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Le docteur Panatopoulos tendait son
vieux museau mi-sérieux mi-facétieux vers l’écoflic. Il portait
costume et cravate sous une blouse élimée et maculée de taches de
diverses couleurs. Une rangée de stylos dépassait de sa poche de
poitrine. Ses yeux noirs pétillaient sous des lunettes à fines
montures et Sénéchal lui trouva un air de notable de province, à
mi-chemin entre le vénérable notaire de la famille et le bon oncle
qui va acheter des gâteaux après la messe pour ses gentils neveux.
Il possédait de plus une vivacité levantine rehaussée d’une voix
rocailleuse et d’un léger roulement des « r » qui plurent
immédiatement au détective. À intervalles réguliers, il plaquait
sur son crâne sa tignasse grise clairsemée, dans un noble geste de
tête, évoquant un chef d’orchestre qui se prépare à attaquer
l’ouverture d’une symphonie particulièrement ardue. Ses énormes
sourcils étaient sans cesse en mouvement.
Il eut un bref sourire qui révéla une
dent supérieure un peu ébréchée et gratifia l’écoflic d’une poignée
de main franche et robuste.
— Monsieur Sénéchal, c’est
ça ? La FREDE, c’est ça ? On ne peut qu’approuver. Notre
vieille planète en bave assez avec tous les loustics qui se sont
installés dessus. On est très heureux de vous connaître. Le
capitaine Destouches nous a beaucoup parlé de vous… (Il fit une
pause.) On voulait dire en bien…
Sénéchal
rigola.
— La chose est tellement rare
qu’il convient de la relever.
Panatopoulos sourit à nouveau. Il
avait un sourire contagieux.
— Félicitations pour le choix de
vos bretelles… Superbes ! C’est la première fois pour vous,
monsieur Sénéchal ?
— Qu’est-ce qui est la première
fois, docteur ?
— C’est la première fois que vous
venez dans notre service ?
— Oui, mais à vrai
dire…
— Bon, bon, on va y aller. On va
même y aller vite, on ne va pas vous faire le grand jeu, on sait
que c’est un exercice contraignant pour les… novices. On va faire
sortir notre client du frigo… À propos, ce n’est pas la Criminelle
qui devrait mener l’enquête ?
Il n’attendit pas la réponse et se mit
en marche d’un pas vif et assuré. Sénéchal le suivit à grandes
enjambées dans un couloir interminable éclairé par des néons
blafards. Une grande fille noire poussant devant elle un chariot
aux roulettes couinantes et recouvert d’un drap les croisa et leur
fit un sourire éclatant. Ses dreadlocks s’agitaient au rythme de
son pas. Sénéchal préféra ne pas regarder ce qu’il y avait sur le
chariot. Le drap était manifestement
occupé.
Le légiste
continuait :
— Le modus
operandi est extrêmement curieux, il faut avouer… Ce fusil
déguisé en branche… Très exotique… Dommage qu’on n’ait pas pu venir
sur place, ça nous aurait intéressés. On croit savoir que vous avez
appelé Morel. Vous avez bien fait, Morel est très bon dans son
domaine.
Il battit soudain des mains comme s’il
s’apprêtait à prendre son envol dans le
couloir.
— Bzz, Bzz… Ses petites mouches
lui cafardent tout, à Morel, ou presque.
Il appuya d’un coup sec sur le bouton
d’un vaste ascenseur dont les portes s’ouvrirent immédiatement. Une
odeur de formol saisit Sénéchal à la gorge. Deux étages plus bas,
les portes s’ouvrirent de nouveau et un autre couloir apparut,
aussi mal éclairé que celui du rez-de-chaussée. Arrivé au bout, le
toubib poussa des portes battantes et ils se retrouvèrent dans une
pièce entièrement peinte d’un vert clair
maladif.
Sous de grosses lampes rondes qui lui
parurent semblables à celles des dentistes, Sénéchal vit six
longues tables chromées aux bords rehaussés, séparées par des
travées et fixées solidement au sol. Une desserte roulante était
disposée à côté de chacune d’entre elles. Il remarqua la gouttière
ménagée dans la surface chromée de celles-ci et la sorte de pomme
de douche accrochée sur le côté, le tuyau pendant. Panatopoulos
dit :
— On va demander qu’on l’amène,
votre gus, attendez-nous là une seconde.
Il disparut au fond par une autre
porte battante. Il revint peu après en sifflotant, les mains dans
les poches de sa blouse.
