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Environ une heure plus tard, après
d’âpres discussions avec les douaniers, plusieurs communications
téléphoniques longue distance et un échange de fax, Sénéchal
empoignait la plus grande des malles métalliques et, sans effort
apparent, la chargeait dans la Land-Rover. Il ne semblait pas être
incommodé par la chaleur. Il vérifia d’un dernier coup d’œil que
tous les bagages étaient là, referma avec soin les battants vitrés
de la camionnette, puis il se tourna vers Edouardo qui faisait
franchement la gueule, un peu en retrait, la moustache en bataille.
Sénéchal, lui, avait l’air très content.
— Allez, ne faites pas cette
tête-là, je vous invite à déjeuner. C’est pas vraiment l’accueil
vahinés-colliers de fleurs, chez vous, hein ? Mais on n’est
pas froissés, ne vous tourmentez pas… Hein, Lucrèce, dis-lui qu’on
n’est pas vexés, à Monsieur Edouardo, il se
tourmente.
Lucrèce, assis à la place du passager,
vitre ouverte, contemplait ostensiblement le capot jaunâtre à
travers le pare-brise poussiéreux, en s’épongeant le front du
revers de la manche, à petits coups réguliers. Edouardo s’approcha
et énonça lentement, comme s’il s’adressait à un
enfant :
— Monsieur Sénéchal, je crois que
vous n’avez pas bien compris. Ici comme ailleurs, quand les
douaniers découvrent dans des bagages de l’artillerie de
compétition comme ce flingue de guerre démonté et empaqueté –
accompagné de surcroît de ses projectiles de mort –, ils en
conçoivent, comment dirais-je ? (il se pinça la base du nez,
entre ses épais sourcils, cherchant le terme exact), une légitime
émotion !
Sénéchal fit un large geste, tout de
compréhension bienveillante.
— C’est humain, certes, je le
conçois monsieur Edouardo. Néanmoins, concevez à votre tour qu’un
homme tel que moi, démuni par nature, ne peut s’embarquer pour des
contrées lointaines à l’aveuglette. Et sans avoir pris la
précaution élémentaire de s’assurer qu’il pourra défendre chèrement
sa vie à la première échauffourée ou à la première algarade avec le
premier coupe-jarret venu… Vous devez bien avoir des brigands, ici,
non ? Et puis il s’agit d’un tout petit fusil, ce De Franchi,
avez-vous remarqué ? Presque un jouet.
— Tout de même, monsieur
Sénéchal !
Les yeux d’Edouardo se rétrécirent un
peu. Il mit l’intensité maximale dans son
regard.
— Vous parlez toujours comme
ça ?
— Uniquement quand j’ai faim. Ces
compagnies aériennes vous font toujours crever de faim, une
question de poids des passagers, je suppose. Ça économise le
kérosène. Que voulez-vous, la mondialisation, c’est ça aussi, on
n’est plus que de la marchandise pour les marchands. Des vaches à
traire, en somme… Nous y allons, monsieur Edouardo ? J’ai hâte
de me restaurer et je suis toujours curieux de découvrir un pays
par sa gastronomie. Ensuite nous filons à la base de
lancement.
Edouardo soupira et se mit au volant
de la Land-Rover. Puis il fit claquer la portière, apparemment
résigné, mit le contact et fit ronfler le moteur furieusement. À
côté de lui, Lucrèce, bras croisés, évitait de le
regarder.
Lucrèce s’était endormi au bout de dix
minutes. Malgré les cahots de la Land-Rover, sa tête dodelinait et
penchait vers l’épaule d’Edouardo. Seule la ceinture de sécurité
l’empêchait de basculer sur le conducteur. Sénéchal avait étalé sa
grande carcasse sur la banquette arrière, les pieds bien calés et
une main refermée sur la poignée intérieure de la porte pour ne pas
glisser. Il parlait fort pour couvrir le bruit du diesel. Il venait
de faire à Edouardo un compte rendu fidèle des affaires qui
l’avaient amené en Guyane. Il termina son exposé et lui
demanda :
— L’excellent Cédric Destouches,
qui vous envoie son salut, m’a raconté que vous avez eu des
informations relatives à l’arrivée d’une nouvelle drogue sur le
marché, dans votre secteur, ou plutôt en provenance du
Surinam ?
