VIII
Le matin du jour où Fabien d’Asmolles et Roland de Clayet s’étaient, à la suite de mots peu courtois échangés dans leur rencontre aux Champs-Élysées, donné rendez-vous pour le lendemain, un petit homme ventru, chauve, portant lunettes, rigoureusement vêtu de noir et cravaté de blanc, portant sous le bras un large portefeuille en maroquin et ayant toute l’allure de l’homme d’affaires, descendit d’un coupé de louage rue Saint-Florentin, à la porte du numéro 18.
Le concierge, appuyé sur son balai d’un air magistral, se trouvait sur le seuil. Quand il vit le petit homme décidé à le franchir, il le regarda curieusement d’abord, puis d’un air assez dédaigneux, et comme s’il se fût demandé chez lequel de ses aristocratiques locataires pouvait aller un personnage aussi malpropre ; celui-ci le regarda par-dessus ses lunettes.
– Mademoiselle de Chamery est-elle chez elle ?
– Oui, monsieur.
Et le concierge salua aussi respectueusement l’individu crasseux et vêtu de noir qu’il l’avait tout à l’heure toisé d’une façon presque impertinente.
– À quel étage ?
– Au premier, à droite.
Le petit homme monta et mit la main sur le bouton de cristal de la sonnette.
L’escalier soigneusement frotté, la porte à deux vantaux, sur le seuil de laquelle le visiteur s’était arrêté, la belle apparence de la maison, tout semblait annoncer que celle qui se faisait appeler mademoiselle de Chamery était dans une situation sinon opulente, du moins très aisée.
Un petit groom à bottes à revers et à gilet rouge vint ouvrir, et, comme le concierge, toisa l’homme à la cravate blanche.
– Mademoiselle n’est pas visible ; revenez à trois heures. Il ne fait pas jour chez elle avant midi.
– Pardon, pardon, répondit le visiteur d’un ton d’autorité ; faites passer ma carte à mademoiselle de Chamery et vous verrez qu’elle me recevra.
Le groom le toisa de nouveau.
– Seriez-vous M. Rossignol ? lui demanda-t-il.
– Précisément.
– Alors, entrez. J’ai des ordres.
Le groom conduisit M. Rossignol au salon, souleva une portière et disparut.
Un instant après, l’homme d’affaires, – c’en était un, – entendit ouvrir les croisées d’une pièce voisine, des rideaux jouer sur leur tringle, et une voix de femme qui disait :
– Justine, donne-moi ma pelisse et fais entrer M. Rossignol.
Deux minutes après, une jeune et jolie femme de chambre souleva la portière derrière laquelle le groom avait disparu, fit un signe à M. Rossignol, qui se leva, et l’introduisit dans une chambre à coucher tendue en velours bleu encadré de minces baguettes dorées, meublée avec un luxe délicat, et au fond de laquelle l’homme d’affaires aperçut mademoiselle de Chamery dans son lit mais sur son séant et les épaules chaudement enveloppées dans une pelisse de martre-zibeline. De la main elle indiqua un fauteuil roulé à son chevet.
Quand M. Rossignol y eut pris place avec ce sans-gêne des gens qui passent les deux tiers de leur vie dans la chicane, elle congédia d’un geste Justine et le groom qui venait d’allumer le feu de madame.
– Je n’y suis pas, dit-elle.
– Pour personne ? demanda Justine.
– Pour personne au monde.
– Pas même pour M. le baron ?
– S’il vient, tu le prieras d’attendre.
La camérière et le groom sortirent.
– Maintenant, monsieur Rossignol, dit mademoiselle de Chamery, nous pouvons causer.
Le petit homme s’inclina.
– Il est certain, dit-il, que le sens du billet de mademoiselle laisse assez entrevoir qu’elle a des choses graves à me confier.
Et il se réinstalla commodément dans son fauteuil.
– Monsieur Rossignol, reprit mademoiselle de Chamery, vous êtes à la tête d’une agence de recouvrement, d’achat de créances véreuses, de procès compromis ou abandonnés, n’est-ce pas ?
– C’est-à-dire, répliqua M. Rossignol sans paraître blessé le moins du monde du ton méprisant avec lequel mademoiselle de Chamery avait défini sa profession, c’est-à-dire que je suis le directeur de la Société mutuelle et judiciaire d’assurances contre la perte des créances.
Le petit homme prononça ces mots avec emphase.
– Soit, dit mademoiselle de Chamery, je ne discute point la valeur réelle des mots, et ce n’est pas pour cela que je vous ai fait venir.
– Vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, hier, pour m’assigner un rendez-vous ici, entre neuf et dix, me disant que vous vouliez charger la Société que je dirige d’une affaire importante.
– Non pas votre Société, mais vous.
– Moi ?
– Monsieur Rossignol, dit froidement mademoiselle de Chamery, vous êtes de Blois, n’est-ce pas ?
M. Rossignol tressaillit.
– Vous y avez été premier clerc chez Me Corbon, notaire de la famille de Chamery ?
– Oui, mademoiselle, répondit M. Rossignol un peu confus.
– Quelques détournements vous ont fait congédier, l’année, je crois, où mourut la marquise douairière de Chamery ?
– Votre mère, dit M. Rossignol avec aplomb.
– Précisément.
Et mademoiselle de Chamery regarda froidement l’homme d’affaires.
– Venu à Paris, poursuivit-elle, vous y avez fait un peu tous les métiers, changé de nom quelquefois. Quelquefois aussi, vous avez subi des condamnations…
– Mademoiselle…
– Mais comme vous êtes un homme intelligent, vous avez fini par vous tirer d’affaire, et aujourd’hui M. Rossignol, autrefois maître Jules Malouin, est aux yeux de la justice un homme irréprochable, bien plus, un homme réputé pour son habileté à débrouiller les affaires les plus compliquées et les plus épineuses.
M. Rossignol avait tranquillement écouté mademoiselle de Chamery. Quand elle eut fini, il répondit :
– Puisque vous me connaissez aussi bien, mademoiselle, permettez-moi de vous prouver que j’ai pareillement quelques données sur votre propre existence.
– Faites, dit-elle avec indifférence.
– Vous êtes la fille naturelle de M. Brunot, avocat, et de madame de Chamery, veuve depuis six années, à l’époque de votre naissance.
– Après, maître Rossignol ?
– Vous avez été élevée au château de l’Orangerie d’abord comme orpheline, puis le marquis Hector de Chamery a toléré que sa mère vous appelât sa fille.
– Bien. Ensuite ?
– Le marquis mort, sa fortune a passé au colonel comte de Chamery, son cousin. Le marquis Hector vous détestait.
– C’est vrai.
– La marquise votre mère n’a pu vous laisser en mourant que cent cinquante mille francs, fruit de ses économies, et ses diamants. Mais le comte de Chamery vous a assuré, en prenant possession de l’héritage et devenant marquis, une pension viagère de douze mille livres.
– Vous êtes bien renseigné, monsieur Rossignol.
– Attendez donc, fit le petit homme avec insolence, je sais bien d’autres choses encore…
– Voyons ?
– Ainsi, c’est à tort que vous portez le nom de Chamery, qui ne vous appartient pas. Vous jouissez d’un revenu de dix-neuf mille livres de rente environ, et, à la mort de madame votre mère, – vous aviez alors quinze ans, – vous auriez pu trouver à vous marier fort convenablement. Vous avez préféré mener une vie un peu aventureuse.
– Maître Rossignol, interrompit sèchement mademoiselle de Chamery, ma conduite ne vous regarde en rien, ce me semble…
– Oh ! ce que j’en dis, répliqua l’homme d’affaires, n’a d’autre but que de vous prouver que je connais votre passé aussi bien que vous pouvez connaître le mien ; voilà tout.
– Eh bien ! dit mademoiselle de Chamery, puisqu’il en est ainsi, je vois que nous pouvons nous entendre à merveille.
– Je suis à vos ordres.
– Voulez-vous gagner deux cent mille francs ?
– Belle question ! Que faut-il faire ?
– Écouter d’abord l’histoire que je vais vous dire.
– Je vous écoute, mademoiselle.
La jeune femme continua :
– Le marquis de Chamery, père de mon frère Hector et mari de ma mère, avait dévoré son patrimoine avant la première révolution. À son retour de l’émigration, il hérita de son oncle, le chevalier de Chamery, ancien officier de marine, et qui avait fait une grande fortune aux Indes, de 1760 à 1790, auprès du roi de Lahore.
– Je savais cela, dit maître Rossignol.
– Attendez… Revenu en France au commencement de l’Empire, le chevalier de Chamery racheta toutes les terres seigneuriales ayant appartenu à sa famille, reconstitua la fortune terrienne des Chamery et mourut deux années après, laissant cette fortune à son neveu par un testament olographe ainsi conçu :
« J’institue mon légataire universel Antoine-Joseph-Ferdinand, marquis de Chamery, mon neveu. Je désire que ma fortune demeure dans les mains de la branche cadette des Chamery, représentée en ce moment par le comte de Chamery. »
La jeune femme s’interrompit.
