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Sénéchal descendit les premières
marches taillées dans le rocher à reculons en s’accrochant à une
liane noire. Il avait le nez presque collé à la paroi de granit,
son court fusil accroché aux lanières extérieures de son sac à dos,
sur le côté. Il assura chacun de ses pas en se cramponnant
fermement à la liane. Puis il s’arrêta de bouger et respira à fond.
Il se reprocha de ne pas avoir gardé le casque muni d’une lampe
frontale que lui avait donné le pilote de l’hélicoptère. Il tâtonna
du pied et trouva la marche suivante, en dessous. Il fléchit la
jambe. Sa chaussure ripa brusquement sur la roche humide, il perdit
l’équilibre, bascula, saisit la liane des deux mains par réflexe,
pivota sur lui-même, son sac à dos heurta la paroi, le choc le
propulsant vers le vide. Ses mains glissaient sur la liane
luisante, il vit le gouffre noir sous lui, une chauve-souris lui
frôla le visage, il entendit le frou-frou rapide de ses ailes et la
liane se détacha un peu en craquant.
Son pied droit trouva un appui, il
donna un coup de reins en arrière et se retrouva dos à la roche, un
pied dans le vide. Il se figea, les yeux écarquillés, en équilibre
précaire. Une pierre rebondit sur les parois, en émettant un son
caverneux à chaque ricochet. Il entendit sa chute lointaine dans
l’eau après un temps qui lui parut interminable. Il réussit enfin,
à petits coups de reins successifs, à poser ses deux pieds sur la
marche. Il souffla. Puis la liane à laquelle il se cramponnait se
détacha d’un coup sec de la muraille.
Sénéchal tomba en avant. Il se projeta
de côté de toutes ses forces et plongea à l’intérieur du rideau de
lianes, ses mains griffant l’air.
Il avait atterri au bord d’une étroite
margelle, penché à mi-corps dans le vide. Le choc lui avait coupé
le souffle, et le canon de son arme l’avait frappé durement à la
nuque. Il bougea lentement son bras droit, sa paume palpant la
paroi humide. Il tâtonna un instant et sentit une racine noueuse
qui sortait du mur. Il la saisit fermement, elle tint bon. Il banda
ses muscles et se hissa d’un seul coup en arrière sur son refuge.
Il resta allongé un long moment, respirant fort, puis de plus en
plus lentement. Sa respiration redevint progressivement régulière.
Il était couvert de transpiration. Il s’essuya le visage de la
manche, saisit entre deux doigts le pansement trempé et souillé
sous son œil, et l’arracha d’un coup sec… Nom de Dieu, j’ai failli
y passer ! Finir là-dedans… Du calme, du calme, mon garçon,
tout va bien. Tout va pour le mieux… C’est bien là que tu voulais
descendre, non ? Qu’est-ce qu’il y a au fond de l’eau ?
Qu’est-ce que j’ai vu ?… Du calme. Il faut se tirer de là au
plus vite… L’hélico. L’hélico ne sait pas où je suis. Bon, très
bien… Tout va pour le mieux. En route. Allons voir où nous mène
cette margelle…
Il avança. Il avait retiré le bandage
de son avant-bras, et s’en était servi pour fixer sa lampe-torche
au canon de l’arme, projetant le faisceau à quelques mètres devant
lui. Il avait essayé quelques instants plus tôt, assis sur la
margelle, de contacter l’hélicoptère par radio, en
vain.
À sa droite, la paroi rocheuse était
couverte de champignons et il pouvait apercevoir le gouffre à
travers le treillis des lianes, sur sa gauche. La lumière verte qui
le baignait semblait avoir encore décru. Sénéchal avait
l’impression de marcher sur un pont suspendu. Il fit quelques pas
sur l’étroite margelle et vit un tunnel, dans la roche, à droite.
Il éteignit sa lampe et attendit que ses yeux s’accoutument à la
lumière crépusculaire du gouffre. Il progressa le dos au mur et
s’accroupit à l’angle du tunnel. Il orienta doucement le canon de
son arme vers l’intérieur. Il tendit l’oreille et entendit un bruit
ténu. De l’eau qui gouttait. Il attendit un peu et alluma la lampe
fixée au fusil, puis avança prudemment la tête. Sa torche éclairait
le haut d’une grotte. Il fit bouger lentement le canon du De
Franchi, l’orientant vers le plafond. De grosses lianes rampaient
entre les stalactites et disparaissaient au-dessus de sa tête,
sortant du tunnel. Devant lui, une anfractuosité lui dissimulait
l’intérieur de la grotte.
Sénéchal se mit debout, resta une
seconde le dos à la paroi et bondit à l’intérieur de la grotte,
l’œil collé au guidon du fusil, le doigt sur la détente, et faillit
s’étaler sur le sol mouillé. Il se rattrapa de
justesse.
Le faisceau de la lampe éclairait
entièrement une petite pièce. Au sol, au centre d’un cercle formé
par de courtes stalagmites, se trouvait un bassin naturel. Une eau
transparente reflétait le faisceau de la lampe-torche. Une goutte
tomba du plafond et créa des cercles sur la surface calme. Un magma
noueux de racines noires plongeait dans le bassin. Elles se
prolongeaient au-dessus par une énorme brassée de lianes, semblable
à un très gros poteau de câbles tressés, qui montait vers le
plafond. Quelque chose brilla dans la lumière. Des objets étaient
disposés dans les volutes des racines. Sénéchal vit cinq longues
douilles de balles de carabine. Elles étaient assemblées en un
petit paquet par une tresse végétale, deux d’entre elles étaient
tordues, et une troisième aplatie. Coincé entre deux racines, à
quelques centimètres du paquet de douilles, se trouvait un morceau
de bois à demi carbonisé. Des dents recourbées d’animaux y étaient
incrustées, noircies. Un emplacement était vide, là où une dent
était sortie du morceau de bois. Sénéchal eut du mal à reconnaître
le vestige brûlé de la crosse d’une arme.
