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Devant un étalage de boîtes vitrées
remplies de bestioles minuscules au corps traversé par des épingles
à tête dorée, et identifiées chacune par une étroite étiquette, un
grand étudiant en jeans, chaussé de baskets immaculées, penchait sa
tête aux cheveux drus et presque ras sur un microscope binoculaire.
Sa blouse blanche entrouverte laissait voir un tee-shirt rouge
arborant le slogan : « I was born to
kill. » Sur le plancher à côté de lui était posé un sac
à dos de la même couleur que son tee-shirt ; sur le sac était
accrochée une paire de rollers de plastique
noir.
De temps à autre, il changeait un
réglage puis appuyait sur le déclencheur souple d’un appareil
photographique relié au microscope. La pièce qui l’entourait était
presque entièrement recouverte d’insectes morts. Il y en avait
partout, sur les murs, sur des étaloirs en polystyrène expansé,
dans des flacons remplis d’alcool, sur des planchettes de bois de
toute taille, disséminés sur les tables et les bureaux, accrochés
sur des bouchons de liège, piqués dans les montants des étagères.
Au-dessus de sa tête, sur le mur, de grands papillons sombres
déployaient leurs ailes poudreuses dans leur cercueil
vitré.
Le jeune homme leva les yeux de son
instrument en entendant dans son dos la porte du service
d’entomologie criminelle s’ouvrir. Il avisa un immense type
enveloppé dans un manteau de toile vert sombre et qui fronçait le
nez, comme tous les visiteurs qui entraient pour la première fois
dans ce haut lieu de l’investigation
moderne.
L’odeur de naphtaline et de créosote
assaillit les narines de Sénéchal. Il referma la porte derrière
lui, salua l’étudiant et se présenta. Il lui expliqua qu’il avait
rendez-vous avec le professeur Morel.
— Ah oui, il m’a parlé de vous…
monsieur Sénéchal. Vous êtes de l’Environnement, un truc comme
ça ? Il ne devrait pas tarder. Vous pouvez l’attendre dans son
bureau. C’est la grande pièce au bout du couloir. Il y a un frigo
pour les larves… N’en prenez pas pour aller à la pêche, hein ?
Et bon courage… le prof est un impitoyable… euh,
dissertateur.
Quelques minutes plus tard, le
professeur Morel entrait dans son bureau.
— Aha, monsieur le détective,
quel plaisir de vous rencontrer dans ma tanière, je n’ai pas
souvent d’invité. Asseyez-vous, j’ai quelque chose pour
vous…
Il jeta un regard circulaire sur son
vaste lieu de travail comme s’il le découvrait avec les yeux d’un
visiteur. Son invité avait déjà étendu sa grande carcasse dans un
fauteuil et parcourait nonchalamment une brochure scientifique
froissée, ses lunettes en demi-lunes juchées sur le bout du
nez.
Le petit homme maigrichon produisit un
petit sifflement admiratif.
— Ooh, superbes, vos
bretelles !
Il traîna vers lui un tabouret et
s’assit bien en face de Sénéchal. Puis il appuya ses mains à plat
sur ses genoux, les jambes un peu écartées, le dos voûté, et se mit
à fixer le détective. Ses yeux de myope derrière ses lunettes en
cul de bouteille paraissaient énormes. Il ressemblait à cet instant
à un ophtalmologue affecté lui-même par un problème oculaire, un
ophtalmologue qui se préparerait à examiner avec une loupe à fort
grossissement le fond de l’œil de son patient. Sénéchal ne broncha
pas.
— Je vais vous expliquer ce que
j’ai trouvé, monsieur Sénéchal, commença le petit homme d’une voix
douce. (Il sentait l’eau de Cologne.) J’espère que ça pourra vous
aider… Voilà. Vous n’ignorez pas que si je me sers de mes petites
bestioles pour cafarder les criminels, je travaille également en
relation avec d’autres services scientifiques qui me donnent un
coup de main dans des cas particuliers. Ce que j’ai trouvé sur
votre petite plante verte, ou plutôt ce que j’ai trouvé dans le
paquet plastique qui contenait les petites feuilles et les graines,
dans la doublure de la veste du mort de la forêt de Chevreuse, me
paraît des plus intrigants. Piquant. Vous remercierez votre
camarade qui m’a confié le tout, j’ai oublié son nom, ce garçon un
peu fort, là, avec un nœud papillon…
— Appelez-le Lucrèce. Et vous en
êtes où ?
