XLIX

La longue lettre de l’ancien colonel des uhlans, le chevalier de Château-Mailly, était conçue en ces termes :

 

Mon cher parent,

La comtesse Artoff m’apprend que vous êtes amoureux de mademoiselle de Sallandrera, et que, malgré votre fortune et votre titre de duc, on vous a refusé sa main.

Ceci m’engage à vous confier un secret de famille dont vous ferez peut-être votre profit.

À la mort du chevalier de Château-Mailly, qui, vous le savez sans doute, habitait alors Odessa, j’ai trouvé dans ses papiers le curieux document que je vous transcris tout au long. Il est écrit de la main de mon père et c’est lui qui parle :

J’avais environ vingt ans et j’étais mousquetaire de S. M. le roi de France, lorsque mon père, récemment créé duc, vint à mourir. Le duc de Château-Mailly mourait à cinquante-sept ans, d’une hypertrophie du cœur dont il souffrait depuis très longtemps.

Mon frère aîné, le marquis, était dans nos terres du Périgord, et il ne put recevoir les derniers adieux de notre père. Celui-ci, la veille de sa mort, me fit venir à son chevet et me raconta l’étrange histoire que voici :

Le marquis de Château-Mailly, capitaine aux gardes du corps de S. M. Louis XIV, fut un des gentilshommes qui accompagnèrent le jeune roi Philippe V à Madrid.

Le marquis avait alors vingt-cinq ans. Il était beau, brave, léger, un peu fanfaron et très querelleur.

Un soir, dans une rue de Madrid, il eut une altercation avec un gentilhomme espagnol, le duc de Sallandrera, jeune et brave comme lui.

Les deux jeunes gens mirent l’épée à la main et se battirent sous le balcon d’une señora dont la beauté était bien connue et fort réputée dans Madrid.

Tout Madrilène de quelque naissance et de quelque fortune avait cru devoir s’en montrer amoureux. Mais la señora était jusque-là restée insensible, même aux hommages du duc de Sallandrera.

En croisant le fer avec ce dernier, le marquis leva les yeux vers le balcon et salua la señora, qui respirait l’air du soir. La señora, qui ne l’avait jamais vu, le trouva charmant et lui sourit. Puis elle laissa tomber son mouchoir au pied des combattants.

– Monsieur le duc, dit alors le marquis, je crois que voilà le prix du vainqueur.

Et il porta à l’Espagnol un très vaillant coup d’épée, qui le coucha dans la poussière. Ensuite, il ramassa le mouchoir, le mit sur son cœur et salua de nouveau la señora. La señora Luisa da Rocca rougit un peu, rendit le salut et disparut derrière sa jalousie.

Cependant, le coup d’épée reçu par le duc n’était pas mortel, mais il le tint au lit pendant près de trois mois.

Le jour où le duc sortit pour la première fois, il rencontra un nombreux et brillant cortège qui arrêta un moment sa litière et ses porteurs. C’était le marquis de Château-Mailly qui se rendait à l’église avec une suite de gentilshommes français, et allait épouser mademoiselle Luisa da Rocca.

Le duc avait aimé, il aimait encore passionnément la jeune señora.

Il s’évanouit dans sa litière et sa blessure se rouvrit.

On le rapporta à demi mort à son hôtel.

Un an après, doña Luisa da Rocca, devenue marquise de Château-Mailly, mettait au monde un fils qui recevait le nom de Manuel Enguerrand.

Le duc de Sallandrera, rétabli de sa blessure, s’était marié quelques mois auparavant et avait épousé une fille de la noble maison de Ximenès.

À deux mois de distance, la jeune duchesse de Sallandrera mit au monde deux fils jumeaux – fait qui s’est renouvelé plusieurs fois, du reste, dans cette famille.

Le duc, guéri et marié, n’avait pas paru garder rancune au marquis de Château-Mailly. Le duc avait accepté l’emploi de chambellan à la nouvelle cour.

Le marquis, tout en restant au service du roi de France, était demeuré attaché extraordinairement au service du jeune monarque.

Les deux gentilshommes se rencontraient et se voyaient tous les jours, leurs femmes se recevaient mutuellement.