Il avança la main vers le paquet de
douilles, hésita, puis n’y toucha pas. Il jeta un coup d’œil
derrière lui, vers l’entrée de la grotte, tendit l’oreille, mais
n’entendit que le pépiement ténu des chauves-souris. Il se saisit
alors des douilles de cuivre et observa les culots. Il lut dans les
cercles brillants « 30.06 » et en plus petit
« Winchester ». Les lettres étaient presque effacées. Il
reposa délicatement le paquet à sa place. Il se souvint des paroles
de La-Belle-Batée : « … Et leur chef, aux Suripuna, nommé
Jaguar, un brave type, avait une belle carabine avec des dents de
sanglier incrustées dans la crosse, je l’ai dit au gendarme,
d’ailleurs, à l’hôpital… »
Sénéchal pensa : « Si ces
douilles allaient avec le fusil, elles devraient être noircies.
Mais elles ont été nettoyées,
astiquées… »
Il les examina de plus près. Il
observa de fines rayures sur le cuivre. Il constata que le métal du
culot était aminci par endroits. Quelqu’un les astiquait
régulièrement avec du sable très fin, sinon le cuivre aurait verdi
dans cette humidité. Une goutte d’eau lui tomba sur la tête. Il
crut entendre un bruit furtif. Il éteignit la torche et sortit de
la grotte lentement, en quelques pas, et s’accroupit dans l’angle
du mur, le fusil pointé sur la margelle. Personne. Les
chauves-souris continuaient de tourner dans le gouffre de leur vol
saccadé. La lumière du jour avait encore
décliné.
Il pénétra de nouveau dans la petite
pièce, alluma la torche et scruta minutieusement les racines. Il ne
trouva pas d’autre objet. Il lui sembla alors voir l’eau de la
vasque bouger. Il dirigea son arme vers le bassin, mais n’aperçut
rien, le reflet sur la surface de l’eau le gênait. Il s’agenouilla
entre deux stalagmites, détacha la lampe du fusil, en régla le
faisceau, puis il la braqua dans le bassin. Il eut un sursaut et
sentit ses cheveux se dresser sur sa tête.
À quelques centimètres de la surface,
juste sous son nez, se tenait un énorme animal, d’un blanc
incroyable. Un animal qui ne le voyait pas, il était dépourvu
d’yeux. Il devait frôler les trois mètres de longueur, et son corps
cylindrique et lisse avait la taille d’un petit tonneau. Des
grandes branchies rouge vif pareilles à du corail sortaient de
chaque côté de sa tête au museau arrondi. Ses pattes palmées, aussi
larges que les mains d’un homme, étaient posées sur la paroi
intérieure du bassin. Il bougea un peu, sa crête semblable à une
voile transparente ondula. Sénéchal éclaira les profondeurs, sous
l’animal. L’eau était limpide. Il distingua des myriades de
crevettes translucides qui sortaient de cavités irrégulières
percées dans le fond lointain de la grande
vasque.
— Nom de Dieu ! Une
salamandre géante ! Géante et aveugle… Comment cette bestiole
a-t-elle pu arriver là ?
Il projeta le faisceau de sa torche
dans tous les recoins du bassin.
— C’est un siphon, ça communique
par des trous avec d’autres grottes immergées. La bestiole a dû
grandir dans cette vasque naturelle et ne peut plus en sortir.
Est-ce qu’elle se nourrit toute seule ou bien quelqu’un… Il faut
que je me tire de là…
Comme s’il avait deviné ses pensées,
l’animal entrouvrit la bouche, une bouche pareille à une caverne
rose.
Arrivé au pied des marches creusées
dans le bord du gouffre, Sénéchal enleva son sac à dos, en sortit
ses jumelles et s’allongea sur le bord de la margelle. Le faisceau
rectiligne de sa torche perça l’obscurité. Il le braqua sur le
fond, au loin, et regarda dans les jumelles. Le halo de lumière
formait un cercle parfait sur la surface de l’eau. Ce qu’il aperçut
au fond du gouffre lui confirma ce qu’il avait cru entrevoir
lorsqu’il était tombé des marches, tout à
l’heure.
Il avait gravi les escaliers de pierre
avec d’infinies précautions, s’accrochant aux lianes après avoir
testé leur résistance. Il était maintenant debout à quelques mètres
du bord du gouffre, l’émetteur-récepteur à la main. Il avait appuyé
une dizaine de fois sur le gros bouton de détresse. Le ciel, qu’il
entrevit entre les cimes géantes et sombres, avait viré au bleu
foncé. Un nuage noir passait lentement. La lumière d’aquarium de la
jungle diminuait, les ombres autour de lui se faisaient plus
épaisses. Il réfléchit à voix basse…
— Qu’est-ce que j’aurais dû
trouver là-dedans ? C’est un lieu de culte ? Un
refuge ? Il y a eu des survivants. Il y avait quelque chose
d’important qui a été enlevé. Il y avait…
Il se figea soudain et émit tout bas
un bref juron.
— Quel
con !
Il alla chercher la courte machette là
où il l’avait cachée avant de descendre dans le gouffre, au pied
d’une touffe de fougère arborescente. Puis il se hâta de retrouver,
en longeant le bord, l’endroit qui devait être situé au-dessus de
la grotte.
Un singe hurleur émit son grondement
effrayant, tout près.