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— Si son casque n’avait pas été
bricolé, le toubib aurait conclu rapidement à une crise cardiaque
et en route vers le Père éternel via le crématorium, disait Lucrèce
dans le téléphone. Mais les pompiers n’ont pas réussi à enlever son
casque et ils ont trouvé ça curieux. Sa machine tournait toujours.
C’est un type de l’immeuble qui l’a signalé, un abruti qui vend des
produits financiers ou un truc comme ça, je n’ai pas bien compris.
Bref, ce bonhomme arrive, il entend la moto, il n’aperçoit pas son
voisin allongé à côté. Il redescend une heure plus tard, il y a
plein de fumée d’échappement dans le garage et il entend encore la
moto, alors il s’approche, il découvre son voisin en train de faire
la planche sur le ciment ! En pleine journée ! Il a bien
failli en claquer lui aussi, ce qui aurait libéré le même jour deux
beaux appartements… Note bien que je me suis renseigné sur les
loyers auprès du concierge, je n’aurais jamais eu les moyens…
Qu’est-ce que je te racontais ? Bref le casque a été bricolé
de manière que tu puisses bien le fermer mais plus jamais l’ouvrir.
Elle est bonne, tu ne trouves pas ?
— Excuse-moi de t’interrompre
grossièrement, Lucrèce, mais est-ce que par hasard tu essaierais de
me dire quelque chose d’intéressant ? dit Sénéchal, agacé par
ce flot verbal.
— Pardon ? Tu aimes les
cuisses de grenouille, si j’ai bonne mémoire… Bien, je peux
continuer ? À la morgue, ils découpent la lanière du casque,
ils en profitent pour découper également le type. Il avait pris une
couleur bizarre, rosée… Ils ouvrent, ils voient que son cœur a
explosé, boum ! Alors ils cherchent et ils ne trouvent pas.
Ils pensent à une maladie, un virus. Comme ils sont consciencieux,
ils cherchent des résidus dans le sang. Et là, tu vas rire, ils
trouvent des traces d’une toxine bizarre, qu’ils ne connaissent
pas. Ils appellent le centre anti-poisons et envoient un
prélèvement de sang du macchab’. Au centre, Michel, avec qui
j’avais développé le logiciel, me téléphone pour savoir si j’ai une
idée… Je récupère l’échantillon, je fais tourner mon logiciel, et
toc ! je trouve quoi ? De la batrachotoxine !
Excitant, non ?
— Follement ! C’est un
nouveau cocktail ?
— Allume ton ordi et reste en
ligne, je t’envoie une belle image.
Sénéchal posa le téléphone, poussa
l’interrupteur de l’unité centrale et pianota quelques secondes sur
le clavier. Il entendait Lucrèce siffloter joyeusement dans le
combiné. Sur l’écran apparut la photo d’un hibiscus écarlate. On
distinguait un animal posé sur le pétale. Comparé à la taille de
l’hibiscus, la bestiole ne semblait pas mesurer plus de quelques
centimètres. Son dos à la peau granuleuse ainsi que sa tête aux
yeux vifs et dorés étaient d’un beau rouge sombre. On avait
l’impression qu’elle portait de longs gants de soirée ainsi que des
cuissardes bleu-gris argenté. Ses délicates petites pattes
antérieures aux doigts écartés, bien que munies de ventouses
translucides, parurent étrangement humaines à Sénéchal. Il reprit
son téléphone.
— Je vois… Qu’est-ce que
c’est ?
— Je te présente le phyllobate
lugubre, un batracien d’Amérique centrale qui vit dans les feuilles
de la jungle. Ravissant, non ?
— Très joli, mais j’aime pas trop
son nom de famille.
— Normal. Cette rainette –
oui, c’est une rainette, un dendrobatidé – a une cousine
nommée Phyllobates terribilis ! Le
phyllobate terrible… Avoue que ça sonne mieux,
non ?
— OK, où veux-tu en
venir ?
— L’histoire naturelle, tu vas
voir, c’est passionnant. Il se trouve que la peau de la terrible
cousine de cette petite friponne que tu vois sur ton écran –
et qui lui ressemble beaucoup – contient plus d’un gramme de
toxine appelée batrachotoxine. Batrachotoxine, comme dans
batracien.
