XIV
Rocambole fit passer le médecin créole dans sa chambre à coucher.
O’Penny, toujours à table, mangeait avec une voracité sauvage.
Comme le public du boulevard du Temple, comme Rocambole lui-même, le docteur recula involontairement à la vue du sauvage, tant il était hideux. Mais celui-ci ne parut point s’apercevoir qu’un nouveau personnage venait d’entrer, et il continua à manger.
– Voilà ce malheureux, docteur, dit le prétendu marquis de Chamery.
Le premier mouvement de répulsion passé, le mulâtre s’approcha d’O’Penny, prit un flambeau et le plaça tout près de cet horrible visage.
O’Penny ne sourcilla point.
– Eh bien ? demanda Rocambole ; car le médecin avait examiné silencieusement le chef australien.
– Eh bien ! répondit enfin le mulâtre, je crois remarquer une chose assez bizarre.
– Laquelle ?
– C’est que ce malheureux a été victime de tous ces tatouages et de toutes ces mutilations en deux fois différentes.
– Vous croyez ? fit ingénument le jeune marquis de Chamery.
– D’abord, continua le médecin, la face a subi de profondes brûlures, des brûlures telles qu’elles n’ont pu être produites que par la détonation d’une arme à feu chargée à poudre.
– C’est bizarre… Les sauvages connaissent donc les armes à feu ?
Et Rocambole mit une naïveté d’adolescent dans cette question.
– Quelques-uns, répondit le mulâtre.
– Ainsi, il a été brûlé ?…
– D’abord. Ensuite, mais longtemps après, à six mois d’intervalle peut-être, il a subi des tatouages.
– Ceci est plus bizarre encore.
– En effet, car les sauvages commencent par tatouer leurs prisonniers. Je ne puis donc m’expliquer cela que d’une façon.
– Ah !
– D’abord, il est presque certain que cet homme ainsi mutilé…
– Il est muet, observa Rocambole.
– Cet homme ainsi mutilé, ainsi brûlé, a dû être victime de quelque atroce vengeance.
– Vous croyez ?
– Il est probable qu’il aura été abandonné ensuite, sur quelque plage de l’Australie, et qu’alors les sauvages s’en seront emparés.
Cette perspicacité du docteur mulâtre ne laissa pas que d’inquiéter notre ami Rocambole.
« Oh ! oh ! pensa-t-il, ce médecin me paraît avoir le don de divination. Attention… » Et il reprit tout haut :
– Ce que vous dites là, docteur, me remet en mémoire un fait auquel d’abord je n’avais attaché aucune importance.
– Ah ! fit le docteur, qui replaça le flambeau sur la table et s’assit en face d’O’Penny. Voyons.
– Cet homme, maître timonier à bord de mon navire, et excellent marin, du reste, s’était attiré la haine de l’équipage par sa sévérité extrême envers les matelots et les mousses.
Rocambole s’interrompit et regarda l’homme tatoué.
O’Penny mangeait et paraissait étranger à ce qui se disait autour de lui.
Mais Rocambole avait une trop grande connaissance du caractère de sir Williams pour se laisser prendre à cette apparente impassibilité. Elle lui parut, au contraire, d’un bon augure pour cette intelligence qu’il craignait avoir dû beaucoup souffrir. Il reprit :
– Les matelots indigènes surtout que nous avions à bord, le détestaient cordialement et lui avaient voué une de ces bonnes haines des mers indiennes que rien au monde ne saurait assoupir. Cet homme se nomme Walter Bright. Il connaissait cette haine ; mais en bon marin anglais qui croit que la discipline et le respect dû aux supérieurs constituent la meilleure égide, il ne s’en préoccupa point davantage.
– Et vous croyez donc, observa le mulâtre, que ces brûlures ?…
– Attendez, docteur. Walter Bright avait fait son temps de service et il était libre de quitter la marine de la Compagnie quand bon lui semblerait. Il vint me voir un jour, dans ma cabine, à bord d’un schooner que je commandais et sur lequel il était mon maître d’équipage. Il m’apportait sa démission. On lui offrait le commandement d’une jonque chinoise et une très forte paye pour conduire des émigrants en Californie. Les mines de la Californie venaient alors d’être découvertes, et les races asiatiques commençaient à s’y porter. J’obtins la radiation de Walter Bright, et il partit. Mais la veille du jour où la jonque appareilla, plusieurs de nos matelots indiens désertèrent, et nous apprîmes qu’ils avaient été gagnés par l’armateur chinois.
