57

 

 

Sénéchal descendit les premières marches taillées dans le rocher à reculons en s’accrochant à une liane noire. Il avait le nez presque collé à la paroi de granit, son court fusil accroché aux lanières extérieures de son sac à dos, sur le côté. Il assura chacun de ses pas en se cramponnant fermement à la liane. Puis il s’arrêta de bouger et respira à fond. Il se reprocha de ne pas avoir gardé le casque muni d’une lampe frontale que lui avait donné le pilote de l’hélicoptère. Il tâtonna du pied et trouva la marche suivante, en dessous. Il fléchit la jambe. Sa chaussure ripa brusquement sur la roche humide, il perdit l’équilibre, bascula, saisit la liane des deux mains par réflexe, pivota sur lui-même, son sac à dos heurta la paroi, le choc le propulsant vers le vide. Ses mains glissaient sur la liane luisante, il vit le gouffre noir sous lui, une chauve-souris lui frôla le visage, il entendit le frou-frou rapide de ses ailes et la liane se détacha un peu en craquant.

Son pied droit trouva un appui, il donna un coup de reins en arrière et se retrouva dos à la roche, un pied dans le vide. Il se figea, les yeux écarquillés, en équilibre précaire. Une pierre rebondit sur les parois, en émettant un son caverneux à chaque ricochet. Il entendit sa chute lointaine dans l’eau après un temps qui lui parut interminable. Il réussit enfin, à petits coups de reins successifs, à poser ses deux pieds sur la marche. Il souffla. Puis la liane à laquelle il se cramponnait se détacha d’un coup sec de la muraille.

Sénéchal tomba en avant. Il se projeta de côté de toutes ses forces et plongea à l’intérieur du rideau de lianes, ses mains griffant l’air.

 

Il avait atterri au bord d’une étroite margelle, penché à mi-corps dans le vide. Le choc lui avait coupé le souffle, et le canon de son arme l’avait frappé durement à la nuque. Il bougea lentement son bras droit, sa paume palpant la paroi humide. Il tâtonna un instant et sentit une racine noueuse qui sortait du mur. Il la saisit fermement, elle tint bon. Il banda ses muscles et se hissa d’un seul coup en arrière sur son refuge. Il resta allongé un long moment, respirant fort, puis de plus en plus lentement. Sa respiration redevint progressivement régulière. Il était couvert de transpiration. Il s’essuya le visage de la manche, saisit entre deux doigts le pansement trempé et souillé sous son œil, et l’arracha d’un coup sec… Nom de Dieu, j’ai failli y passer ! Finir là-dedans… Du calme, du calme, mon garçon, tout va bien. Tout va pour le mieux… C’est bien là que tu voulais descendre, non ? Qu’est-ce qu’il y a au fond de l’eau ? Qu’est-ce que j’ai vu ?… Du calme. Il faut se tirer de là au plus vite… L’hélico. L’hélico ne sait pas où je suis. Bon, très bien… Tout va pour le mieux. En route. Allons voir où nous mène cette margelle…

 

Il avança. Il avait retiré le bandage de son avant-bras, et s’en était servi pour fixer sa lampe-torche au canon de l’arme, projetant le faisceau à quelques mètres devant lui. Il avait essayé quelques instants plus tôt, assis sur la margelle, de contacter l’hélicoptère par radio, en vain.

À sa droite, la paroi rocheuse était couverte de champignons et il pouvait apercevoir le gouffre à travers le treillis des lianes, sur sa gauche. La lumière verte qui le baignait semblait avoir encore décru. Sénéchal avait l’impression de marcher sur un pont suspendu. Il fit quelques pas sur l’étroite margelle et vit un tunnel, dans la roche, à droite. Il éteignit sa lampe et attendit que ses yeux s’accoutument à la lumière crépusculaire du gouffre. Il progressa le dos au mur et s’accroupit à l’angle du tunnel. Il orienta doucement le canon de son arme vers l’intérieur. Il tendit l’oreille et entendit un bruit ténu. De l’eau qui gouttait. Il attendit un peu et alluma la lampe fixée au fusil, puis avança prudemment la tête. Sa torche éclairait le haut d’une grotte. Il fit bouger lentement le canon du De Franchi, l’orientant vers le plafond. De grosses lianes rampaient entre les stalactites et disparaissaient au-dessus de sa tête, sortant du tunnel. Devant lui, une anfractuosité lui dissimulait l’intérieur de la grotte.

Sénéchal se mit debout, resta une seconde le dos à la paroi et bondit à l’intérieur de la grotte, l’œil collé au guidon du fusil, le doigt sur la détente, et faillit s’étaler sur le sol mouillé. Il se rattrapa de justesse.

Le faisceau de la lampe éclairait entièrement une petite pièce. Au sol, au centre d’un cercle formé par de courtes stalagmites, se trouvait un bassin naturel. Une eau transparente reflétait le faisceau de la lampe-torche. Une goutte tomba du plafond et créa des cercles sur la surface calme. Un magma noueux de racines noires plongeait dans le bassin. Elles se prolongeaient au-dessus par une énorme brassée de lianes, semblable à un très gros poteau de câbles tressés, qui montait vers le plafond. Quelque chose brilla dans la lumière. Des objets étaient disposés dans les volutes des racines. Sénéchal vit cinq longues douilles de balles de carabine. Elles étaient assemblées en un petit paquet par une tresse végétale, deux d’entre elles étaient tordues, et une troisième aplatie. Coincé entre deux racines, à quelques centimètres du paquet de douilles, se trouvait un morceau de bois à demi carbonisé. Des dents recourbées d’animaux y étaient incrustées, noircies. Un emplacement était vide, là où une dent était sortie du morceau de bois. Sénéchal eut du mal à reconnaître le vestige brûlé de la crosse d’une arme.

