28

 

 

Le docteur Panatopoulos tendait son vieux museau mi-sérieux mi-facétieux vers l’écoflic. Il portait costume et cravate sous une blouse élimée et maculée de taches de diverses couleurs. Une rangée de stylos dépassait de sa poche de poitrine. Ses yeux noirs pétillaient sous des lunettes à fines montures et Sénéchal lui trouva un air de notable de province, à mi-chemin entre le vénérable notaire de la famille et le bon oncle qui va acheter des gâteaux après la messe pour ses gentils neveux. Il possédait de plus une vivacité levantine rehaussée d’une voix rocailleuse et d’un léger roulement des « r » qui plurent immédiatement au détective. À intervalles réguliers, il plaquait sur son crâne sa tignasse grise clairsemée, dans un noble geste de tête, évoquant un chef d’orchestre qui se prépare à attaquer l’ouverture d’une symphonie particulièrement ardue. Ses énormes sourcils étaient sans cesse en mouvement.

Il eut un bref sourire qui révéla une dent supérieure un peu ébréchée et gratifia l’écoflic d’une poignée de main franche et robuste.

— Monsieur Sénéchal, c’est ça ? La FREDE, c’est ça ? On ne peut qu’approuver. Notre vieille planète en bave assez avec tous les loustics qui se sont installés dessus. On est très heureux de vous connaître. Le capitaine Destouches nous a beaucoup parlé de vous… (Il fit une pause.) On voulait dire en bien…

Sénéchal rigola.

— La chose est tellement rare qu’il convient de la relever.

Panatopoulos sourit à nouveau. Il avait un sourire contagieux.

— Félicitations pour le choix de vos bretelles… Superbes ! C’est la première fois pour vous, monsieur Sénéchal ?

— Qu’est-ce qui est la première fois, docteur ?

— C’est la première fois que vous venez dans notre service ?

— Oui, mais à vrai dire…

— Bon, bon, on va y aller. On va même y aller vite, on ne va pas vous faire le grand jeu, on sait que c’est un exercice contraignant pour les… novices. On va faire sortir notre client du frigo… À propos, ce n’est pas la Criminelle qui devrait mener l’enquête ?

Il n’attendit pas la réponse et se mit en marche d’un pas vif et assuré. Sénéchal le suivit à grandes enjambées dans un couloir interminable éclairé par des néons blafards. Une grande fille noire poussant devant elle un chariot aux roulettes couinantes et recouvert d’un drap les croisa et leur fit un sourire éclatant. Ses dreadlocks s’agitaient au rythme de son pas. Sénéchal préféra ne pas regarder ce qu’il y avait sur le chariot. Le drap était manifestement occupé.

Le légiste continuait :

— Le modus operandi est extrêmement curieux, il faut avouer… Ce fusil déguisé en branche… Très exotique… Dommage qu’on n’ait pas pu venir sur place, ça nous aurait intéressés. On croit savoir que vous avez appelé Morel. Vous avez bien fait, Morel est très bon dans son domaine.

Il battit soudain des mains comme s’il s’apprêtait à prendre son envol dans le couloir.

— Bzz, Bzz… Ses petites mouches lui cafardent tout, à Morel, ou presque.

Il appuya d’un coup sec sur le bouton d’un vaste ascenseur dont les portes s’ouvrirent immédiatement. Une odeur de formol saisit Sénéchal à la gorge. Deux étages plus bas, les portes s’ouvrirent de nouveau et un autre couloir apparut, aussi mal éclairé que celui du rez-de-chaussée. Arrivé au bout, le toubib poussa des portes battantes et ils se retrouvèrent dans une pièce entièrement peinte d’un vert clair maladif.

Sous de grosses lampes rondes qui lui parurent semblables à celles des dentistes, Sénéchal vit six longues tables chromées aux bords rehaussés, séparées par des travées et fixées solidement au sol. Une desserte roulante était disposée à côté de chacune d’entre elles. Il remarqua la gouttière ménagée dans la surface chromée de celles-ci et la sorte de pomme de douche accrochée sur le côté, le tuyau pendant. Panatopoulos dit :

— On va demander qu’on l’amène, votre gus, attendez-nous là une seconde.

Il disparut au fond par une autre porte battante. Il revint peu après en sifflotant, les mains dans les poches de sa blouse.

— Ils vont l’amener. Il est à l’étage au-dessus. On a fait faire une radio de la main de votre bonhomme, pour essayer de voir pourquoi on a coupé le doigt de ce type… Et avec quoi.