Cependant M. de Sallandrera demeurait au fond de son cœur très épris de doña Luisa, et cet amour grandissait de jour en jour, à l’insu de la jeune femme, à l’insu, surtout, de M. de Château-Mailly.

Un jour, un soir plutôt, que le marquis était retenu au palais pour son service, le duc arriva chez lui à l’improviste, trouva la señora doña Luisa seule et osa se jeter à ses pieds. La marquise le releva d’un geste hautain et le traita avec un tel mépris que le duc sortit la rage au cœur et dans un violent état d’exaspération.

Certes, si en ce moment il eût rencontré le marquis, il l’eût provoqué et forcé de remettre l’épée à la main.

Fort heureusement pour ce dernier, le roi avait eu fantaisie de partir pour l’Escurial après son souper.

Le lendemain, la colère du duc était calmée et la raison était revenue.

Mais les dédains de doña Luisa n’avaient fait qu’augmenter et irriter la passion du duc. Il se jura de triompher de la marquise, et un pareil serment fait par un homme comme lui ne pouvait être faussé. Seulement, il médita longuement, patiemment sa vengeance.

Les circonstances devaient, du reste, le servir à merveille. Quelques semaines après, il arriva que le roi Philippe V eut besoin d’envoyer un message secret à son aïeul Louis XIV, et ce fut le marquis de Château-Mailly qui fut chargé de le porter. Le marquis partit donc, laissant sa jeune femme à Madrid.

Le fils du marquis avait alors trois mois. Sa mère avait voulu l’allaiter elle-même, et ne s’en séparait ni jour ni nuit.

Le duc, on le sait, était père de deux jumeaux.

Ces jumeaux avaient près de deux mois, et ils étaient précoces à ce point qu’on leur eût facilement donné le double de leur âge.

Or, doña Pepa Ximenès, duchesse de Sallandrera, moins courageuse mère que la jeune marquise, s’était séparée de ses enfants et les avait placés chez une nourrice, à une courte distance de Madrid, sur la route de l’Escurial.

Ces détails que je donne là un peu trop complaisamment, en apparence, sont cependant indispensables pour l’intelligence de ce qui va suivre.

Le marquis de Château-Mailly était donc parti pour la France et devait y séjourner environ trois mois.

La jeune marquise profita de cette absence pour accomplir le pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle, pèlerinage obligatoire pour tout bon et fervent Espagnol.

On ne voyageait point alors comme aujourd’hui, et le luxe du grand roi n’avait pas encore franchi les Pyrénées, en dépit de ce mot fameux du souverain français qui supprimait cette barrière entre la France et l’Espagne.

La jeune marquise partit donc de Madrid avec un serviteur et une camérière. Le serviteur, à cheval, avait cette dernière en croupe.

La marquise, montée sur un beau genet andalou, et, du reste, très bonne écuyère, tenait son enfant dans ses bras.

Le duc de Sallandrera, caché dans une maison des faubourgs, vit passer, un matin, cette modeste caravane. Il avait acheté, à prix d’or, le silence et le concours des deux serviteurs de madame de Château-Mailly.

Une heure après, il montait à cheval à son tour et se mettait à la poursuite de la belle señora.

La route que suivait cette dernière était, comme presque toutes les routes d’Espagne, scabreuse, pénible, déserte. Tantôt suivant le cours du Mançanarez, tantôt montant par des rampes brusques au flanc de la sierra, elle allait de Madrid à un petit village situé à huit lieues, sans que le voyageur aperçut à droite ou à gauche une maison, une ferme, une simple posada – ainsi nomme-t-on les cabarets du pays espagnol.

La marquise avait fixé ce village comme le but de sa première couchée ; mais on était alors en été, les jours étaient grands, les chevaux frais, et comme le soleil était encore haut à l’horizon, lorsque la caravane atteignit le village, on passa outre pour aller s’arrêter à trois lieues plus loin, dans une petite auberge isolée.

La nuit arrivait quand la marquise mit pied à terre.

Le paysage environnant, l’aspect misérable et presque sinistre de l’auberge, eussent été dignes du pinceau de Salvador Rosa. La posada était bâtie au bord d’un ravin profond, escarpé, dominé par une forêt de chêne d’un vert sombre qui s’étageait aux flancs d’une montagne presque à pic. Au fond du ravin roulait un torrent.

