18

 

 

— Si son casque n’avait pas été bricolé, le toubib aurait conclu rapidement à une crise cardiaque et en route vers le Père éternel via le crématorium, disait Lucrèce dans le téléphone. Mais les pompiers n’ont pas réussi à enlever son casque et ils ont trouvé ça curieux. Sa machine tournait toujours. C’est un type de l’immeuble qui l’a signalé, un abruti qui vend des produits financiers ou un truc comme ça, je n’ai pas bien compris. Bref, ce bonhomme arrive, il entend la moto, il n’aperçoit pas son voisin allongé à côté. Il redescend une heure plus tard, il y a plein de fumée d’échappement dans le garage et il entend encore la moto, alors il s’approche, il découvre son voisin en train de faire la planche sur le ciment ! En pleine journée ! Il a bien failli en claquer lui aussi, ce qui aurait libéré le même jour deux beaux appartements… Note bien que je me suis renseigné sur les loyers auprès du concierge, je n’aurais jamais eu les moyens… Qu’est-ce que je te racontais ? Bref le casque a été bricolé de manière que tu puisses bien le fermer mais plus jamais l’ouvrir. Elle est bonne, tu ne trouves pas ?

— Excuse-moi de t’interrompre grossièrement, Lucrèce, mais est-ce que par hasard tu essaierais de me dire quelque chose d’intéressant ? dit Sénéchal, agacé par ce flot verbal.

— Pardon ? Tu aimes les cuisses de grenouille, si j’ai bonne mémoire… Bien, je peux continuer ? À la morgue, ils découpent la lanière du casque, ils en profitent pour découper également le type. Il avait pris une couleur bizarre, rosée… Ils ouvrent, ils voient que son cœur a explosé, boum ! Alors ils cherchent et ils ne trouvent pas. Ils pensent à une maladie, un virus. Comme ils sont consciencieux, ils cherchent des résidus dans le sang. Et là, tu vas rire, ils trouvent des traces d’une toxine bizarre, qu’ils ne connaissent pas. Ils appellent le centre anti-poisons et envoient un prélèvement de sang du macchab’. Au centre, Michel, avec qui j’avais développé le logiciel, me téléphone pour savoir si j’ai une idée… Je récupère l’échantillon, je fais tourner mon logiciel, et toc ! je trouve quoi ? De la batrachotoxine ! Excitant, non ?

— Follement ! C’est un nouveau cocktail ?

— Allume ton ordi et reste en ligne, je t’envoie une belle image.

Sénéchal posa le téléphone, poussa l’interrupteur de l’unité centrale et pianota quelques secondes sur le clavier. Il entendait Lucrèce siffloter joyeusement dans le combiné. Sur l’écran apparut la photo d’un hibiscus écarlate. On distinguait un animal posé sur le pétale. Comparé à la taille de l’hibiscus, la bestiole ne semblait pas mesurer plus de quelques centimètres. Son dos à la peau granuleuse ainsi que sa tête aux yeux vifs et dorés étaient d’un beau rouge sombre. On avait l’impression qu’elle portait de longs gants de soirée ainsi que des cuissardes bleu-gris argenté. Ses délicates petites pattes antérieures aux doigts écartés, bien que munies de ventouses translucides, parurent étrangement humaines à Sénéchal. Il reprit son téléphone.

— Je vois… Qu’est-ce que c’est ?

— Je te présente le phyllobate lugubre, un batracien d’Amérique centrale qui vit dans les feuilles de la jungle. Ravissant, non ?

— Très joli, mais j’aime pas trop son nom de famille.

— Normal. Cette rainette – oui, c’est une rainette, un dendrobatidé – a une cousine nommée Phyllobates terribilis ! Le phyllobate terrible… Avoue que ça sonne mieux, non ?

— OK, où veux-tu en venir ?

— L’histoire naturelle, tu vas voir, c’est passionnant. Il se trouve que la peau de la terrible cousine de cette petite friponne que tu vois sur ton écran – et qui lui ressemble beaucoup – contient plus d’un gramme de toxine appelée batrachotoxine. Batrachotoxine, comme dans batracien.

— Et alors, ton motard a été bouffé par une grenouille de cinq centimètres ?

