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Attablés devant une toile cirée dans
un restaurant de Chevreuse, les deux hommes finissaient de
déjeuner. Destouches, tête inclinée sur la poitrine, admirait
silencieusement les motifs de sa cravate qui répliquait à l’infini
des petits poissons dodus à l’expression étonnamment stupide. Il
avait l’air d’un prince désabusé en exil. Sénéchal l’arracha à sa
rêverie.
— Tu as fini de brouter ta
verdure ? Tu veux un caoua ?
— J’ai effectivement terminé
cette robuste salade composée et, oui, je prendrais volontiers une
tasse d’arabica bien torréfié, mon ami. À propos, encore bravo, tu
as avalé environ un kilo de cassoulet en une demi-heure, plus six
huîtres en entrée, plus le fromage ! Je ne parle pas de la
bouteille, dont j’ai pu sauver un verre ou deux pour moi. Il reste
encore la nappe et les couverts… Tu n’as plus
faim ?
Sénéchal passa les pouces derrière ses
bretelles et les fit claquer, puis il se tapa sur les pectoraux,
les doigts largement écartés.
— Un grand corps comme le mien,
faut le nourrir, mon gars. Et puis y a trop de bestioles dans les
prés, faut bien les manger !
— C’est l’évidence
même !
Sénéchal croisa les mains et se pencha
vers son vis-à-vis. Il se fit soudain
persuasif.
— Dis-moi, Cédric, nous sommes
d’accord, tu vas m’aider, n’est-ce pas ? Par exemple en me
prêtant pour expertise les graines, les plantes vertes et la photo
trouvée sur le gamin. Je signerai toutes les paperasses… Il me
faudrait également une copie du film d’horreur que tes archers ont
tourné ce matin dans les bois.
— Et pourquoi ferais-je tout ça,
dis-moi ?
Destouches avait pris son air buté et
boudeur que Sénéchal connaissait bien. C’était un enfant gâté, dans
le fond.
— Pourquoi ? (Le détective
vert commença à compter ostensiblement sur ses doigts :)
Primo parce que tu ne t’en sortiras pas
tout seul. Si c’est ce que je crois, l’affaire nous revient, à nous
autres, les écoflics. Deuzio, si tu ne
le fais pas, tu auras Dame Pottier et ses trois marraines aux
fesses. Troisio, parce que tu es un
homme de l’Ancien Testament, Cédric, le produit d’une longue lignée
de bigots, ton courroux est celui du Juste.
Il écarta ses immenses bras dans une
posture grandiloquente.
— Toute ta vie, tu abattras le
bras d’une terrible vengeance, d’une colère furieuse et impitoyable
sur les hordes impies qui pourchassent et anéantissent les brebis
de Dieu ! Et ton bras vengeur, tu veux l’abattre sur notre
écoflingueur. Excellent pour ton plan de carrière. Et là, t’as
besoin de moi. Et tu le sais !
Destouches écarquilla les yeux d’une
façon comique. Sénéchal remarqua pour la première fois que ses
sourcils prenaient la forme d’un accent circonflexe quasi parfait
lorsqu’il arborait cette expression.
— Voilà comment tu me remercies
de t’avoir appelé ce matin. En essayant de me voler mon
affaire ! Pierre Sénéchal, à quoi fonctionnes-tu ? Toi,
le braconnier devenu garde-chasse ? J’ai toujours eu du mal à
comprendre.
L’enquêteur de la FREDE décocha un
superbe sourire de cinéma à son élégant
vis-à-vis.
— Ne m’insulte pas et ne salis
pas mon glorieux passé. Si un brave garçon comme moi, élevé au
biberon de la science et ancien militant écolo, traque les
puissances sataniques aux côtés d’un dandy bouffeur de
salades – et lesté d’un neuf millimètres de
l’administration –, c’est que le mal a pris de nouvelles
teintes chatoyantes, tirant un peu beaucoup sur le vert, et qu’il
est temps de revoir les règles du jeu… Nos maîtres, là-haut, sur
leur Olympe républicain, ont enfin compris qu’on devait bosser
ensemble, vous, la maison poulaga classique, et nous, les nouveaux
écoflics – appelons-les comme ça une fois pour toutes –
et qu’il fallait nous donner un permis de chasse comme le vôtre.
L’enjeu du combat se situe entre la vie et la mort pour nos
descendants, rien de moins, mon ami.
