XVIII

MANUSCRIT DE CONCEPTION

Le manoir de Sallandrera est situé dans la Navarre espagnole. Assis au flanc d’un(10) sierra aride, dominant une vallée morne et déserte, ce vieil édifice est plus triste et plus sombre encore que le pays désolé qui l’entoure. Bâti par un Sallandrera, compagnon du chevalier Pélage, il a traversé le Moyen Âge comme un soldat bardé de fer qui demeure seul et debout sur le champ de bataille jonché de morts.

Chaque époque guerrière de notre histoire a sa page écrite sur ses murs. Ferdinand et Isabelle, les époux-rois, y ont passé une nuit, Charles Quint s’y est reposé, le terrible Philippe II l’a pris d’assaut et y a fait décapiter un Sallandrera rebelle. Le dernier siège soutenu par le château remonte à 1809, époque où l’Espagne essayait de résister aux armées impériales. Un détachement français en avait entrepris le blocus. La garnison du château se composait d’une poignée d’hommes. Le capitaine don Pedro d’Alvar en avait le commandement. Il y avait six semaines que le blocus durait ; la garnison commençait à manquer de vivres. Le général français avait fait proposer la vie sauve à la garnison si elle consentait à se rendre. On prétendit même que le grade de colonel dans l’armée du roi Joseph devait être pour don Pedro d’Alvar le prix de la reddition du château. Mais don Pedro fut trouvé mort au pied des remparts le lendemain du jour où le parlementaire français s’était présenté à Sallandrera. Le château tint huit jours encore. Un armistice le sauva des horreurs de la faim et de la honte d’une capitulation.

Voilà tout ce que notre histoire espagnole pourra dire sur ce siège, et ni l’armée française, ni la garnison du château n’eurent jamais le secret de la mort mystérieuse de don Pedro. Ce secret, le duc de Sallandrera mon père le possède, et celui qui lira ces lignes, celui pour qui je les écris et en la loyauté duquel je confie l’honneur de ma maison, aura le dernier mot d’un drame nocturne et sombre qui devait avoir de funestes conséquences à une distance de plus de trente années.

La duchesse de Sallandrera, ma grand-mère, veuve à vingt-sept ans, éprise d’un fol amour pour le capitaine don Pedro d’Alvar, l’avait épousé malgré l’opposition et les remontrances de notre famille, qui trouvait le capitaine de bien petite naissance pour succéder à un duc de Sallandrera, outre qu’il était sans fortune. Mais la duchesse n’avait écouté que son cœur, et elle était mariée depuis cinq ans, lorsque les Français entrèrent en Espagne pour y proclamer le roi Joseph. La duchesse de Sallandrera avait pu oublier certaines lois de noblesse, braver, au profit de son cœur, certains préjugés ; mais elle était espagnole, fidèle de cœur aux rois de ses pères, et elle dit à son époux :

– Vous allez, monsieur, vous enfermer avec moi et les troupes que vous commandez dans mon château de Sallandrera, et mon fils, qui a bientôt treize ans, combattra à vos côtés pour son pays et son roi.

Le capitaine don Pedro d’Alvar commandait donc le château de Sallandrera pour le roi d’Espagne, et notre vieux manoir fut une des premières forteresses qui opposèrent une résistance énergique à l’ennemi.

Maintenant, pour bien faire comprendre l’influence fatale que les événements de ce siège devaient avoir sur ma destinée, il me faut reporter mon lecteur à cette époque et l’introduire dans le château de Sallandrera, le jour même où le parlementaire français s’y présentait. Ce parlementaire était un jeune officier d’état-major, aide de camp du général ennemi. Don Pedro d’Alvar avait alors quarante ans. Il était de petite taille, assez maigre, d’une physionomie expressive, qui eût pu paraître d’une grande beauté si elle n’eût été éclairée par un regard mobile, fuyant et presque toujours baissé. Don Pedro reçut le capitaine français dans une vaste salle du château où se trouvaient les portraits de mes ancêtres, les ducs de Sallandrera.

