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Les caves de l’immeuble ressemblaient à un plateau de cinéma sur lequel on tournerait un film de propagande pour le recrutement dans la Police nationale. Il y avait des flics partout dans les couloirs, la plupart porteurs de torches électriques qui projetaient des cercles de lumière blafarde à leurs pieds pour ne pas buter sur des gros câbles noirs et luisants qui couraient sur le sol de ciment. Ils fouillaient systématiquement les caves, les portes métalliques étaient grandes ouvertes sur des cartons empilés, des bicyclettes oubliées et des chaussures de ski démodées. Un gradé disait :

— Apportez-moi un halogène sur pied, on voit que dalle là-dedans !

Sénéchal et Destouches arrivèrent dans la cave de Marco. Deux policiers se poussèrent pour les laisser entrer. La pièce était éclairée comme en plein jour par des gros projecteurs sur pied dirigés vers un trou sombre rectangulaire en bas du mur. Au sol, un petit char d’assaut au blindage bosselé et griffé avait l’air d’attendre un ordre pour foncer dans le mur, ses pinces articulées posées devant lui comme celles d’un homard kaki géant. Ses phares étaient éteints. Un adhésif représentant les yeux tristes d’un chien de dessin animé avait été collé au-dessus de l’objectif de sa caméra, et quelqu’un avait écrit Droopy en rouge sur l’un des flancs de l’engin.

— C’est notre collègue en ferraille, déclara un des deux policiers, un robot démineur télécommandé. Il a une vidéo portative et un fusil qu’on charge avec des cartouches pleines de flotte. Quand y a un colis suspect dans un lieu public, Droopy tire dessus. La compression de l’eau est puissante, ça suffit pour détruire une charge explosive.

Un des flics déclara à Destouches :

— Derrière ce mur, il y a un ancien local technique désaffecté qui servait aux égoutiers. C’est le marché aux puces, là-dedans. Y faut rentrer à quatre pattes mais je vous jure que ça vaut le détour.

— Quel était le piège ? demanda Sénéchal.

— Pas simple, mais sûrement efficace. Un fusil d’assaut automatique FAMAS calibre 5,56 bien de chez nous, sur un affût scellé au sol, avec un silencieux. Le type avait apparemment confiance dans les produits français. Sans doute été piqué dans un arsenal, on comparera les numéros de série. Bref, le gars avait bricolé un électroaimant qui actionnait la détente du flingue. Y avait un récepteur à onde courte derrière le panneau de vrai-faux béton, pour activer ou annuler l’électro-aimant. On n’a pas trouvé l’émetteur… On l’a évacué grâce à Droopy et des outils spéciaux. C’est mieux pour notre santé à tous… Mais il reste de quoi vous ravir les sens, vous verrez vous-même.

Sénéchal demanda :

— Vous nous payez une visite ?

Les flics regardèrent Destouches comme s’ils évaluaient le prix de son loden de bonne coupe.

— Volontiers, vous êtes nos invités. On va mettre un morceau de moquette devant le trou et vous allez nous confier vos manteaux, on va vous passer des torches. Vous serez pas déçus. Ne touchez à rien, surtout !

 

Destouches entra le premier et Sénéchal attendit qu’il soit passé de l’autre côté du mur. Puis il se mit à quatre pattes, alluma sa torche et pénétra à son tour dans le trou.

Dans le faisceau de la lampe, il vit au sol les traces des chenilles du robot démineur, puis le bas du pantalon du capitaine apparut presque sous son nez. Sénéchal dit :

— Pousse-toi un peu, nom de Dieu, je suis trop grand pour passer.

Il se redressa de toute sa taille. Sa tête touchait presque le plafond. Il regarda autour de lui. Dans une petite pièce intégralement tapissée d’un revêtement noir mat, la torche de Destouches éclairait un râtelier qui occupait quasiment tout le mur du fond, ainsi qu’une étagère. Sur le râtelier, des armes de toutes formes et de tous calibres jetaient des reflets sinistres. Sénéchal sentait une épaisse moquette sous ses pieds. Le capitaine s’approcha du râtelier :

— Eh bien, ma foi… très outillé, ce cher Marco, une vraie armurerie ! Scorpio, M 16, AK 92, et j’en passe… Des machins en carbone, de la lunette pour la chasse au gros, tout cela fort coûteux, mon ami. Les bases modernes du métier de serial killer professionnel, en somme. Voyons les armes de poing sur l’étagère… Un MAC 50, un Beretta bien sûr, deux CZ 9 mm quinze coups, qui sont de l’arme jetable, si j’ose l’expression. Oho ! Plus sérieux, un Desert Eagle… Très chic !

Destouches indiqua de l’index un fusil aux curieuses formes brisées.

— C’est lui qu’on cherchait : le fusil suédois démontable. Guidage laser, visée de nuit. Marco avait le catalogue chez lui. Je préfère savoir l’engin ici et pas entre les mains d’un hurluberlu de banlieue.

Sénéchal fit le tour de la petite pièce, tenant sa torche devant lui. Il aperçut, à côté d’une étroite armoire grise, un petit établi en bois devant lequel était posé un tabouret métallique. Sur l’établi, il y avait un tuyau sombre. Il demanda :

— C’est quoi, ce truc, Cédric ? Viens voir…

Le faisceau de la torche de Destouches atterrit sur l’établi. Il jura :

— Nom de Dieu !

