XXIII

Le lendemain du jour où le marquis de Chamery prenait connaissance du manuscrit de Conception et se rendait ensuite à l’hôtel de Sallandrera, où la jeune fille l’attendait, don José d’Alvar sortait de chez lui vers dix heures, vêtu comme l’avant-veille en ouvrier, le visage couvert d’une fausse barbe, et, comme l’avant-veille, il prenait le chemin de la rue du Rocher, après avoir, du coin de la place Laborde, inspecté les fenêtres du quatrième étage de cette maison dont il possédait une clé.

Paris cache des mystères sans nombre. L’habitation, dans laquelle don José pénétra, était en apparence, et si l’on en jugeait par l’extérieur, destinée à abriter de petits ménages d’ouvriers peu aisés. On eût juré que le loyer le plus élevé, même au premier étage, ne dépassait point cent écus.

La porte était une porte bâtarde. On entrait par une allée noire, humide, dont le sol était glissant. Au bout de cette allée, on trouvait un escalier en coquille, étroit, mal éclairé par deux quinquets placés à trois étages de distance. Une corde graisseuse servait de rampe.

Le monde aristocratique dans lequel brillait l’élégant don José, les jeunes sportsmen qui pariaient contre lui à La Marche ou à Chantilly, n’eussent jamais voulu croire qu’il se rendait chaque soir dans ce bouge, y entrait avec un passe-partout, car la maison n’avait pas de concierge, et montait au quatrième, où il sonnait à droite de l’escalier, à une petite porte sur laquelle était écrite cette enseigne à la main :

Madame Coralie, brunisseuse.

Cela était cependant.

Ce soir-là, don José trouva la porte du quatrième entr’ouverte. Il la poussa et se trouva dans une petite pièce meublée en noyer, tendue d’un papier à huit sous le rouleau, garnie d’un fourneau dans un coin, d’un lit dans un autre, avec une table sur laquelle se trouvaient rangés l’ouvrage et les outils d’une véritable brunisseuse.

Une femme de quarante à quarante-cinq ans, grande, maigre et conservant, toutefois, de lointains vestiges de beauté, était assise devant cette table et travaillait. C’était madame Coralie. Madame Coralie était une ancienne habituée du Prado et de la Chaumière(11), qui s’était bravement mise à l’ouvrage le jour où les premières bises d’hiver avaient chassé les amoureux. Du reste, elle avait plusieurs cordes à son arc, et malgré la modestie de son domicile, elle faisait, comme on va le voir, d’assez belles affaires. À la vue de don José, elle se leva avec toutes les marques du plus profond respect, et l’appela Monseigneur. Don José répondit assez froidement aux démonstrations de madame Coralie, et lui dit d’un ton sec :

– Est-il venu quelqu’un ?

– Personne, répondit-elle.

– C’est bien.

Madame Coralie ferma sa porte et poussa le verrou placé à l’intérieur. Alors, don José se dirigea vers l’angle de la chambre où était le lit. Entre le dossier du lit et le mur, il y avait un espace d’environ un mètre de largeur. Un rideau de perse à douze sous, semblable à ceux qui formaient le baldaquin du lit, couvrait cet espace et semblait dissimuler un portemanteau. En réalité, il dissimulait une porte sur laquelle don José frappa deux coups.

La porte s’ouvrit et démasqua un couloir plongé dans une demi-obscurité, mais à l’extrémité duquel brillait une faible clarté, qui sembla devenir le phare conducteur du jeune hidalgo. Don José poussa la porte derrière lui et s’engagea dans le couloir, qui était désert, preuve évidente qu’on lui avait ouvert à l’aide d’un cordon. Parvenu au bout du couloir, l’Espagnol franchit le seuil d’une belle pièce spacieuse, qui ne ressemblait pas plus au réduit de la brunisseuse qu’un hôtel du faubourg Saint-Germain ne ressemble à une bicoque du quartier Saint-Marcel. C’était, on pouvait le croire du moins, la salle à manger d’un luxueux appartement. Deux portes se faisaient face, l’une donnant sans doute sur un escalier de maître ou une antichambre, l’autre pénétrant dans l’intérieur de l’appartement.

Don José marcha à l’une des portes à deux vantaux, mit la main sur le bouton de cristal, l’ouvrit et pénétra dans un beau salon Louis XV, à meuble doré, à tapis orné de grandes rosaces. Tout à coup une portière fut soulevée au fond de cette deuxième pièce et livra passage à un flot de clarté éblouissante. En même temps, une femme se montra, étendit la main et prit la main de don José. Puis elle l’attira à elle, laissa retomber la portière, et don José se trouva dans le plus coquet, le plus enivrant, le plus séduisant et le plus bizarre à la fois des boudoirs.

