XLVI
– J’ai gagné mon pari, dit le jeune Octave en riant.
Il prit Roland par le bras et l’emmena déjeuner au Café de Paris.
Précisément, ce jour-là, le marquis de Chamery s’y trouvait. Rocambole déjeunait seul et ne se mêlait point à la conversation des trois ou quatre habitués, qui connaissaient parfaitement, du reste, le jeune M. Octave et son ami Roland de Clayet.
– Tiens ! dirent ces messieurs, voilà Octave tout vêtu de noir.
– Couleur d’héritier.
– Tiens ! voilà Roland !
– Un mort qui ressuscite !
– Messieurs, répondit Roland en allant prendre la main du marquis, permettez à mon fantôme de vous présenter notre ami Octave, un héritier de soixante mille livres de rente.
– Et moi, messieurs, répliqua Octave, laissez-moi vous présenter le dernier représentant de la Table ronde, le preux Roland, descendant en ligne directe du héros de Roncevaux.
Roland salua.
– Figurez-vous, messieurs, reprit Octave, que notre ami est tout simplement un volcan.
– Pardon, interrompit Rocambole, pourriez-vous nous dire, monsieur, ce qu’il y a de commun entre un chevalier de la Table ronde et un volcan ?
– Peu de chose, en apparence, beaucoup en réalité.
– Voyons ?
– Mon ami Roland est un volcan, en ce sens qu’il est toujours amoureux.
– Très bien.
– Il est un preux du Moyen Âge, parce que ses amours ont une couleur chevaleresque impossible à retrouver de nos jours.
– À merveille ! je demande quelques détails.
– Vous les aurez, répondit le jeune M. Octave, qui se mit à table et fit d’abord sa carte.
– Comment ! Roland est amoureux ? murmura-t-on à la ronde.
– Amoureux fou, dit Octave.
– Et… heureux ?
– Sur le point de l’être.
Roland prit un air modeste.
– Messieurs, dit-il, je vous en prie, assez !…
– Du tout, du tout, je veux des détails, dit un des amis de M. Octave.
– Eh bien ! je vais vous en donner.
Et le jeune M. Octave ajouta avec une gravité superbe :
– Mon ami Roland revient d’Allemagne, messieurs. Là, il a sauvé la vie, au péril de ses jours, comme disent les journaux, à une jeune et belle comtesse russe… vous comprenez que nous sommes obligés, pour la morale et les convenances, de l’appeler la comtesse Neuf-Étoiles.
– Très bien, allez toujours.
– La comtesse sauvée, notre ami, qui se mourait d’amour la veille pour une autre dame, a oublié instantanément cette dernière…
– Pour devenir amoureux de madame Neuf-Étoiles, n’est-ce pas ?
– Et il est advenu ?
– Que la comtesse reconnaissante est arrivée à Paris incognito et a écrit à notre ami un billet dont voici le sens : « Si le preux Roland de Clayet est digne de l’amour qu’il inspire, à minuit, l’heure des fantômes, il montera à cheval et se rendra… etc., etc. » Vous comprenez ?
– Mais c’est plein de mystère !…
– Voilà un amour comme j’en voudrais un, dit le marquis de Chamery en riant, et j’ai bonne envie de chercher querelle à Roland, de le tuer et d’aller ce soir à sa place.
– Ceci est une idée à laquelle vous me permettrez de réfléchir, murmura Roland. En attendant, laissez-moi déjeuner.
Et l’on parla d’autre chose.
C’était la première fois que Rocambole voyait le jeune M. Octave.
Il le toisa d’un coup d’œil et le devina tout entier.
– Voilà un bambin, se dit-il, qui peut être précieux à l’occasion.
Roland avait présenté les deux jeunes gens l’un à l’autre.
– Monsieur, dit Rocambole, M. de Clayet nous a bien souvent parlé de vous, à Fabien et à moi ; si vous êtes assez aimable pour venir me voir quelquefois, rue de Verneuil, vous nous ferez grand plaisir.
Le bambin s’inclina, ravi.