Edouardo dut lui aussi élever le
ton.
— On en parle. C’est peut-être
vrai, peut-être pas. Je m’y suis rendu récemment pour sentir le
vent. Peut-être que les chimistes des labos planqués dans la forêt
ont raconté des trucs, peut-être que quelqu’un est arrivé là-bas
avec une cargaison d’un truc nouveau, allez savoir ? Vous
pensez que ça a un rapport avec votre bonhomme de la base ?
Pour l’instant je n’ai pas de piste sérieuse, mais c’est peut-être
vous qui l’avez, la réponse à toute
l’histoire.
— Pour le moment, je ne sais pas
si cette plante est une drogue ou pas.
Edouardo sembla méditer la réponse de
Sénéchal un moment, puis il demanda :
— C’est quoi votre artillerie
bizarroïde, là, monsieur Sénéchal, dans vos
bagages ?
— Mon jouet ? Un fusil de
marque De Franchi calibre douze. Huit cartouches. C’est une pétoire
à géométrie variable, voyez-vous ?
— Non, je ne vois pas du
tout.
— Eh bien, c’est un fusil à pompe
qui est à la base une arme de poing, ou presque, que vous devez
tenir à deux mains pour faire feu à cause du recul important, et
que vous alimentez en munitions classiquement en pompant sous le
canon, chlic-chlac…
— Hunhun, fit Edouardo en
regardant sa moustache dans le rétroviseur.
— Mais il y a une crosse en
aluminium très gracieuse et très finement ciselée qui se déplie et
qui permet de transformer la bête en arme
d’épaule.
— Ahabon ?
— Ce qui permet d’ajuster et de
tirer plus précisément, voire de s’en servir à la volée d’une seule
main en appuyant la crosse sur l’épaule. Ou sur le ventre si vous
êtes un peu pressé.
— Hmm.
— Est-ce que vous me suivez,
monsieur Edouardo ?
Edouardo était déjà en train de
regretter d’avoir posé cette question, et se concentrait du mieux
qu’il pouvait sur la conduite. (Merde. Ce type a l’air bourré
d’énergie… Quand est-ce qu’il va la fermer ? Il me
saoule…)
— Pas du tout, monsieur Sénéchal,
mais ça ne fait rien.
— En somme, et pour nous résumer,
que rêver de mieux pour un type comme moi, d’une maladresse
légendaire, qui ne sait pas viser et qui est capable de se tirer
dans le pied ? Hein ? L’avantage de la chose, c’est
qu’elle est légère, maniable comme tout et qu’elle arrose très
large. Quand on pointe le canon devant soi, bien
entendu.
— Mais, dites-moi, il s’agit
d’une arme de guerre, non ?
— Oui, ils le fabriquent et le
vendent pour faire la guerre, c’est dans la
notice.
— Mais vous vous l’êtes procuré
comment, cet engin ?
— Par le jeu des
fusions-acquisitions, comme dirait quelqu’un. Je lis dans votre œil
que vous aimeriez l’essayer, monsieur Edouardo. Vous lestez
toujours votre veste avec du plomb de pêche pour dégainer votre
Beretta plus vite ?
Edouardo jeta un regard mauvais dans
le rétroviseur.
— Vous n’avez pas les yeux dans
votre poche, monsieur Sénéchal.
Il garda le silence un instant,
puis :
— J’essaierais volontiers votre
engin de mort, un de ces jours.
— C’est bien, de porter de
l’intérêt à tout ce qui se fait de neuf, monsieur Edouardo. Et je
dois avouer que vous m’êtes spontanément sympathique, monsieur
Edouardo… Si, si. Vous avez des manières honnêtes et obligeantes.
