XXXVI

L’article du journal commençait absolument comme un feuilleton :

« Il existe rue du Rocher une maison qui a deux issues : l’une porte le no 3, l’autre donne sur la place Laborde, en face le passage du Soleil.

« Il y a un an environ, un soir, à la nuit tombante, une chaise de poste s’arrêta devant l’entrée située place Laborde. Trois personnes en descendirent : une jeune femme à l’aspect souffrant, et dont le visage était recouvert d’un voile, une femme d’un âge mûr qui paraissait être sa camérière, et un nègre.

« Ces trois personnes prirent possession d’un appartement situé au quatrième étage.

« À partir de ce jour, nul locataire de ladite maison, nul voisin n’a vu la jeune femme malade. Le nègre et la vieille femme sortaient tous les jours pour faire leurs provisions. Ils parlaient toujours espagnol et ne se faisaient comprendre que par signes des fournisseurs.

« Chaque jour, vers deux heures, un homme vêtu de noir, qui paraissait être un médecin, venait visiter la jeune femme. En même temps, chaque soir vers dix heures, un homme vêtu en ouvrier entrait par la rue du Rocher et pénétrait, comme il résulte des témoignages d’une dame Coralie, brunisseuse, dans un petit appartement que l’ouvrière avait au quatrième. Cet appartement communiquait par un corridor et une porte, dont le prétendu ou le véritable ouvrier avait seul la clef, avec l’appartement de la dame espagnole malade. L’inconnu, qui venait invariablement vers dix heures, s’en allait toujours avant minuit.

« Or, hier soir samedi, la dame Coralie s’est absentée de son domicile, selon son habitude hebdomadaire, pour n’y revenir que le lendemain matin.

« Ce matin, quand la dame Coralie est arrivée, elle a été fort étonnée de trouver son appartement ouvert, la porte du corridor ouverte, et, poussée par un sentiment de curiosité, elle est entrée dans l’appartement contigu.

« L’appartement était désert, un grand désordre y régnait. Les meubles étaient renversés, une traînée de sang s’échappait de la chambre à coucher et jaspait le tapis du salon. La femme Coralie s’est enfuie épouvantée, elle a appelé au secours ; les locataires de la maison sont accourus ; on a pénétré dans l’appartement et dans la chambre à coucher. Étendue sur le lit, recouverte de draps, on a trouvé une femme assassinée… »

– Mais voilà qui est assez curieux, dit froidement Rocambole, qui s’interrompit pour reprendre haleine. Qu’en pensez-vous, don José ?

– Très curieux, en effet, murmura don José, que Conception regardait toujours et dont les dents s’entrechoquaient de terreur et d’émotion.

Les vicomtes, le bas-bleu ne regardaient que Rocambole.

Celui-ci continua :

« La femme assassinée n’est point, comme on pourrait le croire, la jeune dame malade… »

– Oh ! oh ! fit-on à la ronde.

Cette exclamation générale sauva don José, qui faillit, à cette révélation inattendue, tomber à la renverse.

« C’est la vieille femme, la servante espagnole, qu’on a trouvée couchée dans le lit de sa maîtresse… Le nègre et la jeune dame ont disparu, et l’on se perd en conjectures sur ce mystérieux événement.

« Quel est l’assassin ? Est-ce le nègre ? Est-ce la jeune femme ? Est-ce cet inconnu qui venait chaque soir ? La justice arrivera sans doute à déchiffrer cette horrible énigme.

« Enfin [ajoutait l’auteur de l’article], on a découvert, derrière un fort beau tableau de Zurbaran, un second passage secret pratiqué dans l’épaisseur du mur, tournant autour de l’appartement, ayant un petit trou percé sur chaque pièce et communiquant par une trappe avec une mansarde située à l’étage supérieur.

« Nouvelle et indéchiffrable énigme ! »

– Madame, dit le marquis de Chamery, en se tournant vers la dame de lettres et repliant le journal, voilà bien certainement une page qu’on dirait empruntée à l’un de vos romans.

Le bas-bleu s’inclina flatté.

Sans doute les vicomtes allaient se livrer sur cet événement aux plus étranges commentaires, mais un laquais en livrée de gala vint annoncer que le dîner était servi.

Le marquis de Chamery, qui s’était rapproché de Conception, lui offrit aussitôt son bras.

