48

 

 

Environ une heure plus tard, après d’âpres discussions avec les douaniers, plusieurs communications téléphoniques longue distance et un échange de fax, Sénéchal empoignait la plus grande des malles métalliques et, sans effort apparent, la chargeait dans la Land-Rover. Il ne semblait pas être incommodé par la chaleur. Il vérifia d’un dernier coup d’œil que tous les bagages étaient là, referma avec soin les battants vitrés de la camionnette, puis il se tourna vers Edouardo qui faisait franchement la gueule, un peu en retrait, la moustache en bataille. Sénéchal, lui, avait l’air très content.

— Allez, ne faites pas cette tête-là, je vous invite à déjeuner. C’est pas vraiment l’accueil vahinés-colliers de fleurs, chez vous, hein ? Mais on n’est pas froissés, ne vous tourmentez pas… Hein, Lucrèce, dis-lui qu’on n’est pas vexés, à Monsieur Edouardo, il se tourmente.

Lucrèce, assis à la place du passager, vitre ouverte, contemplait ostensiblement le capot jaunâtre à travers le pare-brise poussiéreux, en s’épongeant le front du revers de la manche, à petits coups réguliers. Edouardo s’approcha et énonça lentement, comme s’il s’adressait à un enfant :

— Monsieur Sénéchal, je crois que vous n’avez pas bien compris. Ici comme ailleurs, quand les douaniers découvrent dans des bagages de l’artillerie de compétition comme ce flingue de guerre démonté et empaqueté – accompagné de surcroît de ses projectiles de mort –, ils en conçoivent, comment dirais-je ? (il se pinça la base du nez, entre ses épais sourcils, cherchant le terme exact), une légitime émotion !

Sénéchal fit un large geste, tout de compréhension bienveillante.

— C’est humain, certes, je le conçois monsieur Edouardo. Néanmoins, concevez à votre tour qu’un homme tel que moi, démuni par nature, ne peut s’embarquer pour des contrées lointaines à l’aveuglette. Et sans avoir pris la précaution élémentaire de s’assurer qu’il pourra défendre chèrement sa vie à la première échauffourée ou à la première algarade avec le premier coupe-jarret venu… Vous devez bien avoir des brigands, ici, non ? Et puis il s’agit d’un tout petit fusil, ce De Franchi, avez-vous remarqué ? Presque un jouet.

— Tout de même, monsieur Sénéchal !

Les yeux d’Edouardo se rétrécirent un peu. Il mit l’intensité maximale dans son regard.

— Vous parlez toujours comme ça ?

— Uniquement quand j’ai faim. Ces compagnies aériennes vous font toujours crever de faim, une question de poids des passagers, je suppose. Ça économise le kérosène. Que voulez-vous, la mondialisation, c’est ça aussi, on n’est plus que de la marchandise pour les marchands. Des vaches à traire, en somme… Nous y allons, monsieur Edouardo ? J’ai hâte de me restaurer et je suis toujours curieux de découvrir un pays par sa gastronomie. Ensuite nous filons à la base de lancement.

Edouardo soupira et se mit au volant de la Land-Rover. Puis il fit claquer la portière, apparemment résigné, mit le contact et fit ronfler le moteur furieusement. À côté de lui, Lucrèce, bras croisés, évitait de le regarder.

 

Lucrèce s’était endormi au bout de dix minutes. Malgré les cahots de la Land-Rover, sa tête dodelinait et penchait vers l’épaule d’Edouardo. Seule la ceinture de sécurité l’empêchait de basculer sur le conducteur. Sénéchal avait étalé sa grande carcasse sur la banquette arrière, les pieds bien calés et une main refermée sur la poignée intérieure de la porte pour ne pas glisser. Il parlait fort pour couvrir le bruit du diesel. Il venait de faire à Edouardo un compte rendu fidèle des affaires qui l’avaient amené en Guyane. Il termina son exposé et lui demanda :

— L’excellent Cédric Destouches, qui vous envoie son salut, m’a raconté que vous avez eu des informations relatives à l’arrivée d’une nouvelle drogue sur le marché, dans votre secteur, ou plutôt en provenance du Surinam ?

