XXXI
L’empoisonneur don José était sorti de chez la gitana d’un pas ferme et la tête haute : « Ta maîtresse est fatiguée ce soir, avait-il dit à la nourrice, tu la laisseras dormir demain le plus longtemps possible. »
Et il était parti bien persuadé que celle qu’il avait longtemps aimée avec toutes les frénésies de la passion ne se réveillerait pas. Cependant, et quelque endurci qu’il fût déjà dans le crime, don José sentit son cœur battre avec une certaine violence lorsqu’il fut dans la rue, et, malgré lui, il leva les yeux vers les croisées du boudoir de la bohémienne.
– Pauvre Fatima ! murmura-t-il avec un soupir, ainsi passe l’amour !
Pendant quelques minutes, l’Espagnol éprouva comme un violent remords de son crime ; puis les menaces de la gitana lui revinrent en mémoire, et alors l’irritation succéda au regret : – C’est elle qui l’a voulu ! se dit-il.
Et il s’éloigna sans détourner de nouveau la tête.
C’était l’heure où chaque soir le fiacre mystérieux le prenait rue Godot-de-Mauroy pour le conduire à la porte de cette maison plus mystérieuse encore où Banco l’attendait. Don José rentra chez lui précipitamment pour y changer de costume.
Zampa, ce valet fidèle, en qui l’hidalgo avait pleine confiance, attendait son maître, couché sur une banquette de l’antichambre, et lisant les journaux du soir. En voyant entrer don José un peu pâle et en proie à une certaine agitation, le Portugais se prit à sourire :
– Le coup est fait, n’est-ce pas ? demanda-t-il à l’hidalgo.
– Oui, fit don José d’un signe de tête.
– Elle a bu ?
– Sans méfiance.
– Pauvre Fatima ! murmura le valet d’un ton mélangé de pitié et de raillerie. Elle n’avait que vingt-six ans…
– Tais-toi, fit don José.
Et comme s’il eût voulu changer brusquement de conversation :
– Ainsi, aujourd’hui encore, tu n’as vu personne dans le jardin des Tuileries ?
– Personne.
– C’est bizarre ! Hier encore elle m’a affirmé…
– Ma foi ! mon cher maître, dit Zampa, je crois que cette princesse se moque de vous.
Don José fronça le sourcil.
– Qu’en sais-tu ? fit-il avec hauteur.
Zampa ne répondit rien.
– Eh bien ! parle… insista don José.
– Elle se moque de votre valet, ai-je voulu dire, puisque je me promène inutilement tous les jours aux Tuileries, répondit humblement le Portugais.
Don José haussa les épaules et se tut. Puis il changea de costume et courut à son rendez-vous.
Le fiacre stationnait déjà au bord du trottoir, et l’intendant barbu de Banco montrait sa tête à la portière.
– Vous êtes en retard, dit-il à don José, d’un ton brusque et presque impoli.
– Excusez-moi.
– Si la princesse savait que vous mettez aussi peu d’empressement…
– Eh bien ! fit don José, qui trouva l’observation impertinente.
– Elle pourrait bien renoncer à vous voir, acheva insolemment l’homme barbu.
Don José se tut, mais il se promit de faire chasser l’intendant.
Celui-ci lui banda les yeux, et, une heure après, le fiancé de mademoiselle de Sallandrera pénétrait dans le boudoir de la fausse princesse Banco, qui avait, ce soir-là, déployé un certain luxe de mise en scène. Elle était triste, languissante, à demi renversée dans sa chauffeuse, et enveloppée d’une robe de chambre en velours noir qui faisait ressortir la blancheur mate de sa peau. Elle tendit la main à don José comme une mourante qui demande un dernier adieu, et arrêta sur lui ce regard navré qui n’appartient qu’aux âmes désespérées et abreuvées de désillusions. La veille, elle avait été pour don José la femme heureuse, qui oublie les heures de tortures endurées auprès d’un mari grondeur et jaloux.
