XXXIV

Tandis que Rocambole enlevait, pour la conduire en quelque mystérieuse retraite, la bohémienne Fatima ; tandis que le nègre remettait à Zampa le mouchoir imbibé de sang et prenait la fuite, don José attendait, avec la plus vive impatience, chez lui, le retour de son valet de chambre.

L’homme qui se familiarise depuis longtemps avec une pensée criminelle finit par se cramponner à cette pensée avec une irritante obstination, et en poursuit la réalisation avec un acharnement fiévreux. Don José avait d’abord lutté avec l’idée de tuer Fatima ; puis, une fois cette résolution prise, il n’avait plus hésité. D’abord il avait résolu sa mort par terreur, par crainte de ce poignard que la jalousie de la bohémienne suspendait sur sa tête ; puis, son premier élan échoué, il avait persisté dans la perpétration de son crime pour obéir à cette inconnue qui ne voulait le revoir qu’après le trépas de sa rivale… Enfin, et c’était peut-être à son insu, la raison dominante, le mobile réel qui le poussait à faire assassiner la bohémienne, c’était ce crime horrible et mystérieux qu’ils avaient accompli et médité de concert.

Ce que don José redoutait le plus au monde, ce qui souvent avait troublé le repos de ses nuits et l’avait éveillé en sursaut, c’était cette pensée que, dans un accès de jalousie, le lendemain de son mariage avec Conception, Fatima pourrait arriver, l’œil en feu, les cheveux en désordre, jusque dans l’hôtel de Sallandrera et lui dire : « Assassin !… Je t’ai aidé à tuer ton frère don Pedro !… »

Le jour où don José avait songé à cela, Fatima avait été condamnée à mort dans le plus profond de son cœur et de sa pensée.

Or, depuis la veille, depuis que le nègre, acheté à prix d’or et persuadé de l’impunité, avait pris le poignard que don José lui tendait, l’Espagnol était en proie à une agitation extrême. Il n’était pas sorti de chez lui durant toute la journée. Il attendait le soir avec une fiévreuse impatience. Vers quatre heures, Zampa revint des Tuileries. Il apportait un billet.

À ce billet, de la même écriture que celui de la veille, était joint un petit paquet.

Don José l’ouvrit et y trouva le mouchoir que Banco lui envoyait, couvert d’armoiries de fantaisie.

Le billet disait :

« Le fiacre passera ce soir, à minuit, à l’endroit ordinaire. Si vous pouvez me rapporter rouge le mouchoir que je vous envoie blanc, vous y monterez… »

Aucune signature n’accompagnait ces lignes énigmatiques.

Ce mouchoir, don José le remit une heure après au nègre Narcisse, qui vint chercher cette lettre par laquelle l’Espagnol avertissait Fatima qu’il ne la verrait point le soir.

Or, depuis le départ du nègre, depuis celui de Zampa, qui guettait, aux environs de la place de Laborde, les tragiques événements dont l’appartement de Fatima devait être le théâtre, don José attendait… Il attendait plein d’impatience et d’angoisse. Cet homme en était arrivé à désirer la mort de celle qu’il avait aimée avec une sorte d’acharnement féroce.

Enfin Zampa arriva.

Don José, pâle, frémissant, essuyait les gouttes de sueur glacée qui perlaient à son front.

– Eh bien ? demanda-t-il d’une voix sourde et enfiévrée.

– C’est fait ! dit Zampa.

– Morte ?

– Oui.

Zampa lui tendit le mouchoir. La vue du sang fit reculer don José. Il eut comme un éblouissement.

– Ah ! dame ! ricana le Portugais avec l’insolente familiarité d’un complice, est-ce que vous allez vous évanouir, maintenant ?

– Tais-toi, dit don José en frappant du pied, et, malgré lui, troublé, à la vue de ce mouchoir qu’il croyait teint du sang de sa maîtresse.

– Ma foi ! poursuivit Zampa toujours railleur, à votre place, je lui ferais faire un bel enterrement, un enterrement de première classe.

– Tais-toi !…

– Et je conduirais le deuil en pleurant…

Don José leva la main sur son valet avec emportement. Celui-ci se tut.

Alors l’Espagnol prit le mouchoir, l’enveloppa dans le papier du billet qu’il avait reçu et le cacha dans son gilet. Puis il s’enveloppa de son manteau, sortit et se rendit à pied rue Godot-de-Mauroy.