Au fait, je crois que vous avez fait récemment une demande
d’information sur le passé et les hauts faits de mon camarade
Monsieur Méjaville – et sur le mien – auprès du ministère
de l’intérieur. Je ne me trompe pas ?
Le flic moustachu accusa nettement le
coup et la voiture ralentit, puis elle accéléra de nouveau.
Sénéchal bâilla ostensiblement, comme pour effacer la gêne
d’Edouardo.
— Tout cela est sans importance,
vous n’aurez jamais de réponse, à mon avis… Je vais vous mettre au
parfum, par loyauté, en ce qui me concerne. Mon ami Lucrèce –
c’est le surnom du petit gros qui ronfle sur votre épaule –
est un vrai scientifique républicain sans reproche, je vous
l’apprends en confidence. Son âme est simple et dénuée de malice,
le pauvre diable. Il est resté d’une très grande
fraîcheur.
— Lucrèce ? Pourquoi
Lucrèce ?
— Mais j’insiste, reprit Sénéchal
sans répondre à la question, j’apprécie beaucoup les gens comme
vous, les gens précis. Précis et qui s’informent sur leurs futurs
partenaires dans une affaire un peu délicate comme celle qui nous
occupe. Et quand nous saurons tous qui nous sommes, car moi je sais
qui vous êtes, nous serons tous devenus un tas de chics copains. Ça
vous va ? Je bavarde, je bavarde, mais je ferais volontiers un
arrêt-pipi. Pourriez-vous m’arrêter un instant près de ce marigot,
là ?
— Si vous
voulez.
— Au fait, vous n’avez pas de
bestioles là-dedans ? Le caïman noir guyanais est une espèce
protégée, n’est-ce pas ? Bon, cela étant, si vous en voyez un
qui me poursuit, butez-le quand même,
hein !
Il eut l’air soudain de se souvenir de
quelque chose, sortit de son portefeuille une petite photo qu’il
colla presque sous le nez d’Edouardo par-dessus le siège
conducteur.
— Tenez, au cas où Destouches ne
vous aurait pas tout dit…
Sénéchal descendit enfin de la
camionnette en s’ébrouant, se frotta un instant les mains en
regardant le ciel, l’air ravi, puis se dirigea à grandes enjambées
vers les roseaux.
Edouardo posa sa tête sur le volant.
Il se sentait vidé. À côté de lui, Lucrèce ronflait bruyamment, la
bouche ouverte, le front couvert de transpiration… Et quand nous
saurons tous qui nous sommes, car moi je sais qui vous êtes…
Qu’est-ce que c’est que ce type ? Il connaît ma
couverture ? Non, impossible. À part Destouches, qui a bien
pu ? Merci, Destouches, mon ami lointain. Merci pour ce cadeau
venu du ciel… Comment il sait que j’ai demandé des tuyaux sur
lui ? Il se fout de ma gueule depuis qu’il est arrivé. Et
qu’est-ce que c’est que cette photo ?… Tiens. Mais c’est
lui ! Ma parole, il est dans une manif ? ! C’est un
sous-marin des renseignements, ce gars-là ? C’est quoi les
pancartes ? « Nucléaire danger. » Il a l’air plus
jeune. Hmm. Je vois, je vois. Un agent des RG infiltré dans des
mouvements d’extrême gauche. Un de ces types gonflés qui
noyautaient les groupuscules extrémistes et les éléments
terroristes. Ça alors. Il remonte dans mon estime, le gars. Fallait
en avoir, pour faire ce genre de… Merde, le
voilà !
Sénéchal sourit à Edouardo à travers
la vitre, fit claquer ses bretelles et remonta dans la camionnette.
Edouardo lui tendit la photo par-dessus son épaule sans un mot et
lui fit un clin d’œil dans le rétroviseur, le clin d’œil de ceux
qui savent. Il se félicita de sa sagacité, lissa sa moustache, mit
le clignotant tout en accélérant et
déclara :
— Moi aussi, je crève de faim. Je
connais un petit restau en centre-ville, pas loin de la place des
Palmistes. Ça vous dit une fricassée d’iguane, ou du tapir à la
Strogonoff ?
