LXIV

Ce même jour, vers onze heures du soir, maître Venture, qui avait achevé sa journée dans l’établissement d’un marchand de vins, à la barrière Rochechouart, et gagné au billard une poule de sept francs cinquante, rentra dans la maison garnie de la place Belhomme et demanda d’un ton hautain la clef de son cabinet garni.

L’intendant était entre deux vins et il avait sept francs cinquante dans la poche. Comme il était peu habitué depuis longtemps, sans doute, à cette opulence, il avait la démarche hautaine et le verbe fanfaron. Il frappa au carreau graisseux d’une sorte de bouge qui portait le nom pompeux de bureau.

– Hé ! la mère, dit-il, ma clef ?

– Votre clef, répondit une vieille femme, mon époux a dit qu’on vous la donnerait quand vous auriez payé les trois livres dix sous de votre huitaine.

– Hein ! qu’y a-t-il, accentua majestueusement maître Venture ; les voilà, vos trois livres dix sous.

Il fouilla dans la poche de son gilet d’un noir blanchâtre et jeta une pièce de cent sous sur la table boiteuse de l’échoppe. La vieille femme salua.

– Ma monnaie, s’il vous plaît ? demanda maître Venture d’un ton arrogant.

La vieille ouvrit un tiroir et rendit trente sous, saluant toujours avec aménité ce débiteur qui se mettait en règle. Puis, tandis que l’intendant remettait sa monnaie dans sa poche, elle décrocha une clef d’un tableau à numéros et la tendit en même temps qu’une lettre.

– On vous a apporté cela pour vous, dit-elle.

Venture était si peu habitué à recevoir des lettres qu’il prit celle-là avec une sorte d’hésitation.

– C’est bien pour vous, répéta la vieille.

Venture entra dans la loge et s’approcha de la chandelle, que la maîtresse du garni s’empressa de moucher. Puis il examina la suscription. La lettre portait bien :

À monsieur Jonathas, place Belhomme.

L’enveloppe était satinée ; il s’en exhalait un discret parfum… l’écriture était fine, parfaitement orthographiée, et le cachet de cire bleue portait une couronne de marquis.

Ce fut avec un léger frémissement que l’ex-intendant de madame Malassis rompit le cachet et déplia la lettre.

– Est-ce qu’une âme noble et généreuse, se dit-il, m’enverrait une traite sur un banquier quelconque ?

La lettre ne renfermait aucune espèce de papier de ce genre, mais les deux premiers mots éblouirent M. Jonathas :

« Cher Venture ! »

– Qui diable sait mon nom ? pensa Venture ; il y a cinq ans que je ne l’ai porté, et dans tout Montmartre on ne connaît que Jonathas.

Mais l’étonnement et l’inquiétude de maître Venture se changèrent bientôt en une sorte de terreur lorsque, courant à la signature, il eut vu flamboyer ce nom terrible :

« Sir WILLIAMS. »

Sir Williams, l’homme trahi par lui, l’homme qu’il avait vendu pieds et poings liés à Baccarat, à qui, grâce à lui, on avait coupé la langue et qu’on avait horriblement mutilé.

Venture avait vécu cinq années dans une douce confiance, persuadé que sir Williams s’était évanoui sous la dent des cannibales après avoir été préalablement rôti.

La lettre était courte, mais énergique :

« Cher Venture,

« Depuis deux mois ma bande s’est activement occupée de toi, elle a fouillé Londres et Paris pour te trouver ; mais enfin nous avons mis la main sur toi, et tu pourrais mourir au premier jour, empalé ou cuit dans un chaudron d’huile, ou même déchiqueté et tatoué comme un Caraïbe fait prisonnier. Qu’en penses-tu, mon bon Venture ?…

« Comme je sais ce qu’on souffre à ne pouvoir parler, j’ai même songé un moment à te faire couper la langue. C’eût été la peine du talion.

« Mais bah ! je suis bon prince, et je sais pardonner, même quand ils me trahissent, à des hommes dont on peut tirer quelque parti. Veux-tu choisir : redevenir mon esclave ou être empalé ?

« Si tu acceptes, va te promener vers minuit derrière les buttes.

« Si tu préfères ne plus te mêler de mes affaires, attends-toi à avoir de mes nouvelles.