Deux vieillards étaient les seuls habitants, les seuls hôtes de cette demeure qui semblait faite pour être le théâtre d’un crime. Les deux hôtes cédèrent leur unique lit à la marquise et allèrent s’installer dans la grange.

Mais la marquise, agitée sans doute par un pressentiment sinistre, préféra passer la nuit sur une chaise, auprès du feu.

Son enfant avait été placé auprès d’elle, sur un matelas.

Le domestique et la camérière qui l’accompagnaient étaient allés partager le lit improvisé des deux cabaretiers.

La señora doña Luisa eut peur de cet isolement dans lequel elle se trouvait. Elle se leva, alla ouvrir la porte de la chaumière et prêta une oreille inquiète. Mais le ciel s’illuminait des rayons de la lune, la route était déserte et un profond silence régnait autour de la posada.

La marquise se replaça auprès du feu, et vers minuit le sommeil commençait à la gagner, lorsque la porte s’ouvrit tout à coup, et un homme apparut qui arracha un cri d’épouvante à la jeune femme. Cet homme, on le devine, c’était le duc de Sallandrera. Le duc était pâle et sinistre comme un homme résolu à commettre une mauvaise action.

La marquise, saisie de terreur et comprenant pourquoi le duc était là, à cette heure, se précipita sur son enfant, le prit dans ses bras et voulut fuir.

Le duc essaya de lui barrer le passage, mais elle le repoussa avec une énergie sans pareille, et s’élança hors de la posada. Alors le duc, un moment étourdi, s’élança à sa poursuite. La marquise, entendant les pas du duc derrière elle, sentit sa raison l’abandonner et elle précipita sa course, ne sachant où elle allait et ne voyant plus devant elle.

La route, très étroite, flanquait le ravin comme une guirlande blanchâtre, tantôt descendant, tantôt remontant et toujours bordant le précipice.

Madame de Château-Mailly éperdue, épouvantée, comme ces chevaux saisis de vertige qui ne connaissent plus la voix de leur cavalier, qui demeurent insensibles aux violentes douleurs du mors et de l’éperon, courait toujours, serrant son enfant sur son cœur et entendant résonner à ses oreilles les pas précipités du duc.

Tout à coup elle arriva en un endroit où la route tournait brusquement et où le précipice était si escarpé, qu’on avait placé des garde-fous de distance en distance.

En ce moment-là, le duc l’atteignit…

Pour échapper à son ennemi, elle s’élança et voulut se jeter dans le ravin…

Mais le duc la retint par ses vêtements et la cloua sur le bord de l’abîme.

Hélas ! la malheureuse mère avait fait un brusque mouvement pour lui échapper, ses bras s’étaient détendus, son enfant était tombé… La pauvre petite créature était allée se briser à cent pieds de profondeur sur une pointe de rocher !

Et quand le duc arracha la mère à la mort, lorsqu’elle se retourna vers lui, les cheveux épars, l’œil en feu, les lèvres béantes, ce n’était déjà plus la femme jalouse de son honneur qui préférait le trépas à l’infamie, c’était une pauvre mère qui le regardait avec stupeur et finit par jeter un bruyant éclat de rire…

Elle était folle !

 

Il est de terribles, d’étranges situations, qu’il est presque impossible de redire.

La nuit qui s’écoula fut pour le duc de Sallandrera un siècle tout entier d’agonie.

La veille, le duc avait trente ans à peine, le lendemain, au soleil levant, c’était un vieillard ; ses cheveux avaient blanchi.

La posada, isolée au bord de la sierra, offrit au jour un navrant et lugubre spectacle.

Sur le lit qui lui était destiné la veille, la marquise, folle à lier, riait et pleurait tour à tour.

Autour du lit, les deux hôteliers, qui ne comprenaient rien à ce qui s’était passé, le serviteur et la camérière infidèles que l’or du duc avait gagnés, et qui s’étonnaient de l’absence du pauvre enfant mort, se tenaient debout, mornes, consternés, se demandant quel drame lugubre avait empli cette nuit lumineuse et pleine de silence de la sierra.

Au chevet, agenouillé, le duc fondait en larmes. Le remords s’étant emparé de lui.

Tout à coup il se leva, prit la main de la folle, et voulut lui demander pardon :

– Ah ! c’est toi ? lui dit-elle en souriant, toi, mon cher époux ! te voilà donc revenu ?