Ni la délicate retraite d’une jeune et belle héritière du noble faubourg, à qui ses aïeux ont transmis le sentiment du beau et le goût des arts, ni le cabinet de travail d’une de ces reines de théâtre, au front desquelles brille l’auréole du génie, ne donneraient une idée exacte de ce lieu mystérieux et parfumé où pénétra l’hidalgo don José. Ce n’était plus Paris, ce n’était plus l’Europe… c’était l’Orient… l’Orient enfermé tout entier entre quatre murs, l’Orient étincelant de lumières, chaud de couleurs, rutilant de volupté, l’Orient des Mille et une Nuits. C’étaient Grenade et l’Alhambra réduits en douze pieds carrés et enfermant une de ces créatures introuvables échappées du cerveau d’un poète arabe, et dont les guerriers nomades, par les nuits étoilées du désert, rêvent sur le seuil de leur tente en contemplant les cimes dentelées du vieil Atlas.

Il est un type étrange et curieux dont les arts, le théâtre et le roman ont tant abusé qu’il n’éveille plus aucun écho aujourd’hui. Ce type, c’est le bohémien, ou plutôt la bohémienne. Il a été convenu, depuis nombre d’années, que le bohémien était un pauvre diable traversant en paria le monde civilisé, bien qu’il empruntât tous les costumes.

Ici, poète sans talent ou sans librairie ; là, comédien sans impresario ; plus loin, vagabond couchant au revers des fossés qui bordent les grandes routes ; quelquefois, voyageant en famille dans une charrette traînée par un âne chétif qui broute l’herbe des chemins et la verdure maladive des buissons, mendiant partout, volant souvent : tous ces déclassés, tous ces errants de la civilisation moderne ont reçu la dénomination générique de bohémiens.

Pour la foule, une bohémienne est une vieille femme ridée, horrible, qui dit la bonne aventure et jette des sorts aux troupeaux. Mais de vrais bohémiens, de cette race énergique et singulière qui a traversé le Moyen Âge et la période moderne en conservant ses mœurs, son langage, sa beauté mâle et hardie, se mêlent à tous les peuples, sans jamais se confondre avec eux, on en a à peine parlé, et on n’en retrouve intacts les derniers vestiges que dans la péninsule espagnole.

La femme chez laquelle entrait don José était une bohémienne, mais une bohémienne de vingt-trois ans, belle à faire tourner une tête de sage, belle à séduire un peintre à la recherche d’un type effacé et perdu. Comme ses sœurs du théâtre ou du roman, elle n’était point couverte de tristes oripeaux et de haillons ; ses bras nus ne supportaient point des bracelets de cuivre, son cou n’était pas orné d’un collier de verroteries. Bohémienne comme ses pères, elle avait couru le monde en courbant tous les fronts devant elle, en faisant battre tous les cœurs. Peut-être avait-elle tendu la main, mais pour recevoir des monceaux d’or, et non point une poignée de gros sous. Comme les filles de sa race, elle avait dansé en public, jouant des castagnettes et agitant les grelots de son tambour de basque, – mais c’était sur les planches des grandes scènes de l’Italie et de l’Espagne. Bohémienne au fond du cœur, fidèle aux traditions et à la foi mystérieuse de ses aïeux, elle avait emprunté à la civilisation, qu’elle méprisait du reste, son éducation et son amour du luxe et de l’or.

Quand don José entra, elle était vêtue d’une robe de velours noir à retroussis rouges garnis de paillettes d’or. Cette robe, courte et serrée à la taille, véritable costume de théâtre, laissait voir une jambe nerveuse et divinement modelée, qui se terminait par un adorable petit pied chaussé d’une sandale mauresque. Elle avait posé un camélia rouge dans sa luxuriante chevelure noire et crépue, et de grosses boucles d’oreilles en diamants étincelaient sur son cou d’un brun doré, moins brillants cependant que ses grands yeux aux reflets profonds et mobiles, moins éblouissants de blancheur que ses petites dents aiguës, que le rire laissait entrevoir sous ses lèvres plus rouges que le carmin.

– Ah ! te voilà enfin ? dit-elle.

Puis elle le fit asseoir auprès d’elle sur une large ottomane, entre deux touffes de grenadiers éclos dans la tiède atmosphère d’une chaude serre et poussés dans de beaux vases de marbre jaune comme l’ambre.

– Te voilà donc, soleil de ma vie ! répéta-t-elle. J’ai cru que tu ne viendrais pas aujourd’hui, mon doux seigneur.

– Ne viens-je pas tous les soirs ? répondit don José.

– Oui, c’est vrai.