– Ah ! dit alors le docteur, qui avait écouté avec une grande attention le petit roman improvisé par Rocambole, je devine tout maintenant. En mer, l’équipage s’est révolté, et Walter Bright a été défiguré, mutilé, puis abandonné dans une île quelconque.
– C’est ce que je présume.
En ce moment O’Penny, jusque-là impassible, se retourna et regarda curieusement avec son reste d’œil le docteur et Rocambole.
– Attendez, dit celui-ci, je vais lui parler en anglais, car il ne sait pas un mot de français.
Et, en anglais, Rocambole demanda à Walter Bright s’il n’avait pas été mutilé par son équipage révolté.
Le prétendu sauvage parut écouter avec beaucoup d’attention, et comme s’il n’avait point compris d’abord, ou que la voix qui résonnait à ses oreilles eût évoqué chez lui des souvenirs à moitié effacés…
Et puis, tout à coup, il hocha vivement la tête de haut en bas, d’une façon affirmative.
– Voyez-vous ? fit le docteur, émerveillé de sa propre perspicacité.
– Eh bien ! dit Rocambole, maintenant que voici un fait à peu près éclairci, revenons à notre consultation.
– Pardon, observa le docteur, une question encore je vous prie.
– Faites.
– Où avez-vous trouvé cet homme ?
– Par l’effet du hasard, ce soir, dans une baraque de saltimbanques.
– Et vous l’avez reconnu ?
– Oui.
– Il ne doit pourtant pas se ressembler beaucoup, à présent ?
– C’est vrai. Mais voyez cette cicatrice qu’il a là, sous le sein droit.
– C’est un coup d’épée de combat, dit le docteur.
– C’est à cela que je l’ai reconnu, et me voici obligé de vous faire une autre histoire, ajouta Rocambole.
– Voyons cette histoire ? demanda le docteur mulâtre.
– Walter Bright, dit Rocambole, m’a sauvé la vie. Il a reçu ce coup d’épée pour moi. J’étais alors simple midshipman. Je m’étais pris de querelle un soir, dans une maison borgne de Calcutta, fréquentée par les marins, avec un de mes camarades. Mon rival était ivre, je n’étais que gris.
Selon l’usage anglais, je voulais boxer, mais il tira son épée et se rua sur moi. Au moment où il allait m’atteindre, un homme se jeta entre nous, et tomba presque aussitôt frappé en pleine poitrine du coup qui m’était destiné. C’était Walter Bright.
– Ah ! je comprends, dit le docteur.
– Le pauvre diable, de la vie duquel on désespéra longtemps, poursuivit Rocambole, avait donc acquis un droit éternel à ma reconnaissance. Vous voyez que la Providence m’a permis d’en user. Ce soir, les oripeaux dont il était couvert et sa laideur épouvantable ont attiré mon attention. Puis, la vue du coup d’épée m’a fait tressaillir, et j’ai eu l’idée de m’approcher de lui, et de lui dire à l’oreille :
« – Ne t’appelles-tu pas Walter Bright ? Alors, comme il a manifesté une vive émotion, je n’ai plus douté. Pour quelques louis jetés aux saltimbanques, je m’en suis rendu propriétaire et je l’ai amené ici, songeant à vous, à votre habileté merveilleuse.
Le docteur salua.
– Et j’ai pensé que vous pourriez peut-être, sinon le guérir, du moins atténuer un peu sa laideur. Vous comprenez, mon cher docteur, acheva le faux marquis, que ma fortune me permet de faire un sort à ce pauvre diable et si nous pouvions faire disparaître ces horribles tatouages…
Le docteur reprit le flambeau.
Puis il fit lever O’Penny et examina de nouveau son hideux visage :
– Ce sont bien là, dit-il, des tatouages de l’Australie.
– Pourront-ils s’effacer ?
– Je le crois.
– Et les brûlures ?
– Ah ! ceci est une autre affaire. Il n’y faut pas songer.
– Mais… les yeux ?
– L’un est complètement éteint, l’autre est bien malade. Du reste, acheva le docteur en se levant, je reviendrai demain à dix heures. Il me faut le grand jour pour que je puisse me prononcer en dernier ressort.
– Soit. À demain, dix heures.
Rocambole reconduisit le mulâtre et revint près d’O’Penny.
