XVII

Le lendemain, vers cinq heures, comme le marquis de Chamery revenait du Bois et traversait la place de la Concorde, il aperçut planté tout debout, à l’entrée du pont, un nègre à gilet rouge qu’il reconnut sur-le-champ.

C’était le groom de Conception.

Le groom pouvait être là par hasard, mais Rocambole, en homme qui flaire juste et a le pressentiment des événements, alla droit à lui et le regarda. Le groom fit un pas, glissa une lettre dans la main de Rocambole et s’en alla, se dirigeant vers la Madeleine.

Aucun mot n’était sorti de la bouche du nègre, et Rocambole avait si lestement dissimulé le billet, que pas un passant ne remarqua ce rapide manège.

– Quand on veut être réellement fort aux yeux d’une femme, se dit Rocambole, il faut agir comme je l’ai fait, lui laisser voir ou croire qu’on l’aime, ne jamais le lui dire et la forcer à provoquer un aveu.

Et Rocambole traversa le quai, et ouvrit le billet.

Il contenait trois lignes, sans signature :

« Ce soir, à minuit, boulevard des Invalides, à la petite porte des jardins de l’hôtel. J’ai besoin de vous. Prenez un déguisement quelconque. »

Rocambole descendit de cheval, remit sa monture au valet qui le suivait à vingt pas, et lui dit :

– Je dîne à mon club, et rentrerai tard. Préviens madame la vicomtesse d’Asmolles.

Il rebroussa chemin, revint à pied jusqu’à la Madeleine, et gagna l’entresol de la rue de Surène où son valet de chambre ne l’avait pas vu depuis plusieurs jours.

– Tu vas, dit-il à ce dernier, me trouver pour ce soir une blouse et une casquette. Je rentrerai vers onze heures.

Le marquis de Chamery alla, comme il l’avait annoncé, dîner à son club : il y perdit cent louis au baccarat, en sortit à onze heures, revint rue de Surène, où il trouva une blouse de maçon et une casquette, et il se dirigea, ainsi vêtu, vers le boulevard des Invalides, sur lequel l’hôtel de Sallandrera avait une issue par les jardins. Il y avait précisément, en face de cette petite porte mentionnée dans le billet, et que Rocambole eut bientôt trouvée, un banc adossé à un arbre.

Le boulevard était désert, la nuit sombre. Notre héros se coucha de tout son long sur le banc et attendit, les yeux fixés sur cette porte. Comme minuit sonnait, elle s’entr’ouvrit sans bruit. Rocambole quitta son poste d’observation, s’approcha et la porte entrouverte s’ouvrit toute grande alors.

Une ombre se dessina sur le seuil de la porte, et une voix dont le grasseyement trahissait un nègre, dit tout bas :

– Venez-vous de la place de la Concorde ?

– Oui, répondit Rocambole.

– À quelle heure y étiez-vous ?

– À cinq heures…

– Entrez, dit le nègre.

Rocambole avait reconnu le groom de mademoiselle Conception.

Le groom le prit par la main, le fit entrer et ferma la porte. Puis il le conduisit, à travers le jardin, jusqu’à la serre.

Un petit escalier qu’il lui fit gravir sans lumière, en lui recommandant de faire le moins de bruit possible, montait de la serre au deuxième étage de l’hôtel, tout entier occupé par mademoiselle de Sallandrera.

Rocambole, entraîné par le nègre, trouva à la dernière marche de cet escalier un corridor qu’il longea un moment, puis une porte s’ouvrit devant lui, la main du nègre abandonna la sienne et il se trouva dans un petit boudoir aux tentures sombres, faiblement éclairé par une lampe supportant un abat-jour de porcelaine peinte, et qui jetait des reflets bizarres à quelques tableaux de l’école espagnole, dont les murs étaient garnis.

Conception était debout sur le seuil d’une autre porte, qu’elle ferma derrière elle.

Elle vint à Rocambole et lui tendit la main à l’anglaise.

– Merci, dit-elle, je vois que j’ai eu raison de compter sur vous.

Rocambole s’inclina. Un écolier, à sa place, n’eût pas manqué de tomber aux genoux de la jeune fille. Mais le faux marquis de Chamery était trop habile pour commettre une pareille faute, et il conserva un maintien froid et réservé, comme s’il eût été convaincu que mademoiselle Conception allait lui demander un service dans lequel son cœur n’entrerait pour rien.

Elle lui indiqua un siège et s’assit elle-même.

– Monsieur le marquis, lui dit-elle avec un calme qui décelait l’énergique nature espagnole, bien certainement si l’on disait demain dans un salon de Paris, mademoiselle de Sallandrera a donné un rendez-vous au marquis de Chamery et l’a reçu chez elle, dans son boudoir à minuit, personne ne voudrait le croire.

– C’est vrai, dit Rocambole.