Il leva la tête et replaqua vivement sa tignasse grise sur son crâne largement dégarni par endroits.

Deux hommes en blouse blanche apparurent en poussant un chariot sur lequel était posé un long sac plastique noir. Ils empoignèrent le sac par ses extrémités et le firent glisser jusqu’à une des tables chromées. Puis ils repartirent avec leur engin. Panatopoulos fit coulisser la fermeture Eclair du sac plastique et se recula comme pour laisser l’odeur qui se dégageait s’élever au-dessus de lui.

Ce que vit Sénéchal lui hérissa les cheveux sur la nuque. Le cadavre nu et blême lui sembla avoir été saccagé par le scalpel, l’œil morne le contemplait de la même manière qu’il l’avait déjà contemplé dans la forêt, lorsqu’il était entouré de flics. Mais au-dessus de cet œil il n’v avait plus rien. Le crâne avait été scié bien proprement à quelques centimètres des sourcils. Toute la calotte crânienne avait été enlevée. La cage thoracique avait été ouverte, les côtes sciées également.

Il respira un grand coup (ce qui produisit l’inverse de l’effet recherché, l’odeur envahissant ses narines), et il se dépêcha de penser à quelque chose d’autre sans y parvenir vraiment. Son esprit se fixa sur une toile de Rembrandt qui l’avait toujours particulièrement frappé et qui s’intitulait – lui sembla-t-il à cet instant

 – La Leçon d’anatomie du professeur Tulip. On y voyait, dans la lumière si particulière du peintre, un groupe de personnages en costume noir, portant fraises et chapeaux pointus, absorbés par l’observation d’un cadavre écorché qui occupait tout le centre du tableau, un homme âgé, barbu et moustachu, leur montrait quelque chose sur le cadavre, semblable à un quartier de viande tout droit sorti de chez l’équarrisseur. C’était le cours d’anatomie post mortem que donnait l’ancêtre hollandais de Panatopoulos le Grec. La pièce tourna un peu autour de l’écoflic qui fit un effort pour se concentrer. Le légiste à ses côtés était en train de lui parler, mais il ne l’entendait pas.

—… tenir le coup.

— Hein ? s’exclama Sénéchal.

— Hého ! On vous demandait si vous alliez tenir le coup, monsieur Sénéchal. Vous connaissez peut-être le protocole d’un examen médico-légal… En gros, la température tombe en moyenne d’un degré par heure, les taches vertes abdominales sont visibles à partir de la trente-sixième heure, la rigidité cadavérique est fixée aux quatre membres au bout de huit heures… S’il y a un suspect, on va affiner l’heure de la mort par le dosage du potassium de l’humeur vitrée des yeux. C’est ce qu’on a fait pour ce gars-là, bien qu’il lui manque un œil… Pour votre information, les yeux d’une personne décédée se voilent au bout de six heures. On a donc estimé la mort entre seize et dix-huit heures. À propos d’œil, saviez-vous qu’au sens étymologique grec, l’autopsie est l’acte de voir par ses propres yeux ?

— J’ignorais… Je…

— Héhé, vous voyez, vous ne serez pas venu pour rien, monsieur Sénéchal. En fait, on bavarde parce qu’on voit bien que vous en avez besoin, là, tout de suite… Alors, ça va mieux ? Bon, examinons ce gaillard.

Il prit sur la desserte roulante une grande enveloppe d’où il sortit des radiographies ainsi que des photographies agrandies.

— Comme vous l’avez constaté, on a ouvert pour voir de nos propres yeux ce que le gars avait dans le buffet, et on a aussi ouvert la boîte crânienne pour mettre ce qui restait du cerveau de côté. Le crâne humain est un fruit à noyau… Donc, fracas crânien par arme à feu, comme on s’en doutait. Mais on a noté que ce qu’il restait de son cerveau présentait cette odeur particulière des types qui ont bu de l’alcool avant de mourir. Même après deux jours, même s’il n’y a plus de traces dans le sang, le cerveau des individus qui ont bu répand une odeur particulière… Où a-t-il bu, s’est-il donné du courage pour son rendez-vous en s’envoyant un verre ou deux, a-t-il bu un coup avec son assassin ? Etait-il alcoolique chronique ? Je ne crois pas, son foie avait l’air normal… On serait vous, on irait faire le tour des débits de boisson dans le patelin où vous l’avez trouvé. Mais on croit savoir que la gendarmerie a mené son enquête, non ? Monsieur Sénéchal ?