Le propriétaire du restaurant, dont la
carte proposait de l’agouti, du pakura, de l’iguane, du tapir et du
singe, portait un large pantalon de coton à damier rouge et noir et
une veste blanche. Une petite calotte également blanche était posée
assez haut sur ses cheveux crépus. Il disait à l’espèce de géant à
bretelles qui avait envahi sa cuisine (et qui soulevait les
couvercles des casseroles fumantes pour renifler tout) que, pour
l’iguane, il fallait faire macérer la viande une nuit dans du
citron.
— Et vous ajoutez du vinaigre, du
sel, de l’ail et des clous de girofle.
— Et pour le tapir ? demanda
le grand type à bretelles.
— Le truc, c’est ma sauce…
Poivrons rouges et verts, sauce crème,
porto.
— Hmm… Je suis bien persuadé que
vous rajoutez un dé à coudre de grand-marnier, je l’ai
senti.
Le restaurateur éclata de rire,
découvrant une rangée de dents parfaites.
— Vous êtes venu de métropole
pour me piquer ma recette, j’en suis sûr,
maintenant !
Sénéchal avoua que c’était bien là
l’unique but de son voyage.
Dans la minuscule salle vide, très
exactement à la verticale du grand ventilateur paresseux du
plafond, Edouardo et Lucrèce (qui avait mis son nœud papillon dans
sa poche et dont la barbe commençait à pousser sérieusement) se
dévisageaient en chiens de faïence, assis à une table à la nappe
rapiécée. Les éclats de rire qui venaient de la cuisine ne
semblaient pas troubler le silence pesant installé entre eux.
Edouardo se lissa soudain la moustache de l’index, leva les yeux
vers son petit gros vis-à-vis et dit :
— Il est toujours aussi
casse-couilles, votre collègue ?
Lucrèce, qui n’arrivait pas vraiment à
récupérer du voyage, frotta ses yeux bouffis de sommeil, bâilla
largement et répondit à Edouardo qu’il suffisait de voir dans quel
état de dégradation physique et mentale il se trouvait, lui, Serge
Méjaville alias Lucrèce, pour comprendre que ce n’était là qu’un
doux euphémisme. Edouardo émit un mince sourire qui fit plisser un
peu le coin de son œil. Sénéchal sortit de la cuisine en se
frottant les mains et déclara :
— À table, à
table !
Edouardo semblait en verve
d’explications touristiques. La fricassée d’iguane avait été
rapidement avalée. Devant une mangue coupée en dés dans sa peau, il
expliquait :
— Au Brésil, l’un de nos plus
grands voisins, ça commence à chauffer vraiment. La commission
parlementaire brésilienne sur le trafic de drogue vient de rendre
un rapport alarmant sur la situation du pays. Dans cinq des
vingt-six Etats, les narcos tentent tout bonnement de prendre le
pouvoir ! Le gouverneur d’un de ces Etats est menacé de mort
par un ex-patron de la police militaire. Vous voyez
l’ambiance.
Sénéchal
demanda :
— Et le
Surinam ?
— Le Surinam, c’est quatre cent
trente mille habitants et un peu plus de cent soixante-trois mille
kilomètres carrés de jungle, ou peu s’en faut. En Guyane française,
pour mémoire, on n’est que cent cinquante huit mille pékins sur un
territoire grand comme le Portugal, dont la moitié vient de
l’étranger. Les neuf dixièmes des mecs du Surinam vivent sur la
côte et mettent rarement les pieds dans l’intérieur du pays, où il
n’y a que de la forêt, des bûcherons et des
perroquets.
— Et de la bagarre, ai-je entendu
dire ?
— Il y a de puissants barons de
la came, dans ce coin-là, des grands propriétaires hollandais, ou
descendants des Hollandais, propriétaires des mines de diamant, et
qui font régner l’ordre à coups de flingue dans les camps de
chercheurs d’or et dans les mines. Ils ont parfois plus de moyens
que l’armée. L’organisation du trafic de narcotiques passe à
travers le Surinam, où de grandes quantités de cocaïne sont
reconditionnées dans le pays, et envoyées vers l’Europe et les
Etats-Unis.