– Mais, poursuivit-elle, si aujourd’hui mademoiselle de Sallandrera dit au marquis de Chamery : Je suis dans une situation telle que j’ai besoin de me confier à un homme d’honneur comme vous…

– Non seulement, interrompit Rocambole complétant la pensée de la jeune fille, le marquis de Chamery trouverait tout simple que mademoiselle de Sallandrera ait songé à lui, mais il l’en remercierait à genoux.

Elle fit un signe de tête affirmatif, et reprit :

– Avant de vous dire quel est le service que j’attends de vous, il faut que je vous apprenne des choses que nul ne sait à Paris, et qui sont encore un secret entre ma famille et moi.

– Parlez, mademoiselle, dit Rocambole, je suis homme à garder un secret.

– Je le crois, et c’est pour cela que je n’ai point hésité à me confier à vous. Monsieur le marquis, continua-t-elle, je dois partir dans quinze jours pour l’Espagne.

Rocambole tressaillit.

– Et y épouser dans deux mois mon cousin José.

Le faux marquis ne sourcilla point, mais Conception s’aperçut qu’il devenait horriblement pâle.

Elle poursuivit :

– Don José est le frère cadet de don Pedro, marquis d’Alvar, auquel j’ai été fiancée il y a six ans. Depuis cinq ans, don Pedro se meurt d’un mal étrange, épouvantable, sans remède. Les médecins les plus célèbres de l’Europe ont été consultés et tous sont demeurés d’accord sur ce point, que don Pedro était incurable et qu’il s’éteindrait lentement. Le malheureux succombe à une lèpre immense qui lui ronge le visage et a fait de la plus noble tête, de la plus belle qu’on eût jamais vue, un objet d’horreur et de dégoût, une face de cadavre que les vers du cercueil auraient entamée déjà.

– C’est bizarre ! murmura Rocambole impressionné par cette confidence.

– Le marquis a déjà perdu la vue, continua mademoiselle de Sallendrera, sa langue est rongée petit à petit. Mon père a reçu ce matin une lettre de Cadix, où il se trouve. Cette lettre annonce que le mal est arrivé à sa dernière période, et qu’il reste à peine un mois de vie à cet infortuné. Le jour où il aura cessé de vivre, je serai fiancée à don José, et je l’épouserai au bout d’un mois. Je l’épouserai parce qu’il le faut.

Et Conception prononça ces derniers mots avec une répugnance invincible.

– Comment, mademoiselle, fit observer Rocambole, êtes-vous donc obligée d’épouser don José si votre cœur s’y refuse ?

– Mon père le veut.

– Je croyais que M. le duc idolâtrait sa fille, et que, pour rien au monde…

– Mon père est inflexible dans ses volontés. Ensuite, si je refusais d’épouser don José, ce serait tuer mon père.

– Ah ! fit Rocambole stupéfait.

– Cependant, reprit Conception, je hais don José autant que j’aimais don Pedro, son frère.

Rocambole tressaillit de nouveau.

– Je le hais, acheva Conception d’une voix sombre, parce que cet homme est un lâche assassin !

Et le faux marquis de Chamery vit briller dans les yeux de la jeune fille un regard qui lui fit comprendre les brûlantes passions de ce brûlant pays où elle était née.

– Je le hais, répéta-t-elle, et je crois que je mourrai le jour où il deviendra mon époux.

– Voulez-vous que je le tue en duel ?

Et Rocambole mit dans cette proposition chevaleresque un accent si dévoué, que Conception en fut vivement touchée.

– Non, dit-elle en souriant avec tristesse, ou plutôt attendez… laissez-moi parler…

Elle se leva, alla vers un petit meuble de Boule dont elle ouvrit un tiroir, et y prit un rouleau de papier assez volumineux.

– Monsieur de Chamery, dit-elle, je vais vous confier ce manuscrit écrit tout entier de ma main. C’est l’œuvre de mes nuits sans sommeil et des soirées que je dérobe aux exigences du monde. Quand vous en aurez pris connaissance, vous reviendrez, n’est-ce pas ? et je vous dirai ce que j’attends de vous.

Mademoiselle de Sallandrera s’exprimait avec un grand calme, mais sa voix triste et son regard baissé semblaient dire : Il faut que j’aie en vous une bien grande confiance pour vous livrer les secrets de ma famille.

Rocambole prit le manuscrit :

– Mademoiselle, lui dit-il, je vais rentrer chez moi, m’enfermer et dévorer ces pages. Demain soir je serai à vos ordres.

– Oui, n’est-ce pas ? dit-elle. Je vous attends demain.

– En quel lieu ?

– Ici.

– À quelle heure ?

– À l’heure où je vous ai reçu aujourd’hui. Vous trouverez mon nègre à la petite porte.