Conception était aussi pâle, aussi tremblante que don José lui-même.

– Mademoiselle, lui dit tout bas Rocambole, au nom du ciel ! au nom de votre salut, car il faut que je vous sauve – ne vous trahissez pas… ne vous laissez pas dominer par l’émotion, ou tout est perdu…

Conception répondit par une étreinte fébrile.

– La dame de la rue du Rocher, poursuivit rapidement Rocambole tandis qu’ils descendaient l’escalier, c’est la gitana. L’homme vêtu en ouvrier, c’est lui !

Le bras de Conception frissonnait sur le bras du marquis.

– La femme assassinée, c’est la nourrice ; l’assassin, c’est le nègre… celui qui a payé l’assassin… c’est lui… et l’assassin s’est trompé… il a frappé dans l’obscurité, a cru tuer la maîtresse et a immolé la servante… Enfin, acheva Rocambole au moment où ils entraient dans la salle à manger, il a tué don Pedro pour arriver jusqu’à vous… et pour supprimer un dernier obstacle, il a voulu se débarrasser de sa complice…

Heureusement pour Conception, heureusement pour l’assassin don José, le nombre des convives du duc était grand ; la salle à manger était éblouissante de lumières, emplie de murmures. Tous deux eurent le temps de se calmer.

Rocambole fut placé auprès de Conception.

– Mademoiselle, lui dit-il une heure après, quand déjà un certain tumulte régnait autour de la table et que le moment des toasts fut venu, si vous voulez que je vous sauve, il faut m’obéir aveuglément.

– Je vous le jure !

– Il faut être forte ; il faut ensevelir ce nouveau secret au fond de votre cœur, et l’y garder avec autant de courage et de stoïcisme que vous avez gardé les autres. Et puis, mercredi prochain, il faut absolument venir au bal de votre compatriote le général C…, ce monstre dût-il vous donner le bras.

– J’irai, murmura Conception.

 

À neuf heures, comme on se levait de table, don José, qui avait souffert pendant ce dîner une agonie à peu près semblable à celle que subirait un condamné à mort devant lequel on dresserait lentement et pièce à pièce l’instrument de son supplice, don José s’élança hors des salons et s’enfuit sans que ce départ précipité eût été remarqué tout d’abord. Quand il sortit dans la rue, dans cette longue rue de Babylone, si déserte, il s’appuya contre un mur : je crois, pensa-t-il, que je vais mourir !…

Et qu’on ne suppose pas que cette faiblesse physique et cette épouvante morale eussent pris leur source dans le remords.

Non, don José, s’il avait pâli un moment, s’il avait tressailli et tremblé au moment où Rocambole commençait sa lecture, si enfin la crainte de se trahir l’avait un moment épouvanté et lui avait fait endurer un siècle de tortures en quelques minutes, don José était un de ces scélérats fortement trempés qui, parvenus enfin à dompter leur émotion et redevenus maîtres d’eux-mêmes, retrouvent un sourire et un front impassible. Ce qui terrifiait don José, figeait son sang dans ses veines, obscurcissait son regard et le faisait fléchir sur ses jambes, c’était cette révélation menaçante de l’erreur du nègre.

Narcisse s’était trompé ; donc Fatima vivait. Et si Fatima vivait, ne vivait-elle point pour la vengeance ? Don José se remit enfin en marche poursuivi par les plus affreuses visions.

Tantôt il voyait le poignard des trois frères de la bohémienne menacer sa poitrine.

Tantôt, rêve plus épouvantable encore, c’était l’échafaud, la guillotine qui se dressait hideuse devant lui.

La guillotine, sur la sinistre estrade de laquelle la gitana implacable l’entraînait en l’appelant assassin et fratricide !

Don José marcha longtemps à l’aventure comme un homme ivre, comme un idiot, et ce fut par hasard qu’il traversa la Seine et la place Louis-XV, qu’il prit les Champs-Élysées et qu’il arriva à sa porte.

Il avait tout oublié – même la femme voilée qui allait venir.

Machinalement il sonna.

Comme il passait en chancelant devant la loge du portier, celui-ci l’appela par son nom et lui remit une lettre.

