LVIII

Il est un personnage de notre histoire que nous avons un peu perdu de vue et avec lequel il nous faut faire plus ample connaissance. Nous voulons parler de ce docteur mulâtre exerçant la médecine à Paris et dont la spécialité était de guérir les maladies engendrées sous les tropiques(23).

Le docteur était un homme de quarante ans.

Il était né à la Guadeloupe de parents esclaves. Un colon généreux, son maître, l’avait affranchi ; puis, remarquant en lui des dispositions sérieuses pour l’étude des sciences, il lui avait fait suivre les cours d’une école secondaire de pharmacie d’abord et ensuite de médecine. À vingt ans, Samuel Albot, c’était son nom, toujours protégé, toujours soutenu par son ancien maître, avait été reçu docteur, et, ainsi que nous l’avons dit, s’était rendu au Brésil, puis au Paraguay, où il avait exercé pendant quelques années.

Un jour, poussé par son goût prononcé pour les voyages, il s’embarqua à bord d’un navire de commerce, en qualité de chirurgien. Le navire allait aux Indes prendre un chargement.

Six mois après, le docteur Samuel Albot débarquait à Calcutta : un mois plus tard, il se brouillait avec le capitaine du navire, et donnait sa démission de chirurgien. Mais, en revanche, il s’établissait dans la capitale de l’Hindoustan, bien résolu à y exercer sa profession.

Dès la première année, le jeune savant – car il l’était réellement – fut séduit par une des branches les plus attrayantes de sa profession, l’étude des poisons appliqués à la médecine comme moyen de guérison.

L’Inde est riche de ces dons funestes. Depuis la pomme de mancenillier, dont le suc est mortel, jusqu’à la large feuille de l’upa, cet arbre géant dont l’ombre procure un sommeil éternel à l’imprudent qui s’endort sous ses branches charnues, les végétaux, les minéraux et jusques à de certains reptiles, dont la dent est remplie d’un venin sans remède, la terre indienne est infestée de substances, de produits, de plantes, d’animaux, dont le simple contact et la plus légère morsure suffisent à plonger dans le monde inconnu des âmes, l’imprudent qui ne s’est point assez défié de ce luxuriant et torride climat.

De Calcutta, le docteur passa à Ceylan, puis à Sumatra, puis à Java. Puis il fit le tour du monde à bord d’un brick hollandais.

Dix années s’étaient écoulées, le mulâtre se trouva riche de science et d’expérience, et il vint en Europe après avoir opéré, sous les latitudes équatoriales, les cures les plus inouïes et les plus merveilleuses. Il avait effacé des tatouages réputés indélébiles, guéri des matelots empestés de fièvre et abandonnés des chirurgiens de leurs navires, utilisé et expérimenté comme remèdes à certaines blessures, la graisse des serpents les plus venimeux, et employé comme antidote les feuilles de l’upa, jusqu’alors réputées un poison aussi foudroyant que l’acide prussique anhydre.

Le docteur vint s’établir à Paris devancé par sa renommée d’outre-mer. Il y était depuis environ cinq ans, lorsque le faux marquis de Chamery, c’est-à-dire Rocambole, lui confia le prétendu matelot Walter Bright. On sait quel résultat satisfaisant le docteur avait obtenu. Après deux mois de traitement, sir Williams le tatoué, avait perdu les deux tiers de sa repoussante laideur.

Le docteur Samuel Albot habitait un fort bel appartement situé au premier étage d’un vieil hôtel du faubourg Saint-Honoré, entre cour et jardin. Le jardin était vaste, ombreux, touffu, d’un négligé plein de grandeur.

Le propriétaire de l’hôtel, le marquis d’A…, était un vieux gentilhomme fort riche, très original, qui, depuis juillet 1830, n’avait pas mis le pied à Paris et vivait dans ses terres. Longtemps, il avait éludé toute offre de location de son hôtel, si magnifique qu’elle fût, de même qu’il s’était refusé aux réparations les plus urgentes demandées par son architecte. Mais, un jour, le docteur s’était présenté, et sa réputation scientifique l’avait précédé, grâce à un journal que recevait le marquis, dans le château que ce dernier habitait depuis vingt-cinq ans, en pleine Sologne berrichonne.

Le marquis, nous l’avons dit, était un original dont la révolution de Juillet avait quelque peu détraqué la cervelle. Il toisa le mulâtre des pieds à la tête, l’invita à dîner ensuite, et le colloque suivant s’établit entre eux :

– Monsieur le marquis, répondit le mulâtre, la situation isolée de votre hôtel, le grand jardin qui l’entoure, conviennent beaucoup à un pauvre savant comme moi, qui cherche du recueillement et du silence, et quel que soit le prix que vous désirez me fixer…

– Monsieur, dit le marquis, on m’a offert quinze mille francs de location, et j’ai refusé.