Presque au même instant le fiacre vint à passer. Don José s’approcha vivement : l’homme à la grande barbe se montra à la portière.

– De quelle couleur est votre mouchoir ? demanda-t-il.

– Rouge, répondit don José.

– C’est bien ; montez !…

Lorsque l’Espagnol eut les yeux bandés, la voiture reprit sa course vers Asnières. Puis, deux minutes après, don José se trouva dans ce petit salon où, chaque soir, la prétendue princesse lui apparaissait. Quand il eut arraché son bandeau, il se trouva seul. Il attendit quelques minutes, puis une demi-heure, puis une heure. La princesse ne parut pas.

Il tenait pourtant dans ses mains ce mouchoir imbibé de sang – du sang de Fatima, croyait-il. Et elle ne venait pas.

Tout à coup, cependant, un bruit de pas se fit dans la pièce voisine, une portière se souleva, un personnage apparut. Mais ce n’était point la blonde créature à laquelle il apportait, triomphant, quelques gouttes du sang de sa rivale. C’était une femme masquée, vêtue du costume des esclaves russes. Cette femme salua don José et lui remit une lettre. Puis elle se retira sans mot dire et avant que l’Espagnol stupéfait eût eu le temps de lui adresser une question.

Il brisa le cachet de la lettre et lut :

« Je ne sais si vous viendrez… c’est-à-dire que j’ignore encore, à cette heure, si vous avez tenu serment, ou si le fiacre qui va passer arrivera vide au lieu de nos rendez-vous.

« Mais il m’est impossible de vous voir ce soir. Le tyran à qui j’appartiens dispose de moi.

« Si vous m’aimez, plaignez la pauvre esclave… Songez à moi… Je vous aime comme on doit aimer l’homme qui devient criminel par amour…

« Pourrai-je vous voir demain ? je l’ignore. Mais restez chez vous, sans sortir, jusqu’à cinq heures précises ; défendez votre porte, et renvoyez votre valet de chambre dès le matin… Peut-être – toujours dans le cas où l’on m’aurait apporté le mouchoir – recevrez-vous la visite d’une femme voilée, à laquelle vous irez ouvrir, vous-même, votre porte. Si cette femme n’est pas venue à cinq heures, sortez, mais rentrez à dix heures précises. Peut-être viendra-t-elle dans la soirée.

« Quoi qu’il en soit, renvoyez votre valet pour la journée et la nuit. »

Don José calma le dépit qu’il ressentait de ne point voir ce soir-là sa princesse, par l’espoir qu’il eut de la voir entrer chez lui le lendemain. Il couvrit la lettre de baisers, et, comme l’homme barbu apparaissait de nouveau, il présenta son front au foulard et se laissa emmener.

Don José était un de ces criminels qui, une fois le forfait accompli, le sang versé, prennent leur parti contre le remords et lui ferment leur cœur et leur oreille.

– Fatima était une belle fille, se dit-il en rentrant chez lui ; mais elle vieillissait.

Telle fut la seule oraison funèbre de la bohémienne.

L’Espagnol rentra chez lui et dit à Zampa :

– As-tu des amis ?

– Belle question, dit insolemment le Portugais ; monsieur n’en a-t-il pas ?

– Eh bien ! acheva don José, tu peux aller les voir dès demain matin.

– Ah !…

– Et leur donner ta journée.

– Oh !… oh !…

– Et les conduire au spectacle.

– Monsieur me chasse ?

– Non ; mais on m’ordonne de te renvoyer pour vingt-quatre heures.

Don José montra à son valet confident le billet de Banco.

– Je comprends, dit le Portugais, monsieur aura demain tout le bonheur qu’il mérite.

Ce bonheur que lui promettait son valet fut un assez doux oreiller pour don José, et la fatigue résultant pour lui de ses angoisses et de son insomnie la veille venant à son aide, il dormit d’un somme jusqu’au jour, sans éprouver le moindre cauchemar et sans voir apparaître le spectre sanglant de la gitana.

Zampa entra dans sa chambre vers huit heures et lui remit un billet du duc de Sallandrera, qui lui annonça qu’il était attendu le soir, à l’heure du dîner, rue de Babylone.

– Maintenant, va-t’en !… dit-il au valet, en se souvenant des vagues promesses de la femme aimée.

– Monsieur ne m’ordonne rien ?

– Rien.

– Pas même d’aller rôder aux alentours de la place de Laborde ?