— Qu’est-ce qu’ils font contre
ça, les Ricains ?
— Depuis le sommet de la
Jamaïque, ils filent un coup de main aux autorités pour la lutte
antidrogue. Surtout depuis la fin de la guerre civile bien
meurtrière qui a duré six ans et s’est théoriquement terminée en
91, ils sont très engagés dans le Surinam.
— Pourquoi
théoriquement ?
— Je dis souvent théoriquement,
mais dans le secteur tout est souvent théorique… Parce qu’il y a
encore des flingues, voire du matériel lourd qui doivent être
planqués dans certains coins, mais allez le trouver
là-dedans.
— Du matériel lourd,
carrément ?
— Celui de la guerre, importé.
Bref, au Surinam, les Américains se sont ramenés avec des
« conseillers » un peu spéciaux, le M 16 sous le
bras, ainsi qu’avec des hommes d’affaires à attaché-case. Ils
injectent beaucoup de fric dans le pays…
— Je
vois.
Edouardo jeta un coup d’œil à sa
montre.
— Si vous êtes d’accord, on va
aller prendre le café à la base de lancement. La route est une
piste à travers la forêt, attention à votre tête dans la
Land-Rover, monsieur Sénéchal, ça va
chahuter…
Le directeur des ressources humaines
de l’Agence spatiale guyanaise, homme affable mais terriblement
débordé selon ses dires, les reçut avec la plus grande courtoisie,
après qu’ils eurent montré patte blanche à divers points de
contrôle, et les fit s’asseoir à une grande table de la salle
vitrée qui de tous côtés permettait de voir la base spatiale. Il
leur fit servir un café, les prévint que M. Deschamps,
l’ingénieur aéronautique qui avait le mieux connu M. Tru-Hong,
allait venir leur parler, puis il partit à toute vitesse comme s’il
devait régler dans l’heure suivante une douzaine de conflits
sociaux.
Des nuages pommelés traversaient, en
cortège serré, le ciel d’un bleu pâle. Toute la base spatiale
s’étendait sous leurs yeux, avec sa profusion de bâtiments, de
tours blanches et de portiques dressés vers le ciel. Au loin on
apercevait le pas de tir et le rail géant qui y aboutissait,
permettant d’acheminer les fusées. Aucune d’elles n’était en vue, à
la grande déception de Sénéchal. La couleur ocre de la latérite
dominait tout ce paysage industriel et de haute technologie.
Au-delà, le cercle vert de la forêt semblait s’élargir à l’infini,
uniquement limité par les nuages bas. Sénéchal, debout, ressentait
confusément la présence sauvage et puissante de la jungle, même à
cette distance.
L’ingénieur entra. Il semblait très
jeune, le cheveu châtain court, en épis, le regard intelligent
derrière de petites lunettes rondes qu’il portait, comme Sénéchal,
sur le bout du nez. Il était revêtu d’une blouse verte, ouverte sur
une chemise à carreaux légère. Un bonnet en nylon du même vert
dépassait de la poche de la blouse. Il dit au bout d’un moment, en
regardant par la baie vitrée devant
lui :
— La particule que vous avez
trouvée dans la cravate doit sûrement venir du
BEAP.
— Le BEAP ? qu’est-ce que
c’est ? demanda Edouardo.
— Un banc d’essais pour fusée.
C’est la tour de cinquante mètres de haut que vous voyez là-bas,
sur la structure en béton en forme de
pyramide.
Il montra du doigt des tours blanches.
Aucun des hommes présents ne put déterminer clairement celle qu’il
désignait, mais tous hochèrent la tête comme s’ils l’avaient
repérée immédiatement.
— On attache la fusée dans la
tour comme dans un carcan géant, pour ne pas qu’elle s’envole,
c’est sa tendance naturelle, et on allume… Ça crache très fort en
dessous, il y a un déflecteur en béton et la flamme, le jet des
tuyères si vous voulez, est dirigée dans une fosse, une sorte de
gouttière latérale taillée dans le granit, que vous apercevez un
peu en dessous.