– Cependant…

– Mais à vous, dit le marquis, je le loue pour rien.

– Hein ? fit le mulâtre étonné.

– Vous habiterez mon hôtel, et je suis prêt à vous faire un bail de trente ans, poursuivit le marquis, si toutefois vous acceptez mes conditions.

– Je les attends.

– Le jardin restera inculte et livré aux caprices de la nature.

Le docteur s’inclina.

– Vous paierez les appointements du suisse et vous ne recevrez jamais chez vous un fonctionnaire du gouvernement de Juillet, acheva le vieux royaliste.

– J’accepte, dit le mulâtre.

Et le docteur s’installa, huit jours après, dans l’hôtel du marquis d’A…

 

Or, le jour même où le comte Artoff s’en allait à cheval au Bois, s’arrêtait au pavillon d’Armenonville et écoutait, malgré lui, la conversation du jeune M. Octave, ce jour-là, M. le marquis de Chamery montait le faubourg Saint-Honoré en voiture, entrait dans la cour du vieil hôtel et demandait à voir le docteur.

– Monsieur est chez lui, dit le suisse en le saluant jusqu’à terre.

Rocambole jeta les rênes à son groom et se dirigea vers le perron. Il trouva le docteur dans un vaste cabinet de travail, que ses nombreux clients avaient salué du nom de Chambre des poisons.

Un immense rayon de bibliothèque en couvrait les murs ; une demi-douzaine de tables étaient surchargées de bocaux, de fioles, de cornues, et de toutes sortes d’instruments de physique et de chimie. Sur l’une d’elles on voyait une grande botte recouverte d’un vitrage. Ce vitrage laissait distinguer une foule de petits compartiments assez semblables aux cases d’un échiquier, avec cette différence qu’ils étaient creux et renfermaient tous des poudres, des substances fermes ou liquides de couleurs diverses, les unes jaunes comme l’ambre, d’autres rouges comme du vermillon, quelques-unes graduant toutes les nuances de vert, depuis l’amarante jusqu’au vert russe ; d’autres enfin blanches comme du lait, bleues comme de l’indigo, noires comme de l’ébène réduit en poussière. On eût dit la palette gigantesque d’un peintre coloriste. Ce casier était la boîte aux poisons tropicaux.

Quand Rocambole entra, le docteur était assis devant une autre table, ayant un rempart de livres superposés autour de lui, et, une loupe à la main, il examinait avec une scrupuleuse attention des filigranes d’une large feuille verdâtre et desséchée qui, par sa forme et ses dimensions, ne paraissait point appartenir à la végétation européenne.

Un gros manuscrit chinois, en peau de vélin, était déroulé à sa gauche.

– Monsieur le marquis de Chamery ! annonça le valet de chambre.

Le docteur se leva avec une précipitation qui témoignait de sa déférence pour son noble visiteur, et il vint à sa rencontre.

– Bonjour, docteur, dit Rocambole en lui tendant la main, et pardonnez-moi de vous troubler dans vos savants travaux. Mais j’ai passé devant votre porte, je me suis souvenu que vous aviez été le sauveur de mon pauvre vieux matelot, et que j’avais un peu oublié de vous en remercier. Je n’ai pu résister à la tentation de réparer mon ingratitude.

En prononçant ces mots du ton léger et poli du grand seigneur, Rocambole posa négligemment un chiffon de papier sur la cheminée voisine.

Ce chiffon était un billet de banque de mille francs.

Le docteur avança un siège au marquis.

– Vous êtes mille fois trop aimable et trop bon, monsieur le marquis, lui dit-il, de vous déranger pour de semblables misères.

– Et comptez-vous pour rien le plaisir de vous voir, docteur ?

Le mulâtre salua.

– Voyons, continua Rocambole, vous voilà encore à l’étude, docteur, courbé sur vos livres, interrogeant sans relâche les arcanes de la science et vous tuant lentement à chercher de nouveaux moyens de guérir plus promptement vos semblables…

– Monsieur le marquis, répondit avec modestie le docteur, la science ressemble à ces gouffres de l’océan Indien au fond desquels le plongeur va chercher des perles. Plus le plongeur descend, plus il est ébloui des richesses sans nombre enfouies au sein des mers, et il gémit de son peu d’haleine qui le force à remonter si vite à la surface. Plus le savant étudie, et plus il s’aperçoit que la science a des mystères que sa faiblesse ne lui permet que difficilement de pénétrer.

– Hé ! mon Dieu ! docteur, dit Rocambole, que dirions-nous donc, nous autres gens du monde, pauvres ignorants pour qui tout est problème, s’il nous fallait, comme vous, descendre sans cesse et sans relâche, plongeurs inexpérimentés, au fond de ce gouffre que vous appelez la science ?