– Mon vieux, lui dit-il alors en lui frappant sur l’épaule, tu le vois, on va essayer de te refaire une autre binette, comme nous disions autrefois. Je ne te promets pas, par exemple, qu’on te rendra joli garçon, et que tu auras désormais des chances de plaire à ta belle-sœur, la comtesse Jeanne de Kergaz, mais enfin on fera ce qu’on pourra.
Un horrible sourire passa sur la face de sir Williams, car nous pouvons bien à présent lui donner ce nom.
– Ah ! dit Rocambole, j’ai prononcé un nom qui te produit toujours de l’effet. C’est bien… on verra à faire quelque chose pour toi. À présent, continua-t-il, tu comprends que M. le marquis de Chamery ne peut pas raisonnablement découcher toute une nuit de son hôtel. J’ai une sœur, mon bonhomme, un beau-frère, un état dans le monde. Il faut avoir des mœurs.
Rocambole sonna. Le valet de chambre parut.
– Tu vas déshabiller ce pauvre diable, et ce ne sera pas long, dit le faux marquis en riant et montrant au valet les plumes et le caleçon rouge qui formaient toute la toilette d’O’Penny : tu le coucheras dans mon lit et tu en auras le plus grand soin jusqu’à mon retour.
– Oui, monsieur, fit le valet de chambre, qui s’inclina avec tout le respect d’un valet grassement payé.
– Tu chercheras dans la garde-robe que j’ai ici, ajouta le jeune homme, des habits qui puissent lui aller, et tu le vêtiras convenablement demain matin, pour l’arrivée du docteur.
Ayant fait cette dernière recommandation, Rocambole reprit son paletot et s’en alla.
En remontant dans son coupé, il dit au cocher :
– À l’hôtel !
Le coupé partit avec la rapidité de l’éclair et arriva bientôt rue de Verneuil.
Les deux battants de l’hôtel de Chamery s’ouvrirent devant lui. Le suisse quitta précipitamment sa loge et vint déplier le marchepied.
Rocambole descendit nonchalamment de voiture, en homme qui n’est jamais sorti à pied.
Le suisse remit à son maître une lettre arrivée dans la soirée. Le marquis l’ouvrit et lut :
« Le duc et la duchesse de Sallandrera prient M. le marquis Albert de Chamery de leur faire l’honneur de venir dîner chez eux le mercredi… du courant. »
– Hé ! hé ! murmura Rocambole, il paraît que mes affaires vont bien par là… on ira !
Le lendemain, lorsque M. le marquis de Chamery se rendit rue de Surène, où il avait laissé sir Williams, il trouva le sauvage apocryphe enveloppé, par les soins du valet, dans une grande robe de chambre, coiffé d’un bonnet de velours, et déjà dans les mains du docteur mulâtre, qui continuait à l’examiner avec une grande attention.
– Maintenant, dit celui-ci à Rocambole, je suis à peu près certain de faire disparaître les tatouages.
Il entraîna Rocambole dans la pièce voisine et lui dit tout bas :
– Je réponds de rendre à cet homme un visage fort laid, mais non plus hideux, et dont on pourra attribuer les coutures à un accident quelconque, comme l’explosion d’une chaudière de bateau à vapeur, par exemple ; mais je crains que le traitement que je vais lui faire subir n’achève de le rendre aveugle.
– Diable ! murmura le jeune homme.
Et laissant le docteur, il retourna dans la pièce où était sir Williams, et lui dit en anglais, en plaçant devant lui une plume et de l’encre :
– Sais-tu encore écrire ?
Sir Williams prit la plume et traça d’une écriture tremblée mais lisible, ces mots :
– Je me souviens de tout et j’ai soif de me venger.
– Bien, dit Rocambole. Maintenant comme ce sera, hélas ! la seule manière de converser avec moi, et que, parfois, nous pourrons être dans l’obscurité, essaye d’écrire en fermant ton œil unique.
Sir Williams reprit la plume :
– Je serais tout à fait aveugle, écrivit-il, que je devinerais mes ennemis à leur simple contact.
– Parfait, mon vieux.
Et Rocambole rejoignit le docteur :
– Bah ! lui dit-il, vous pouvez traiter le bonhomme, il n’a pas besoin de son œil.
Un mois après la scène que nous venons de raconter, nous eussions retrouvé Rocambole et sir Williams dans le petit appartement de la rue de Surène.