Les trois enquêteurs écarquillèrent
les yeux, ne virent rien du tout dans la multitude de tours, mais
hochèrent de nouveau la tête avec un bel ensemble en se jetant des
regards avertis.
— Une gouttière profonde de
soixante mètres, large de trente-cinq mètres et longue de deux
cents. Elle peut résister à une poussée de mille trois cent
cinquante tonnes. Pour en revenir au BEAP, on s’en sert très peu,
mais on a préféré tester récemment un module Soyouz sur lequel des
modifications avaient été apportées. On n’était pas totalement sûrs
de son comportement au décollage… On travaille la main dans la main
avec les Russes depuis un bon moment, alors on vérifie
régulièrement le matériel ensemble…
— Vous l’allumez depuis
où ?
— On est dans les bunkers là-bas,
à plusieurs kilomètres, au cas où ça nous péterait dans la figure.
Mais quand on fait parler la poudre, comme on dit ici, ça envoie
des gaz, et pas qu’un peu, environ deux tonnes par seconde, si vous
voyez le tableau. Ça ne crache pas que des flammes énormes, ça
crache aussi de la fumée et donc des particules de tout ce que vous
voulez. On analyse tout ça. Je me rappelle très bien que le jour où
on a testé, il y avait des ingénieurs de Soyouz venus spécialement
de Moscou. Les types qui avaient fait les modifications. Tous sur
leur trente-et-un malgré la chaleur sur le site. On s’était sapés
pour les recevoir, j’avais effectivement mis la cravate et la
veste. On a tombé la veste après. Quand on a eu fini les essais, on
est allés au BEAP pour voir le propulseur de près et vérifier deux
trois trucs ensemble, c’est là que j’ai dû attraper des particules
du revêtement de tuyère sur la cravate, entre autres. En fait,
d’après ce qu’on sait, vous avez trouvé une trace de revêtement
interne de turbopompe.
— Qu’est-ce que
c’est ?
— C’est ce qui injecte l’oxygène
à grande vitesse et à haute pression dans la tuyère, en bas, au
même niveau. On avait trouvé effectivement des traces de revêtement
interne dans les analyses des flux. Je savais pas qu’il y en aurait
jusque dans ma cravate…
Il sembla soudain se souvenir de la
mort brutale de son ancien collègue et son visage se ferma. Il
reprit d’une voix un peu plus grave :
— Excusez-moi, en fait je ne
connaissais pas tellement Jean-Philippe. M. Tru-Hong. On avait
sympathisé à la cafétéria un jour où on s’ennuyait ferme tous les
deux. On est un peu en circuit fermé, ici, y a quinze cents
personnes, il y a un peu de rotation, c’est sûr, et quand on voit
des nouvelles têtes… C’était un gars assez marrant, un coureur de
bois.
— C’est-à-dire ?
— Un de ces types qui passent
leur temps à la chasse dans les bois ou à la pêche sur le fleuve,
toujours en vadrouille. La jungle, ici, on appelle ça les bois… Le
vendredi soir, il se ramenait toujours avec un sac bourré de
cartes, d’hameçons, son GPS et tout le bataclan. Il me racontait
des anecdotes qui lui étaient arrivées quand il ne bossait pas ici
et qu’il partait des fois une semaine entière en forêt avec son
fusil et son hamac.
Il eut un bref
sourire.
— Bref, c’était vraiment un
marrant. Je l’aimais bien. Qui a bien pu le tuer ? C’est
dingue quand on y…
— Quand est-ce que vous lui avez
donné la cravate ? le coupa Sénéchal.
— Je ne la lui avais pas donnée,
nuance ! Je la lui avais prêtée, il m’a dit qu’il en avait
besoin pour conclure avec une fille qu’il avait… euh… dans le
collimateur. Il avait rendez-vous le soir même, selon lui et… ma
cravate avait dû lui taper dans l’œil, elle aussi ! Je l’ai
jamais revue. Pas plus que lui, d’ailleurs, puisque le lendemain il
n’est pas revenu.