— Et alors, ton motard a été
bouffé par une grenouille de cinq
centimètres ?
— Beaucoup moins, un phyllobate
tient sur ton doigt. Mais laisse-moi continuer. Un gramme de toxine
sécrétée par la peau de cette petite mère vous tue net dix hommes
ou vingt mille souris de laboratoire. Vingt mille ! Si tu veux
monter une petite entreprise de dératisation un de ces jours… Bref,
pour ne pas se faire croquer par les autres animaux, la coquine
déguisée en arlequin que tu vois sur ton écran et sa cousine
arborent des couleurs reconnaissables par les prédateurs, qui
savent qu’il ne faut pas y toucher. Note bien que si tu la
tripotes, Phyllobate va simplement causer des petites brûlures à
tes petites mimines potelées. Sauf, sauf…
— Sauf ?
— Sauf si tu as une coupure et
que la toxine pénètre dans ton réseau sanguin. Alors là, mon
gaillard, tu es mal parti ! Ou plutôt tu es déjà en route, car
le poison de cousine Phyllobate est cent fois plus toxique que la
strychnine, il provoque une arythmie, puis une fibrillation qui se
termine par un arrêt cardiaque. Hop ! Exit l’écoflic ! Je
te rassure, la mort est très rapide. Bien qu’un peu pénible, je
pense.
— Et ça marche comment, par
curiosité ?
— En gros, le poison agit sur la
perméabilité des membranes aux ions sodium qui pénètrent
massivement dans les cellules nerveuses et musculaires. Les
cellules nerveuses sont dépolarisées et ne peuvent plus transmettre
les potentiels d’action aux cellules musculaires – dont bien
sûr celles du cœur – qui sont tétanisées. Tu es transformé en
statue, tu ne sens plus rien avant de
crever.
— Ça fait rêver… Un court-circuit
musculaire, en somme ?
— À peu près… Cette minuscule
grenouille est plus dangereuse qu’un cobra malgré sa bonne bille de
clown. Dans son pays d’origine, les Indiens, qui connaissent bien
ses vertus foudroyantes, se servent de son poison pour enduire
leurs flèches de chasse.
— Et quelqu’un en a glissé une
dans le casque de ton motard.
— Merde, comment t’as
deviné ? Je me gardais ça pour la bonne bouche ! Non,
c’est pas une flèche qu’on a trouvée – j’ai d’ailleurs appelé
immédiatement les types de la morgue pour qu’ils ne laissent
personne s’approcher du casque. On a trouvé sept épines enduites de
poison plantées – ou plutôt enfilées – adroitement dans
la mousse intérieure du casque et réparties de manière à piquer le
cuir chevelu et les oreilles… Il n’aurait pas dépassé le coin de la
rue, notre camarade. Quant à la moto, elle est au labo des flics
pour expertise.
— Ouais, la moto, c’est
dangereux. Le chiffre sept est significatif, selon
toi ?
— Aucune idée. Je ne suis pas
très doué en numérologie. C’est normalement le chiffre du diable. À
moins que ce ne soit 666, mais ça c’est un nombre, alors… Ou alors
l’assassin ne sait pas compter, il est persuadé d’avoir mis cinq
épines.
— Ou alors il est de
Castelnaudary.
— Je te demande
pardon ?
— Pendant la cuisson au four du
cassoulet, une peau épaisse se forme à la surface. Le cuisinier
enfonce la peau avec une spatule, elle se reforme, il refait le
geste six fois. Le chiffre sept est gage de perfection. C’est ce
qui donne cette saveur exceptionnelle au vrai cassoulet,
comprends-tu ?
— Tu te fous de ce que je te
raconte.
— La bouffe, c’est sacré.
Dis-moi, les épines : qu’est-ce que c’est ? Elles
viennent d’où ?
— Aucune idée, on va les envoyer
au labo.
— C’est curieux de tuer quelqu’un
de cette manière au lieu de l’attendre au parking et de lui foutre
un coup de fusil, non ? C’est compliqué, surtout. Y avait pas
d’autres traces, d’autres indices ? Le bricolage du casque,
c’était quoi ?