Destouches prit un air pincé de
rombière.
— N’aurais-tu pas une légère
tendance à l’exagération, mon ami ?
— Ah bon ? Tu as vu le mot
dans les chiottes de ce restau : « Prière de laisser cet
endroit dans l’état où vous l’avez trouvé. » La planète, c’est
pareil !
— Jolie métaphore… Toujours cette
admirable touche d’élégance, Pierre !
— Et j’ajoute aujourd’hui, pour
les générations qui arrivent : « Prière de laisser cet
endroit en meilleur état que celui dans lequel vous l’avez
trouvé. » L’ennui, c’est qu’une bande de salopards a décidé de
vendre l’argenterie de famille en douce, sans rien demander aux
cousins ni aux frangins. Ils veulent gagner au loto tous les jours
en se servant gratuitement dans le supermarché mondial ! Et au
passage ils foutent en l’air les rayonnages. Ce sont tes gosses qui
paieront la casse, vieux Cédric. Le gérant peut pas renouveler les
stocks aussi vite. En plus, ces gars-là passent devant la caisse
avec leur caddy plein à craquer, sans sortir un fifrelin !
Normal, il n’y a personne derrière le comptoir. Et ça, ça sent le
dépôt de bilan à court terme. Mais maintenant va falloir payer,
messieurs !
Il tapa de son énorme main bien à plat
sur la toile cirée devant lui, ce qui manqua de faire lâcher leurs
portables aux deux jeunes commerciaux de la table d’à
côté.
— À la caisse, nom de Dieu !
À la caisse ! Voilà le caissier !
Destouches avait reculé prudemment le
buste vers le dossier de sa chaise.
— Eh bien ! tu me parais
extrêmement remonté ! Allez, calme-toi, veux-tu, je
t’invite !
Son portable personnel se mit à
interpréter La Lettre à Elise. Il
indiqua à son correspondant qu’il serait là dans un quart d’heure
et leva une main blanche et soignée pour demander
l’addition.
Lorsqu’ils arrivèrent sur le lieu du
crime, ils perçurent des bribes de conversation à travers le rideau
d’arbres. Une voix aigrelette
assenait :
— Les mouches à merde, c’est
comme qui dirait des insectes policiers… N’y voyez là aucune
comparaison désobligeante, bien entendu,
messieurs.
Le petit bonhomme chauve du Muséum
spécialisé dans l’entomologie criminelle (à savoir la détermination
de l’heure et de l’endroit exact d’un décès par le prélèvement des
œufs et des larves d’insectes, telles les mouches, sur un cadavre)
était assis devant le microscope binoculaire du camion labo dont il
avait maintenu la porte coulissante ouverte, et il bavardait avec
un groupe de flics. Près de lui, un bloc-notes voisinait avec des
bouteilles de verre soigneusement étiquetées. Les autres flics
s’étaient égaillés et démontaient leurs installations, le corps de
la victime était en route vers la morgue depuis un bon quart
d’heure.
— Je vous remercie d’être venu,
monsieur Morel, dit courtoisement
Destouches.
Le dénommé Morel semblait franchement
se trouver à son affaire dans une forêt, habitat de prédilection de
ses minuscules auxiliaires de justice, ailés ou non. Il était
« sec comme un coup de trique » – selon la métaphore
rurale prisée par Sénéchal – et se tenait perpétuellement
voûté, les omoplates saillantes sous sa désuète veste en tweed trop
longue. Il en avait d’ailleurs retroussé les manches comme un
prestidigitateur sur le point d’exécuter le fameux tour qui a forgé
sa renommée en province. Il paraissait totalement insensible au
froid. Sa tête minuscule était ornée d’une paire de lunettes
énorme. Il dévisagea le chef flic au travers de ses culs de
bouteille comme s’il se tenait à dix mètres de
lui.
— Je tenais à vous donner le
bonjour, capitaine, vu qu’on n’a pas si souvent l’occasion de se
retrouver autour d’un macchab’de cette qualité en pleine
cambrousse, hein ? Ah ! bonjour aussi, monsieur Sénéchal,
vous avez été invité à la petite
sauterie ?
Il oublia soudain ses interlocuteurs
et parut prendre une brusque décision. Il fit passer sa cravate
élimée par-dessus son épaule gauche et plongea tête la première
dans les optiques de son instrument. Après quoi, il émit une suite
de « tut-tut-tut », de « mmmm » et de
« tiens tiens tiens » perplexes. Il termina par un
« ha tiens ! » sonore puis il leva les yeux au ciel
en ouvrant la bouche comme un plongeur qui termine une longue
apnée.