— Beaucoup moins, un phyllobate tient sur ton doigt. Mais laisse-moi continuer. Un gramme de toxine sécrétée par la peau de cette petite mère vous tue net dix hommes ou vingt mille souris de laboratoire. Vingt mille ! Si tu veux monter une petite entreprise de dératisation un de ces jours… Bref, pour ne pas se faire croquer par les autres animaux, la coquine déguisée en arlequin que tu vois sur ton écran et sa cousine arborent des couleurs reconnaissables par les prédateurs, qui savent qu’il ne faut pas y toucher. Note bien que si tu la tripotes, Phyllobate va simplement causer des petites brûlures à tes petites mimines potelées. Sauf, sauf…

— Sauf ?

— Sauf si tu as une coupure et que la toxine pénètre dans ton réseau sanguin. Alors là, mon gaillard, tu es mal parti ! Ou plutôt tu es déjà en route, car le poison de cousine Phyllobate est cent fois plus toxique que la strychnine, il provoque une arythmie, puis une fibrillation qui se termine par un arrêt cardiaque. Hop ! Exit l’écoflic ! Je te rassure, la mort est très rapide. Bien qu’un peu pénible, je pense.

— Et ça marche comment, par curiosité ?

— En gros, le poison agit sur la perméabilité des membranes aux ions sodium qui pénètrent massivement dans les cellules nerveuses et musculaires. Les cellules nerveuses sont dépolarisées et ne peuvent plus transmettre les potentiels d’action aux cellules musculaires – dont bien sûr celles du cœur – qui sont tétanisées. Tu es transformé en statue, tu ne sens plus rien avant de crever.

— Ça fait rêver… Un court-circuit musculaire, en somme ?

— À peu près… Cette minuscule grenouille est plus dangereuse qu’un cobra malgré sa bonne bille de clown. Dans son pays d’origine, les Indiens, qui connaissent bien ses vertus foudroyantes, se servent de son poison pour enduire leurs flèches de chasse.

— Et quelqu’un en a glissé une dans le casque de ton motard.

— Merde, comment t’as deviné ? Je me gardais ça pour la bonne bouche ! Non, c’est pas une flèche qu’on a trouvée – j’ai d’ailleurs appelé immédiatement les types de la morgue pour qu’ils ne laissent personne s’approcher du casque. On a trouvé sept épines enduites de poison plantées – ou plutôt enfilées – adroitement dans la mousse intérieure du casque et réparties de manière à piquer le cuir chevelu et les oreilles… Il n’aurait pas dépassé le coin de la rue, notre camarade. Quant à la moto, elle est au labo des flics pour expertise.

— Ouais, la moto, c’est dangereux. Le chiffre sept est significatif, selon toi ?

— Aucune idée. Je ne suis pas très doué en numérologie. C’est normalement le chiffre du diable. À moins que ce ne soit 666, mais ça c’est un nombre, alors… Ou alors l’assassin ne sait pas compter, il est persuadé d’avoir mis cinq épines.

— Ou alors il est de Castelnaudary.

— Je te demande pardon ?

— Pendant la cuisson au four du cassoulet, une peau épaisse se forme à la surface. Le cuisinier enfonce la peau avec une spatule, elle se reforme, il refait le geste six fois. Le chiffre sept est gage de perfection. C’est ce qui donne cette saveur exceptionnelle au vrai cassoulet, comprends-tu ?

— Tu te fous de ce que je te raconte.

— La bouffe, c’est sacré. Dis-moi, les épines : qu’est-ce que c’est ? Elles viennent d’où ?

— Aucune idée, on va les envoyer au labo.

— C’est curieux de tuer quelqu’un de cette manière au lieu de l’attendre au parking et de lui foutre un coup de fusil, non ? C’est compliqué, surtout. Y avait pas d’autres traces, d’autres indices ? Le bricolage du casque, c’était quoi ?

— Je ne sais pas encore, on a envoyé la lanière coupée au labo. Ah ! important. Le type refroidi était dans une forme physique éblouissante. Avant de le découper, ils ont fait des photos du macchab’. T’aurais vu les biscotos du quadra ! Pas un poil de graisse. Et il avait un tatouage de parachutiste à moitié effacé – ou plutôt mal effacé – sur l’épaule gauche.

— Dis-moi, mon bon Lucrèce, les phyllobates, on les achète chez le marchand de grenouilles ?