Edouardo dut lui aussi élever le ton.

— On en parle. C’est peut-être vrai, peut-être pas. Je m’y suis rendu récemment pour sentir le vent. Peut-être que les chimistes des labos planqués dans la forêt ont raconté des trucs, peut-être que quelqu’un est arrivé là-bas avec une cargaison d’un truc nouveau, allez savoir ? Vous pensez que ça a un rapport avec votre bonhomme de la base ? Pour l’instant je n’ai pas de piste sérieuse, mais c’est peut-être vous qui l’avez, la réponse à toute l’histoire.

— Pour le moment, je ne sais pas si cette plante est une drogue ou pas.

Edouardo sembla méditer la réponse de Sénéchal un moment, puis il demanda :

— C’est quoi votre artillerie bizarroïde, là, monsieur Sénéchal, dans vos bagages ?

— Mon jouet ? Un fusil de marque De Franchi calibre douze. Huit cartouches. C’est une pétoire à géométrie variable, voyez-vous ?

— Non, je ne vois pas du tout.

— Eh bien, c’est un fusil à pompe qui est à la base une arme de poing, ou presque, que vous devez tenir à deux mains pour faire feu à cause du recul important, et que vous alimentez en munitions classiquement en pompant sous le canon, chlic-chlac…

— Hunhun, fit Edouardo en regardant sa moustache dans le rétroviseur.

— Mais il y a une crosse en aluminium très gracieuse et très finement ciselée qui se déplie et qui permet de transformer la bête en arme d’épaule.

— Ahabon ?

— Ce qui permet d’ajuster et de tirer plus précisément, voire de s’en servir à la volée d’une seule main en appuyant la crosse sur l’épaule. Ou sur le ventre si vous êtes un peu pressé.

— Hmm.

— Est-ce que vous me suivez, monsieur Edouardo ?

Edouardo était déjà en train de regretter d’avoir posé cette question, et se concentrait du mieux qu’il pouvait sur la conduite. (Merde. Ce type a l’air bourré d’énergie… Quand est-ce qu’il va la fermer ? Il me saoule…)

— Pas du tout, monsieur Sénéchal, mais ça ne fait rien.

— En somme, et pour nous résumer, que rêver de mieux pour un type comme moi, d’une maladresse légendaire, qui ne sait pas viser et qui est capable de se tirer dans le pied ? Hein ? L’avantage de la chose, c’est qu’elle est légère, maniable comme tout et qu’elle arrose très large. Quand on pointe le canon devant soi, bien entendu.

— Mais, dites-moi, il s’agit d’une arme de guerre, non ?

— Oui, ils le fabriquent et le vendent pour faire la guerre, c’est dans la notice.

— Mais vous vous l’êtes procuré comment, cet engin ?

— Par le jeu des fusions-acquisitions, comme dirait quelqu’un. Je lis dans votre œil que vous aimeriez l’essayer, monsieur Edouardo. Vous lestez toujours votre veste avec du plomb de pêche pour dégainer votre Beretta plus vite ?

Edouardo jeta un regard mauvais dans le rétroviseur.

— Vous n’avez pas les yeux dans votre poche, monsieur Sénéchal.

Il garda le silence un instant, puis :

— J’essaierais volontiers votre engin de mort, un de ces jours.

— C’est bien, de porter de l’intérêt à tout ce qui se fait de neuf, monsieur Edouardo. Et je dois avouer que vous m’êtes spontanément sympathique, monsieur Edouardo… Si, si. Vous avez des manières honnêtes et obligeantes. Au fait, je crois que vous avez fait récemment une demande d’information sur le passé et les hauts faits de mon camarade Monsieur Méjaville – et sur le mien – auprès du ministère de l’intérieur. Je ne me trompe pas ?