Le marquis de Chamery redevint silencieux et parut bientôt absorbé par une méditation profonde. Mais il n’en écoutait pas moins avec une attention très sérieuse les folies et les paradoxes qui se débitaient autour de lui, et il eut bientôt la conviction que M. Octave était déjà le confident de tous les secrets de Roland.
– Oh ! oh ! pensa-t-il, j’avais besoin d’un indiscret, mais je crains à présent qu’il ne le soit trop… Nous ne sommes pas prêts encore…
Et comme les deux jeunes gens, leur déjeuner fini, se levaient de table, il prit Roland par le bras et l’attira à l’écart.
– Mon cher ami, dit-il, voulez-vous que je vous dise quel est à mon sens le plus grand philosophe des temps modernes ?
– Je ne sais, répondit Roland surpris.
– C’est Lafontaine.
– Et pourquoi ?
– Parce qu’il a écrit, entre autres moralités de haute sapience, comme eût dit Rabelais, l’histoire d’une certaine peau d’ours…
Roland tressaillit, rougit et balbutia.
– Mon cher, poursuivit Rocambole, je ne sais pas si la comtesse Artoff est revenue à Paris incognito et pour vous ; je ne sais pas davantage si elle vous attend à minuit… mais ce que je sais bien, c’est que si elle venait à apprendre que vous vous êtes vanté, par la bouche d’un jeune homme comme votre ami, d’avoir rendez-vous avec elle, et cela en plein Café de Paris, elle ne viendrait certainement pas à ce rendez-vous.
– Vous avez raison, dit Roland avec franchise, j’ai eu tort de me confier à Octave, c’est un étourdi.
Et il quitta le Café de Paris, tandis que Rocambole se disait : « Je vais faire un tour à Passy et donner quelques instructions à mon élève. »
Roland avait été sensible à la leçon de Rocambole. Il recommanda le secret à son ami le jeune M. Octave, qu’il laissa vers deux heures de l’après-midi chez un marchand de chevaux des Champs-Élysées, rentra chez lui et y lut et relut plusieurs fois le billet mystérieux.
À cinq heures il se fit conduire rue de Verneuil et alla dîner chez Fabien.
Il y retrouva le marquis. Ce dernier était arrivé chez son beau-frère quelques minutes avant le dîner et l’avait trouvé dans son fumoir occupé à écrire plusieurs lettres.
– Mon cher ami, lui avait dit le marquis, sais-tu bien une chose ?
– Laquelle ?
– C’est que ton ami Roland est un fat.
– À propos de quoi me dis-tu cela ?
– Oh ! mon Dieu ! répondit Rocambole, c’est que, à l’entendre, ses amours ont pris une tournure sérieuse.
– La comtesse est donc de retour ?
– À ce qu’il paraît.
– Depuis quand ?
– Depuis deux jours.
– Avec son mari ?
– Non, sans lui.
– Voici qui m’étonne, dit Fabien. Je connais le comte ; je le sais très amoureux de sa femme et incapable de la laisser revenir seule à Paris.
– Cela est cependant. Ce matin même, en plein Café de Paris, où nous déjeunions, Roland nous a raconté que la dame dont il était éperdument amoureux était arrivée incognito tout exprès pour lui, et qu’elle était allée se cacher à Passy, où elle l’attend ce soir, à minuit.
Fabien haussa les épaules.
– Si cela était, dit-il, je ne croirais plus à rien.
– Pourquoi ce scepticisme ?
– Parce que, l’hiver dernier encore, la comtesse était aussi éprise de son mari que son mari se montre amoureux d’elle.
– L’amour passe, mon cher.
– Et que, acheva Fabien gravement, il faut qu’une femme ait perdu la tête pour préférer un fou comme Roland à un homme comme le comte Artoff. Tu ne le connais pas ?
– Je ne l’ai jamais vu, répondit Rocambole avec un calme parfait.
– Eh bien ! figure-toi le plus accompli des héros de roman, un type chevaleresque, un gentilhomme de vraie race, un homme de vingt-huit ans, qui aurait pu poser devant Pradier.