— Joli prénom, Lucrèce. Quoique
pour un homme… Hum… Eh bien, les graines ont été mises à germer par
un botaniste. Cependant, les graines ne vont pas forcément avec les
feuilles. Elles ne sont peut-être pas celles qui produisent ce type
de plante. Alors, par sécurité, j’ai confié la feuille à un
laboratoire qui va la bouturer sur une gelée nutritive. La plupart
de ses cellules étaient toujours vivantes, on en a donc récupéré et
on va les dupliquer, si je puis dire, dans un milieu adéquat. Cela
étant, ça ne nous permettra pas plus de l’identifier, mais au moins
dans quelques semaines on aura sous la main plusieurs de ces clones
tout neufs, et ça permettra de les étudier… Je vous disais donc que
j’ai trouvé un autre organisme vivant dans le sachet plastique que
vous nous avez laissé…
— Ah ? Quel genre
d’organisme vivant ? C’est curieux, je n’ai vu qu’une feuille
et des graines.
Sénéchal avait l’air
perplexe.
— Hum. Il est invisible à l’œil
nu… Eh bien, je crois que je vais commencer par le commencement.
Car il faut tout d’abord que je vous explique que les insectes, qui
sont mon passe-temps favori et aussi mon métier, représentent dans
la nature rien de moins qu’une espèce sur trois, voire plus !
On estime qu’il en existe huit millions d’espèces sur la
planète.
— Ah, tiens
donc !
Le détective croisa les bras et
s’appliqua à prendre l’air attentif.
— Eh bien, à peu près deux mille
trois cents nouvelles espèces sont décrites chaque année… Hum… Par
comparaison, les mammifères ne représentent environ que moins de
quatre mille quatre cents espèces sur le
globe !
— C’est parfaitement ridicule.
Les mammifères sont ridicules, voilà.
Alors ?
— Les insectes sont des animaux
très anciens. Au crétacé, une libellule de soixante-dix centimètres
d’envergure devait frôler tous les jours la tête des dinosaures.
Lesquels dinosaures n’ont pas traversé, comme vous le savez, la
grande crise biologique Crétacé-Tertiaire.
— Alors…
— Pour aller vite, les insectes
se débrouillent parfois pour vivre en association avec d’autres
organismes, tels les végétaux. Des végétaux non chlorophylliens,
comme les champignons, leur sont parfois des alliés précieux.
Prenons un exemple. La femelle du scarabée Dendroctonus frontalis transporte un champignon
dans des poches protégées et le dissémine à mesure qu’elle
progresse sous l’écorce des arbres. Le champignon, bon prince, se
transforme alors en nourriture, dont les larves du scarabée auront
besoin pour survivre… Vous voyez, il s’agit d’une sorte
d’association profitable à toutes les
parties.
— Pitié, professeur,
expliquez-moi ce que…
Le prof fit un geste
d’apaisement.
— J’y arrive, pas d’impatience,
pas d’impatience ! L’association n’est pas toujours profitable
à l’une des parties. Nos petits camarades des bois et des champs
ont aussi des ennemis, et des ennemis machiavéliques. Prenez le cas
d’un autre champignon, appelé cordyceps, un organisme de fort
petite taille. Eh bien, en voilà un drôle de zigomar, qui pourrait
jouer dans un film d’épouvante. Un vrai malfaisant ! Imaginez
un peu. Hum… Ce cordyceps attend sa proie dans le sous-bois,
tranquille…
Il tenta avec ses deux mains en cloche
de mimer un champignon qui guette sa proie, ses yeux énormes
faisant le tour de la pièce. Sénéchal faillit pouffer malgré son
impatience.
— Passe un insecte genre
scarabée, un bousier ou un charançon, ou encore un carabe doré de
base qui se balade dans le secteur, peinard. (Avec deux doigts, il
imita avec plus de bonheur ce que Sénéchal devina comme étant le
pas nonchalant d’un scarabée peinard.) Il passe à côté du
champignon. Cordyceps se fixe discrètement sur sa carapace, et
commence à sécréter une substance qui attaque la carapace en
question. Le champignon pénètre alors à l’intérieur de l’armure de
l’insecte et dévore les organes non vitaux – je dis bien non
vitaux – de son nouveau moyen de transport… Ça fait frémir,
non ? En même temps, pour éviter que son insecte ne meure
d’infection, cordyceps sécrète un antibiotique, un fongicide et
également un insecticide, afin d’écarter d’autres insectes qui
voudraient également déguster son client… Il ne partage pas, c’est
un jaloux, en somme, et il est aux petits soins avec son hôte, car
il va en avoir besoin, vous allez voir. Après, il lui boulotte une
partie du cerveau.