– Que Satan s’y oppose ! dit l’Espagnol ; laissons la justice française débrouiller comme elle le pourra ce petit drame de famille que nous avons si bien combiné. Si elle voit clair jamais dans la mort de Fatima, c’est qu’elle aura de bons yeux.

– Comme monsieur voudra.

Et Zampa s’en alla, annonçant qu’il ne reviendrait que le lendemain.

 

Maintenant on aura peut-être l’explication de la conduite de Banco, et de cette étrange obligation qu’elle imposait à don José de renvoyer son domestique pour vingt-quatre heures, de défendre sa porte et de passer la journée chez lui, dans les événements qui s’étaient accomplis la veille, après l’assassinat de la nourrice et le départ du nègre, qui portait à Zampa le mouchoir trempé de sang.

Mais retournons en arrière. Rocambole jeta un manteau sur les épaules demi-nues de Fatima, et l’entraîna hors de l’appartement de la place de Laborde. Arrivés dans la rue, ils trouvèrent le fiacre que le nègre avait retenu pour lui et sur lequel on avait déjà chargé les malles remplies des dépouilles de la bohémienne.

– Tiens, lui dit Rocambole en souriant, tu as encore une assez belle chance… tu t’en vas avec tes nippes et tes bijoux.

Alors, et tandis que le fiacre se mettait en route, l’homme à la polonaise tira un foulard de sa poche et dit à la gitana :

– Il faut, ma fille, que tu te laisses bander les yeux.

– Pourquoi ?

– Parce que tu ne dois pas savoir où je te conduis.

– Faites, dit-elle, pleine de confiance en ce personnage qui lui paraissait un être surnaturel, j’irai où vous voudrez.

– Rue de Surène, avait dit tout bas Rocambole au cocher.

Un quart d’heure après, le fiacre s’arrêtait au lieu indiqué.

Rocambole fit descendre la gitana et la conduisit dans son petit entresol.

Le valet fidèle, qui n’appelait son maître que M. Frédéric, et croyait, du reste, que tous ces déguisements servaient simplement des intrigues d’amour et se rapportaient à des histoires de femmes, vint lui ouvrir.

Rocambole avait eu le temps d’ôter le bandeau de Fatima. Le valet fit une grimace approbative qui signifiait que la beauté de la gitana lui plaisait.

– Mon maître a décidément bon goût, pensa-t-il.

– Il y a une voiture à la porte, lui dit ce dernier, descends, paie-la et remonte avec les malles qu’elle contient.

Puis, tandis que le valet obéissait, il fit entrer Fatima dans ce coquet appartement de garçon dont le marquis de Chamery, pour garder les convenances vis-à-vis de ses gens, rue de Verneuil, avait fait sa petite maison.

– Tu le vois, dit-il à Fatima, ta nouvelle prison est assez confortable.

– Vais-je donc rester ici ?

– Oui.

– Combien de temps ?

Rocambole compta sur ses doigts.

– Quatre jours, dit-il.

– Pourquoi ?

– Pour que tu attendes l’heure de ta vengeance.

Et comme le valet rentrait, il lui dit : – Voilà une femme que j’ai enlevée. C’est une Espagnole ; elle ne sait pas le français. Tu la serviras, mais tu ne la laisseras point sortir, ni se mettre aux croisées.

– C’est bien, dit le valet.

– Que dites-vous à cet homme ? demanda Fatima, qui, en effet, ne savait pas le français.

– Je lui ordonne de te tuer, si tu essayes de sortir d’ici ou de regarder par les fenêtres.

– Oh ! je ne sortirai pas, dit-elle avec la docilité d’une enfant.

Et elle prit la main de cet homme, qu’elle croyait être le diable, et la baisa humblement.

Rocambole passa dans une pièce voisine, y demeura un quart d’heure et ressortit.

Mais la gitana ne le reconnut pas. Ce n’était plus l’homme aux cheveux jaunes, à la polonaise à brandebourgs, à la casquette fourrée, c’était l’Anglo-Indien, Morton Tynner, l’homme au teint olivâtre, aux cheveux noirs et crépus.

– Hé ! hé ! dit-il en riant, tu vois bien que je ne suis pas un homme, puisque je change à mon gré d’enveloppe.

Fatima reconnut la voix.

– C’est vrai, dit-elle, vous êtes bien le diable… le dieu qu’adorent les bohémiens…

– Reste ici, voilà ton lit, dors sans crainte, tu es hors de l’atteinte de don José, acheva Rocambole.

Il mit un baiser au front de la bohémienne, et sortit.