– Après ? dit Rocambole.
– J’ai beaucoup connu le comte, poursuivit Fabien, avant et après son mariage. La femme qu’il a épousée a été une courtisane, et est devenue une sainte. Ce ne sera qu’après avoir vu de mes deux yeux celle qui se nomma Baccarat laisser à ses genoux ce niais de Roland, que je pourrai croire au bonheur dont il se vante.
– Ah ! mais, interrompit Rocambole, c’est qu’il s’en vante très fort. Et au train dont il va, tout Paris le saura dans deux jours.
– Dans ce cas, je ne donne plus un louis de la peau de Roland.
– Pourquoi ?
– Parce que le comte Artoff le tuera.
– Bah !… tu crois ?
– Ah ! mon cher, dit Fabien, je me souviens d’avoir vu le comte en colère une seule fois : ce n’était pas un homme, c’était un tigre !
– En vérité !…
– Il y a quatre ou cinq ans de cela ; je le connaissais à peine alors. J’étais entré par hasard, avec un de mes amis, dans un cercle dont il faisait partie.
– Où cela ? demanda curieusement Rocambole.
– Rue de la Chaussée d’Antin.
– Ah !…
– C’était, je crois, continua Fabien, tout au commencement de cette belle passion qui devait donner une couronne de comtesse à Baccarat. Le comte était très amoureux, et il voulait, à tout prix, le prouver. Au moment où j’entrai, un jeune homme, un fou connu, me dit-on, dans le monde galant, sous le nom de Chérubin, venait de se vanter qu’il séduirait Baccarat en huit jours.
– L’impertinent ! dit Rocambole.
– Le comte, cet homme froid et poli, en entendant les paroles pleines de forfanterie de ce jeune homme, lui dit alors :
« – Je vous parie cinq cent mille francs que vous ne réussirez pas.
« – J’accepte ! dit Chérubin.
« – Si Baccarat vous aime, continua-t-il, je vous donnerai cinq cent mille francs.
« – Et si… elle ne m’aime pas ?
« – Je vous tuerai, dit le comte.
– Tiens ! observa Rocambole avec la naïveté d’un enfant, je suppose que l’autre n’a pas tenu.
– Ma foi ! dit Fabien, c’est tout ce que j’ai su de cette histoire, et je n’ai jamais osé questionner le comte, mais j’en ai conclu qu’il était homme à tuer un rival – et gare à Roland !
Rocambole se disait, tandis que son beau-frère parlait ainsi : « Vous êtes un grand niais, mon Rocambole, et vous n’avez pas la mémoire des physionomies, car vous étiez au club, ce jour-là, vous y avez vu Fabien et l’avez si peu remarqué, que lorsque vous êtes rentré dans le monde parisien, vêtu de la peau de M. le marquis de Chamery, vous êtes demeuré convaincu de n’avoir jamais connu le vicomte. »
– À quoi penses-tu ? demanda le vicomte Fabien d’Asmolles.
– Je pense, répondit le faux marquis, que ton ami Roland est un homme perdu, car le comte le tuera.
Comme Rocambole achevait cette prédiction sinistre, la porte s’ouvrit, et M. Roland de Clayet se montra sur le seuil.
– Tiens, le voilà, dit Fabien.
Roland avait l’attitude orgueilleuse et modeste à la fois d’un triomphateur.
– Mon cher ami, lui dit Fabien, j’en apprends de belles sur ton compte.
– Bah ! dit Roland.
– Et Chamery vient de m’apprendre des choses… plus que bizarres…
– Chut ! fit Roland.
Et il fredonna d’un air vainqueur :
C’est un mystère…
– C’est si peu un mystère, dit Rocambole, que vous venez dîner ici ce soir, comme vous êtes allé déjeuner ce matin au Café de Paris.
Roland rougit comme un écolier.