— Tout va bien, monsieur
Morel ? s’inquiéta le capitaine.
L’autre sembla perdu un instant dans
sa rêverie, la bouche toujours ouverte.
— Hein ? sissisisisi, ça va,
ça va, mais là, y a souci, hein ? Y a un sacré bordel chez
vous… ou chez moi… Ou alors… Attendez, on va tout recommencer, y a
un truc, là, que je comprends pas… On est bien en
Ile-de-France ?
Il se remit à farfouiller dans ses
notes comme s’il y cherchait la réponse. Puis il déclara à la
cantonade qu’il les rappellerait tous après avoir vérifié une
certaine chose dans son propre labo. Enfin il rassembla son
matériel et le rangea soigneusement en silence, au grand dam des
flics qui attendaient comme au spectacle une démonstration
éblouissante des curieux talents du scientifique et qui finirent,
déçus, par s’éloigner à pas lents.
— Le gosse a été sérieusement
sonné, dit Destouches. C’est la première fois qu’il voit un mort,
et celui-là était bien… avancé, n’est-ce pas ? Nous ne pouvons
rien lui reprocher, à part sa petite récolte, que nous avons
confisquée. Il prétend qu’il récoltait les psyto machins dans le
cadre de ses études… Je connais la chanson ! Quoi qu’il en
soit, nous sommes presque obligés de le remercier et de présenter
des excuses à ses parents pour lui avoir fait prendre un coup de
froid. Il n’a aucun casier, il n’a même jamais grillé un stop à
mobylette. Je ferme les yeux sur les champignons. Pour l’instant.
Mais nous le gardons à l’œil !
— Et qu’est-ce qu’il fait dans la
vie, ce mignon ? demanda Pierre
Sénéchal.
— Un DEUG de biologie, si je ne
m’abuse. Il suit des études de pharmacie, comme son géniteur, qui
est devenu apothicaire. Pourquoi ?
— Pour rien, mon bon Cédric,
j’essaie de comprendre le sens caché de l’existence et tout ça,
quoi, tu vois ?
Cette nuit-là, Pierre Sénéchal fit un
curieux rêve. Il erre en pleine nuit dans un immense champ de maïs
éclairé par la lune. Les feuilles des plantes bougent en provoquant
un bruit étrange, métallique… Il ne peut pas voir derrière la
barrière végétale bien plus haute que lui, mais il entend des
chuchotements qui se dirigent vers lui… Il prend peur et se met à
courir à travers les hautes tiges, s’apercevant que chaque épi est
une minuscule tête humaine dont les yeux féroces suivent sa course
de plus en plus lente, de plus en plus difficile. Les chuchotements
se rapprochent. Soudain, il perçoit à quelques pas derrière lui une
clameur stridente qui l’arrache au rêve, couvert de
transpiration…
Ses oreilles bourdonnaient et il
tâtonna pour allumer la lampe de chevet.
— Ah, la vache ! jura-t-il à
voix basse pour ne pas réveiller sa compagne endormie sur le lit en
position fœtale, serrant tendrement contre elle un oreiller, ses
cheveux bouclés répandus sur les draps
blancs.
L’œil vague, il admira un instant les
longues jambes perpétuellement bronzées de la métisse et,
repoussant doucement la couette, se dirigea vers la cuisine tel un
grand automate habillé d’un pyjama. Il s’y prépara du café fort,
posa son bol fumant sur la tablette à côté de son ordinateur et
glissa un CD de cryptage dans la boîte magique. Puis il commença à
taper un rapport pour Dame Pottier. Plus tard, il eut un frisson et
remit une bûche dans la cheminée.
Dehors, dans la nuit froide, un hibou
négocia un virage serré à la verticale du moulin normand de Pierre
Sénéchal, dans un silence absolu.
L’écoflic passa par la petite porte
latérale qui lui évitait de traverser le rez-de-chaussée du
ministère de l’Environnement. Il introduisit son badge dans la
discrète serrure électronique et la porte grise écaillée
s’entrebâilla en grinçant, dévoilant partiellement une volée de
marches en béton qui aboutissait à la première pièce, le sas de la
section 17, une alcôve munie d’un soupirail donnant sur la rue
et permettant d’apercevoir fugacement les pieds des passants
pressés. Une seconde porte du même gris industriel lui fit face,
cette fois elle était décorée d’une plaque réfléchissante à hauteur
des yeux. En dessous, une étiquette indiquait en lettres
minuscules : « FREDE », sans plus de commentaires.