Personne n’assista à cet entretien. Que se passa-t-il entre eux ? Le parlementaire français partit persuadé que don Pedro d’Alvar et lui seul le savaient.

Don Pedro partagea la même conviction. Mais lorsqu’il eut reconduit l’officier jusqu’à la porte de la forteresse et fut rentré chez lui, disant à la duchesse de Sallandrera, sa femme, qu’il avait repoussé avec énergie les propositions du général français, lorsque enfin il se fut enfermé de nouveau dans cette même salle où il était tout à l’heure avec l’officier ennemi, et où sans doute il avait consenti avec lui la reddition du château, un événement inattendu, foudroyant, vint détruire cette conviction.

Don Pedro venait de s’asseoir, et, la tête dans ses mains, l’œil baissé vers la terre, il murmurait à mi-voix : « Il est évident que j’ai bien fait. La cause du roi d’Espagne est une cause perdue… Le roi Joseph seul est l’avenir du pays, l’avenir et la prospérité. Ma soumission n’est point une trahison, c’est un acte de sage politique. Dans un an, je serai général ; dans deux, grand d’Espagne. » Ce fut au moment où don Pedro prononçait ces paroles qu’une apparition subite le fit se lever précipitamment et reculer avec effroi. Cependant, cette apparition n’avait rien d’effrayant en apparence. Ce n’était pas un fantôme, ce n’était point un spectre. C’était un jeune homme, presque un enfant. Cet enfant c’était le jeune duc de Sallandrera. C’était mon père !

Comment le duc était-il entré ?

La salle n’avait qu’une porte, une porte à deux battants, que le capitaine don Pedro d’Alvar avait fermée au verrou sur lui. Et cette porte ne s’était point ouverte. L’enfant était sorti des plis d’un vaste rideau qui masquait l’embrasure d’une croisée… puis il était venu lentement à don Pedro et l’avait regardé face à face.

Pâle, défait, étourdi de sa présence inattendue, le capitaine demeura un moment sans voix et s’appuya à une table pour ne point tomber :

– Paëz ! dit-il enfin, vous étiez là ?

– Oui, fit le jeune homme d’un signe de tête. Et il répéta de vive voix :

– J’étais là… depuis une heure.

– Une heure ! et… vous avez entendu ?

– Tout.

Par un brusque mouvement, don Pedro porta la main à son épée. Mais plus prompt que lui, le jeune duc tira un pistolet, éleva le canon à la hauteur du front du capitaine et lui dit avec un sang-froid terrible :

– Si vous faites un mouvement, je vous tue…

Le capitaine, intimidé, demeura immobile, mais il essaya de ricaner et murmura :

– Vous êtes un enfant et vous ne comprenez rien à la politique.

– Monsieur, répondit le jeune homme, j’ai nom le duc de Sallandrera, et bien que je n’aie que treize ans, je sais la valeur d’un tel nom et les devoirs qu’il m’impose. Le premier de ces devoirs, monsieur, est de conserver le château de Sallandrera à mon souverain.

– Ah ! fit le capitaine d’un ton railleur.

– Le second, poursuivit le jeune duc, est de mettre à mort le traître qui a résolu d’introduire l’ennemi par un souterrain dont il a indiqué l’entrée, la nuit où il laissera flotter un étendard blanc sur les remparts…

De nouveau don Pedro fit le geste de porter la main à son épée et il recula d’un pas. Mais l’enfant fit un pas en avant.

– Capitaine don Pedro, dit-il d’une voix si ferme, avec un accent si convaincu, que la terreur hérissa les cheveux du traître, regardez-moi bien en face et voyez si je mens.

– Que voulez-vous ? balbutia le capitaine, qui commençait à trembler.