« Sir WILLIAMS. »

Cette lettre dégrisa complètement Venture.

– Mon Dieu ! monsieur Jonathas, exclama la vieille femme, comme cette lettre vous a fait de l’effet !… vous êtes pâle.

– Ce… n’est rien… murmura Venture.

– Est-ce qu’on vous donne de mauvaises nouvelles ? demanda la vieille.

– Non… pas précisément… c’est de ma fille, répondit Venture, qui passa la main sur son front.

– Ah ! oui, dit la vieille à mi-voix, je devine peut-être, vous avez une fille qui a mal tourné et qui porte des plumes à son chapeau ?

– C’est cela…

Et Venture replaça la clef au tableau.

– Vous ne montez pas ?

– Non.

– Vous ne rentrerez pas ?

– Je n’en sais rien.

Et Venture sortit. Il avait besoin d’air. Il étouffait. Il s’assit un moment sur une borne de la place Belhomme, et essaya de réfléchir.

– Il est évident, se dit-il enfin, que sir Williams revenu, sir Williams ayant une bande, je suis un homme à peu près mort. Je ne puis pas, moi qui ai des antécédents, me mettre sous la protection du commissaire ; je ne puis pas non plus lutter avec sir Williams ; le plus simple est de faire ma soumission.

Venture prit cette résolution en un clin d’œil. Cependant une pensée pleine de défiance lui vint : – C’est peut-être un piège, se dit-il.

Mais il eut bientôt abandonné cette supposition, en songeant que sir Williams ne se serait point donné la peine de le prévenir s’il eût voulu se venger de lui.

Et sous l’impression de la menace terrible que renfermait la lettre de sir Williams, Venture prit le chemin des buttes.

Il pleuvait toujours et la nuit était noire. Bien qu’il fût dégrisé, Venture continua à trébucher et à chanceler en marchant, tant les rues étaient boueuses.

Bientôt il eut atteint les dernières maisons de Montmartre, au pied des buttes, ces maisons hideuses, ignobles, faites de boue et de crachats, où vivent pêle-mêle des chiffonniers, des logeurs à la nuit et des saltimbanques. Là les réverbères disparaissaient.

Venture qui, plus d’une fois, avait exploré ce quartier désert en plein jour, et avait même couché, faute d’argent, dans les carrières, parvint à s’orienter, et atteignit un petit sentier qui grimpait vers l’église qui couronne les buttes. Il était aux trois quarts du chemin, lorsque des pas se firent entendre derrière lui.

Un homme en blouse, coiffé d’une casquette, suivait la même route que lui, allait d’un pas plus rapide, et le heurta en passant.

Venture, qui le prit pour un ouvrier regagnant le village de Clignancourt, se retourna à demi :

– Prenez donc garde, butor ! dit-il.

L’ouvrier s’arrêta net, se pencha à l’oreille de Venture.

– Sir Williams ! dit-il tout bas.

Ce nom fit tressaillir Venture. L’ex-intendant s’arrêta à son tour et demeura immobile, bouche béante, cherchant à démêler dans l’obscurité les traits de son interlocuteur.

Mais ce dernier ajouta :

– Asseyons-nous donc là, maître Venture, nous avons à causer.

– Oh ! cette voix… cette voix… murmura Venture.

– Parbleu ! dit Rocambole, qui avait repris sa voix d’autrefois, la dépouillant de sa légère accentuation anglaise, tu ne me reconnais pas ?

– Il faudrait vous voir pour cela, balbutia Venture, cherchant à rassembler ses souvenirs.

– Oh ! pour cela, non, mon bel ami, la nuit est noire, et je ne fusse point venu si elle eût été claire. J’ai en plein jour un visage qui n’est plus le mien, et je ne veux pas que tu me reconnaisses dans la rue.

– Rocambole ! dit Venture, qui se souvenait enfin.

– Lui-même, mon vieux.

– L’homme de sir Williams…

– Chargé par lui de régler nos comptes !…

Et Rocambole appuya lestement le canon d’un pistolet sur la poitrine de Venture, qui recula d’un pas.

– Il n’est pas probable, mon vieux, ajouta-t-il, que tu sois armé comme moi, et, d’ailleurs, si tu faisais un geste imprudent, je t’éviterais le pal tout de suite.