– M. le marquis de Chamery, dit-elle, a transmis sa fortune à son fils Hector, lequel, fidèle au testament de son grand-oncle, a appelé à lui succéder le comte de Chamery, son cousin.
Mais le testament du chevalier avait un codicille. Ce codicille s’exprimait ainsi :
« Si ma fortune ayant passé à la branche cadette des Chamery, celle-ci venait à s’éteindre ou, du moins, à n’être plus représentée que par des filles, alors ma volonté formelle est qu’elle sorte de cette branche pour aller à des parents éloignés, mais qui porte notre nom : les Chamery-Chameroy, gentilshommes vendéens. Notre parenté avec les Chamery-Chameroy remonte au règne de François Ier ; mais, malgré son éloignement, elle a toujours été constatée par les deux familles. »
– Oh ! oh ! dit maître Rossignol, mais voici un testament assez bizarre. Et où se trouve-t-il ?
– En ma possession.
– Ah !
– Je l’ai trouvé dans les papiers de ma mère, lors de son décès.
– Mais, dit maître Rossignol, je ne vois pas trop… ce que vous pouvez en faire.
– Attendez…
Et mademoiselle de Chamery se prit à sourire :
– Le dernier marquis de Chamery, dit-elle, avait un fils de dix ans, lorsque ma mère mourut.
– Ce fils a disparu, je le sais…
– Il est mort…
– On n’a jamais pu en avoir la preuve…
– C’est cette preuve qu’il nous faut, maître Rossignol, ou plutôt un extrait mortuaire bien en règle. Votre officine à procès et à créances doit joindre à toutes ses spécialités, j’imagine, celle de fabriquer des actes de décès.
– On verra à se procurer celui-là, mademoiselle, mais…
– Attendez encore. Il n’y a plus, en ce monde, qu’un seul Chamery-Chameroy.
– Ah ! il yen a un…
– Un seul.
– Eh bien ?
– Eh bien ! dans quinze jours, il sera mon mari.
Maître Rossignol fit un mouvement sur son siège.
– Je comprends, maintenant, dit-il.
Puis il parut réfléchir.
– Il est évident, poursuivit-il après un moment de silence, que si on peut prouver à un tribunal que le jeune Chamery, frère de mademoiselle Blanche de Chamery et fils de la marquise, est réellement mort…
– Ceci est votre affaire, maître Rossignol. On ne gagne pas deux cent mille francs sans rien faire.
– C’est vrai, mademoiselle…
– Donc, poursuivit mademoiselle de Chamery, je vous attends dans huit jours, avec cet extrait mortuaire.
– Vous l’aurez… seulement, vous me permettrez de vous demander une légère avance de fonds.
– Combien vous faut-il ?
– Mais sept ou huit mille francs… hasarda timidement maître Rossignol.
La jeune femme sonna.
Justine parut.
Mademoiselle de Chamery lui remit une petite clé qu’elle avait sous son oreiller, lui indiqua un meuble et lui dit :
– Donne-moi le portefeuille en maroquin rouge, qui est dans le tiroir de droite.
Une fois en possession du portefeuille, elle y prit dix billets de mille francs et les tendit à M. Rossignol.
Celui-ci se leva après avoir serré les billets dans la poche graisseuse de son habit.
– Dans huit jours, dit-il, vous aurez de mes nouvelles.
– Reconduisez monsieur, dit la jeune femme à Justine.
Tandis que l’homme d’affaires et la femme de chambre passaient par une porte, le groom montra sa tête futée à travers les vitres d’un cabinet de toilette qui avait une issue dans l’antichambre.
– Entre ! lui dit sa maîtresse. Qu’est-ce encore ?
– Monsieur le baron est venu…
– Ah !
– Il attend que mademoiselle soit visible.
– Eh bien ! fais entrer.
Et mademoiselle de Chamery cacha soigneusement sous son oreiller le portefeuille en maroquin rouge.
Quelques secondes après, le groom introduisit le personnage qu’il avait qualifié de baron. C’était un homme d’environ cinquante-huit ans, qui tâchait de n’en paraître que quarante ; du reste, bel homme, mis avec une simplicité de bon goût, ayant de grandes manières et sentant son gentilhomme.
– Bonjour, dit-il en prenant la petite main de la jeune femme et la portant à ses lèvres, comment allez-vous ce matin ?
– Mais, répondit-elle en souriant, comme une femme qui a fait un rêve… un rêve assez singulier et que vous allez, vous, qualifier d’étrange. Asseyez-vous là, je vais vous le confier.