jeta un coup
d’œil dans l’ombre du colis qui venait de s’ouvrir par un de ses
côtés. Sénéchal trouva qu’en cet instant elle avait l’attitude
comique d’un piaf guettant un ver de terre qui va sortir de son
trou.
Elle écarquilla les yeux de surprise
en voyant le contenu. Le contrôleur, qui avait reculé quand le
paquet avait gonflé, se levait sur sa chaise pour tenter
d’apercevoir ce qu’elle voyait, sans y parvenir. Elle se redressa,
croisa les mains devant elle, et déclara d’une voix
lente :
— Sénéchal, ce que je viens de
voir me… Je ne pensais tout de même pas que vous arriveriez un jour
à ces extrémités… Nous allons… Comment dirais-je, faire le point
tranquillement tout à l’heure et je suis sûre que nous allons
trouver une solution. J’espère pour ma part qu’il n’y a pas eu de…
de dommages collatéraux. Tout le monde peut faire une bêtise un
jour ou l’autre, mais là, j’avoue…
— Arrêtez votre cinéma !
rugit Sénéchal depuis le bout de la pièce. Ce fric ne vient pas
d’un casse ou de l’attaque d’un fourgon blindé, nom de Dieu !
C’est mon argent ! Faites-lui donc un peu prendre
l’air !
Dame Pottier étala les billets devant
elle. Le contrôleur écarquilla les yeux à son tour derrière ses
lunettes… Des euros. Un bon paquet, un bon gros paquet. La chef
suprême de la FREDE demanda :
— Comment réalisez-vous le truc
du colis qui double de volume en faisant pschitt,
Sénéchal ?
— C’est sous vide, comme le café
moulu, mais sous une bien plus importante dépression. Ça permet de
les comprimer pour en faire tenir plus dans ce p’tit bout de
chambre à air. Et de ne pas être corrompu par l’air et
l’humidité.
Elle avait l’air
perplexe.
— Je ne vous savais pas fortuné,
détective Sénéchal.
— Bah ! le nerf de la
guerre, chef… J’en ai toujours un peu en réserve, pour les grandes
occasions. Quand il faut agir. Et d’ailleurs : « Qu’est
un homme si tout son bien, si l’emploi de son temps n’est que
manger ou dormir ? Une bête, rien de plus. Celui-là qui nous
dota de ce vaste esprit, Qui voit loin dans le passé et l’avenir,
ne nous a pas donné cette raison divine pour qu’inactive elle
moisisse en nous ! »
— Joli, Sénéchal.
L’Ecclésiaste ?
— Hamlet, chef !
— J’aurais plutôt pensé à
Macbeth, à peu près vers l’acte trois…
— Je ne vous dérange pas
trop ? demanda le contrôleur.
Dame Pottier et Sénéchal se tournèrent
vers lui avec un bel ensemble. Sénéchal lui fit un sourire de
requin.
— Est-ce que vous saviez,
monsieur Froissart, que dans le monde huit cents millions de
personnes sont en état de sous-alimentation chronique, c’est-à-dire
qu’elles ont faim tous les jours ? Et que quatre-vingts pour
cent de la population mondiale n’a pas accès aux services de santé
faute de moyens ?
L’autre leva un sourcil
ombrageux.
— Je ne vois pas le rapport avec
ce que vous êtes en train d’essayer de
faire.
Le téléphone posé sur la table entre
les dossiers émit une note feutrée. Dame Pottier décrocha, écouta
une seconde et dit :
— J’arrive tout de suite. Ne
quittez pas.
Puis elle se tourna vers ses
interlocuteurs.
— Je vous prie de m’excuser,
messieurs, mais il semble qu’on m’appelle pour une urgence, je
reviens dans une seconde.
Sans attendre, elle se leva, traversa
la pièce, l’air préoccupé, puis sortit. Sénéchal regarda
Froissart.
— Je vous expliquerai un jour ce
que nous essayons de faire, précisément, ici. Tenez, vous allez
rire. Il se trouve que nous avons eu accès récemment à des
documents de votre ministère très… confidentiels. Comment ?
allez-vous me demander ? Bah ! Le hasard, comme souvent.
Vous serez heureux d’apprendre que j’ai dans un coffre, pas loin,
la copie – ou peut-être les originaux, la mémoire me fait
souvent défaut – des rapports que vous envoyez tous les mois à
votre excellent ministre, les rapports concernant la FREDE et ses
activités. Non, non, je ne parle pas des rapports diffamatoires que
vous faites à votre supérieur hiérarchique direct, ça, nous les
détenons depuis longtemps… À propos, ce cher homme sait-il que vous
envoyez des notes au ministre sans passer par
lui ?
Sénéchal prit un air parfaitement
contrit.