– Oui balbutia le duc, oui… c’est moi…

Et la marquise pressait les mains du duc, qu’elle prenait pour M. de Château-Mailly, et le duc se sentait mourir de honte et de douleur.

En ce moment des pas retentirent sur le seuil de la porte. Un homme entra.

Cet homme était un moine, un vieux moine à barbe blanche, le chapeau garni des coquillages du pèlerin.

Il revenait de l’ermitage de Saint-Jacques-de-Compostelle, et il mendiait son pain sur la route.

Il entra, et il fut frappé de ce rapprochement étrange d’une femme qui riait et de gens consternés. Mais le duc, lui, saisi d’une pieuse terreur, crut voir dans ce vieillard Dieu lui-même, qui avait quitté son paradis pour venir rendre à cette femme et la raison et son enfant ; il se jeta à ses pieds, et le front dans la poussière, la voix entrecoupée de sanglots, il lui avoua son crime.

Le moine l’écouta gravement, silencieusement, comme un confesseur des premiers âges du christianisme ; puis, quand ce grand coupable eut achevé l’aveu de ses forfaits, il s’approcha du lit, prit à son tour la main de la folle et examina son visage et son regard avec la tenace attention d’un grand médecin.

– Cette femme, dit-il enfin, est folle comme vous le dites, parce que son enfant est mort. Rendez-lui un enfant qu’elle puisse croire le sien, et elle reviendra à la santé.

Et l’homme de Dieu se tourna vers le coupable et ajouta :

– Duc de Sallandrera, je te connais, bien que tu ne m’aies pas dit ton nom, et l’on m’a fait plusieurs fois l’aumône à la porte de ton palais. Dieu, qui prévoyait ton crime, t’avait envoyé deux enfants ; il faut en donner un à cette pauvre mère.

Le duc, demeuré à genoux, murmura :

– Mon Dieu ! que votre volonté soit faite !

Puis il monta à cheval, enfila au galop la route de Madrid, s’arrêta dans le petit village où ses deux jumeaux étaient élevés, et il en prit un qu’il enveloppa dans un pan de son manteau.

Trois heures après, il était de retour dans la posada, déposait l’enfant sur le lit de la marquise, toujours folle, et s’enfuyait.

Mais l’homme de Dieu s’était trompé, et la marquise ne devait pas recouvrer la raison. Elle fut ramenée à Madrid, où le bruit courut qu’elle avait fait une chute de cheval, ce qui l’avait rendue folle.

Les plus célèbres médecins lui prodiguèrent leurs soins ; le marquis de Château-Mailly, rappelé en hâte, revint de Versailles et offrit la moitié de sa fortune à celui qui rendrait la raison à doña Luisa.

Les secours de l’art, les prières de la religion, tout fut inutile. La marquise devait mourir folle. Seulement, elle avait reporté sur cet enfant étranger tout l’amour dont elle environnait le pauvre enfant mort – elle le croyait le sien, elle le berçait, le portait dans ses bras, le faisait danser sur ses genoux…

Quant au marquis, il ignorait, il devait ignorer toujours le drame de la posada et du ravin.

Le duc de Sallandrera avait acheté à prix d’or le silence des deux serviteurs de la marquise, celui des hôteliers et celui de la nourrice de ses enfants.

Un jour, la duchesse avait appris que l’un de ses jumeaux était mort !

 

Arrivée à cet endroit de la lecture du manuscrit, Baccarat s’arrêta et regarda M. de Château-Mailly.

Le duc était fort pâle et une sueur froide perlait sur son front.

– N’est-ce pas, lui dit-elle, que cette histoire est bien étrange ?

– Oh ! bien étrange, en effet, murmura-t-il, et je crois rêver.

– Eh bien ! reprit la comtesse Artoff, allons jusqu’au bout, et si vous pensez en ce moment encore que le chevalier de Château-Mailly a voulu se moquer de vous et vous faire un conte de fées, vous verrez que les preuves à l’appui de son conte sont faciles à retrouver.

Et Baccarat continua la lecture du manuscrit laissé par le chevalier de Château-Mailly, mort à Odessa, et transcrit par son fils le vieux colonel de uhlans.