Certainement, la jolie bohémienne du boulevard du Temple, Fanfreluche, son époux, et mossieu Bobino, leur patron, n’auraient point reconnu leur ancien pensionnaire O’Penny. O’Penny, ou plutôt sir Williams, était métamorphosé. D’abord, au lieu de son costume composé d’un caleçon rouge et de plumes de coq et de perroquet, il portait un gros paletot marron, chaudement ouaté, orné, à la boutonnière, d’un ruban verdâtre qui passait pour une décoration étrangère quelconque. Un pantalon à pied, de molleton gris, des pantoufles en maroquin vert et un bonnet de velours à gland d’or, complétaient cette toilette d’intérieur.
Le docteur mulâtre avait tenu parole. Il avait effacé les tatouages, et leurs derniers vestiges avaient complètement disparu.
Mais aussi le dernier œil de sir Williams avait payé les frais de ce traitement. Sir Williams était aveugle. Seulement, la perte de ce dernier œil qui imprimait à sa physionomie, si repoussante naguère, un aspect farouche, n’avait pas peu contribué à lui rendre un visage humain.
Ainsi vêtu, sir Williams avait l’air d’une pauvre victime du génie industriel moderne. Les brûlures qui couturaient son visage lui donnaient l’aspect d’un mécanicien défiguré par l’explosion de sa chaudière, d’un artilleur brûlé par une gargousse, ou d’un mineur malheureux.
Auprès de lui, ce matin-là, car il pouvait être neuf heures, se tenait son ancien élève Rocambole.
Sir Williams était douillettement enseveli dans un confortable fauteuil à dossier garni roulé près du feu.
Rocambole, en robe de chambre, était étendu tout de son long sur un divan et regardait son ancien professeur en fourberies.
– Eh bien ! mon oncle, disait-il, véritablement il est fâcheux que cet âne de médecin qui t’a traité ait achevé de te crever le peu d’œil qui te restait. Si tu pouvais te voir, tu ne te trouverais réellement pas trop mal. Tu as maintenant une mine respectable, et je t’ai arrangé dans le monde une jolie histoire pleine d’héroïsme qui te fera considérer comme un martyr de la gloire.
Cette phrase amena sur le visage couturé de l’aveugle un de ces sourires amers et moqueurs dont seul jadis sir Williams possédait le secret, et qui démontrait qu’au milieu de tous ces naufrages physiques et moraux, l’intelligence perverse de cet homme avait survécu.
– Car, reprit Rocambole, maintenant que te voilà présentable, je vais te produire dans le monde, où depuis quinze jours on s’occupe de toi. Tu seras, je t’en réponds, le lion de la semaine. J’ai parlé de toi comme d’un Jules Gérard(7) doublé de Jean-Bart et de Duguay-Trouin. Tu as tué des centaines de tigres, les cipayes t’ont coupé la langue, tu t’es fait sauter sur ta canonnière pour ne pas te rendre à des pirates. La Compagnie des Indes t’a décoré. Pour ma sœur, belle et chaste Blanche de Chamery, pour Fabien, tu es l’homme à qui je dois la vie. Tu vas donc avoir une bonne petite existence de coq en pâte, dans mon hôtel, et pourvu que tu me donnes des conseils…
– Oui, fit l’aveugle d’un signe de tête.
– Ma parole d’honneur ! reprit Rocambole, je ne sais si tu penses comme moi, mais il me semble que si j’étais à ta place, je me dirais : « J’ai été le beau sir Williams, le séduisant vicomte Andréa ; j’ai vu les femmes à mes genoux, j’ai été redouté, aimé, flatté. J’ai vaincu. Un beau jour, une femme m’a coupé la langue, défiguré et rendu un objet de pitié et d’horreur. Or, un homme faible, un niais, se souvenant de ce qu’il a été, demanderait à mourir. Moi, je veux vivre ! D’abord je veux vivre pour me venger. » Et, s’interrompit Rocambole, moi qui ai de la chance, mon oncle, je te vengerai. « Ensuite, continua-t-il, je veux vivre parce que j’ai auprès de moi un homme dans lequel je m’incarnerai pour ainsi dire, m’affligeant de ses échecs, me réjouissant de ses succès, possédant pour ainsi dire par la pensée et le don d’assimilation tout ce que, par mes conseils, il pourra se procurer : argent, amours, honneurs, triomphes ambitieux(8). »
– Oui… oui… c’est cela ! exprima le visage de sir Williams par une pantomime des plus vives, accompagnée de ce cruel sourire, la seule chose qui, chez lui, ressemblât encore au sir Williams d’autrefois.
