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Sénéchal pénétra dans la pièce de son moulin qu’il appelait pompeusement « la salle d’armes », le moulin lui-même ayant été baptisé Elseneur. Le long d’un mur, sur un rack semblable à ceux que l’on peut voir dans des clubs de billard, une quinzaine de manches de pioche étaient soigneusement alignés comme à la parade. Ceux de l’extrémité du rack avaient perdu depuis longtemps la forme canonique des poignées de l’outil favori du cantonnier, du chercheur d’or ou du mineur, et l’ensemble aurait pu faire l’objet d’une exposition au musée des Arts et Traditions et s’intituler « L’évolution du manche de pioche à travers les âges ». L’un de ces outils un peu courtauds, taillé dans de l’if et fort patiné, avait les faveurs toutes particulières de son propriétaire, sans doute parce qu’on pouvait le dissimuler dans un manteau un peu ample, et surtout parce qu’il le trouvait absolument fait pour lui, bien à sa main. Il l’avait fabriqué sur mesure dans son atelier, lui donnant la forme, l’équilibre et le poids qui convenaient à sa destination, à savoir l’application, sur certains fâcheux et malfaisants, de « l’avoinée », pratique – selon Sénéchal – intimement liée à « l’infusion de manche de pioche », médecine traditionnelle fort ancienne, d’après lui, aux vertus formidablement apaisantes pour les excités de tout poil. Sénéchal avait longtemps pratiqué dans un club ce qu’il était convenu d’appeler « l’art du bâton ».

Dans un coin, soigneusement pliées sur un tabouret, deux tenues de kendo, avec leur masque en treillis d’osier et leurs longues tuniques, attendaient le bon vouloir de leur propriétaire. Au milieu de la petite pièce, un mannequin de bois, tenant lui aussi à bout de bras un manche de pioche en piteux état, était fixé au plancher par un gros ressort. On pouvait estimer d’un seul coup d’œil, aux innombrables bosses et creux sur son corps de frêne, qu’il avait servi et qu’il servirait encore longtemps son maître, partenaire et tourmenteur. Ses yeux peints sous ses sourcils en berne le fixaient d’ailleurs avec une expression de soumission absolue.

Sur le mur opposé au rack, un vieux et grand miroir au tain écaillé et couvert de poussière reflétait les deux silhouettes, celle de chair et celle de bois, face à face.

Sénéchal empoigna le casse-tête, le soupesa, dessina quelques moulinets dans l’air et le fit ensuite tournoyer d’un vigoureux coup de poignet. Puis, en deux enjambées bondissantes, l’arme à la main, il assena au mannequin un coup violent sur le côté de sa tête de bois, à la hauteur de l’oreille droite, avant de lui porter, au niveau du nombril, une estocade qui le fit basculer en arrière sur son ressort, revenir d’un coup sec en avant avec son bâton tenu devant lui, bâton dont l’extrémité frappa sèchement la jointure de la main gauche de son adversaire. Sénéchal laissa tomber son arme primitive qui émit un bruit mat en atterrissant sur le plancher et beugla un juron tout en secouant vigoureusement sa main endolorie, puis il marcha de long en large pour calmer la douleur… Il lui sembla que l’expression de soumission du mannequin avait été remplacée un court instant par un coup d’œil rigolard, ce qui eut pour effet de renforcer sa colère. De dépit, il ramassa son gourdin, le posa à sa place sur le rack, secoua encore une fois la main et sortit en claquant la porte, laissant le mannequin tout à sa joie d’avoir marqué un point décisif contre son bourreau coutumier.

Sénéchal grimpa ensuite au petit trot un escalier branlant. La grande bâtisse, ancien moulin autrefois très actif, avait retenti durant plus de soixante ans du bruit d’énormes roues crantées, hautes comme un homme, qui transmettaient l’énergie de la rivière (le cours d’eau coulait désormais lentement sous le moulin, son impétuosité ayant été jugulée par des vannes) à des machines à moudre et à concasser les céréales venues des plaines avoisinantes. Ces machines, situées à l’époque dans les étages, s’étaient tues à jamais vers 1950, avaient été démontées et vendues, et le vaste bâtiment s’était alors rempli de silence, troublé seulement par le roucoulement des pigeons qui venaient loger dans son imposante toiture. Sénéchal et ses proches avaient parfois l’impression d’habiter une horloge géante, ombreuse et vide, dont les organes rouillés n’attendaient qu’une goutte d’huile pour repartir à l’assaut de tonnes et de tonnes de blé dur et faire à nouveau entendre leur cliquetis besogneux.

Il emprunta un autre escalier de bois en prenant bien soin de descendre sur le côté des marches, leur milieu en ayant été fragilisé par le temps et le poids de processions d’hommes portant sur l’épaule de lourds sacs de farine. Les escaliers constituaient un véritable labyrinthe. Ils naissaient dans les endroits les plus incongrus, menaient à des trappes qui elles-mêmes donnaient sur d’autres degrés, reliaient les pièces, les traversant parfois, tournicotant dans les cimes vers une mezzanine vide. Dans les profondeurs, ces escaliers se multipliaient autour des turbines rouillées et à demi immergées dans le flot sombre de la rivière. Une des montées située dans les hauteurs du sous-sol permettait de distinguer, dans l’intervalle de ses marches, un à-pic de quinze mètres. Le visiteur qui arrivait au moulin à l’improviste pouvait errer dangereusement dans ses entrailles pendant un certain temps et, avec un peu de chance (et un sens de l’orientation certain), repérer enfin le chemin qui menait au dernier étage, là où vivaient le détective et sa petite famille. Il se retrouvait alors, les yeux papillonnants, ébloui par la lumière, dans un confortable loft de deux cents mètres carrés, dont le contraste avec le reste de la bâtisse pouvait lui laisser à penser qu’il avait franchi le fameux continuum espace-temps cher à la science-fiction.