– Je ne bougerai pas, répondit Venture avec soumission. Mais ne me tuez pas…

– Tu ne l’as pourtant pas volé…

– Non… certes.

– Et… un peu de pal…

– Je puis vous être utile.

– C’est ce que j’ai pensé.

Et Rocambole força Venture à s’asseoir sur la terre détrempée, et s’assit auprès de lui.

– Maintenant, dit-il, causons…

– Je vous écoute. Parlez.

– Tu es dans la dèche ?

– Une dèche affreuse, une misère culottée… et pas d’ouvrage ! répondit humblement Venture. La rousse a fait des progrès depuis quelque temps, il y a des roussins partout. On ne peut plus travailler à couvert.

– Traduction, dit Rocambole en riant : La police a redoublé de vigilance, ses agents sont sur pied, et il n’y a plus moyen de voler.

– C’est cela, soupira Venture.

– Que ferais-tu pour un billet de mille francs ?

– Tout ce qu’on voudrait.

– Risquerais-tu le pré (les galères) ?

– Parbleu !

– Et pour deux ?

– J’affronterais la veuve (la guillotine).

– Très bien, dit Rocambole, pour mille francs, tu irais au bagne ; pour deux mille, tu assassinerais…

– Il faut bien gagner sa vie, murmura Venture d’un ton plein d’humilité.

– Eh bien ! on sera plus généreux.

– Que me donnera-t-on ?

– Ah !… pardon, mon bonhomme, avant de savoir ce qu’on te donnerait, il faut savoir ce que tu as à faire.

– C’est juste.

– Posons une question d’abord.

– Posons… dit Venture.

– Je suis, comme toujours, le lieutenant de sir Williams.

– Mais… où est-il ?

– Qui ?

– Sir Williams.

– Sir Williams est à Paris ; seulement, il a changé de nom, de peau et de visage, et tu ne le reconnaîtras pas… Et Rocambole ajouta en riant : Pas plus que moi…

– Oh ! fit Venture d’un ton d’incrédulité, s’il ne faisait pas si noir.

– Tu te trompes. Au premier jour, en plein soleil, nous nous rencontrerons nez à nez, sur le boulevard, et tu ne me reconnaîtras pas.

– En vérité !

– Je te l’affirme.

– Et, demanda Venture, sir Williams est à son affaire ?

– Il remue des millions.

– Et toi ?

– Moi, j’en croque quelques bribes.

– Tu n’es plus vicomte ?

– Hélas !… non ; ni vicomte, ni marquis. Seulement nous avons une belle affaire.

– Ah ! vraiment.

– Et nous voulons t’en mettre. Mais revenons à la question que je veux te poser bien nettement.

– Voyons, dit Venture.

– Tu n’es pas riche, et pour mille francs tu te chargerais de la première besogne venue.

– C’est incontestable.

– Mais tu nous as trahis autrefois, nous sommes parvenus à te découvrir, et, si je voulais, en ce moment-ci, je t’enverrais te chauffer chez le boulanger (le diable).

– Mais… vous avez besoin de moi…

– C’est-à-dire que, comme nous avons des comptes à régler ensemble, si nous le voulions, nous te ferions travailler pour rien. Donc, si on te paie, c’est par pure générosité.

– Soit. Que faut-il faire ? répéta Venture.

– D’abord, il est bon de te dire que toutes nos petites précautions sont prises. Tu pourrais nous vendre encore.

– Oh ! quelle idée…

– Et la besogne que tu vas faire ne te dira pas le plus petit mot de nos projets.

– Je serai donc un instrument ?

– Oui, dit sèchement Rocambole.

– Voyons ?

– Il s’agit de s’emparer d’une lettre.

– Où est-elle ?

– Dans un bureau de poste, en Espagne.

– Tiens ! ça me va de voyager.

– Cette lettre, tu la rapporteras à Paris et tu la mettras, sous enveloppe, à l’adresse de M. Albert, poste restante. Si le cachet est intact, si les bords de la première enveloppe n’ont point été décollés – car tu comprends que je m’y connais –, tu recevras le lendemain de ton arrivée cinq billets de mille francs.

– Et si je déchirais l’enveloppe… si je prenais connaissance de ce qu’elle renferme ?

– D’abord, la lettre ne contient aucune valeur négociable.

– Ah ! vrai ?

