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Ils avaient bien rigolé quand il leur
avait raconté (et pourquoi il leur avait raconté, bordel ?)
qu’un démon l’avait suivi dans la forêt. Ils s’étaient marrés de
toutes leurs dents pourries de bandidos. C’étaient vraiment de
pauvres cons qui s’étaient taillé leur petit empire à coups de
flingue, de machette ou de surin dans les ruelles poussiéreuses de
leurs villes, au milieu des bagnoles américaines déglinguées et
puantes, à trafiquer dans la chaleur et la sueur de la came de
merde coupée cent fois ou à fourguer à leurs semblables, pour deux
pesos, des gamines squelettiques et séropo. Aucun de ces mecs-là
n’avait jamais foutu les pieds dans la forêt profonde. Ils ne
connaissaient que le béton et les favelas d’où ils étaient sortis.
Ils ne connaissaient que les putes indios frelatées et la tequila
du même tonneau… Il aurait bien voulu les voir, ces enculés, avec
un démon qui leur colle au train, jour et nuit, dans le crépuscule
permanent de la jungle. Un démon invisible qu’on devine dans un
craquement de branche derrière soi, dans un sentier plein d’ombres
mouvantes, dans une grande feuille de fougère arborescente qui
bouge à vingt pas alors qu’il n’y a pas un poil de vent, qu’on
entend rôder la nuit autour du hamac à travers le zonzonnement
lancinant des moustiques… Et on vérifie pour la millième fois, en
faisant gaffe de ne pas s’assoupir, que le cran de sûreté de son
arme est bien dégagé.
Le matin, on est réveillé par le froid
et par le bordel que font les oiseaux et on a le cœur qui bondit
dans la poitrine quand on aperçoit sous le hamac, exactement sous
le hamac, sur le sol couvert de brume, les signes qu’il a laissés
pour vous. On se rappelle alors ce que racontent les vieux, que les
balles les tuent pas. Les balles blindées comme celles qu’on a dans
son flingue, ça les amuse. Ça les amuse ! Alors on a envie de
pleurer et de se tirer vite fait de l’Œuf du Diable… Arrête… Arrête
avec ça… Tu vas dérailler si tu continues à faire le con.
Hijo de puta ! C’est à cause du
type qui t’a tapé sur l’épaule quand tu les attendais à l’aéroport,
ces enculés ! Tu as failli pisser dans ton froc de peur et tu
t’es retourné et tu as vu que c’était un grand homme blanc bien
fringué avec des yeux pâles qui semblait voir à travers toi, et il
t’a dit qu’il représentait la maison mère et qu’il venait à la
petite réunion en qualité d’observateur. « Simplement en
qualité d’observateur », il a répété, alors que deux flics de
la police de l’air et des frontières passaient à un mètre de lui.
Et là, tu as su tout de suite qui c’était, tu as presque éclaté de
rire tellement ça paraissait dingue, et t’as bien failli prendre
tes jambes à ton cou et tous les planter dans ce putain d’aéroport.
Trop dangereux. Bien trop dangereux, malgré ta petite assurance… Ta
petite assurance, ils la connaissaient, tu leur en avais parlé. Tu
leur avais donné les photos où on voit le journal… Voilà la preuve,
bande de cons… La Preuve… D’ailleurs, ce matin, tu étais allé
rendre une visite de courtoisie à ton assurance, en faisant des tas
de détours et en tendant l’oreille à chaque pas, tu avais été
content de voir qu’elle était en pleine forme avec toutes ses
petites feuilles vernies d’un vert sombre, et c’est comme si elle
te souriait de toutes ses feuilles, contente de tes bons soins de
jardinier amoureux. Et puis tu te rappelles maintenant ce qui t’a
ennuyé dans cette gentille réunion avec tes clients latinos. Ou
plutôt cette impression désagréable que tu n’arrivais pas à
retrouver dans ta tête… Tu n’arrivais décidément pas à mettre le
doigt dessus cette nuit, hein, les yeux grands ouverts sur ton lit
trempé de sueur, tu te demandais si tu n’avais pas parlé de… de
l’Œuf du Diable ? (Non. Non, sûrement pas. C’est un trop grand
secret. Tu n’as pas pu faire ça.) Et maintenant ça te saute à la
figure comme une grosse araignée. Tu te rappelles tout d’un coup
que le Blanc avec son regard pâle il avait pas rigolé du tout quand
tu avais parlé du démon. Mais vraiment pas du tout. Il avait même
pas eu un petit sourire quand les autres cons s’étaient esclaffés
bruyamment en se tapant sur les cuisses. Il avait froncé un sourcil
préoccupé, il avait sorti lentement de sa belle veste un beau stylo
qui avait l’air tout en or et l’avait regardé comme si on venait de
le lui glisser dans la poche, en faisant cliclic avec le mécanisme,
et tout d’un coup c’est toi qu’il avait fixé un bon moment avec son
regard de bel animal à sang froid qui t’avait foutu encore plus les
jetons. Et tu t’es demandé pourquoi, et maintenant tu viens de
comprendre qu’il t’a cru. Il t’a cru, lui. Mais oui, bordel !
L’enculé de Blanc, il t’a cru…