Le flic moustachu accusa nettement le coup et la voiture ralentit, puis elle accéléra de nouveau. Sénéchal bâilla ostensiblement, comme pour effacer la gêne d’Edouardo.

— Tout cela est sans importance, vous n’aurez jamais de réponse, à mon avis… Je vais vous mettre au parfum, par loyauté, en ce qui me concerne. Mon ami Lucrèce – c’est le surnom du petit gros qui ronfle sur votre épaule – est un vrai scientifique républicain sans reproche, je vous l’apprends en confidence. Son âme est simple et dénuée de malice, le pauvre diable. Il est resté d’une très grande fraîcheur.

— Lucrèce ? Pourquoi Lucrèce ?

— Mais j’insiste, reprit Sénéchal sans répondre à la question, j’apprécie beaucoup les gens comme vous, les gens précis. Précis et qui s’informent sur leurs futurs partenaires dans une affaire un peu délicate comme celle qui nous occupe. Et quand nous saurons tous qui nous sommes, car moi je sais qui vous êtes, nous serons tous devenus un tas de chics copains. Ça vous va ? Je bavarde, je bavarde, mais je ferais volontiers un arrêt-pipi. Pourriez-vous m’arrêter un instant près de ce marigot, là ?

— Si vous voulez.

— Au fait, vous n’avez pas de bestioles là-dedans ? Le caïman noir guyanais est une espèce protégée, n’est-ce pas ? Bon, cela étant, si vous en voyez un qui me poursuit, butez-le quand même, hein !

Il eut l’air soudain de se souvenir de quelque chose, sortit de son portefeuille une petite photo qu’il colla presque sous le nez d’Edouardo par-dessus le siège conducteur.

— Tenez, au cas où Destouches ne vous aurait pas tout dit…

Sénéchal descendit enfin de la camionnette en s’ébrouant, se frotta un instant les mains en regardant le ciel, l’air ravi, puis se dirigea à grandes enjambées vers les roseaux.

 

Edouardo posa sa tête sur le volant. Il se sentait vidé. À côté de lui, Lucrèce ronflait bruyamment, la bouche ouverte, le front couvert de transpiration… Et quand nous saurons tous qui nous sommes, car moi je sais qui vous êtes… Qu’est-ce que c’est que ce type ? Il connaît ma couverture ? Non, impossible. À part Destouches, qui a bien pu ? Merci, Destouches, mon ami lointain. Merci pour ce cadeau venu du ciel… Comment il sait que j’ai demandé des tuyaux sur lui ? Il se fout de ma gueule depuis qu’il est arrivé. Et qu’est-ce que c’est que cette photo ?… Tiens. Mais c’est lui ! Ma parole, il est dans une manif ? ! C’est un sous-marin des renseignements, ce gars-là ? C’est quoi les pancartes ? « Nucléaire danger. » Il a l’air plus jeune. Hmm. Je vois, je vois. Un agent des RG infiltré dans des mouvements d’extrême gauche. Un de ces types gonflés qui noyautaient les groupuscules extrémistes et les éléments terroristes. Ça alors. Il remonte dans mon estime, le gars. Fallait en avoir, pour faire ce genre de… Merde, le voilà !

Sénéchal sourit à Edouardo à travers la vitre, fit claquer ses bretelles et remonta dans la camionnette. Edouardo lui tendit la photo par-dessus son épaule sans un mot et lui fit un clin d’œil dans le rétroviseur, le clin d’œil de ceux qui savent. Il se félicita de sa sagacité, lissa sa moustache, mit le clignotant tout en accélérant et déclara :

— Moi aussi, je crève de faim. Je connais un petit restau en centre-ville, pas loin de la place des Palmistes. Ça vous dit une fricassée d’iguane, ou du tapir à la Strogonoff ?