Machinalement, cet homme, dont la pensée était ailleurs, jeta les yeux sur cette lettre…

Et soudain il tressaillit, son sang afflua à son cœur, un bourdonnement se fit autour de ses tempes…

Il avait reconnu, dans la suscription, l’écriture inégale et grossièrement formée de la gitana et sa façon de plier les lettres.

Don José monta chez lui d’un pas plus chancelant encore.

Puis il s’enferma à double tour, et, pris d’un tremblement nerveux, il rompit le cachet de la lettre, sur laquelle il jeta un regard égaré.

La lettre de la gitana commençait par ces mots :

« Ne tremble pas, Don José, ne crains rien de celle que tu as voulu retrancher du nombre des vivants et qui t’a tant aimée… »

Cette première phrase rassura un peu don José. Il respira bruyamment d’abord. Puis il continua à lire :

« Don José, mon cher amour, tu as été ingrat et cruel pour ta Fatima : ingrat, en cessant de l’aimer ; cruel, en voulant la tuer.

« Mais Fatima est une de ces femmes qui n’ont en leur vie qu’un amour, et le respect de cet amour leur interdit la vengeance. Je t’avais menacé de mon poignard dans un horrible accès de jalousie : c’est la peur de la mort qui t’a rendu assassin pour la seconde fois. Aussi, je te pardonne.

« Comment ai-je échappé au sort que tu me réservais ?

« C’est mon secret… Ce secret, je l’emporte avec moi, car tu ne me reverras jamais, don José – jamais en ce monde.

« Quand ma lettre t’arrivera, j’aurai quitté Paris.

« Dans trois jours, j’aurai quitté la France et n’y reviendrai plus.

« Ne cherche point à savoir où je vais, si tu tiens à ton bonheur et à ta vie.

« Je ne te poursuivrai pas, imite-moi.

« Si tu agissais autrement, si tu venais à tenter ma clémence, le poignard des bohémiens mes frères t’atteindrait tôt ou tard.

« Adieu, don José, sois heureux avec celle qui m’a remplacée dans ton cœur.

« Moi, je vais essayer de t’oublier.

« Ne crains rien pour ce secret qui nous a si longtemps liés l’un à l’autre. Le monde entier ignorera toujours que nous avons empoisonné ton frère don Pedro.

« Adieu encore et pour toujours…

« FATIMA. »

Don José lut et relut plusieurs fois cette lettre. Il lui sembla d’abord qu’elle cachait un sens mystérieux, et que la mansuétude de la bohémienne était un piège. Fatima, jalouse et trahie… Fatima, menacée de mort par son amant – échappant à sa destinée et pardonnant à son assassin… c’était invraisemblable pour don José, qui n’avait jamais pardonné à personne.

Mais enfin, comme le cœur humain est un abîme d’orgueil, comme l’homme qui a été aimé ne peut se faire à cette idée qu’il ne l’est plus, don José finit par croire à cette lettre.

– Elle m’aime encore ! se dit-il.

Et comme don José était un homme fort, il ajouta :

– Est-elle bête ! ô mon Dieu !

Désormais rassuré, cet homme, qui tremblait tout à l’heure comme un condamné qui gravit les marches de l’échafaud, s’assit fort tranquillement au coin de son feu, s’enveloppa de sa robe de chambre, et se prit à rassembler ses souvenirs. Depuis deux heures il avait oublié, au milieu des angoisses auxquelles il avait été livré à l’hôtel Sallandrera, la prétendue princesse polonaise.

Mais ses terreurs évanouies, Banco lui revint en mémoire. N’avait-il pas été la veille dans la maison mystérieuse où, au lieu de la jeune femme, il n’avait trouvé qu’un billet par lequel elle le priait d’attendre chez lui le lendemain depuis le matin jusqu’à cinq heures, et depuis neuf heures du soir jusqu’à minuit ?

Deux craintes s’emparèrent alors de don José, en qui se manifestèrent sur-le-champ toutes les impatiences de l’attente. La première était que la jeune femme ne fût venue pendant son absence, car il était alors plus de dix heures.

Aussi don José descendit-il chez le concierge de la maison.

– Personne n’est venu me demander ? dit-il.

– Personne, monsieur, lui fut-il répondu.

– Aucune voiture ne s’est arrêtée à la porte ?

– Aucune.

– Et vous n’auriez pas vu monter rapidement une dame… voilée ?