— C’est dégueulasse, mais ça ne
m’apprend pas…
— L’insecte est transformé en
zombie. Le champignon prend les commandes de son cerveau. Il incite
sa victime « zombifiée » à grimper sur la cime d’un arbre
de la forêt… Hum… Le champignon diabolique lui bouffe alors le
reste de la matière grise. Son hôte le scarabée meurt, vu qu’il n’a
plus de matière grise.
— Hé oui ! Et je vais finir
de la même façon dans cinq minutes si vous ne me racontez pas ce
que vous avez…
— Eh bien, cordyceps se développe
complètement dans le corps de son hôte, le digère… La carapace
reste accrochée à l’arbre et s’ouvre alors en deux. L’affreux jojo
de champignon se déploie et libère ses spores – sa semence, si
vous préférez – à trente mètres du sol, ce qui lui permet une
large dispersion, et la génération suivante de tueurs des sous-bois
se développe au sol, attendant sa prochaine victime, etc. Ça marche
à tous les coups !
Sénéchal se leva brusquement de son
siège, et, dominant son interlocuteur d’un bon mètre, il lui tendit
sa large main.
— Passionnant ! Je vous
remercie pour le cours de sciences naturelles. Quand vous aurez
envie de me révéler ce que vous avez trouvé, prof, envoyez-moi un
pigeon voyageur. Mais dans deux ou trois mois, hein ? Rien ne
presse, dans le fond !
Le petit homme lui jeta un coup d’œil
chargé de reproche derrière ses énormes carreaux, puis il
s’empourpra légèrement.
— Mais je viens de vous
l’expliquer ! Vous ne m’écoutez pas, monsieur
Sénéchal !
Sénéchal se passa une main en râteau
dans les cheveux, l’air las.
— Qu’est-ce que j’ai raté,
prof ? Est-ce que je me serais
assoupi ?
— Des spores, hum, de la semence,
si vous préférez…
J’ai trouvé au microscope des spores
de cordyceps à l’intérieur du sachet plastique de votre macchabée,
ainsi que sur les graines et sur la feuille verte. C’est ça,
l’autre organisme vivant ! Je précise qu’il n’y en avait pas à
l’extérieur du sachet. Ces spores sont invisibles à l’œil nu, c’est
bien trop petit… Je vais vous montrer.
Il se leva à son tour et se dirigea
vers une pièce adjacente en
grommelant :
— Vous savez que vous n’avez
aucune patience, vous ? Dans votre boulot, je croyais qu’il
fallait écouter… Vous me rappelez mes
étudiants !
Sénéchal l’entendit farfouiller dans
une armoire.
— Eh bien, eh bien, où ai-je
fourré ce truc ? Ah, voilà !
Le professeur se retourna avec un
bocal à la main et faillit buter dans Sénéchal l’impatient, déjà
sur ses talons. Il leva vers lui ses yeux de super-myope, l’air
étonné.
— Un grand gaillard comme vous ne
fait pas plus de bruit que ça en se déplaçant ? Poussez-vous,
je vais vous le montrer à la lumière.
Il trottina vers une fenêtre donnant
sur une cour, son bocal à la main, et le tendit à son
interlocuteur.
— Vous
voyez ?
Sénéchal faillit lui arracher le bocal
des mains. Il colla presque ses yeux à la paroi de verre pour
apercevoir, sur un lit de sable humide, la dépouille d’un scarabée
noir posée sur le dos, les pattes à demi refermées sur son abdomen
crevé d’où sortait un champignon d’un centimètre, au chapeau blême,
qui semblait s’élancer vers le ciel hors du ventre de sa
victime.
Cette scène miniature parut à Sénéchal
remplie de désolation. Il grimaça.
— D’où sort ce scarabée ? Il
n’était pas dans la pochette de
plastique ?
— Eh bien, je ne vous ai jamais
dit qu’il s’agissait de votre cordyceps ! Je vous
montre –, et cela pour illustrer mon propos – le mode
d’action d’un cordyceps. C’est tout !
Les grandes mains de Sénéchal se
crispèrent légèrement sur le bocal. Il
soupira.