 

Le propriétaire du restaurant, dont la carte proposait de l’agouti, du pakura, de l’iguane, du tapir et du singe, portait un large pantalon de coton à damier rouge et noir et une veste blanche. Une petite calotte également blanche était posée assez haut sur ses cheveux crépus. Il disait à l’espèce de géant à bretelles qui avait envahi sa cuisine (et qui soulevait les couvercles des casseroles fumantes pour renifler tout) que, pour l’iguane, il fallait faire macérer la viande une nuit dans du citron.

— Et vous ajoutez du vinaigre, du sel, de l’ail et des clous de girofle.

— Et pour le tapir ? demanda le grand type à bretelles.

— Le truc, c’est ma sauce… Poivrons rouges et verts, sauce crème, porto.

— Hmm… Je suis bien persuadé que vous rajoutez un dé à coudre de grand-marnier, je l’ai senti.

Le restaurateur éclata de rire, découvrant une rangée de dents parfaites.

— Vous êtes venu de métropole pour me piquer ma recette, j’en suis sûr, maintenant !

Sénéchal avoua que c’était bien là l’unique but de son voyage.

Dans la minuscule salle vide, très exactement à la verticale du grand ventilateur paresseux du plafond, Edouardo et Lucrèce (qui avait mis son nœud papillon dans sa poche et dont la barbe commençait à pousser sérieusement) se dévisageaient en chiens de faïence, assis à une table à la nappe rapiécée. Les éclats de rire qui venaient de la cuisine ne semblaient pas troubler le silence pesant installé entre eux. Edouardo se lissa soudain la moustache de l’index, leva les yeux vers son petit gros vis-à-vis et dit :

— Il est toujours aussi casse-couilles, votre collègue ?

Lucrèce, qui n’arrivait pas vraiment à récupérer du voyage, frotta ses yeux bouffis de sommeil, bâilla largement et répondit à Edouardo qu’il suffisait de voir dans quel état de dégradation physique et mentale il se trouvait, lui, Serge Méjaville alias Lucrèce, pour comprendre que ce n’était là qu’un doux euphémisme. Edouardo émit un mince sourire qui fit plisser un peu le coin de son œil. Sénéchal sortit de la cuisine en se frottant les mains et déclara :

— À table, à table !

 

Edouardo semblait en verve d’explications touristiques. La fricassée d’iguane avait été rapidement avalée. Devant une mangue coupée en dés dans sa peau, il expliquait :

— Au Brésil, l’un de nos plus grands voisins, ça commence à chauffer vraiment. La commission parlementaire brésilienne sur le trafic de drogue vient de rendre un rapport alarmant sur la situation du pays. Dans cinq des vingt-six Etats, les narcos tentent tout bonnement de prendre le pouvoir ! Le gouverneur d’un de ces Etats est menacé de mort par un ex-patron de la police militaire. Vous voyez l’ambiance.

Sénéchal demanda :

— Et le Surinam ?

— Le Surinam, c’est quatre cent trente mille habitants et un peu plus de cent soixante-trois mille kilomètres carrés de jungle, ou peu s’en faut. En Guyane française, pour mémoire, on n’est que cent cinquante huit mille pékins sur un territoire grand comme le Portugal, dont la moitié vient de l’étranger. Les neuf dixièmes des mecs du Surinam vivent sur la côte et mettent rarement les pieds dans l’intérieur du pays, où il n’y a que de la forêt, des bûcherons et des perroquets.

— Et de la bagarre, ai-je entendu dire ?

— Il y a de puissants barons de la came, dans ce coin-là, des grands propriétaires hollandais, ou descendants des Hollandais, propriétaires des mines de diamant, et qui font régner l’ordre à coups de flingue dans les camps de chercheurs d’or et dans les mines. Ils ont parfois plus de moyens que l’armée. L’organisation du trafic de narcotiques passe à travers le Surinam, où de grandes quantités de cocaïne sont reconditionnées dans le pays, et envoyées vers l’Europe et les Etats-Unis.