— Ce n’est pas joli joli, ce que
vous racontez sur nous. Vous passez intégralement sous silence tous
nos succès et vous amplifiez continuellement nos carences. Ce ne
sont pas du tout ce qu’on peut appeler des comptes rendus
objectifs. Il s’agit d’une entreprise de démolition. Bien entendu,
je nierai avoir tenu avec vous la conversation qui va suivre. Je
vous ai un peu tripoté tout à l’heure, vous n’avez pas de système
d’enregistrement sur vous. Me voilà donc tranquille. Et vous voilà
bien embarrassé ! Je vous vois bien pâlichon tout à
coup ! Bien entendu, nous avons réuni, dans un dossier que je
qualifierais volontiers d’accablant, les preuves que vous avez
menti depuis des mois à vos maîtres, petits et grands, pour montrer
que vous êtes l’homme qu’il faut pour rogner ici un sou, ici un
autre, et qu’on ne vous la fait pas. Plan de carrière oblige. Vous
voulez monter en grade, mon cher Froissart, et vite ! Mais sur
notre dos. En empoisonnant nos puits après en avoir tiré l’eau.
Vous ne nous aimez pas, nous, les écoflics, qui n’existons pas pour
le public, vous voulez nous foutre en l’air. C’est désormais
réciproque. Votre faute est aussi grave que professionnelle. C’est
mal, très mal, ce que vous avez fait ! Mais il vous reste
peut-être une chance de recueillir notre
pardon…
Le contrôleur Froissart regardait la
porte par laquelle Dame Pottier avait disparu. Il se sentait
abandonné comme Cendrillon par sa marraine la fée, à la merci de
ses horribles sœurs. Il fit un pâle sourire à Sénéchal, qu’il
parvint à maintenir un instant malgré le regard glacial que le
détective dardait sur lui. Il grommela
faiblement :
— Qu’est-ce que vous essayez de
me vendre ?
Sénéchal prit une chaise vacante,
s’assit tranquillement et croisa les doigts sur la table devant
lui.
— Ce que je vais vous vendre,
vous l’avez déjà acheté. Voici ma proposition, mon cher
Froissart : je finance cette opération à cent pour cent,
matériel, salaire de Méjaville, déplacements, frais divers, tout le
bataclan… Je rapporterai des résultats pour la FREDE, en bon chien
de chasse, et pendant mon absence je vous recommande – je vous
invite, plutôt – à infléchir votre désastreuse politique de
démolition ou à reconsidérer votre positionnement. Sinon, vous
serez bientôt comme le pauvre roi Richard qui a trouvé son méchant
frère sur le trône après être parti en croisade, un autre Froissart
sera là le mois prochain si je laisse s’envoler ces documents dans
la nature. Un Froissart que nous aurons peut-être façonné à notre
main, comme de l’argile tendre, et qui rebâtira la FREDE sur les
ruines fumantes que vous alliez laisser derrière vous. Vous aurez
tout perdu, et nous, tout gagné.
Il sourit
chaleureusement.
— J’ai, par bonheur, une bonne
nouvelle… La chance de surmonter cette terrible épreuve vous
demeure cependant, Froissart, mon bon. Vous allez vous souvenir des
hauts faits de la FREDE, et vous allez chanter ses louanges au plus
haut des deux ministériels. Une sorte de révélation, en somme.
Suivie d’une conversion. Vous allez, parallèlement à votre campagne
de communication, faire en sorte d’obtenir le doublement en trois
mois – je répète : le doublement – des budgets qui
nous sont alloués mensuellement par votre administration depuis la
création de notre service.
Sénéchal nota, amusé, le sursaut du
fonctionnaire qui esquissa un geste vers le petit accordéon blanc
qui sortait de la poche de sa veste.
— Vous avez dans la pochette de
votre veste tous les éléments de calcul, je les vois d’ici. Je
rentrerai bien entendu, quant à moi, dans mes avances au centime
près, foi d’animal. Et cela dès la fin du troisième mois. Je
louerai ma petite mallette aventure à la FREDE quand elle en aura
besoin. Le contrat de location commence d’ailleurs ce jour. J’en ai
besoin, figurez-vous, de cet outil. Nous allons expédier à vos
seigneurs et maîtres – et surtout à celui auquel vous pensez
tout particulièrement – un courrier saignant, expliquant que
nous avons dû faire appel à des fonds privés internes pour financer
une opération d’intérêt public, et cela devant la carence –
que dis-je l’impéritie – de l’un de nos tuteurs défaillants.
Nous allons nous en plaindre amèrement. On se tournera vers vous.
On s’inquiétera, on vous interrogera plus avant sur vos rapports
mensuels catastrophistes. Sans parler, peut-être, des notes au
ministre… Soyez fort à cet instant, Froissart, sachez trier le bon
grain de l’ivraie lorsque la République, qui est bonne fille, vous
demandera des nouvelles de la FREDE, car nous serons perchés sur
votre épaule.