Rocambole reprit :
– Ah ! tu vois bien que je t’ai deviné. Aussi, le jour où je t’ai rencontré sous les oripeaux d’O’Penny, espérant que tout n’avait point péri en toi, n’ai-je point hésité à te retirer de cette position misérable où tu fusses mort à la longue, sans moi.
Un nouveau sourire glissa sur les lèvres de l’aveugle. Ce sourire était magnifique et pouvait se traduire également par une pensée de reconnaissance ou une mordante ironie.
– Pourtant, dit Rocambole, qui lui attribua cette dernière signification, remarque bien, mon bonhomme d’oncle, que si Rocambole n’a fait que son devoir en arrachant son cher maître, sir Williams, à la misère, le marquis Albert de Chamery, riche de soixante-quinze mille livres de rente, admirablement posé dans le monde et pouvant faire, d’un jour à l’autre, un superbe mariage, jouait gros jeu en se faisant reconnaître de son ancien ami. Le malheur aigrit. Un imbécile, à ma place, n’aurait pas manqué de se dire : sir Williams me trahira, ne fût-ce que pour se consoler d’avoir éprouvé des infortunes. Moi, au contraire, je me suis dit : sir Williams n’avait pas de chance, mais c’était un fier génie, une sorbonne comme on en voit peu. J’ai déjà le pied à l’étrier, mais si j’avais sir Williams derrière moi, s’il me conseillait, je crois que je voudrais arriver à tout, être ambassadeur, ministre, roi même.
Ces derniers mots firent tressaillir sir Williams, qui s’agita d’un air satisfait dans son fauteuil.
– Alors, tu comprends, mon bonhomme, que je n’ai pas hésité à prendre avec moi mon oncle. Je te conterai mes affaires et tu me conseilleras. Mais d’abord, laisse-moi te faire part d’une assez belle idée qui, jusqu’ici, a été la base de ma conduite.
– Voyons ? sembla dire le morne visage de sir Williams.
– C’est une idée neuve, je crois, fit modestement Rocambole. Écoute bien.
Et le jeune homme s’allongea sur le divan.
– Jusqu’à présent, dit-il, je crois que toi et moi nous n’avons pas réussi parce que nous obéissions à un proverbe idiot qui prétend que pour faire un civet de lièvre, il faut un lièvre.
L’aveugle se prit à sourire.
– Ceci est faux de tous points, poursuivit Rocambole, et je n’en veux pour preuve que les restaurants à trente-deux sous qui servent du mouton pour du chevreuil. M. de Sartines, le lieutenant de police, fut le premier qui songea à prendre des agents secrets parmi les voleurs. Il avait raison. Il appliquait le mal au service du bien. Nous, nous avons fait le contraire. Nous nous sommes servis d’un tas de vauriens pour arriver à nos fins, et c’est ce qui nous a perdus.
« Or donc, voici mon idée : Le meilleur moyen de faire le mal en toute sûreté, c’est de se faire aider par des gens de bien. Hein ! qu’en dis-tu ?
– Parfait, parfait ! fit sir Williams d’un hochement de tête réitéré.
– Par conséquent, depuis quatre mois que je loge en la peau d’un marquis et m’y trouve bien, je ne me suis entouré que de la plus sainte vertu. Ma sœur est un ange, mon beau-frère un gentilhomme d’autrefois, j’ai déjà quelques amis du meilleur monde ; et lorsque je t’aurai mis au courant de mes affaires, qui sont quelque peu compliquées du reste, nous verrons à faire agir tous ces bonshommes dans nos intérêts et à nous en composer un joli jeu d’échecs au profit de notre ambition.
Le visage de sir Williams continuait à exprimer la satisfaction la plus vive. Si le bonhomme avait eu sa langue et ses yeux, il eût certainement complimenté son élève sur les progrès qu’il avait faits en philosophie pratique.
– Maintenant, continua Rocambole, je vais te raconter ce que j’ai fait à Paris depuis le jour où j’y suis arrivé comme à un cinquième acte de mélodrame, tout exprès pour mettre le Rossignol à la porte et pleurer sincèrement ma mère.
Sir Williams se renversa dans son fauteuil comme autrefois il en avait l’habitude, et il prit l’attitude attentive d’un homme qui se promet d’écouter des choses intéressantes.