— Je ne sais pas encore, on a
envoyé la lanière coupée au labo. Ah ! important. Le type
refroidi était dans une forme physique éblouissante. Avant de le
découper, ils ont fait des photos du macchab’. T’aurais vu les
biscotos du quadra ! Pas un poil de graisse. Et il avait un
tatouage de parachutiste à moitié effacé – ou plutôt mal
effacé – sur l’épaule gauche.
— Dis-moi, mon bon Lucrèce, les
phyllobates, on les achète chez le marchand de
grenouilles ?
— En voilà une bonne
question ! Tu serais étonné du nombre de bestioles
invraisemblables qu’on trouve chez les particuliers dans des
terrariums. Rien qu’en traînant sur les quais parisiens en face de
la Conciergerie, tu peux dégoter dans les boutiques de quoi
alimenter ton bestiaire personnel. Serpents, insectes, sauriens,
araignées… Je me fournis en partie là pour mes petits élevages de
bêtes à poison… De plus, il y a peu de contrôle sur les animaux
vivants. En insistant un peu auprès d’un marchand et en payant de
la main à la main, on peut se procurer à peu près tout ce qu’on
veut. Si tu as besoin d’une mygale géante ou d’un scorpion –
qui sont des animaux de compagnie particulièrement
affectueux –, tu peux les obtenir dans le mois qui suit,
moyennant finances, et ça par des filières connues seulement des
amateurs. De plus, des tas d’éleveurs en appartement vendent sous
le manteau. Il existe même des bourses d’échange pour ça. Enfin, si
tu as un pote en Amérique centrale, tu peux lui demander de
t’envoyer par la poste des œufs fécondés de Phyllobates terribilis. Si par hasard ils tombent
là-dessus, les gabelous ne feront pas la différence avec une boîte
d’œufs de lump. Ensuite, tu fais éclore gentiment tes petits
monstres en terrarium, et te voilà fin prêt à buter un régiment.
Pour finir, le poison reste actif un an, et bien plus quand il est
congelé ou lyophilisé. Formidable, le progrès,
non ?
— Ouais, en parlant de régiment,
le motard, il faisait quel genre de
boulot ?
— Je t’ai dit ou pas qu’il
portait un bijou de cheville un peu
particulier ?
— Cesse de ménager tes effets,
vieux cabotin !
— Un holster à ressort sur
mesure, avec un petit Smith et Wesson calibre 22 à peine plus
grand qu’un paquet de cigarettes King Size. Remarquable joujou qui
contenait une dizaine de pruneaux plaqués cuivre. Pas la grosse
artillerie, mais c’est assez méchant à courte
distance.
— Tiens
donc !
— Il était graissé et il avait
servi dans le passé… Traces d’usage régulier sur la crosse et sur
le mécanisme. Nettoyé scrupuleusement. Les numéros ont été limés
avec amour, ça c’est plus rigolo. On fait des recherches sur sa
provenance. Notre ami des motocyclettes se rasait les poils de la
jambe, sans doute pour ne pas les coincer dans son holster, ça fait
mal, et les traces sur sa peau montrent qu’il le portait
régulièrement. Dans son appart’, on a trouvé une documentation
complète et fort bien rangée sur les armes de poing, plus un
catalogue en couleurs et en trois langues, apparemment souvent
feuilleté, sur un rare et coûteux fusil suédois démontable à
lunette et à longue portée, viseur infrarouge et tout le
tremblement. Tu sais, le genre d’outil bien astiqué qu’on voit dans
les films américains, où le mec qui s’en va buter le président des
Etats-Unis à quinze kilomètres assemble son arquebuse en kit, avec
des pièces nickelées qui s’emboîtent pile poil en faisant
chlac…
Sénéchal marchait de long en large
dans son appartement et jetait de temps à autre un coup d’œil par
la grande fenêtre qui donnait sur le parc. En bas, les deux poneys
broutaient paisiblement l’herbe maigre. Il aperçut la petite Noémie
qui se dirigeait dans leur direction, traînant un sac de toile
derrière elle.
— Hmm… Ce fusil, c’est peut-être
un rêve de gosse, sa prochaine commande au Père
Noël ?
— À moins que le Père Noël ne
l’ait livré en avance et que son matériel ne soit tout simplement
rangé ailleurs. Les documents sont dans les mains de nos amis de la
police spécialisés dans les poudres et artifices. Quand je suis
entré dans l’appart’, les flics avaient déjà fait leur boulot, mais
ils n’avaient pas semé leur désordre habituel. On se serait cru
dans un appartement-témoin tellement c’était en
ordre.