— En voilà une bonne question ! Tu serais étonné du nombre de bestioles invraisemblables qu’on trouve chez les particuliers dans des terrariums. Rien qu’en traînant sur les quais parisiens en face de la Conciergerie, tu peux dégoter dans les boutiques de quoi alimenter ton bestiaire personnel. Serpents, insectes, sauriens, araignées… Je me fournis en partie là pour mes petits élevages de bêtes à poison… De plus, il y a peu de contrôle sur les animaux vivants. En insistant un peu auprès d’un marchand et en payant de la main à la main, on peut se procurer à peu près tout ce qu’on veut. Si tu as besoin d’une mygale géante ou d’un scorpion – qui sont des animaux de compagnie particulièrement affectueux –, tu peux les obtenir dans le mois qui suit, moyennant finances, et ça par des filières connues seulement des amateurs. De plus, des tas d’éleveurs en appartement vendent sous le manteau. Il existe même des bourses d’échange pour ça. Enfin, si tu as un pote en Amérique centrale, tu peux lui demander de t’envoyer par la poste des œufs fécondés de Phyllobates terribilis. Si par hasard ils tombent là-dessus, les gabelous ne feront pas la différence avec une boîte d’œufs de lump. Ensuite, tu fais éclore gentiment tes petits monstres en terrarium, et te voilà fin prêt à buter un régiment. Pour finir, le poison reste actif un an, et bien plus quand il est congelé ou lyophilisé. Formidable, le progrès, non ?

— Ouais, en parlant de régiment, le motard, il faisait quel genre de boulot ?

— Je t’ai dit ou pas qu’il portait un bijou de cheville un peu particulier ?

— Cesse de ménager tes effets, vieux cabotin !

— Un holster à ressort sur mesure, avec un petit Smith et Wesson calibre 22 à peine plus grand qu’un paquet de cigarettes King Size. Remarquable joujou qui contenait une dizaine de pruneaux plaqués cuivre. Pas la grosse artillerie, mais c’est assez méchant à courte distance.

— Tiens donc !

— Il était graissé et il avait servi dans le passé… Traces d’usage régulier sur la crosse et sur le mécanisme. Nettoyé scrupuleusement. Les numéros ont été limés avec amour, ça c’est plus rigolo. On fait des recherches sur sa provenance. Notre ami des motocyclettes se rasait les poils de la jambe, sans doute pour ne pas les coincer dans son holster, ça fait mal, et les traces sur sa peau montrent qu’il le portait régulièrement. Dans son appart’, on a trouvé une documentation complète et fort bien rangée sur les armes de poing, plus un catalogue en couleurs et en trois langues, apparemment souvent feuilleté, sur un rare et coûteux fusil suédois démontable à lunette et à longue portée, viseur infrarouge et tout le tremblement. Tu sais, le genre d’outil bien astiqué qu’on voit dans les films américains, où le mec qui s’en va buter le président des Etats-Unis à quinze kilomètres assemble son arquebuse en kit, avec des pièces nickelées qui s’emboîtent pile poil en faisant chlac…

Sénéchal marchait de long en large dans son appartement et jetait de temps à autre un coup d’œil par la grande fenêtre qui donnait sur le parc. En bas, les deux poneys broutaient paisiblement l’herbe maigre. Il aperçut la petite Noémie qui se dirigeait dans leur direction, traînant un sac de toile derrière elle.

— Hmm… Ce fusil, c’est peut-être un rêve de gosse, sa prochaine commande au Père Noël ?

— À moins que le Père Noël ne l’ait livré en avance et que son matériel ne soit tout simplement rangé ailleurs. Les documents sont dans les mains de nos amis de la police spécialisés dans les poudres et artifices. Quand je suis entré dans l’appart’, les flics avaient déjà fait leur boulot, mais ils n’avaient pas semé leur désordre habituel. On se serait cru dans un appartement-témoin tellement c’était en ordre.

— Est-ce que je peux savoir comment tu es entré dans l’appartement d’un type qui vient de se faire buter et alors que les lieux sont surveillés par les flics ?

— Facile. Je me suis dématérialisé en face de son immeuble et je me suis rematérialisé dans son appartement. N’importe qui, même toi, peut y arriver avec de l’entraînement.

— D’accord. Continue. Alors ?

— Alors, j’ai tout de suite vu que l’homme avait été militaire.