Don José était sorti de chez elle plus épris que jamais. Aujourd’hui elle se montrait si pâle, si triste, si abattue que don José en jeta un cri :
– Mon Dieu ! lui dit-il, qu’avez-vous ?
– La mort dans le cœur…
Banco prononça ces mots avec une noble simplicité, qu’elle étudiait toute seule depuis le matin.
– Vous !… la mort !… Que voulez-vous dire ? exclama l’Espagnol.
Elle le fit asseoir auprès d’elle et lui dit sans amertume et sans colère :
– Le mal dont je souffre est long à expliquer… il faut que vous m’écoutiez… longtemps…
– Parlez, dit-il, parlez, je vous prie.
Comme les jours précédents, il voulut prendre ses mains, mais elle les retira.
– Non, dit-elle, écoutez-moi.
Don José était stupéfait de cette métamorphose. La princesse polonaise avait, en effet, l’air mourant.
– Mon ami, lui dit-elle après un silence, qu’elle eut soin de rendre des plus pénibles, je vais vous quitter…
– Me quitter ?
– Oui… je pars…
– Mais c’est impossible !… s’écria don José.
– Mon mari le veut.
Ce mot fut un coup de foudre… Le cœur humain est ainsi fait que l’obstacle irrite la passion outre mesure. Don José, la veille, considérait sa liaison avec Banco comme purement éphémère, et ne lui attribuait qu’une importance fort relative. Sans doute, il préférait Banco à la gitana, mais il n’était pas homme à lui sacrifier ses projets d’ambition et ses vues sur mademoiselle de Sallandrera. Un mot de la fausse Polonaise venait de bouleverser toutes ces dispositions. Elle partait !
Don José s’imagina qu’il était éperdument épris, que vivre désormais sans elle était tout à fait impossible.
Il se jeta à ses genoux.
– Voulez-vous donc que je meure ? s’écria-t-il.
Cet accent était si vrai, si naïvement douloureux, que la jeune femme en parut très vivement touchée.
– Monsieur, lui dit-elle, tout ceci devient incompréhensible pour moi.
Ces paroles paraissaient avoir si peu de corrélation avec ce qu’elle venait de dire tout à l’heure et le cri de douleur de don José, que celui-ci en demeura tout abasourdi.
– Voyons, dit-elle avec un sang-froid qui effraya l’Espagnol plus encore que cette nouvelle de son départ prochain, expliquons-nous, s’il vous plaît.
– Mais, madame… balbutia don José.
Elle lui imposa silence d’un geste de grande dame offensée.
– Voyons, lui dit-elle, je vous annonce que je vais partir, et voici que vous tombez à mes genoux.
– Oh ! vous ne partirez pas, c’est impossible, s’écria-t-il avec feu.
– Votre voix, votre attitude, me persuaderaient volontiers que vous m’aimez.
– Ah ! je vous aime, je le jure.
Banco laissa bruire un frais éclat de rire entre ses lèvres roses.
– Ceci est trop fort, dit-elle.
– Trop fort ?
– Comment ! vous prétendez m’aimer !
– Plus qu’à la folie.
– Oh ! l’imposteur !…
– Mais voyez mes larmes… murmura l’Espagnol, qui, en effet, avait des pleurs dans les yeux.
Et il demeurait à genoux.
– Monsieur, dit froidement la fausse Polonaise, veuillez répondre simplement à mes questions et vous asseoir là, en face de moi.
Le ton de Banco avait une nuance impérieuse qui domina don José. Il obéit.
– Parlez, madame, dit-il, enfin.
– Vous vous nommez don José d’Alvar ?
– Oui, madame.
– Vous êtes le neveu de don Paëz, duc de Sallandrera ?
– Oui, madame.
Cette question avait fait tressaillir don José.
– Le duc, poursuivit Banco, a une fille !
– Oui, fit don José d’un signe de tête.
– Mademoiselle Conception ?
Elle a appris mon mariage, pensa don José.
– Vous devez épouser, dit-on, mademoiselle Conception ?
– On le dit, répliqua don José ; mais voilà tout.
– Ah !