– Ensuite, celui à qui elle est adressée ne comprendrait pas pourquoi on a voulu l’intercepter.

– Tu crois ?

– Et il ne se douterait nullement du nom que portent dans le monde ceux qui ont intérêt à la faire disparaître.

– Ceci est une bonne raison.

– Enfin, acheva Rocambole, si tu commettais cette bévue de vouloir nous trahir encore, tu pourrais être bien sûr d’avoir une broche de cuisine pour fauteuil au premier jour.

– C’est bon. Comptez sur moi. Voyons les renseignements.

– Viens, dit Rocambole.

Il prit Venture par le bras, tenant toujours son pistolet à la main, car il était un homme prudent, et il le conduisit au sommet des buttes.

– Où diable allons-nous donc ? demanda Venture.

– Viens toujours.

Rocambole le fit passer derrière l’église et s’arrêta sur une petite esplanade du haut de laquelle on devait, en plein jour, découvrir une partie de la plaine Saint-Denis. À travers les ténèbres de cette nuit noire, on voyait blanchir un sentier descendant vers Clignancourt, puis au-delà, dans le lointain, deux points lumineux ressemblant aux lanternes d’une voiture.

Alors Rocambole lui dit :

– La lettre en question est partie hier. Elle a près de trente-six heures d’avance sur toi.

– Faut-il la rattraper ?

– Non, c’est impossible ; mais il faut tâcher de gagner douze heures sur la poste et arriver à vingt-quatre heures de distance.

– Et elle se trouvera dans le bureau en question ?

– C’est-à-dire qu’elle y sera revenue, le destinataire étant retourné à Paris. Au reste, ajouta Rocambole, tu trouveras sur le coussin de la chaise de poste dont tu vois là-bas les lanternes…

– Ah ! c’est mon véhicule ?

– Oui. Tu trouveras sur le coussin un portefeuille…

– Que renferme-t-il ?

– Tes instructions et deux mille francs pour ta route. Tu paieras bien les guides. Si on est content de toi, les deux mille francs te seront remboursés.

– Alors cela me fera sept mille !

– Tout juste.

– Est-ce tout ?

– Tu vas suivre ce sentier qui mène à la grande route de Saint-Denis à Paris, et te conduira droit sur les lanternes de la chaise de poste. Tu n’auras qu’à dire au postillon :

« – Je suis M. Jonathas. – Montez, te répondra-t-il.

– Très bien.

– La chaise traversera Paris, sortira par la barrière d’Enfer, et les mêmes chevaux te conduiront jusqu’à Villejuif, où tu en trouveras d’autres. À Orléans, tu ouvriras la valise que j’ai fait placer derrière la voiture et tu y trouveras des habits convenables. Un homme qui voyage en chaise de poste doit être vêtu. Bonsoir…

– Un mot encore ? dit Venture.

– Parle…

– Faudra-t-il tuer ?

– Peut-être… cependant, tâche de faire autrement, si c’est possible.

– Oh ! dit le bandit en riant, c’est l’histoire de me refaire la main.

Et il s’engagea dans le sentier, tandis que Rocambole rebroussait chemin.

Un quart d’heure après, maître Venture arrivait à la chaise de poste, se nommait et partait.

– Route de Bordeaux ! criait-il.

Et la chaise de poste partait au grand trot.

 

Une heure après, Rocambole et sir Williams étaient ensemble et causaient, c’est-à-dire que l’aveugle répondait avec son ardoise aux questions de Rocambole.

– Mon oncle, disait ce dernier, voudrais-tu me permettre une question ?

– Oui, fit sir Williams d’un signe de tête.

– Tu crois que nous aurons la lettre de Baccarat ?

– Oui.

– À quoi cela nous avancera-t-il ?

– Forcer le duc de Château-Mailly d’avouer lui-même son histoire au duc de Sallandrera, qui l’écoutera fort étonné de n’en pas savoir le premier mot et de n’avoir point reçu la lettre de Baccarat, écrivit l’aveugle.

– Mais le duc sera cru…

– Peut-être… Seulement, on attendra les pièces justificatives.

– Et si… elles viennent ?

– Ah ! dame ! ceci est ton affaire à toi, comme celle de Venture, d’intercepter les lettres de Baccarat.

– On fera ce qu’on pourra, murmura modestement Rocambole.