– Mon bel ami, poursuivit Rocambole avec froideur, vous êtes pourtant assez expérimenté pour savoir qu’il est des choses que l’on doit cacher avec soin, de peur de passer pour un indiscret. Eh bien ! franchement, on vous prendrait pour un écolier.
Roland se mordit les lèvres.
– Outre qu’il est de mauvais goût de crier ses bonnes fortunes par dessus les toits, continua Rocambole, c’est dangereux.
– Monsieur !… fit Roland blessé.
– Bah ! dit Fabien, nous sommes tes aînés, mon cher ami, et tu nous permettras bien de te faire un peu de morale. Ce que dit Chamery est juste. D’abord si la comtesse t’a écrit… ce que j’ai de la peine à croire…
– Voici sa lettre, répliqua Roland.
– Tu devrais la garder pour toi, acheva le vicomte, attendu que c’est fort mal d’abord de compromettre une femme, ensuite que c’est risquer un duel avec son mari.
– Cela m’est bien égal.
Fabien haussa les épaules.
– Est-ce que tu oserais reparaître aux yeux de la comtesse si tu avais tué son mari ? dit-il avec dédain.
Roland ne répondit pas.
– Enfin, ajouta Fabien, tu oublies que je suis lié avec le comte Artoff, que tu es pareillement mon ami, et que si tu venais à être aimé de sa femme, cela me placerait dans une situation très difficile.
M. de Clayet baissait la tête et n’osait répondre.
Fabien lui mit affectueusement une main sur l’épaule.
– Voyons ! lui dit-il, fais-moi ta confession tout entière. Tu as déjà raconté ta prétendue bonne fortune à tous les jeunes gens de ton club ?
– Mais non, balbutia Roland.
– Cela est si vrai, poursuivit Fabien, que je demeure persuadé qu’on t’a mystifié.
– Mystifié ?…
– Parbleu ! c’est un ami quelconque, à qui tu as avoué ta belle passion pour la comtesse Artoff, qui aura imaginé la lettre du rendez-vous.
Roland devint fort pâle.
– Oh ! dit-il, qui donc oserait ?
Fabien se prit à rire.
– Je donnerais ma tête à couper, j’exposerais ma main sur le bûcher de Mucius Scevola, plutôt que de croire à ton succès.
– Et pourquoi ? demanda Roland d’un ton plein d’aigreur.
– Mais, parce que la comtesse aime son mari, et qu’elle a de bons yeux.
– L’amour est-il donc une affaire de longue vue ?
– Oui, souvent. Quand une femme a de bons yeux, elle peut toujours constater les avantages de l’homme qu’elle aime. Selon moi, tu ne vaux le comte Artoff ni moralement ni physiquement.
– Sans doute, M. Roland de Clayet allait éclater et protester contre cette âpre et sévère mercuriale, lorsque la porte du fumoir s’ouvrit de nouveau.
La vicomtesse d’Asmolles, née Blanche de Chamery, montra son noble et beau visage sur le seuil.
– Messieurs, dit-elle, voulez-vous me faire le plaisir de venir dîner ? Je suis servie.
Roland lui offrit la main, et devant le pudique sourire de l’ange, la colère de l’homme tomba.
À onze heures du soir, M. Roland de Clayet quitta l’hôtel de Chamery pour rentrer chez lui, rue de Provence.
L’étourdi avait été si bien molesté par son vieil ami Fabien, qu’il lui avait juré d’être discret.
– D’ailleurs, lui avait dit le vicomte, je connais si bien la comtesse, que j’ai la conviction que tu es mystifié. Du reste, je t’attends demain. Tu seras fixé.
– Soit ! avait dit Roland en s’en allant, à demain.
Et il était parti un peu moins sûr de son triomphe, un peu inquiet des paroles de Fabien.
– Cependant, se dit-il en montant à cheval, je veux en avoir le cœur net.
Et Roland monta les Champs-Élysées au galop, prit l’avenue de Saint-Cloud et arriva bientôt à Passy, dans la rue de la Pompe, celle que désignait le billet mystérieux.
Minuit allait bientôt sonner et la rue était déserte…