Des bandes de peinture rouge avaient été tracées sur le flanc de certains escaliers pour permettre à l’égaré de retrouver sa route vers le sommet, et que la petite Noémie, authentique peste et fille d’Augustine Saint Crespin, compagne de Sénéchal, avait obligation formelle d’emprunter pour sa propre sécurité. Le monte-charge central qui transperçait les planchers et les plafonds (permettant au temps glorieux de l’activité meunière de monter les sacs de blé au dernier étage) avait été réhabilité, renforcé et remis aux normes actuelles des authentiques ascenseurs. Chaque habitant des lieux possédait une clé pour l’actionner, ainsi que quelques rares privilégiés.

Sénéchal, arrivé à son bureau-chambre à coucher, trouva dans sa boîte à lettres électronique un message de Ravier, botaniste au CNRS, de la part de Serge Méjaville, plus connu sous le nom de Lucrèce. Ce message expliquait que la détermination de la feuille découverte sur le mort de la forêt de Chevreuse n’allait pas être de tout repos. (Il avait écrit de « tout repos éternel », ayant sans doute appris par Lucrèce le goût déplorable de son destinataire en matière de jeux de mots.) La suite, exposée en dix points, était déprimante. Sénéchal y apprenait du botaniste :

1) que cette plante verte trouvée sur un cadavre, et dont on lui avait soumis l’identification, ne lui paraissait pas appartenir à une espèce européenne (sous réserve de vérifications plus approfondies). Il pencherait pour une espèce tropicale, ce qui compliquait sérieusement la tâche ;

2) que, pour ne citer qu’un seul secteur de la planète, le delta de l’Amazone abritait quatre-vingt mille espèces végétales à fleurs et que, de plus, beaucoup de leurs feuilles se ressemblaient ;

3) que le système de classification occidental reposait sur la différence de structure florale, donc le botaniste devait examiner la fleur et plus précisément les organes génitaux d’icelle pour pouvoir identifier la plante ;

4) que les périodes de floraison étaient bien sûr variables ;

5) que, si l’on était en présence d’une plante tropicale, elle pouvait être sauvage ou cultivée ;

6) que, si elle était cultivée, il pouvait également s’agir d’un hybride. Certaines plantes étant « fabriquées » par sélection et hybridation par la recherche agronomique mondiale : nectarine, brugnon, pêche-abricot, pour ne citer qu’elles ;

7) que, si cette plante dont provenait la feuille contenait des principes actifs, ce ne seraient pas forcément des drogues, elle pouvait contenir (par exemple) un écran protecteur contre les UV, un produit qui tuait les bactéries pathogènes, un insecticide, entrer dans la composition d’un nouveau dentifrice ou donner un goût exquis au lapin chasseur ou au cuissot de chevreuil sauce grand veneur ;

8) que de très nombreuses espèces n’avaient à ce jour pas encore été découvertes, certaines, comme les lianes, ayant une fâcheuse tendance à vivre uniquement à la cime des arbres de la jungle, entre trente et soixante mètres de hauteur ;

9) qu’il existait des herbiers internationaux, à savoir des collections de plantes séchées et entretenues, dont les plus importants se trouvaient à Paris, Londres et New York ;

10) que son temps de travail de botaniste au CNRS ne lui permettait pas de se consacrer à une telle recherche, mais qu’il serait heureux de donner un coup de main si on arrivait à situer le secteur géographique de cette plante.

Sénéchal relut le tout, jura, et ses pensées allèrent au peu regretté professeur Lathuile, de la Recherche agronomique. Il jeta un coup d’œil sur sa montre et empoigna son téléphone. Il était tard, mais il tenta tout de même sa chance. Il appuya sur une touche. La voix de Dame Pottier retentit dans son oreille.

— Oui ?

— Chef vénérée, j’espère que je vous dérange ?

— Sénéchal ! Vous n’êtes pas mort ?

— Un peu de patience, je ne me sens pas très bien… Faites quand même verser ma solde sur mon compte ce mois-ci.

— Parlez-moi, détective, que je puisse me rappeler le son de votre voix.

— Le point est délicat, Altesse. Il se trouve que l’excellent Destouches, flicard de son état, et également mon rabatteur habituel dans l’exercice de la chasse à l’homme, me semble actuellement débordant d’amour pour la FREDE. Peut-être même un peu trop… Il m’a informé il y a quelques jours d’un crime non élucidé, à mon sens du type punitif, commis sur la personne d’un scientifique dénommé Lathuile, lequel bricolait dans la biotechnologie.

— De quoi est-il mort, ce Lathuile ?

— D’avoir regardé le monde à travers un œilleton, plus fréquemment dénommé judas par les concierges.

— Vous êtes elliptique, détective, voire sibyllin. Soyez gentil, ne tentez rien dans le domaine poétique et dites-moi tout, en clair, avec de vrais mots, ça nous fera gagner du temps.

— Un méchant vieux savant aux ordres des marchands du Temple s’est fait dessouder au flingue à éléphants par un nuisible mal embouché qui lui a écrit de ne pas y toucher.

— Sénéchal ?

— Oui, chef vénérée ?

— Faites-moi un rapport… L’expression orale vous dessert, mais savez-vous que vous écrivez comme le duc de Saint-Simon ? Peut-être avec une touche d’Hemingway… Merci pour tout. À bientôt.

Elle raccrocha.
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