Le visage de Sénéchal commençait à prendre une couleur terreuse que le docteur connaissait bien chez ses visiteurs « de la première fois ». Le détective grommela d’une voix pâteuse :

— Je crois que je vais être malade, docteur.

— Un grand gaillard comme vous ? Curieux… À tout hasard, les toilettes sont de ce côté. Penchez-vous bien en avant. Pour ne pas vous salir…

Il fouilla dans sa poche de blouse et en sortit un petit pot rond en verre qu’il tendit au détective.

— Tenez, collez-vous un peu de camphre en pommade sous le nez, ça masque l’odeur… Sur les bras, pas de lésion de défense ou d’empoignade. Normalement, quand un bras a été enserré par un tiers, il reste des hématomes. Donc il n’y a pas eu de bagarre, il a été tiré par surprise, pensons-nous… Bien, comme on vous l’a dit, on a vérifié la coupe du doigt, elle est nette et sans bavure. Alors, nous direz-vous, pourquoi lui couper le doigt ? Parce qu’il s’agit peut-être d’un acte symbolique. Une amputation qui consiste à prélever un morceau de chair à son ennemi…

— Comme Shylock.

— Comment ? Ah oui, le marchand de Venise, la livre de chair… C’est bien d’aimer Shakespeare… Bon. L’amputation n’a pas été effectuée à l’aide d’un couteau. Il n’est pas facile de couper le doigt d’un type, savez-vous ! Examinez cette radio et ces photos : il y a eu écrasement des os et du bord de la plaie. L’amputation a été réalisée avec une pince coupante ou un outil de ce genre… Qu’en déduiriez-vous, monsieur Sénéchal ?

— Que l’assassin avait prévu de couper le doigt de sa victime après l’avoir tuée. J’en déduis qu’on a tendu un piège à ce type… L’assassin a apporté l’outil avec lui, vu que je n’ai pas aperçu de quincaillerie ou de supérette ce jour-là en pleine forêt. Et il n’aurait pas été assez idiot pour en acheter un en ville, vu la façon dont il a préparé son coup.

— Excellent, monsieur Sénéchal. On n’est pas très versé dans le domaine des déments, bien qu’on ait vu beaucoup de choses ici qui étaient le résultat des actes de barbarie de détraqués divers. Tout cela est vieux comme le monde, c’est vieux comme la sorcellerie.

— Docteur, est-ce que je peux sortir, maintenant ? Je crois que je ne m’y fais pas !

— Bien sûr, excusez-nous, on vit dans un monde à part et on ne s’aperçoit plus que notre job est tellement, tellement particulier… On s’est habitué à ces atrocités… Le pauvre homme, le pauvre diable, regardez-le maintenant.

Il se tut soudain et scruta Sénéchal quelques secondes d’un air à la fois étonné et inquisiteur.

— Vous devez posséder une sorte de charme, comme on dit à la campagne, ou un talent tout à fait spécial, monsieur Sénéchal, pour qu’on vous parle comme ça. Une vieille bête comme moi… Vous devez être un très bon enquêteur. Vous avez l’art de faire se déboutonner les gens sans prononcer un mot vous-même. Félicitations.

— Je n’y suis pour rien, docteur, j’aimerais m’en aller, maintenant.

Le docteur avait enfoncé les mains dans ses poches de blouse et fixait le sac de plastique noir sur la table.

— Ce que vous avez pu voir ici aujourd’hui, cher monsieur, ce sont quelques échantillons de la misère incommensurable des humains. Ne vous en faites pas, la prochaine fois, ça ira mieux, on finit par s’habituer. Et en même temps on ne s’habitue jamais… Drôle de truc… C’est pas tous les jours dimanche dans notre petite usine… Allez, filez, on espère qu’on a pu vous rendre service, nous rendre service à tous. Et saluez le fringant Destouches de notre part… Au fait, cet homme a des origines asiatiques, bien que ça ne se voie pas.

— Destouches ? Je l’ignorais…

— Mais non, ce type-là, devant vous !

— Ah, pardon ! Comment le savez-vous ?

— Facile… Les Européens ont le palais parabolique, les Asiatiques ont un crâne plus rond et un front bombé, et des incisives creusées en pelle. Notre homme n’a pas le palais parabolique et il a les incisives bien creusées en pelle.
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