Et, la regardant avec une joie fiévreuse :

– Ah ! c’est que, vois-tu, dit-elle, il est des instants où je suis jalouse…

– Jalouse ! fit l’Espagnol en riant.

– Oui, jalouse de tout. Jalouse de ce monde qui t’entoure et dans lequel je ne puis pénétrer ; jalouse de tes serviteurs, qui te voient à toute heure ; jalouse de tes chiens favoris, du cheval que tu montes, de l’air que tu respires enfin…

– Folle ! triple folle !

– Oh ! folle si tu veux. Mais si, comme moi, depuis une année, on te tenait enfermé là, dans cette prison dorée, avec défense absolue de sortir, de te mettre à la croisée, de regarder dans la rue…

– Pauvre Fatima !

– Si tu étais là, à ma place, poursuivit-elle, et que tu te prisses à penser que moi je respire le grand air, allant et venant librement, montrant à tous ma beauté et mon sourire, ne serais-tu pas jaloux, toi ?

– Fatima, dit gravement don José, tu sais bien qu’en dehors de toi je n’aime rien en ce monde !

– Pas même ta fiancée ? fit-elle d’un ton railleur.

Don José haussa les épaules.

– Ne sais-tu donc pas, dit-il, qu’elle me hait et me méprise ?

– Je le sais.

– Crois-tu que nous nous pardonnerons jamais l’un à l’autre, elle la mort prochaine de don Pedro, moi les sanglantes injures dont elle a osé m’accabler ?

– J’espère bien que non, murmura la bohémienne avec un sourire de haine.

– Oh ! sois tranquille, poursuivit-il avec un accent et un sourire qui eussent donné le frisson à mademoiselle de Sallandrera ; sois tranquille, Fatima, le lendemain du jour où j’aurai épousé Conception, où son père aveuglé m’aura transmis sa grandesse et ses titres, ce jour-là, Conception et moi nous serons désormais étrangers l’un à l’autre. Je n’aime qu’une femme au monde, c’est toi…

– Oh ! je te crois, dit-elle, je te crois quand tu me dis cela avec tes grands yeux qui parlent, avec ton sourire devant lequel je suis toujours prête à m’agenouiller… Mais quand tu n’es plus là…

Don José haussa les épaules.

La gitana poursuivit avec animation :

– Alors, ma pensée te suit au travers de ce Paris que j’habite depuis un an et que je n’ai jamais vu ; il me semble que je te vois admiré, envié, entouré… que les femmes qui se trouvent sur ta route se font belles exprès pour toi… et alors je souhaite que toutes les femmes du monde n’aient qu’une seule tête…

– Pourquoi ? demanda don José.

– Pour la couper ! répondit Fatima, qui refit sans le savoir un mot célèbre du cardinal de Richelieu.

Don José la regarda en souriant :

– Tu es donc bien malheureuse à Paris ? demanda-t-il.

– Oh ! j’y étouffe…

– Vrai ?

– Tiens, le soir, quand il fait nuit et qu’on ne peut me voir, je me mets parfois à la fenêtre, agitée d’un vague espoir. Il me semble que je vais revoir notre ciel bleu et nos étoiles d’or, dôme éternel de notre Grenade…

– Et tu n’aperçois que le brouillard ?

– Hélas ! alors je songe à ma vie errante et folle d’autrefois, à mes triomphes de danseuse, à cette légion d’adorateurs qui se courbait devant moi quand je passais, à ce peuple qui saluait mes pirouettes et ma beauté de ses bravos frénétiques. Il est des heures où j’ai un fandango bruyant dans les oreilles, et alors je me prends à pleurer.

– Regrettes-tu tout cela ?

– Oh ! non, car je t’aime… mais je me sens mourir à Paris.

– Eh bien ! dit don José, console-toi, nous partirons bientôt.

– Dirais-tu vrai ?

– Je te le jure.

– Mais quand ?

– Dans quinze jours.

La gitana fronça le sourcil.

– Et où vas-tu ? dit-elle.

– À Cadix.

– Ah ! je comprends…

Un cruel sourire glissa sur les lèvres de don José.

– Don Pedro va mourir, dit-il avec l’accent d’une joie sombre.

La bohémienne courba le front.

– Ah ! dit-elle, il fallait bien t’aimer, mon José, pour commettre un tel crime…

Don José ne répondit pas.

Mais tout à coup la gitana se leva brusquement, le regarda d’un air plein de défiance, lui arracha des mains un mouchoir qu’il venait de tirer et avec lequel il jouait négligemment. Et elle jeta un cri sourd, courut à la cheminée du boudoir et y saisit un poignard dont la lame brillante étincela à la clarté des bougies.

– Ah ! traître ! s’écria-t-elle.