L’Espagnol avait deviné le motif de l’irritation de Banco. Seulement don José avait compris, en même temps, que ce départ dont elle parlait était une feinte. Or, don José était un homme très fort, le danger passé, et il savait relever la tête à propos.
– Permettez-moi, madame, dit-il, de vous donner quelques éclaircissements sur des choses qui paraissent… vous préoccuper.
– Je vous écoute, monsieur.
– J’ai un frère aîné, il se nomme don Pedro.
– Je l’ignorais, dit Banco.
– Ce frère est le fiancé de ma cousine Conception.
– Hein ? fit la fausse Polonaise.
– Mon frère est malade, et comme le duc de Sallandrera, mon oncle, tient beaucoup à ce que les titres et les dignités dont il est investi ne sortent point de sa famille…
– En effet, il est grand d’Espagne, je crois ?
– Oui, madame.
– Eh bien !
– Il a été décidé, à une époque où j’étais libre, où je n’avais pas eu le bonheur de vous rencontrer… que si mon frère venait à mourir, j’épouserais Conception.
– Ah ! dit Banco, qui avait écouté avec beaucoup de calme.
– Mais, continua don José, redevenu maître de lui-même, mon frère n’est point mort !… mon frère vivra, et…
Elle fit un geste :
– N’achevez pas, dit-elle, je vous fais grâce de la conclusion.
Mais don José, enhardi et se trompant à ce calme apparent, don José osa lui prendre la main et s’écrier :
– Ah ! vous voyez bien que vous me trompiez… que vous ne partirez pas… je le lis dans vos yeux… vous avez cru aux propos du monde… et vous avez pu douter de mon amour !
Banco répondit gravement :
– Señor don José, à Dieu ne plaise que je songe un seul instant à vous empêcher jamais, si le destin le voulait, de conclure une union qui assurerait votre fortune et vous donnerait une situation élevée et enviée !
– Vous êtes un ange ! murmura don José, qui se méprit encore à cette magnanimité apparente.
– Mais, voyez-vous, poursuivit la jeune femme, prenant une pose tragique et empruntant la voix de basse d’une comédienne jouant dans un drame bien noir de l’Ambigu, je suis née dans un pays, señor don José, où, sous une couche de neige, couvent et fermentent toutes les brûlantes et sauvages passions des chaudes contrées. Je suis de race slave, don José, poursuivit Banco avec animation, j’ai passé ma jeunesse parmi des bohémiens, on a bercé mon enfance de sanglantes légendes, et j’ai vu autour de moi couler du sang humain comme on voit, à Paris, couler des flots de champagne.
Ces paroles rejetaient don José dans le vaste champ de l’inconnu et des suppositions. La prétendue princesse polonaise redevenait une vivante énigme.
Banco poursuivit :
– Je suis trop grande dame pour me montrer jalouse d’une femme… mais je serai impitoyable pour une rivale en amour, pour une maîtresse…
Don José tressaillit de nouveau.
– Celle-là, reprit-elle, cette femme que vous auriez aimée avant moi, que vous aimeriez encore… oh ! c’est son sang qu’il me faudrait.
L’Espagnol commençait à comprendre.
– Don José, continua la jeune femme, vous avez aimé une femme qui se nommait Fatima ?
L’hidalgo se releva d’un bond.
– Qui vous a dit cela ? s’écria-t-il.
– Cette femme, vous l’aimez encore…
– Oh, c’est faux !
– Vous allez la voir chaque soir… ne niez pas… elle habite la place Laborde…
Don José ne répondit pas. Il était atterré. Comment la Polonaise avait-elle pu pénétrer ce mystère qu’il avait si bien caché à tous les yeux ?
– Don José, poursuivit-elle, essayant de se donner l’attitude fatale d’un juge qui condamne sans appel, don José, il me faut la vie de cette femme… ou je ne vous reverrai jamais.
Banco croyait demander à don José un sacrifice au-dessus de ses forces, et probablement Morton Tynner, qui dictait ses étranges paroles, n’avait point jugé nécessaire de lui apprendre que l’Espagnol avait déjà résolu la mort de la gitana.