— Qu’est-ce qu’ils font contre ça, les Ricains ?

— Depuis le sommet de la Jamaïque, ils filent un coup de main aux autorités pour la lutte antidrogue. Surtout depuis la fin de la guerre civile bien meurtrière qui a duré six ans et s’est théoriquement terminée en 91, ils sont très engagés dans le Surinam.

— Pourquoi théoriquement ?

— Je dis souvent théoriquement, mais dans le secteur tout est souvent théorique… Parce qu’il y a encore des flingues, voire du matériel lourd qui doivent être planqués dans certains coins, mais allez le trouver là-dedans.

— Du matériel lourd, carrément ?

— Celui de la guerre, importé. Bref, au Surinam, les Américains se sont ramenés avec des « conseillers » un peu spéciaux, le M 16 sous le bras, ainsi qu’avec des hommes d’affaires à attaché-case. Ils injectent beaucoup de fric dans le pays…

— Je vois.

Edouardo jeta un coup d’œil à sa montre.

— Si vous êtes d’accord, on va aller prendre le café à la base de lancement. La route est une piste à travers la forêt, attention à votre tête dans la Land-Rover, monsieur Sénéchal, ça va chahuter…

 

Le directeur des ressources humaines de l’Agence spatiale guyanaise, homme affable mais terriblement débordé selon ses dires, les reçut avec la plus grande courtoisie, après qu’ils eurent montré patte blanche à divers points de contrôle, et les fit s’asseoir à une grande table de la salle vitrée qui de tous côtés permettait de voir la base spatiale. Il leur fit servir un café, les prévint que M. Deschamps, l’ingénieur aéronautique qui avait le mieux connu M. Tru-Hong, allait venir leur parler, puis il partit à toute vitesse comme s’il devait régler dans l’heure suivante une douzaine de conflits sociaux.

Des nuages pommelés traversaient, en cortège serré, le ciel d’un bleu pâle. Toute la base spatiale s’étendait sous leurs yeux, avec sa profusion de bâtiments, de tours blanches et de portiques dressés vers le ciel. Au loin on apercevait le pas de tir et le rail géant qui y aboutissait, permettant d’acheminer les fusées. Aucune d’elles n’était en vue, à la grande déception de Sénéchal. La couleur ocre de la latérite dominait tout ce paysage industriel et de haute technologie. Au-delà, le cercle vert de la forêt semblait s’élargir à l’infini, uniquement limité par les nuages bas. Sénéchal, debout, ressentait confusément la présence sauvage et puissante de la jungle, même à cette distance.

 

L’ingénieur entra. Il semblait très jeune, le cheveu châtain court, en épis, le regard intelligent derrière de petites lunettes rondes qu’il portait, comme Sénéchal, sur le bout du nez. Il était revêtu d’une blouse verte, ouverte sur une chemise à carreaux légère. Un bonnet en nylon du même vert dépassait de la poche de la blouse. Il dit au bout d’un moment, en regardant par la baie vitrée devant lui :

— La particule que vous avez trouvée dans la cravate doit sûrement venir du BEAP.

— Le BEAP ? qu’est-ce que c’est ? demanda Edouardo.

— Un banc d’essais pour fusée. C’est la tour de cinquante mètres de haut que vous voyez là-bas, sur la structure en béton en forme de pyramide.

Il montra du doigt des tours blanches. Aucun des hommes présents ne put déterminer clairement celle qu’il désignait, mais tous hochèrent la tête comme s’ils l’avaient repérée immédiatement.

— On attache la fusée dans la tour comme dans un carcan géant, pour ne pas qu’elle s’envole, c’est sa tendance naturelle, et on allume… Ça crache très fort en dessous, il y a un déflecteur en béton et la flamme, le jet des tuyères si vous voulez, est dirigée dans une fosse, une sorte de gouttière latérale taillée dans le granit, que vous apercevez un peu en dessous.