— Ils vont l’amener. Il est à
l’étage au-dessus. On a fait faire une radio de la main de votre
bonhomme, pour essayer de voir pourquoi on a coupé le doigt de ce
type… Et avec quoi.
Il leva la tête et replaqua vivement
sa tignasse grise sur son crâne largement dégarni par
endroits.
Deux hommes en blouse blanche
apparurent en poussant un chariot sur lequel était posé un long sac
plastique noir. Ils empoignèrent le sac par ses extrémités et le
firent glisser jusqu’à une des tables chromées. Puis ils
repartirent avec leur engin. Panatopoulos fit coulisser la
fermeture Eclair du sac plastique et se recula comme pour laisser
l’odeur qui se dégageait s’élever au-dessus de
lui.
Ce que vit Sénéchal lui hérissa les
cheveux sur la nuque. Le cadavre nu et blême lui sembla avoir été
saccagé par le scalpel, l’œil morne le contemplait de la même
manière qu’il l’avait déjà contemplé dans la forêt, lorsqu’il était
entouré de flics. Mais au-dessus de cet œil il n’v avait plus rien.
Le crâne avait été scié bien proprement à quelques centimètres des
sourcils. Toute la calotte crânienne avait été enlevée. La cage
thoracique avait été ouverte, les côtes sciées
également.
Il respira un grand coup (ce qui
produisit l’inverse de l’effet recherché, l’odeur envahissant ses
narines), et il se dépêcha de penser à quelque chose d’autre sans y
parvenir vraiment. Son esprit se fixa sur une toile de Rembrandt
qui l’avait toujours particulièrement frappé et qui
s’intitulait – lui sembla-t-il à cet
instant
– La Leçon
d’anatomie du professeur Tulip. On y voyait, dans la lumière
si particulière du peintre, un groupe de personnages en costume
noir, portant fraises et chapeaux pointus, absorbés par
l’observation d’un cadavre écorché qui occupait tout le centre du
tableau, un homme âgé, barbu et moustachu, leur montrait quelque
chose sur le cadavre, semblable à un quartier de viande tout droit
sorti de chez l’équarrisseur. C’était le cours d’anatomie post
mortem que donnait l’ancêtre hollandais de Panatopoulos le Grec. La
pièce tourna un peu autour de l’écoflic qui fit un effort pour se
concentrer. Le légiste à ses côtés était en train de lui parler,
mais il ne l’entendait pas.
—… tenir le
coup.
— Hein ? s’exclama
Sénéchal.
— Hého ! On vous demandait
si vous alliez tenir le coup, monsieur Sénéchal. Vous connaissez
peut-être le protocole d’un examen médico-légal… En gros, la
température tombe en moyenne d’un degré par heure, les taches
vertes abdominales sont visibles à partir de la trente-sixième
heure, la rigidité cadavérique est fixée aux quatre membres au bout
de huit heures… S’il y a un suspect, on va affiner l’heure de la
mort par le dosage du potassium de l’humeur vitrée des yeux. C’est
ce qu’on a fait pour ce gars-là, bien qu’il lui manque un œil… Pour
votre information, les yeux d’une personne décédée se voilent au
bout de six heures. On a donc estimé la mort entre seize et
dix-huit heures. À propos d’œil, saviez-vous qu’au sens
étymologique grec, l’autopsie est l’acte de voir par ses propres
yeux ?
— J’ignorais…
Je…
— Héhé, vous voyez, vous ne serez
pas venu pour rien, monsieur Sénéchal. En fait, on bavarde parce
qu’on voit bien que vous en avez besoin, là, tout de suite… Alors,
ça va mieux ? Bon, examinons ce
gaillard.
Il prit sur la desserte roulante une
grande enveloppe d’où il sortit des radiographies ainsi que des
photographies agrandies.
— Comme vous l’avez constaté, on
a ouvert pour voir de nos propres yeux ce que le gars avait dans le
buffet, et on a aussi ouvert la boîte crânienne pour mettre ce qui
restait du cerveau de côté. Le crâne humain est un fruit à noyau…
Donc, fracas crânien par arme à feu, comme on s’en doutait. Mais on
a noté que ce qu’il restait de son cerveau présentait cette odeur
particulière des types qui ont bu de l’alcool avant de mourir. Même
après deux jours, même s’il n’y a plus de traces dans le sang, le
cerveau des individus qui ont bu répand une odeur particulière… Où
a-t-il bu, s’est-il donné du courage pour son rendez-vous en
s’envoyant un verre ou deux, a-t-il bu un coup avec son
assassin ? Etait-il alcoolique chronique ? Je ne crois
pas, son foie avait l’air normal… On serait vous, on irait faire le
tour des débits de boisson dans le patelin où vous l’avez trouvé.