Il avança la main vers le paquet de douilles, hésita, puis n’y toucha pas. Il jeta un coup d’œil derrière lui, vers l’entrée de la grotte, tendit l’oreille, mais n’entendit que le pépiement ténu des chauves-souris. Il se saisit alors des douilles de cuivre et observa les culots. Il lut dans les cercles brillants « 30.06 » et en plus petit « Winchester ». Les lettres étaient presque effacées. Il reposa délicatement le paquet à sa place. Il se souvint des paroles de La-Belle-Batée : « … Et leur chef, aux Suripuna, nommé Jaguar, un brave type, avait une belle carabine avec des dents de sanglier incrustées dans la crosse, je l’ai dit au gendarme, d’ailleurs, à l’hôpital… »

Sénéchal pensa : « Si ces douilles allaient avec le fusil, elles devraient être noircies. Mais elles ont été nettoyées, astiquées… »

Il les examina de plus près. Il observa de fines rayures sur le cuivre. Il constata que le métal du culot était aminci par endroits. Quelqu’un les astiquait régulièrement avec du sable très fin, sinon le cuivre aurait verdi dans cette humidité. Une goutte d’eau lui tomba sur la tête. Il crut entendre un bruit furtif. Il éteignit la torche et sortit de la grotte lentement, en quelques pas, et s’accroupit dans l’angle du mur, le fusil pointé sur la margelle. Personne. Les chauves-souris continuaient de tourner dans le gouffre de leur vol saccadé. La lumière du jour avait encore décliné.

Il pénétra de nouveau dans la petite pièce, alluma la torche et scruta minutieusement les racines. Il ne trouva pas d’autre objet. Il lui sembla alors voir l’eau de la vasque bouger. Il dirigea son arme vers le bassin, mais n’aperçut rien, le reflet sur la surface de l’eau le gênait. Il s’agenouilla entre deux stalagmites, détacha la lampe du fusil, en régla le faisceau, puis il la braqua dans le bassin. Il eut un sursaut et sentit ses cheveux se dresser sur sa tête.

 

À quelques centimètres de la surface, juste sous son nez, se tenait un énorme animal, d’un blanc incroyable. Un animal qui ne le voyait pas, il était dépourvu d’yeux. Il devait frôler les trois mètres de longueur, et son corps cylindrique et lisse avait la taille d’un petit tonneau. Des grandes branchies rouge vif pareilles à du corail sortaient de chaque côté de sa tête au museau arrondi. Ses pattes palmées, aussi larges que les mains d’un homme, étaient posées sur la paroi intérieure du bassin. Il bougea un peu, sa crête semblable à une voile transparente ondula. Sénéchal éclaira les profondeurs, sous l’animal. L’eau était limpide. Il distingua des myriades de crevettes translucides qui sortaient de cavités irrégulières percées dans le fond lointain de la grande vasque.

— Nom de Dieu ! Une salamandre géante ! Géante et aveugle… Comment cette bestiole a-t-elle pu arriver là ?

Il projeta le faisceau de sa torche dans tous les recoins du bassin.

— C’est un siphon, ça communique par des trous avec d’autres grottes immergées. La bestiole a dû grandir dans cette vasque naturelle et ne peut plus en sortir. Est-ce qu’elle se nourrit toute seule ou bien quelqu’un… Il faut que je me tire de là…

Comme s’il avait deviné ses pensées, l’animal entrouvrit la bouche, une bouche pareille à une caverne rose.

 

Arrivé au pied des marches creusées dans le bord du gouffre, Sénéchal enleva son sac à dos, en sortit ses jumelles et s’allongea sur le bord de la margelle. Le faisceau rectiligne de sa torche perça l’obscurité. Il le braqua sur le fond, au loin, et regarda dans les jumelles. Le halo de lumière formait un cercle parfait sur la surface de l’eau. Ce qu’il aperçut au fond du gouffre lui confirma ce qu’il avait cru entrevoir lorsqu’il était tombé des marches, tout à l’heure.

 

Il avait gravi les escaliers de pierre avec d’infinies précautions, s’accrochant aux lianes après avoir testé leur résistance. Il était maintenant debout à quelques mètres du bord du gouffre, l’émetteur-récepteur à la main. Il avait appuyé une dizaine de fois sur le gros bouton de détresse. Le ciel, qu’il entrevit entre les cimes géantes et sombres, avait viré au bleu foncé. Un nuage noir passait lentement. La lumière d’aquarium de la jungle diminuait, les ombres autour de lui se faisaient plus épaisses. Il réfléchit à voix basse…

— Qu’est-ce que j’aurais dû trouver là-dedans ? C’est un lieu de culte ? Un refuge ? Il y a eu des survivants. Il y avait quelque chose d’important qui a été enlevé. Il y avait…

Il se figea soudain et émit tout bas un bref juron.

— Quel con !

Il alla chercher la courte machette là où il l’avait cachée avant de descendre dans le gouffre, au pied d’une touffe de fougère arborescente. Puis il se hâta de retrouver, en longeant le bord, l’endroit qui devait être situé au-dessus de la grotte.

Un singe hurleur émit son grondement effrayant, tout près.

Un autre lui répondit.
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