Les trois enquêteurs écarquillèrent les yeux, ne virent rien du tout dans la multitude de tours, mais hochèrent de nouveau la tête avec un bel ensemble en se jetant des regards avertis.

— Une gouttière profonde de soixante mètres, large de trente-cinq mètres et longue de deux cents. Elle peut résister à une poussée de mille trois cent cinquante tonnes. Pour en revenir au BEAP, on s’en sert très peu, mais on a préféré tester récemment un module Soyouz sur lequel des modifications avaient été apportées. On n’était pas totalement sûrs de son comportement au décollage… On travaille la main dans la main avec les Russes depuis un bon moment, alors on vérifie régulièrement le matériel ensemble…

— Vous l’allumez depuis où ?

— On est dans les bunkers là-bas, à plusieurs kilomètres, au cas où ça nous péterait dans la figure. Mais quand on fait parler la poudre, comme on dit ici, ça envoie des gaz, et pas qu’un peu, environ deux tonnes par seconde, si vous voyez le tableau. Ça ne crache pas que des flammes énormes, ça crache aussi de la fumée et donc des particules de tout ce que vous voulez. On analyse tout ça. Je me rappelle très bien que le jour où on a testé, il y avait des ingénieurs de Soyouz venus spécialement de Moscou. Les types qui avaient fait les modifications. Tous sur leur trente-et-un malgré la chaleur sur le site. On s’était sapés pour les recevoir, j’avais effectivement mis la cravate et la veste. On a tombé la veste après. Quand on a eu fini les essais, on est allés au BEAP pour voir le propulseur de près et vérifier deux trois trucs ensemble, c’est là que j’ai dû attraper des particules du revêtement de tuyère sur la cravate, entre autres. En fait, d’après ce qu’on sait, vous avez trouvé une trace de revêtement interne de turbopompe.

— Qu’est-ce que c’est ?

— C’est ce qui injecte l’oxygène à grande vitesse et à haute pression dans la tuyère, en bas, au même niveau. On avait trouvé effectivement des traces de revêtement interne dans les analyses des flux. Je savais pas qu’il y en aurait jusque dans ma cravate…

Il sembla soudain se souvenir de la mort brutale de son ancien collègue et son visage se ferma. Il reprit d’une voix un peu plus grave :

— Excusez-moi, en fait je ne connaissais pas tellement Jean-Philippe. M. Tru-Hong. On avait sympathisé à la cafétéria un jour où on s’ennuyait ferme tous les deux. On est un peu en circuit fermé, ici, y a quinze cents personnes, il y a un peu de rotation, c’est sûr, et quand on voit des nouvelles têtes… C’était un gars assez marrant, un coureur de bois.

— C’est-à-dire ?

— Un de ces types qui passent leur temps à la chasse dans les bois ou à la pêche sur le fleuve, toujours en vadrouille. La jungle, ici, on appelle ça les bois… Le vendredi soir, il se ramenait toujours avec un sac bourré de cartes, d’hameçons, son GPS et tout le bataclan. Il me racontait des anecdotes qui lui étaient arrivées quand il ne bossait pas ici et qu’il partait des fois une semaine entière en forêt avec son fusil et son hamac.

Il eut un bref sourire.

— Bref, c’était vraiment un marrant. Je l’aimais bien. Qui a bien pu le tuer ? C’est dingue quand on y…

— Quand est-ce que vous lui avez donné la cravate ? le coupa Sénéchal.

— Je ne la lui avais pas donnée, nuance ! Je la lui avais prêtée, il m’a dit qu’il en avait besoin pour conclure avec une fille qu’il avait… euh… dans le collimateur. Il avait rendez-vous le soir même, selon lui et… ma cravate avait dû lui taper dans l’œil, elle aussi ! Je l’ai jamais revue. Pas plus que lui, d’ailleurs, puisque le lendemain il n’est pas revenu.