Mais on croit savoir que la gendarmerie a mené son enquête,
non ? Monsieur Sénéchal ?
Le visage de Sénéchal commençait à
prendre une couleur terreuse que le docteur connaissait bien chez
ses visiteurs « de la première fois ». Le détective
grommela d’une voix pâteuse :
— Je crois que je vais être
malade, docteur.
— Un grand gaillard comme
vous ? Curieux… À tout hasard, les toilettes sont de ce côté.
Penchez-vous bien en avant. Pour ne pas vous
salir…
Il fouilla dans sa poche de blouse et
en sortit un petit pot rond en verre qu’il tendit au
détective.
— Tenez, collez-vous un peu de
camphre en pommade sous le nez, ça masque l’odeur… Sur les bras,
pas de lésion de défense ou d’empoignade. Normalement, quand un
bras a été enserré par un tiers, il reste des hématomes. Donc il
n’y a pas eu de bagarre, il a été tiré par surprise, pensons-nous…
Bien, comme on vous l’a dit, on a vérifié la coupe du doigt, elle
est nette et sans bavure. Alors, nous direz-vous, pourquoi lui
couper le doigt ? Parce qu’il s’agit peut-être d’un acte
symbolique. Une amputation qui consiste à prélever un morceau de
chair à son ennemi…
— Comme
Shylock.
— Comment ? Ah oui, le
marchand de Venise, la livre de chair… C’est bien d’aimer
Shakespeare… Bon. L’amputation n’a pas été effectuée à l’aide d’un
couteau. Il n’est pas facile de couper le doigt d’un type,
savez-vous ! Examinez cette radio et ces photos : il y a
eu écrasement des os et du bord de la plaie. L’amputation a été
réalisée avec une pince coupante ou un outil de ce genre… Qu’en
déduiriez-vous, monsieur Sénéchal ?
— Que l’assassin avait prévu de
couper le doigt de sa victime après l’avoir tuée. J’en déduis qu’on
a tendu un piège à ce type… L’assassin a apporté l’outil avec lui,
vu que je n’ai pas aperçu de quincaillerie ou de supérette ce
jour-là en pleine forêt. Et il n’aurait pas été assez idiot pour en
acheter un en ville, vu la façon dont il a préparé son
coup.
— Excellent, monsieur Sénéchal.
On n’est pas très versé dans le domaine des déments, bien qu’on ait
vu beaucoup de choses ici qui étaient le résultat des actes de
barbarie de détraqués divers. Tout cela est vieux comme le monde,
c’est vieux comme la sorcellerie.
— Docteur, est-ce que je peux
sortir, maintenant ? Je crois que je ne m’y fais
pas !
— Bien sûr, excusez-nous, on vit
dans un monde à part et on ne s’aperçoit plus que notre job est
tellement, tellement particulier… On s’est habitué à ces atrocités…
Le pauvre homme, le pauvre diable, regardez-le
maintenant.
Il se tut soudain et scruta Sénéchal
quelques secondes d’un air à la fois étonné et
inquisiteur.
— Vous devez posséder une sorte
de charme, comme on dit à la campagne, ou un talent tout à fait
spécial, monsieur Sénéchal, pour qu’on vous parle comme ça. Une
vieille bête comme moi… Vous devez être un très bon enquêteur. Vous
avez l’art de faire se déboutonner les gens sans prononcer un mot
vous-même. Félicitations.
— Je n’y suis pour rien, docteur,
j’aimerais m’en aller, maintenant.
Le docteur avait enfoncé les mains
dans ses poches de blouse et fixait le sac de plastique noir sur la
table.
— Ce que vous avez pu voir ici
aujourd’hui, cher monsieur, ce sont quelques échantillons de la
misère incommensurable des humains. Ne vous en faites pas, la
prochaine fois, ça ira mieux, on finit par s’habituer. Et en même
temps on ne s’habitue jamais… Drôle de truc… C’est pas tous les
jours dimanche dans notre petite usine… Allez, filez, on espère
qu’on a pu vous rendre service, nous rendre service à tous. Et
saluez le fringant Destouches de notre part… Au fait, cet homme a
des origines asiatiques, bien que ça ne se voie
pas.
— Destouches ? Je
l’ignorais…
— Mais non, ce type-là, devant
vous !
— Ah, pardon ! Comment le
savez-vous ?