— Est-ce que je peux savoir
comment tu es entré dans l’appartement d’un type qui vient de se
faire buter et alors que les lieux sont surveillés par les
flics ?
— Facile. Je me suis
dématérialisé en face de son immeuble et je me suis rematérialisé
dans son appartement. N’importe qui, même toi, peut y arriver avec
de l’entraînement.
— D’accord. Continue.
Alors ?
— Alors, j’ai tout de suite vu
que l’homme avait été militaire.
— Ah bon, et à
quoi ?
— Très simple. À la façon dont
ses chaussettes étaient pliées dans
l’armoire.
— C’est particulier chez le
militaire ?
— Très… Ah ! peut-être aussi
parce qu’il y avait un peu partout des photos de lui en para, tout
seul ou avec ses copains de l’époque, et peut-être aussi parce
qu’il y avait une affiche de deux mètres de haut vantant la haute
tenue morale de l’armée de terre… Qui aurait fait de toi un homme,
Pierre, si tu avais suivi le droit chemin. Hélas… Notre ami avait
un port d’arme pour un Glock 9 mm, tu sais, ce truc
quasiment tout en plastique et très à la mode… On n’a pas trouvé
l’escopette, mais on a mis la main sur une jolie boîte de munitions
du même calibre, dans un tiroir, à côté d’une boîte de 22. L’ennui,
c’est qu’il s’agit d’une munition à fragmentation qui s’éparpille
dans le bénéficiaire du tir, si j’ose dire. On finirait par se
demander si ce garçon exerçait un métier très
sérieux…
Durant la conversation de Sénéchal et
de Lucrèce, la petite Noémie, en bas du moulin, regardait les deux
poneys baptisés Gog et Magog avec un air de compassion
condescendante, tel un chef de tribu qui surveille les préparatifs
d’une cérémonie rituelle. Le genre de cérémonie dansante qui se
terminera invariablement par un ou deux sacrifices humains. De son
sac, elle sortit divers accessoires et se mit à
l’ouvrage.
— Bon, je vois le topo. Quoi
d’autre ? Un ordi ? demanda Sénéchal qui suivait des yeux
la fillette.
— On peut supposer que notre ami
ne possède pas ce genre de jouet, soit parce qu’il y est
allergique, soit parce qu’il fait un boulot où on ne doit pas
laisser de traces. Dans son portefeuille, en plus de sa carte
d’agent commercial indépendant au nom de Marco Sempieru, on a
trouvé une carte d’adhérent à un club de tir. Dans un de ses
tiroirs, on en a trouvé quatre autres.
— Quatre
quoi ?
— Quatre cartes d’adhérent,
toutes valides de l’année en cours.
— Un
« fanamili » ? Un de ces types fanatiques de la
chose militaire ?
— Peut-être. Sans doute… Ou pire.
Si ce type faisait le boulot auquel je pense, et auquel je
t’entends être en train de penser, il doit avoir une planque pour
son artillerie quelque part, et de préférence pas trop loin. Je
suis allé à la cave, elle était totalement vide. J’espère que c’est
pas pour lui faucher son petit matériel qu’on l’a buté. Sinon,
quelqu’un se balade maintenant avec une intéressante puissance de
feu… Comme tu le sais, j’ai horreur de toutes ces armes à poudre.
Je ne comprends pas comment les gens peuvent s’acharner à éjecter
leurs semblables de ce monde-ci avec des instruments bruyants,
fumigènes, et destructeurs de l’enveloppe charnelle, alors qu’un
bon poison bien dosé est silencieux, ne pollue pas l’atmosphère,
t’expédie tranquillement ton bonhomme et te garde un macchabée
propre sur lui et prêt pour l’autopsie, comme on vient de le
voir.
— Mon cher Lucrèce, je serais
ravi de discuter avec toi de tes goûts en matière de criminalité,
mais là, il faut que j’y aille. Rends-moi un service, appelle
Destouches de ma part. Il nous faut les relevés téléphoniques du
militaire, avec les éventuels appels longue distance. Tiens-moi au
courant. Tchao.