— Il allait souvent au Surinam, d’après ce qu’il vous racontait ?

— Il m’en parlait souvent. Selon lui, c’était le paradis, pour la chasse et aussi pour la beauté de la jungle. Il traversait le fleuve, le Maroni, en pirogue, ou il prenait un petit avion, y a une ligne presque régulière. De là il partait en forêt. Il connaissait pas mal d’indiens, il parlait leur langue, du moins d’après ce qu’il disait…

Sénéchal leva les yeux de son calepin.

— C’est plausible, à votre avis ?

L’autre réfléchit une seconde.

— Je le crois. Ce gars-là avait un don pour les langues, il parlait aussi une langue asiatique… Et pour cause. En fait, je crois qu’il s’invitait chez les Indiens, au fond des bois, ça lui permettait de manger devant un feu et de se faire héberger pour la nuit. Et d’avoir de la compagnie pour la soirée. Il apportait du sel en échange, et tout un tas de bricoles. Il disait que les Indiens étaient les seules personnes encore honnêtes sur cette planète, et qu’on était en train de les faire crever. Voilà, c’est tout ce que je sais de lui, je crois.

— Est-ce que c’était un gros buveur ?

— Non. Non, pas à ma connaissance. Mais je crois que quand il n’était pas en vadrouille, le samedi soir il s’en ramassait de bonnes dans les bars de Cayenne avec quelques copains, et sans doute avec des filles… Comme quelques-uns qu’on connaît à la base ! Mais je ne l’avais jamais vu éméché. D’ailleurs, ici, il se serait fait virer à la première alerte. On ne rigole pas avec ça, et c’est tant mieux.

— J’imagine que si les fusées partaient de travers, ça créerait une légère angoisse chez les riverains.

Le jeune ingénieur ne put s’empêcher de sourire, cette fois largement. Il était détendu, maintenant.

— Comme vous dites, monsieur. Est-ce que je peux vous abandonner, j’ai encore pas mal de boulot, j’espère que je vous ai été utile, et…

— Juste une ou deux questions pour finir et je vous rends votre liberté, car je sais que les objets volants n’attendent pas. Est-ce que vous saviez sur quoi il bossait, ce garçon ?

— Oui, bien sûr, sur un système de traitement d’image assez nouveau. D’analyse d’image, plutôt. Un système qui permet de suivre en visuel les décollages et les comportements des propulseurs en vol, et de traiter le tout en temps réel, puis ensuite de stocker ces images, de les comparer et d’analyser les décisions du pilote.

— Du pilote ? Vous mettez des pilotes là-dedans ? Et vous les jetez dans l’espace avec la fusée et les satellites ?

— Il y a un pilote dans chaque lanceur, mais je vous rassure, il est électronique.

— Il s’agit quand même d’un truc sensible, non ? On m’avait dit que M. Tru-Hong travaillait sur de la maintenance, moi je pensais que c’était la climatisation ou les programmes de musique dans les ascenseurs de la base.

Le jeune homme haussa les épaules.

— Vous pouvez voir ces images de décollage et de vol à la télé à chaque tir, ou sur notre site Internet. Elles sont même en réseau pour nos partenaires et nos sous-traitants. Le travail de Jean-Philippe consistait seulement à ranger les images dans des tiroirs, si on peut dire, et à les retrouver facilement pour les comparer. Rien de secret. De l’archivage, quoi.

— Je suppose qu’il disposait d’un matériel très performant.

— Ici, on a toujours ce qu’il y a de mieux, il faut le reconnaître.

Sénéchal referma son calepin. Puis il dit, l’air songeur :

— Merci mille fois pour votre coopération. Vous nous aidez beaucoup. Pour finir : est-ce que vous vous souvenez de l’avoir vu porter une bague ?

— Une bague ? Ben oui. Je crois même que c’est pour ça qu’il est parti d’ici, dans le fond.
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