— Vous savez quoi, prof ? Je
vais venir faire un stage d’une dizaine d’années dans vos locaux
pour y apprendre la patience…
Devant l’incompréhension manifeste de
son interlocuteur, Sénéchal enchaîna d’un ton sans
réplique :
— Et maintenant, je veux savoir
où est mon foutu corditruc à moi !
— Je l’ai confié à un spécialiste
des champignons, un mycologue, pour qu’il le fasse pousser et
l’étudie, évidemment ! Moi, je suis entomologiste, monsieur
Sénéchal, observez autour de vous, que
voyez-vous ?
Il étendit largement les
bras.
— Des insectes et encore des
insectes. Ce n’est pas le même
boulot !
Sénéchal ferma les yeux et articula
lentement :
— Voici ma question, prof. Et je
vous demande d’y répondre, avant de me jeter par cette
fenêtre : Qu’en pense ce
mycologue ?
Le professeur baissa la tête d’un air
absorbé.
— Ce qu’il en pense ? Oooh,
vous savez ! Je ne vais pas trop vous assommer avec des
chiffres aujourd’hui, mais on estime actuellement que les
champignons représentent un million et demi d’espèces sur la
planète, alors… Hum… On estime également que cinq pour cent
seulement d’entre eux sont connus à ce jour, ce qui fait que dans,
disons, huit cents ans, nous aurons pu faire le tour, et encore, on
en découvre sans cesse de nouveaux.
Le petit homme vit à contre-jour
derrière ses lunettes l’immense ombre de Sénéchal occulter la
fenêtre, armée de son bocal, une ombre qui grandit encore en
faisant un pas menaçant vers lui.
— Prof, ouvrons cette fenêtre et
sautons la main dans la main… Ou dites-moi une fois pour toutes ce
qu’a raconté le mycologue !
— Eh bien, eh bien… Hum… Vous
n’êtes pas très joueur, n’est-ce pas ? J’aime bien ménager un
peu de suspense. Mes étudiants adorent ça, ça rend mes cours plus
vivants… Voilà : votre cordyceps à vous n’est pas de chez
nous. Il apparaît qu’il s’agit d’un cousin sud-américain. Tropical.
Après avoir épluché pas mal de bibliographie, le mycologue pense
qu’il vient d’une zone particulière, pas loin de l’embouchure de
l’Amazone, ce qui fait qu’il y a des chances pour que votre plante
verte en vienne aussi… Et qu’elle provienne d’une forêt, pas d’une
plantation… À cause du scarabée, vous
voyez ?
— Quel
secteur ?
— Hum… le Brésil, le Surinam, la
Guyane, le Guyana… Ce gars-là me prépare un rapport. Dans deux
jours environ…
— Merci, prof, soupira Sénéchal,
se souvenant du petit topo du botaniste du CNRS. L’embouchure de
l’Amazone, c’est bien ma chance… On ne s’ennuie pas vraiment avec
vous, prof. Merci également pour la leçon de choses. C’était très
vivant.
Il posa délicatement le bocal sur le
bureau au milieu de boîtes d’insectes morts, empoigna la main du
petit bonhomme voûté, la pressa brièvement, puis tourna les talons
et fonça vers la sortie. Il remarqua au passage que l’étudiant
avait disparu. Mais Morel le poursuivait dans le couloir en
jacassant :
— Eh bien, monsieur Sénéchal,
vous saviez que cinq des trente médicaments les plus utilisés dans
le monde, dont la pénicilline, sont issus des champignons ? Je
ne le savais pas non plus… Hum. Le mycologue m’a raconté à ce sujet
que le cordyceps était utilisé en médecine traditionnelle chinoise
comme une sorte de Viagra champignonesque… Amusant, non ?
Notez bien que nous, les entomologistes, on a la mouche cantharide,
un aphrodisiaque, qui n’est pas du tout une mouche, mais un
coléoptère, d’ailleurs. Lytta
vesicatoria. Bleu métallique, magnifique ! Je peux vous
en montrer un ou deux sujets. Le marquis de Sade lui-même en
utilisait, paraît-il. Ah oui, il a dit aussi que certains arbres ne
peuvent pas survivre sans leurs champignons associés, comme ceux
qu’on trouve dans les forêts de Madagascar, par exemple. Une
association, encore une, vous voyez !
Sénéchal s’arrêta si brusquement que
l’entomologiste faillit le percuter.
— Qu’est-ce que vous avez
dit ?
— Que le marquis de
Sade…
— Non, avant et
après…
— Hum… Lytta
vesicatoria… Je… hum…
— Ça ne fait rien, tchao, prof,
merci pour tout !