– Elle ne sait pas le français, il ne sait pas l’espagnol, se dit-il en rejoignant son valet qui se tenait dans l’antichambre, à moins que le diable dont je joue décidément le rôle ne s’en mêle pour me punir de la contrefaçon, je suis bien certain qu’ils ne s’entendront pas et que le drôle continuera à me prendre pour un lovelace.

– Monsieur, lui dit le valet, je suis allé à l’hôtel dans la soirée, comme vous me l’aviez ordonné. Voici deux lettres.

Rocambole tendit la main, prit les deux lettres et s’approcha d’un flambeau.

La première, celle qui frappa son attention par une petite écriture mignonne et serrée, le fit tressaillir. Cette lettre était venue par la poste. Rocambole l’ouvrit, courut à la signature et lut ce nom :

« Conception. »

La lettre était ainsi conçue :

« Monsieur le marquis, mon père est un homme de fer. Il présente aux événements un front impassible. Nous partons dans huit jours ; nous allons à Cadix assister peut-être à des funérailles, et cependant mon père veut faire ses adieux au monde parisien, le sourire aux lèvres, comme il a la tristesse au fond du cœur.

« Demain soir, dimanche, un grand dîner a lieu à l’hôtel de Sallandrera. Vous êtes invité ! Venez-y, je vous en prie, j’ai besoin de vous voir. »

– Ma parole d’honneur !… murmura Rocambole, les jeunes filles sont bien imprudentes. Elles écrivent de petites lettres bien compromettantes, les signent de leur nom de baptême, puis laissent choir de leur plume, au milieu d’une phrase, leur nom de famille. Ensuite elles adressent le tout à un homme qui, pour elles, est le type le plus complet de la chevalerie, et elles s’endorment sur les deux oreilles.

Le faux marquis mit la lettre dans sa poche.

– C’est bon à garder, dit-il. Sait-on ce qui peut arriver ?

Puis il décacheta la seconde.

Celle-là était arrivée à l’hôtel de Chamery, par un domestique. C’était l’invitation à dîner du duc de Sallandrera.

– As-tu porté mon billet rue de Castiglione ? demanda Rocambole en endossant un chaud paletot ouaté et de coupe britannique.

– Oui, monsieur, à trois heures.

Le billet auquel Rocambole faisait allusion avait été adressé par lui à Banco et renfermait ces quatre lignes impératives.

« Mademoiselle Banco ne se rendra point, ce soir encore, à Asnières ; mais elle attendra rue de Castiglione, de onze heures à minuit, le baronnet Morton Tynner. Le fiacre attendra. »

Dans la rue, Rocambole consulta sa montre ; il était onze heures. Il monta dans un coupé de remise et se fit conduire rue de Castiglione.

– La jolie lettre de mademoiselle Conception et l’invitation de son noble père, se dit-il pendant le trajet, me donnent une assez belle idée que je vais mettre à exécution. Puisque très probablement j’aurai l’honneur, demain, de dîner avec don José, je vais lui préparer, à la seule fin de montrer à Conception que je m’occupe d’elle, une assez jolie stupéfaction, suivie de quelque terreur. Je fais quelquefois d’assez beaux articles de journal.

Rocambole ne jugea point nécessaire de se compléter à lui-même sa pensée, et il arriva rue de Castiglione.

Banco l’attendait avec la soumission d’une esclave.

– Bonjour, chère enfant, dit-il en lui baisant fort galamment la main, vous voyez que je suis exact.

Banco s’inclina.

– Sonnez votre intendant, faites-lui mettre sa longue barbe, et dites-lui qu’il peut monter dans le fiacre.

Banco tressaillit.

– Que dites-vous ? s’écria-t-elle.

– Je dis que don José est digne de tout votre amour. Votre mouchoir est rouge…

– Mon Dieu ! il l’a tuée ?

– Mais rouge du sang d’un épagneul, ajouta Rocambole en riant. Seulement, don José croit de très bonne foi que c’est le sang de sa maîtresse.

Et sans entrer dans de plus amples explications, Rocambole indiqua une table à Banco et lui dicta cette lettre que, trois quarts d’heure après, la Carlo, déguisée en paysanne russe, devait remettre à don José.

Puis la lettre et le fiacre partirent.

L’intendant avait reçu ses instructions.

– À présent, dit Rocambole, je vais te donner la clef du mystère.

– Enfin ! murmura la jeune femme avec un soupir de soulagement.