– Tiens ! pensa l’Espagnol, puisqu’elle sait que Fatima existait, elle croira, lorsqu’elle apprendra sa mort, que c’est pour l’amour d’elle que je me suis fait assassin.
Et l’astucieux don José se maîtrisa, se composa un visage, et devint aussi fort que la femme qui semblait le soumettre à un minutieux interrogatoire.
– Madame, dit-il, je n’aime plus cette femme.
– Jurez-le-moi !
– Sur l’honneur de mon écusson !
Et il leva la main.
– Je ne la reverrai jamais, ajouta-t-il.
– Ce n’est point assez…
– Que voulez-vous dire ?
– Il faut que cette femme meure !
Don José parut faire un violent effort et lutter contre la pensée du crime :
– Mon Dieu !… murmura-t-il, vous voulez donc me rendre assassin ?
– Oui, si vous m’aimez. Non, si vous consentez à ne plus me revoir.
– Oh ! jamais ! s’écria-t-il.
Et il acheva d’une voix sourde :
– Puisque vous le voulez… elle mourra !
– Quand ?
– Cette nuit.
– C’est bien, dit Banco.
Elle lui jeta un sourire – le sourire mélodramatique d’un traître de théâtre – puis, sans ajouter un mot, elle lui dit adieu de la main, souleva une portière et disparut.
Au même instant, l’homme à la grande barbe parut.
– Venez, dit-il.
Don José se laissa bander les yeux, et déposer une heure après sur le trottoir de la rue Godot-de-Mauroy.
L’hidalgo rentra chez lui, à la fois tout abasourdi des révélations et des ordres de Banco touchant la gitana, et en proie à une agitation aisée à concevoir. Sans doute, à cette heure, Fatima se tordait dans les convulsions de l’agonie. Don José ne put fermer l’œil de la nuit. Il crut voir, à plusieurs reprises, Fatima lui apparaître et lui reprocher sa mort. Mais enfin les premiers rayons du jour le débarrassèrent de toutes ces visions. Il se leva, et, pour tromper son anxiété, ses angoisses, ses remords peut-être, il sortit de bonne heure, monta à cheval, renvoya sa monture vers midi et alla au Café de Paris. Puis, au lieu de rentrer chez lui où, sans doute, il le pensait du moins, la nouvelle de la mort de la gitana était déjà parvenue, il se rendit à pied à l’hôtel de Sallandrera et y passa le reste de la journée avec le duc et la duchesse.
Conception travaillait dans son atelier.
Don José dîna rue de Babylone et se décida enfin à regagner la rue de Ponthieu.
Zampa l’attendait.
– Eh bien ? demanda don José d’une voix frémissante d’émotion.
– Que désire Votre Excellence ? interrogea Zampa avec beaucoup de calme.
– Comment ! tu le demandes ?
– Sans doute.
– Fatima…
– Vous devez avoir de ses nouvelles ?
– Non… mais… toi…
– Moi, je ne sais rien.
– Le nègre… la nourrice…
– Je n’ai vu personne.
– C’est impossible !
– Je vous le jure !
– Alors, murmura don José, c’est qu’elle n’est pas morte.
– Bah ! dit le Portugais, c’est qu’elle n’aura pas pris mon poison.
– Elle l’a pris.
– Alors elle est morte.
Don José était livré à une vive émotion ; cependant l’assurance de son valet était si grande, qu’il ne put douter plus longtemps du trépas de la gitana. Et il eut l’atroce courage de se rendre, vers dix heures, rue du Rocher. Il traversa le petit appartement de la brunisseuse, longea le couloir, arriva dans l’antichambre, et s’arrêta pour écouter. Il lui semblait qu’il allait entendre la voix de la nourrice et du nègre pleurant leur maîtresse. Mais un profond silence régnait dans l’appartement. Il traversa le salon, aperçut un filet de lumière sortant du boudoir. Il frappa.
– Entrez, dit une voix qui le bouleversa.
Et la porte s’ouvrit, et la gitana, pleine de vie et souriante, se montra sur le seuil.