Il recommença la même manœuvre et pénétra dans un étroit corridor
sombre où un petit malin avait gribouillé au pinceau, sur le mur de
gauche : « Vous qui entrez ici, perdez toute
espérance. » Quelqu’un de moins pessimiste avait vainement
tenté d’effacer le tag, mutilant une lettre et la barre d’un T,
mais n’avait réussi qu’à incruster le texte plus profondément dans
le ciment.
Longeant un premier couloir éclairé
chichement par une rangée de néons déglingués pendouillant
tristement du plafond, Sénéchal accéléra l’allure pour dépasser le
vaste bureau vitré dans lequel régnait la chef suprême de la FREDE,
Ghislaine Pottier, fonctionnaire en charge des destinées de la
brigade 17.
Il coula lâchement un regard en biais
à travers la vitre, vit la longue table de travail inoccupée, sur
laquelle une tasse de thé et une thermos remplie du même breuvage
paraissaient attendre des convives qui ne viendraient jamais,
s’amusa de voir que les chaises destinées aux réunions étaient
soigneusement empilées au fond de la pièce et faillit percuter de
plein fouet une femme minuscule qui semblait surgie de nulle
part.
— Dites donc, Sénéchal, ne foncez
pas comme un dingue dans les couloirs, vous avez failli
m’écraser !
Le détective prit un air de contrition
absolue.
— Oh ! chef vénérée, j’ai
failli commettre l’irréparable. Soyez sûre que si je vous avais
retrouvée collée sous une de mes bottes, je vous aurais fait
édifier un mausolée avec relève de la garde, et tout et
tout…
— Un mausolée ! Vous ne
regardez jamais à la dépense, hein ?
— Un tout petit mausolée, certes,
chef vénérée, mais c’est l’intention qui compte,
non ?
— À propos de dépenses,
j’aimerais qu’on parle un peu de vos notes de frais, un de ces
jours… Dites donc, vous avez l’air coupable. Vous avez fait une
connerie, Sénéchal ?
Elle le toisait en contre-plongée du
haut de son mètre soixante, et ses yeux noirs faisaient penser à
ceux d’une souris de dessin animé. Elle était si parfaitement
proportionnée qu’il était difficile, de loin, de s’apercevoir
qu’elle était petite. Il la regarda, tête penchée, comme un gosse
qui observe un insecte.
— Mon âme est sereine. Tel
l’Indien navajo, mon unique préoccupation dans l’existence est de
marcher dans la beauté… Joli collier,
chef !
— Fi donc, vil flagorneur !
Venez donc prendre le thé dans mon bureau dans une petite heure,
nous papoterons d’un truc qui vous intéresse de près autour d’un
gâteau sec. À bientôt, détective !
Elle le dépassa vivement pour
s’engouffrer dans ledit bureau, dont elle referma soigneusement la
porte. Sénéchal se remettait en marche lorsqu’il entendit celle-ci
s’ouvrir de nouveau derrière lui. Il se retourna. La petite femme
passait la tête par le chambranle. Son regard s’arrêta sur les
pieds de Sénéchal.
— Vous serait-il loisible
d’enlever vos bottes crottées quand vous venez au bureau, au cas où
vous auriez marché dans autre chose que de la beauté ? À tout
à l’heure.
La porte se referma, cette fois plus
sèchement. Sénéchal se remit en route d’un pas impérial, un mince
sourire aux lèvres.
— » Vous serait-il
loisible » ! Mais certes ! Oui da,
madame.
Il traversa la rangée de bureaux
vitrés, faisant au passage de brefs signes de sa grande main à ses
collègues, qui levaient les yeux de leurs ordinateurs en apercevant
sa haute silhouette, puis lui rendaient son salut, excepté Raul,
qui semblait perdu dans la contemplation de son écran et ne le vit
pas.