Sénéchal se leva lentement comme un
homme fatigué, et soupira :
— Froissart, mon ami, la vie a
été bonne pour vous jusqu’alors. Vous êtes un homme d’action, vous
êtes encore jeune, ambitieux comme on sait, et l’avenir radieux
vous sourit, comme à nous tous ici… Eh oui ! Vous aviez
pénétré sans le savoir, en passant notre porte, dans le cercle
enchanté du bonheur ! Nous voilà donc partis tous ensemble
pour une longue et fertile coopération. Quoi de plus beau que des
regards tournés dans la même direction ? Rapportez-nous des
beaux budgets, des budgets bien gras comme nous les
aimons.
Il le regarda
durement.
— En chasse, mon ami, en
chasse ! Taïaut ! taïaut, messire
Froissart !
Dame Pottier, en entrant dans la
pièce, eut l’air de les découvrir tous les
deux.
— Je vous demande pardon,
messieurs. Alors, Sénéchal, ça s’arrange, vos histoires d’argent
avec Monsieur Froissart ?
— Formidablement, chef, nous nous
sommes trouvé des tas de points communs pendant votre absence, dont
un amour immodéré pour la nature et les richesses qu’elle nous
dispense. Malheureusement, l’heure tourne et Monsieur Froissart
doit retourner à d’autres tâches, sans doute plus nobles. Il nous
laisse sa petite machine à calculer afin que nous puissions affiner
notre prévisionnel pour les mois prochains.
Elle sembla
ravie.
— C’est très gentil à vous,
monsieur Froissart. Vous communiquerez mes respectueuses
salutations à Monsieur le directeur de
cabinet.
Elle ajouta en souriant
largement :
— Je dois d’ailleurs le voir
prochainement chez des amis communs.
Froissart la regarda, regarda
Sénéchal, faillit dire quelque chose, puis il détala après avoir
murmuré une vague formule d’adieu. Sénéchal appuya sur la touche de
mise en mémoire de la calculette. Il regarda le total affiché sur
le petit écran vert, et émit un petit
sifflement.
— Vous n’y êtes pas allée de main
morte, chef ! Vous avez encore gonflé le chiffre sur lequel
nous étions tombés d’accord. Pauvre
Froissart !
— Il y a toujours des frais
annexes qui sont oubliés. Vous auriez pu me prévenir que votre
paquet faisait pschitt ! J’ai frôlé
l’attaque.
— Désolé, chef, le côté ludique
de la chose ne vous aura pas échappé, j’espère. Entre nous, je vous
ai trouvée très douée pour l’art dramatique, chef, on n’avait même
pas répété.
— J’ai tout entendu depuis le
bureau de Ravier, j’avais laissé le téléphone ouvert. Vous êtes un
pur salaud sans cœur. Je le savais.
Elle fronça un peu les
sourcils.
— Sincèrement, Sénéchal, d’où
sortez-vous tout ce fric ?
— Hum. Mon héritage de lointains
parents, la vente de mon ancienne maison, les royalties de mon site
internet sur l’environnement. Que sais-je ? Je n’ai pas
toujours travaillé pour des haricots à la FREDE, vous vous
souvenez ? J’avais prévu que ce salopard ne sortirait pas un
sou.
— Vous êtes sacrément joueur,
Sénéchal. Et vous m’avez fait jouer avec vous. Je saurai m’en
souvenir. Comment pouvez-vous être certain qu’il ne va pas aller
raconter ça en haut lieu et qu’il ne va pas tout balancer aux deux
autres ministères ?
— Parce que je détiens vraiment
les documents dont je parlais.
Elle se posta devant lui et lui lança
un regard aigu, en contre-plongée.
— Vous bluffez. Vous aviez
simplement deviné que ce salaud nous descendait en flammes dans ses
rapports mensuels, ce qui était facile à deviner, et qu’il sautait
par-dessus la tête de sa hiérarchie, ce qui me paraissait, quant à
moi, inconcevable, je l’avoue. Depuis quand saviez-vous ça,
Sénéchal ?
— Je bluffe, dites-vous ?
Peut-être, peut-être pas. C’est vous qui voyez, chef. À propos,
vous allez vraiment voir le directeur de cabinet chez des amis
communs ?
Elle lui décocha un sourire mi-figue
mi-raisin. Il trouva qu’elle avait un charme fou lorsqu’elle
arborait cette expression. Cérémonieusement, il lui tendit, en
s’inclinant à la manière japonaise, la petite réglette sur laquelle
on lisait « Epargnez-moi vos sarcasmes » en lettres de
plastique, réglette qu’il tenait depuis un instant cachée derrière
son large dos. Elle la lui prit des mains, la contempla pensivement
une dernière fois, la leva au-dessus de sa tête et, un œil fermé
pour mieux viser, la fit atterrir dans la poubelle à trois mètres
de là.