Un sourire vint aux lèvres du docteur.

– Tenez, poursuivit Rocambole, hier soir, pas plus tard, j’étais dans une maison où je parlais de vous, disant que vous aviez la plus admirable collection de poisons qu’on puisse voir en Europe.

– J’en ai beaucoup, en effet.

– Des poisons qui tuent et des poisons qui sauvent.

– Et, dit le docteur en riant, des poisons qui rendent fou.

– Oh ! je les connais, dit Rocambole.

– Bah ! fit le docteur.

– Il y a d’abord la belladone…

– Quant à celui-là, monsieur le marquis, il est bien connu en Europe. D’ailleurs, la folie qu’il procure n’est que momentanée.

– Mais, continua le faux marquis, j’ai ouï parler d’un autre poison connu à Java et qui obtenait plus sérieusement le même résultat. Je racontais même hier soir dans la maison dont je vous parle, une histoire à ce sujet qu’on m’a dite dans l’Inde…

– Ah ! je crois deviner.

– Bah ! vous la savez ?

– L’histoire d’une Javanaise sur le point d’être abandonnée par un Européen qui l’avait épousée ?

– Précisément.

– Eh bien ! dit le docteur, voulez-vous voir la poudre qui a produit ce résultat ?

– Volontiers.

Le docteur conduisit le marquis vers la boîte vitrée, souleva le châssis et étendit le doigt.

– C’est cette poudre, couleur d’ocre, que vous voyez là.

Et avec la complaisance d’un savant enchanté de parler de ses études favorites :

– Cette poudre, dit-il, est la farine d’un tubercule qui pousse à Java, à peu près comme la truffe chez nous, c’est-à-dire sans graine et sans racine. Une pincée de cette poudre jetée dans un verre suffit à rendre fou, pour le reste de ses jours, l’homme qui l’absorbera.

– Et cela… sans remède ?

– Si, un seul… mais un remède long, douteux, et qui est une des particularités les plus étranges de la grande histoire des poisons.

– Ma foi ! docteur, dit Rocambole, qui alla se replacer dans son fauteuil, je suis en veine d’apprendre aujourd’hui, et à moins que votre remède ne soit un secret…

– Du tout, dit le docteur.

Il laissa retomber le châssis sur les cases, et reprit sa place de tout à l’heure. Puis il continua :

– Mon remède rappelle quelque peu une croyance populaire de France que voici : Quand un homme s’est brûlé fortement, il doit, pour apaiser et même faire disparaître la douleur, se brûler une seconde fois. Cette superstition absurde est cependant l’histoire de mon remède.

– Bah ! dit Rocambole en riant.

– Je viens de vous dire qu’une pincée de ma poudre rouge occasionnait la folie et donnerait la mort, si elle était quintuplée. Eh bien ! la même dose centuplée, mais absorbée par petites quantités, quelque chose comme la millième partie d’un gramme, prise tous les jours pendant un long espace de temps, une ou deux années, au moins, parvient quelquefois à détruire le mal qu’elle a fait, c’est-à-dire à rendre la raison…

– Mais c’est excessivement curieux ce que vous me dites là, docteur ! s’écria le marquis avec une feinte naïveté.

Le docteur allait continuer sans doute ses savantes dissertations, lorsqu’un grand bruit se fit entendre au dehors.

Le valet de chambre ouvrit brusquement la porte, et derrière lui le docteur vit apparaître deux hommes effarés qui criaient :

– Un médecin ! vite un médecin !

– Qu’y a-t-il ? demanda le docteur, habitué à de semblables alertes.

– Monsieur, répondit un des inconnus, qui n’étaient autre que des passants que le hasard avait conduits dans le faubourg Saint-Honoré, et qui s’étaient trouvés témoins de l’accident, un malheureux laquais vient d’être renversé par le timon d’une voiture à votre porte. Il est évanoui. Tandis que la foule s’amassait autour de lui, et qu’on arrêtait le cocher maladroit, on a dit qu’il y avait un médecin dans la maison et nous venons réclamer vos soins pour l’infortuné.

Le docteur dit aux deux bourgeois :

– Je vous suis, messieurs.

Puis, il prit sa trousse, et, se tournant vers le marquis :

– Voulez-vous me permettre de vous laisser un moment le gardien de ma bibliothèque ? lui dit-il.

– Faites, dit Rocambole.

Le docteur suivit en hâte les officieux passants, traversa la cour et trouva couché sur le trottoir, et entouré d’une foule compacte, un laquais évanoui.

– Déshabillez cet homme, ordonna le docteur, qui le fit transporter chez le suisse de l’hôtel.