— Il allait souvent au Surinam,
d’après ce qu’il vous racontait ?
— Il m’en parlait souvent. Selon
lui, c’était le paradis, pour la chasse et aussi pour la beauté de
la jungle. Il traversait le fleuve, le Maroni, en pirogue, ou il
prenait un petit avion, y a une ligne presque régulière. De là il
partait en forêt. Il connaissait pas mal d’indiens, il parlait leur
langue, du moins d’après ce qu’il disait…
Sénéchal leva les yeux de son
calepin.
— C’est plausible, à votre
avis ?
L’autre réfléchit une
seconde.
— Je le crois. Ce gars-là avait
un don pour les langues, il parlait aussi une langue asiatique… Et
pour cause. En fait, je crois qu’il s’invitait chez les Indiens, au
fond des bois, ça lui permettait de manger devant un feu et de se
faire héberger pour la nuit. Et d’avoir de la compagnie pour la
soirée. Il apportait du sel en échange, et tout un tas de bricoles.
Il disait que les Indiens étaient les seules personnes encore
honnêtes sur cette planète, et qu’on était en train de les faire
crever. Voilà, c’est tout ce que je sais de lui, je
crois.
— Est-ce que c’était un gros
buveur ?
— Non. Non, pas à ma
connaissance. Mais je crois que quand il n’était pas en vadrouille,
le samedi soir il s’en ramassait de bonnes dans les bars de Cayenne
avec quelques copains, et sans doute avec des filles… Comme
quelques-uns qu’on connaît à la base ! Mais je ne l’avais
jamais vu éméché. D’ailleurs, ici, il se serait fait virer à la
première alerte. On ne rigole pas avec ça, et c’est tant
mieux.
— J’imagine que si les fusées
partaient de travers, ça créerait une légère angoisse chez les
riverains.
Le jeune ingénieur ne put s’empêcher
de sourire, cette fois largement. Il était détendu,
maintenant.
— Comme vous dites, monsieur.
Est-ce que je peux vous abandonner, j’ai encore pas mal de boulot,
j’espère que je vous ai été utile, et…
— Juste une ou deux questions
pour finir et je vous rends votre liberté, car je sais que les
objets volants n’attendent pas. Est-ce que vous saviez sur quoi il
bossait, ce garçon ?
— Oui, bien sûr, sur un système
de traitement d’image assez nouveau. D’analyse d’image, plutôt. Un
système qui permet de suivre en visuel les décollages et les
comportements des propulseurs en vol, et de traiter le tout en
temps réel, puis ensuite de stocker ces images, de les comparer et
d’analyser les décisions du pilote.
— Du pilote ? Vous mettez
des pilotes là-dedans ? Et vous les jetez dans l’espace avec
la fusée et les satellites ?
— Il y a un pilote dans chaque
lanceur, mais je vous rassure, il est
électronique.
— Il s’agit quand même d’un truc
sensible, non ? On m’avait dit que M. Tru-Hong
travaillait sur de la maintenance, moi je pensais que c’était la
climatisation ou les programmes de musique dans les ascenseurs de
la base.
Le jeune homme haussa les
épaules.
— Vous pouvez voir ces images de
décollage et de vol à la télé à chaque tir, ou sur notre site
Internet. Elles sont même en réseau pour nos partenaires et nos
sous-traitants. Le travail de Jean-Philippe consistait seulement à
ranger les images dans des tiroirs, si on peut dire, et à les
retrouver facilement pour les comparer. Rien de secret. De
l’archivage, quoi.
— Je suppose qu’il disposait d’un
matériel très performant.
— Ici, on a toujours ce qu’il y a
de mieux, il faut le reconnaître.
Sénéchal referma son calepin. Puis il
dit, l’air songeur :
— Merci mille fois pour votre
coopération. Vous nous aidez beaucoup. Pour finir : est-ce que
vous vous souvenez de l’avoir vu porter une
bague ?