– Oh ! non, certainement, dit la concierge, j’ai passé toute ma soirée sur le pas de ma porte, et pas une seule femme n’est entrée dans la maison.

Don José respira.

Il remonta chez lui et attendit de nouveau l’oreille tendue, le cœur palpitant.

Don José avait oublié déjà son crime de la nuit précédente, il attendait sa maîtresse avec la naïve impatience d’un écolier.

Cependant la seconde crainte de l’assassin don José était beaucoup plus sérieuse que la première, et à mesure que l’aiguille de sa pendule marchait, cette crainte se changeait en angoisse. Peut-être la princesse polonaise savait-elle déjà que le nègre s’était trompé, que Fatima était pleine de vie.

Et qui sait si, dans ce cas, furieuse d’avoir été trompée, et accusant don José de cette tromperie, elle ne tiendrait pas le serment qu’elle avait fait, de ne le revoir qu’après la mort de la bohémienne Fatima ?

Onze heures sonnèrent, puis onze heures et demie, et personne ne vint.

Une sueur glacée commençait à mouiller les tempes de l’hidalgo.

Enfin, et comme minuit allait sonner, un bruit de voiture se fit entendre dans la rue et vint mourir à la porte.

Don José tressaillit, et crut qu’il n’avait plus une goutte de sang dans les veines. Il courut à l’antichambre et prêta l’oreille.

Un pas léger montait l’escalier.

Ce pas s’arrêta à l’entresol, devant la porte de l’appartement. Puis un coup de sonnette discret retentit.

Don José frissonna de la tête aux pieds, ouvrit, et se trouva face à face avec une dame voilée.

Elle entra, se dirigea rapidement vers le salon, que lui indiquait la clarté d’une lampe. Là, elle rejeta son voile.

Don José poussa un cri de joie et tomba à genoux.

C’était Banco ! Banco, toujours princesse aux yeux de l’Espagnol, se jeta sur un canapé et tendit la main à don José.

– Bonjour, ami, lui dit-elle, je n’ai qu’une seconde à moi. Aujourd’hui encore, mon tyran me poursuit.

– Encore ?

– Hélas !…

– Oh ! je voudrais tuer cet homme !…

– Plus tard… nous verrons, dit Banco ; mais aujourd’hui, je viens vous remercier.

Don José tressaillit.

– Vous remercier, continua-t-elle, de votre obéissance, et vous en apporter la récompense.

– Ah ! fit-il avec joie.

– Fatima est bien morte, n’est-ce pas ?

– Sans doute, répondit don José d’une voix mal assurée.

– Et vous ne le regrettez pas ?

– Non, puisque je vous aime !

Elle poussa un petit cri de joie et poursuivit d’un ton caressant :

– Que diriez-vous d’une longue nuit passée avec vous dans un bal ?

– Dans un bal ?

– Oui.

– Mais… où ?

– Ah ! voilà, dit-elle ; il faut que je vous dise d’abord que, mercredi prochain, mon vieux mari s’absente de Paris pour vingt-quatre heures. D’ici là vous ne me reverrez pas…

– Mais… mercredi ?

– Mercredi vous m’enverrez deux invitations en blanc pour le bal de madame C…, la femme du général espagnol. Son bal, vous le savez, est un bal déguisé et le masque y est de rigueur.

– Mais… voulut objecter don José.

– Je n’admets pas de réplique, lui dit-elle d’un petit ton mutin et rieur, en lui présentant son front à baiser. Il me faut deux invitations.

– Pourquoi deux ?

– L’une pour moi, l’autre pour ma dame de compagnie.

– Mais où vous les ferai-je parvenir ?

– Un homme se présentera ici mercredi matin et vous apportera une lettre de moi. Cette lettre vous dira mon costume et les signes de reconnaissance ; vous remettrez à mon messager deux invitations et un mot dans lequel vous me décrirez exactement votre déguisement.

– Soit ! dit don José.

– Adieu, mon ami, lui dit-elle, adieu… il le faut… à mercredi… aimez-moi bien… je vous aime…

Elle se laissa prendre un baiser et s’enfuit vers la porte.

– Ne me reconduisez pas, dit-elle, ne vous mettez pas à la fenêtre… adieu.

Elle baissa son voile, et disparut dans l’escalier, et, trois secondes après, don José entendit le bruit d’une voiture qui s’éloignait rapidement.