Deux ouvriers pleins de zèle se chargèrent de la besogne. Le docteur déchira la chemise, palpa la poitrine, le dos, les côtes, puis chaque membre…

– Il n’a point de mal, dit-il, et il en sera quitte pour la peur… Jetez de l’eau au visage de cet homme, ordonna-t-il, frottez-lui les tempes avec du vinaigre… il est même inutile de le saigner…

En effet, quelques minutes après, le laquais ouvrit les yeux et respira bruyamment. Ce laquais portait la livrée du duc de Château-Mailly et n’était autre que Zampa.

Or, tandis que le docteur courait à son devoir, Rocambole était demeuré seul dans le cabinet de travail, parmi les livres et les poisons. Le marquis ne perdit pas une seconde, et, la porte fermée, il s’empara d’un carré de papier placé sur une table et courut au casier vitré.

– Décidément, se dit-il, Zampa est un homme précieux, et il s’est fait donner en temps opportun cet inoffensif coup de timon que je dois lui payer cinq cent francs.

Et Rocambole souleva le châssis. Puis il prit délicatement une pincée de la poudre rouge qui rendait fou, la mit dans le carré de papier, et la plia comme un pharmacien ferait d’une drogue. Ensuite, il tira son portefeuille et l’y serra soigneusement, à côté d’un billet de banque.

– Quand on pense, se dit-il, que voilà un peu de poudre qui vaut mille francs d’une part et cinq cents francs de l’autre, total quinze cents francs ! Décidément, les préliminaires de mon mariage avec mademoiselle de Sallandrera me coûtent les yeux de la tête. Cela devient ruineux.

Et il alla se rasseoir tranquillement devant la table où il avait tout à l’heure trouvé le docteur, et il fit semblant de vouloir déchiffrer le manuscrit chinois.

Trois minutes après, le docteur revint.

– Eh bien ? lui demande Rocambole d’un ton de compassion, le malheureux ?…

– Il en sera quitte pour la peur.

– Il n’a aucun mal ?

– Aucun.

Et le docteur et son hôte parlèrent d’autre chose.

Le marquis passa une heure encore avec le médecin mulâtre, et lui fit mille questions sur les manuscrits chinois, comme il en avait fait tout à l’heure sur les poisons indiens. Puis il prit congé et se retira.

En descendant la rue du Faubourg-Saint-Honoré, un peu avant d’arriver à la place Beauvau, sur laquelle, on s’en souvient, était situé l’hôtel de Château-Mailly, le marquis aperçut un laquais qui passait d’un trottoir à l’autre. C’était Zampa, qui, la comédie jouée, s’en retournait tranquillement chez son maître.

– Parbleu ! pensa Rocambole, je ne serais pas fâché de savoir si le drôle pourrait reconnaître en moi l’homme à la polonaise.

Et il fit siffler son fouet, porta légèrement de gauche à droite la main avec laquelle il conduisait, et avec une dextérité de cocher très habile, il effleura en passant, de la frette de sa roue, la longue redingote flottante de Zampa.

– Hop ! butor… cria-t-il.

Zampa se rangea vivement, puis se retourna et jeta un regard indifférent sur le joli dog-cart, le beau demi-sang et l’élégant jeune homme qui conduisait ce fringant équipage.

– L’épreuve me suffit, pensa Rocambole.

Et, continuant son chemin, il rentra rue de Verneuil.

Il était alors une heure de l’après-midi. Une voiture de remise stationnait dans la cour de l’hôtel.

– Qu’est-ce que cela ? pensa le marquis étonné, et qui donc vient me voir en fiacre ?… Et il demanda au valet accouru à sa rencontre :

– Est-ce pour moi, cette visite ?

– C’est pour M. le vicomte, répondit le valet.

– Fabien a d’assez pleutres connaissances ! allait s’écrier Rocambole, lorsque le valet ajouta.

– C’est M. le comte Artoff.

– Le comte Artoff ! exclama le marquis stupéfait.

– Oui, monsieur…

– Oh ! oh ! se dit Rocambole, il doit y avoir du nouveau, en ce cas, et je parie que la mine aux poudres vient de sauter… Gare aux éclaboussures !

Et Rocambole monta précipitamment chez Fabien, qu’il trouva dans son fumoir en tête à tête avec le jeune Russe.

Le comte était livide et semblait frappé de prostration.

Quant à Fabien, il sembla accueillir avec une sorte de joie l’arrivée inattendue de Rocambole, et ce dernier crut lire dans son regard ces mots :

– Tu arrives à temps pour mettre fin à l’entretien le plus pénible que puisse avoir un galant homme.

Rocambole s’était arrêté sur le seuil et paraissait, en regardant tour à tour le comte et son beau-frère, se demander pourquoi ils avaient ainsi le visage bouleversé.

Or, voici ce qui venait de se passer.