Sénéchal savait, comme toute la petite
communauté de la FREDE, que l’invitation à la cérémonie du thé
constituait une convocation en bonne et due forme et que nul n’y
avait jamais dérogé sans s’attirer les foudres de Dame Pottier. Ces
foudres, redoutées par l’ensemble de la brigade pour leur intensité
et leur durée, s’accompagnaient (selon lui) d’émissions de laves,
de nuées ardentes et de fumerolles méphitiques dont on percevait
(toujours selon lui) les lueurs et les grondements assourdis dans
la maison durant une bonne semaine. Ces manifestations telluriques
étaient généralement suivies d’actes de contrition de la part des
victimes de la tragédie, et des offrandes expiatoires, du type
gâteaux anglais ou thé parfumé, étaient déposées sur le bureau
directorial dans l’espoir d’apaiser le courroux de la minuscule
déesse. Celle-ci accordait alors, après un laps de temps
soigneusement évalué, un pardon général du bout des
lèvres.
Serge Méjaville, alias Lucrèce,
chimiste de la FREDE (Laboratoire A, ministère de l’Environnement,
premier sous-sol, Entrée interdite au personnel ne dépendant pas du
service concerné), avait hérité de ce surnom un peu potache en
raison de sa connaissance approfondie des molécules que la nature
et la chimie tenaient à la disposition des hommes pour occire leurs
semblables et, de manière générale, tout ce qui
bougeait.
Il avait quitté le Centre national de
la recherche scientifique pour des raisons demeurées obscures
(raisons qui, selon certains, n’étaient pas sans rapport avec des
publications scientifiques issues de son labo et rédigées de sa
main potelée, mais que d’autres se seraient attribuées), et avait
mis ses talents au service de la Loi et de l’Ordre, emportant avec
lui la plus grande partie de ses travaux, dont le fer de lance
était un logiciel de reconnaissance quasi instantanée de plus de
deux cents types de poisons de toutes
origines.
Selon lui, la chose était d’un emploi
très aisé. Il suffisait, à l’entendre, de s’équiper d’un
spectromètre de masse couplé à une unité de chromatographie en
phase liquide, et de faire un peu de place dans le
salon.
C’était un gros petit homme
cinquantenaire au visage fatigué, au cheveu gris et rebelle,
d’apparence paisible et réfléchie. Il possédait cette légèreté
d’allure propre aux hommes de sa corpulence. Pratiquant une rare
courtoisie en société, il dissimulait sous son haut front une vaste
connaissance de la noirceur de l’âme
humaine.
Cultivant de façon à peine consciente
une courte silhouette hitchcockienne, il était vêtu la plupart du
temps d’un costume noir sur chemise blanche que tendait sa brioche
de gourmand. L’ensemble était rehaussé d’un nœud papillon coloré
dont il possédait une impressionnante collection dans des boîtes
réservées d’ordinaire à l’exposition des lépidoptères
tropicaux.
Pour l’instant, cette tenue était
dissimulée par une blouse blanche maculée de taches multicolores à
demi effacées par les lavages successifs, paraissant figurer une
mystérieuse constellation.
Armé d’un chiffon, le petit chimiste
briquait des pièces nickelées extraites d’une large machine d’un
vert industriel, posée devant lui, et dont le ventre ouvert
laissait entrevoir tuyaux translucides, fils électriques et
circuits imprimés. Il sursauta quand la porte du laboratoire
s’ouvrit en grand, un mince tube s’échappa de ses doigts boudinés
et tinta sur le sol. Il jura entre ses
dents.
Sénéchal demanda, d’une voix de
stentor :
— Je te dérange pas, là ? Tu
parles tout seul ?
Lucrèce
soupira.
— Pierre… Tous les gens – je
dis bien tous les gens – frappent à la porte avant de rentrer
dans ce labo. Je viens…
— Qu’est-ce que tu fabriques avec
ce machin ? Tu fais la vidange ?
— J’entretiens le matériel de
précision de l’administration… Mais je viens de
perdre…
Le grand détective fit un geste
apaisant :
— Bon, bon, je veux pas te
déranger. Je te laisse à tes préoccupations
laborantines…
— L’unique préoccupation d’un
laborantin, mon ami, c’est de trouver un emplacement propre sur sa
blouse pour s’essuyer les mains… Cela dit, fais bien attention, je
viens de laisser tomber…
— Tchao, Lucrèce ! Je
t’appelle bientôt.
Sénéchal fit un ample demi-tour quasi
militaire, referma la porte derrière lui et repartit d’un pas vif
dans le couloir, en sifflotant.