— Ah bon, et à quoi ?

— Très simple. À la façon dont ses chaussettes étaient pliées dans l’armoire.

— C’est particulier chez le militaire ?

— Très… Ah ! peut-être aussi parce qu’il y avait un peu partout des photos de lui en para, tout seul ou avec ses copains de l’époque, et peut-être aussi parce qu’il y avait une affiche de deux mètres de haut vantant la haute tenue morale de l’armée de terre… Qui aurait fait de toi un homme, Pierre, si tu avais suivi le droit chemin. Hélas… Notre ami avait un port d’arme pour un Glock 9 mm, tu sais, ce truc quasiment tout en plastique et très à la mode… On n’a pas trouvé l’escopette, mais on a mis la main sur une jolie boîte de munitions du même calibre, dans un tiroir, à côté d’une boîte de 22. L’ennui, c’est qu’il s’agit d’une munition à fragmentation qui s’éparpille dans le bénéficiaire du tir, si j’ose dire. On finirait par se demander si ce garçon exerçait un métier très sérieux…

Durant la conversation de Sénéchal et de Lucrèce, la petite Noémie, en bas du moulin, regardait les deux poneys baptisés Gog et Magog avec un air de compassion condescendante, tel un chef de tribu qui surveille les préparatifs d’une cérémonie rituelle. Le genre de cérémonie dansante qui se terminera invariablement par un ou deux sacrifices humains. De son sac, elle sortit divers accessoires et se mit à l’ouvrage.

— Bon, je vois le topo. Quoi d’autre ? Un ordi ? demanda Sénéchal qui suivait des yeux la fillette.

— On peut supposer que notre ami ne possède pas ce genre de jouet, soit parce qu’il y est allergique, soit parce qu’il fait un boulot où on ne doit pas laisser de traces. Dans son portefeuille, en plus de sa carte d’agent commercial indépendant au nom de Marco Sempieru, on a trouvé une carte d’adhérent à un club de tir. Dans un de ses tiroirs, on en a trouvé quatre autres.

— Quatre quoi ?

— Quatre cartes d’adhérent, toutes valides de l’année en cours.

— Un « fanamili » ? Un de ces types fanatiques de la chose militaire ?

— Peut-être. Sans doute… Ou pire. Si ce type faisait le boulot auquel je pense, et auquel je t’entends être en train de penser, il doit avoir une planque pour son artillerie quelque part, et de préférence pas trop loin. Je suis allé à la cave, elle était totalement vide. J’espère que c’est pas pour lui faucher son petit matériel qu’on l’a buté. Sinon, quelqu’un se balade maintenant avec une intéressante puissance de feu… Comme tu le sais, j’ai horreur de toutes ces armes à poudre. Je ne comprends pas comment les gens peuvent s’acharner à éjecter leurs semblables de ce monde-ci avec des instruments bruyants, fumigènes, et destructeurs de l’enveloppe charnelle, alors qu’un bon poison bien dosé est silencieux, ne pollue pas l’atmosphère, t’expédie tranquillement ton bonhomme et te garde un macchabée propre sur lui et prêt pour l’autopsie, comme on vient de le voir.

— Mon cher Lucrèce, je serais ravi de discuter avec toi de tes goûts en matière de criminalité, mais là, il faut que j’y aille. Rends-moi un service, appelle Destouches de ma part. Il nous faut les relevés téléphoniques du militaire, avec les éventuels appels longue distance. Tiens-moi au courant. Tchao.

Sur le gazon, les deux poneys étaient maintenant affublés de rideaux bariolés noués sous le poitrail et ils secouaient la tête nerveusement, essayant de se débarrasser de leurs chapeaux de paille cabossés attachés à leurs oreilles par du raphia. Sénéchal ouvrit la fenêtre bruyamment et regarda en direction de l’enfant, prenant ce qu’il estimait être son air le plus sévère, le menton levé, l’index tendu vers le ciel dans une posture biblique, souhaitant qu’à cette distance la petite pût distinguer ses sourcils froncés et ses yeux qu’il espérait terrifiants. Elle leva la tête, l’aperçut et éclata de rire… Puis, se retournant vers les poneys chamarrés, elle lui montra son derrière dans la pose gracieuse d’une ballerine en herbe saluant un public conquis.
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