Et comme Rocambole faisait un pas de retraite, elle lui prit vivement le bras et lui dit avec une animation toute méridionale :

– C’est étrange, n’est-ce pas, qu’une jeune fille dans ma situation se conduise comme je le fais ; qu’elle appelle à son aide un homme qu’elle connaît depuis deux mois à peine, au lieu de s’aller jeter dans les bras de son père. Eh bien ! quand vous aurez lu ces lignes, quand vous saurez mon histoire, vous ne vous étonnerez plus qu’une pauvre femme, placée entre des bourreaux et des victimes, ait cherché un homme loyal pour lui demander son appui.

Ces dernières paroles de Conception devaient amener un aveu sur les lèvres de son jeune visiteur.

Le faux marquis de Chamery comprit alors que l’heure était venue de faire un pas timide et sûr à la fois dans le cœur de la belle Sévillane.

– Mademoiselle, dit-il avec une émotion si merveilleusement jouée, que, malgré la pénétration féminine, Conception s’y laissa prendre, je ne sais quels peuvent être les bourreaux dont vous parlez, les victimes placées près de vous ; mais je vous remercie à deux genoux d’avoir jeté les yeux sur moi, et Dieu fasse que je puisse être assez heureux pour risquer ma vie pour vous !

Une vive rougeur monta au front de mademoiselle de Sallandrera.

Rocambole continua :

– Car, dans le siècle prosaïque et de calculs mesquins où nous vivons, dit-il, au milieu de ces gens affairés, égoïstes, courant vers l’argent comme les Hébreux vers le veau d’or, il est si rare, si difficile qu’un galant homme trouve l’occasion de se dévouer à la femme dont le regard a jeté un trouble au fond de son cœur !

En prononçant ces derniers mots, le faux marquis de Chamery fléchit un genou, osa prendre la main de Conception et y mit un respectueux baiser.

Mademoiselle de Sallandrera rougit plus fort encore mais elle ne retira point la main que le jeune homme avait prise.

– Monsieur de Chamery, répondit-elle, je ne sais si vous m’aimez, et cependant je le crois… c’est pour cela que je me suis adressée à vous… je ne vous dirai pas que je vous aime, moi, car ce serait mentir, car j’ai au fond du cœur le souvenir de ce malheureux don Pedro qui va mourir. Mais si vous me sauvez, monsieur, si vous parvenez à m’arracher à don José et me rendre digne de me choisir un protecteur, je vous jure que je serai une honnête femme. Adieu…

Elle lui fit un geste suppliant et le regarda :

– Partez ! dit-elle, à demain.

Rocambole obéit.

Dans le corridor il retrouva le groom noir, qui le prit de nouveau par la main et le reconduisit jusqu’à la petite porte du boulevard des Invalides.

Rocambole s’en alla en disant : – Je ne sais pas ce qu’elle veut que je fasse, mais je sais bien qu’elle se trompe en prétendant aimer encore don Pedro. Ce n’est pas lui qu’elle aime, c’est moi.

 

Le faux marquis alla changer de costume, rentra à pied rue de Verneuil, et monta à l’appartement de sir Williams.

Sir Williams, aux mains d’un valet de chambre, se laissait mettre au lit en ce moment, et son horrible visage exprimait toute la béatitude d’un homme qui ne vit plus que pour les joies matérielles et à qui aucune de ces joies ne fait défaut.

– Mon oncle, lui dit Rocambole en anglais, j’ai encore du nouveau à t’apprendre.

L’aveugle se dressa sur son séant.

D’un geste, Rocambole congédia le valet de chambre. Puis il s’assit au chevet de sir Williams et tira de sa poche le manuscrit de mademoiselle de Sallandrera. Mais avant de dérouler le manuscrit, il raconta à l’aveugle son entrevue avec la jeune fille et lui parla du rendez-vous qu’elle lui avait assigné pour le lendemain.

À mesure qu’il parlait, le visage de sir Williams exprimait une vive satisfaction. Cet homme, qui ne pouvait plus rien être par lui-même, qui ne pouvait plus ni voir, ni aimer, ni être aimé, se sentait revivre dans son élève. Il lui semblait que c’était lui que Conception aimait, lui qui irait le lendemain à ce mystérieux rendez-vous.

Rocambole jouit un moment de cette joie muette, et si éloquente cependant ; puis il déploya le manuscrit de Conception, le plaça devant lui sur une table sur laquelle était une lampe en abat-jour, et lut :

« Notes pour servir à l’histoire secrète de la noble famille de Sallandrera, et destinée au marquis de Chamery, en qui j’ai une confiance absolue. »

– Tiens ! tiens ! fit Rocambole, il paraît que j’inspire de la confiance… Peste !

Et comme le mauvais rire des beaux jours de sir Williams reparaissait sur les lèvres de l’aveugle, M. le marquis Albert-Frédéric-Honoré de Chamery commença à haute voix la lecture du manuscrit.