Puis il s’approcha et fit courir la lumière sur le tuyau un instant. Il expliqua lentement :

— Ceci, mon cher écolo, est un lance-roquettes antichar. Un engin de fabrication serbe capable d’atteindre une cible jusqu’à quatre cents mètres. Très maniable ! Il a été fabriqué en grande série en ex-Yougoslavie entre 1986 et 1990. On savait que ce genre de jouets arrivait chez nous parce qu’on a déjà eu des attaques de fourgon blindé menées avec cela… Je me demande si le garçon ne faisait pas aussi un peu perceur de coffres – ou alors un peu d’import-export, comme son camarade Van Lust – durant ses loisirs…

Destouches ouvrit prudemment du bout de ses doigts gantés la porte métallique de l’armoire. Il éclaira l’intérieur. Elle était remplie de boîtes de balles et de cartouches de toutes couleurs et de toutes formes, rangées bien sagement sur des étagères.

— Peste ! Eh bien, mon ami, c’est une vraie mine d’or ici pour nos armuriers de la préfecture ! Nous allons peut-être pouvoir faire le raccord entre ce matériel de mort et quelques faits divers inexpliqués.

— Ouais, je suppose que tout ça te fait saliver… Ça manque un peu de décoration, ici, tu trouves pas ? C’est un peu austère.

Il ne distinguait pas bien le visage de Destouches dans la lueur des lampes-torches, mais il crut le voir sourire.

— Je ne trouve pas… Jette un coup d’œil derrière toi, Pierre.

Sénéchal se retourna et éclaira le mur noir derrière lui. Il eut un sursaut et recula d’un pas. À hauteur de ses yeux se trouvait un masque aux incisives aiguisées comme celles d’un fauve.

Il souleva à deux mains le masque, le décrocha du mur et le retourna vers lui. Le capitaine s’approcha avec sa torche et éclaira la face grimaçante que Sénéchal tendait dans sa direction. C’était un masque de bois sculpté représentant un jaguar. On voyait les coups du ciseau de celui ou de celle qui l’avait fabriqué.

— Bon sang ! on t’avait demandé de ne toucher à rien, Pierre.

— Je m’intéresse depuis toujours aux arts premiers.

— Remets-le en place… Tu vois quelque chose, derrière ?

La face arrière de la sculpture restait dans l’ombre de la lampe du capitaine. Sénéchal leva le masque comme s’il allait le poser sur son visage.

— Y a rien. C’est un masque effrayant, point.

Il le remit à tâtons sur le piton scellé dans le mur. Ses doigts gantés coururent sur le revêtement noir de la paroi. Il prit sa propre torche dans sa poche, l’alluma et regarda de plus près. Il y distingua une mince ligne de séparation dans le revêtement, une ligne qui montait depuis le sol jusqu’au plafond.

— Il ne te rappelle rien, ce papier peint ?

— À vrai dire, non.

— Tu les entends bien, tes copains flics, de l’autre côté du mur ?

Destouches tendit l’oreille.

— Très faiblement, c’est curieux, parce que…

— Je te parie que si tu remets en place le panneau qui bouchait le trou d’entrée, tu n’entendras plus rien. C’est le monde du silence ici. Il a mis une moquette épaisse au sol et il a tout habillé, mur et plafond, avec ce revêtement antibruit. Le genre de truc qu’on colle sous le capot des diesels pour étouffer le bruit du moteur… et avec lequel on emballe un fusil pour étouffer les coups de feu dans la forêt de Chevreuse. Sur le mur, y en a deux couches, vas-y, tu peux appuyer… Regarde, on voit bien que c’est des rouleaux collés, on aperçoit les jonctions.

— Bon sang, tu as raison !

— Il voulait pas qu’on l’entende bricoler là-dedans, côté caves de l’immeuble… Tout ça, plus les cartons pleins de papier dont sa propre cave était remplie, il était peinard… Tu sais quoi ? Je te parie un an d’adhésion à ton golf favori que des rouleaux d’isolant phonique comme ça, il en avait en rab… Je te parie que c’est le même – très exactement le même – que sur le fusil déguisé en branche…

— Hum. Il y a des grandes chances, ou alors il utilise souvent cette technique d’assassinat et on ne le sait pas.

— Tout juste… Fais-moi penser à lui faire décerner le grand prix du concours Lépine à titre posthume. Bon, j’ai froid, on se tire ?

— D’accord, je ferai examiner tout ça, nous avons la vie devant nous.

— Passe le premier, mon bon Cédric, le temps que je plie en deux ma carcasse… Et n’essaie pas de m’emmurer vivant, y a des témoins.

— Je les achèterai. Le silence est d’or, la preuve !

Destouches se mit à quatre pattes et rampa dans le trou. Sénéchal fit trois pas de côté, souleva le masque et empoigna fermement, dans la face interne de la sculpture de bois, le petit sac de peau qu’il y avait découvert quelques instants auparavant. Il tira un coup sec pour casser la ficelle qui le retenait et fourra l’objet dans sa poche.

À l’intérieur du sac, il avait senti sous ses doigts gantés une petite forme ovoïde et dure.
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