– Capitaine don Pedro d’Alvar, poursuivit le jeune duc, vous allez mourir. Je vous le jure sur la cendre de mes pères, sur l’honneur de ma maison, sur la tête de ma mère, qui a eu la faiblesse d’aimer un misérable tel que vous. Mettez-vous à genoux et demandez pardon à Dieu de votre crime.

Don Pedro était un lâche, et d’ailleurs il n’avait d’autre arme que son épée, arme inutile contre ce pistolet dont la gueule était braquée sur lui. Il se mit à genoux et demanda grâce.

L’enfant secoua la tête.

– Non, dit-il, si je vous pardonnais, vous livreriez le château au premier jour. Je vous le répète, don Pedro, vous allez mourir…

Le capitaine se traîna aux genoux du duc, il pria, supplia, joignit les mains, versa des larmes… Inflexible, l’enfant lui répondit :

– Vous avez épousé ma mère, et ma mère a de vous un fils de huit ans qui est mon frère, à moi. Ce frère et cette mère je les aime autant que je vous hais et que je vous méprise… Eh bien ! je ne voudrais pas les déshonorer par votre mort…

Don Pedro eut un moment d’espoir ; un éclair de joie brilla dans ses yeux.

Mais le jeune duc eut un dédaigneux sourire et continua :

– Vous vous trompez, don Pedro, vous allez mourir. Seulement, si je vous tue là, d’un coup de pistolet, on accourra, et quand on me trouvera en face de votre cadavre, il faudra bien que j’avoue votre crime…

– On vous traitera d’assassin, balbutia don Pedro, qui mit tout son espoir dans ce mot.

– Vous vous trompez, répondit le jeune duc, comme vous venez de me le dire, je suis un enfant, et un enfant ne ment pas. Ma mère serait la première à me croire.

Don Pedro courba la tête et se tut.

– Maintenant, poursuivit le jeune duc, choisissez, car vous n’avez plus que quelques minutes à vivre… Choisissez d’une mort obscure, mystérieuse, qui semblera résulter d’un accident et laissera votre mémoire intacte et honorée ; ou bien une mort comme celle que je vous destinais tout à l’heure et qui me forcera à dire que don Pedro d’Alvar était un traître.

– Tuez-moi donc, balbutia le capitaine, mais ne me déshonorez pas.

– Soit, dit l’enfant.

Puis il montra une des croisées de la salle.

– Tenez, dit-il, cette fenêtre donne de plain-pied sur la plate-forme du nord, celle qui fait face au camp ennemi. À l’heure avancée où nous sommes, la plate-forme n’est occupée de distance en distance que par les sentinelles. Il pleut, elles sont à l’abri dans leur guérite. Vous allez me suivre…

En marchant à reculons jusqu’à la croisée, tenant toujours son pistolet à la hauteur du front de don Pedro, le jeune duc ouvrit cette croisée, qui donnait sur la plate-forme par une porte-fenêtre, et il passa le premier.

– Suivez-moi ! dit-il au capitaine d’un ton si bref, si impérieux, que celui-ci y devina son arrêt de mort.

La nuit était sombre. À peine la silhouette du jeune duc se détachait-elle en noir sur les ténèbres du ciel.

Don Pedro le suivit et vint sur la plate-forme.

– À présent, dit tout bas le jeune homme, passez devant moi et ne vous avisez ni de crier, ni d’appeler au secours, car avant qu’on fût accouru, je vous aurais tué raide, et vous mourriez déshonoré.

Don Pedro se mit en marche lentement, comme un condamné qu’on mène au supplice. Cependant il ne savait encore où le menait le jeune duc. Or, la plate-forme du château n’en faisait le tour qu’à l’aide d’un pont-levis qui en réunissait vers l’ouest le côté du sud à celui du nord, à l’angle d’une tour qui surplombait un précipice. Ce pont-levis était baissé en état de siège et formé d’une seule planche de chêne, d’une épaisseur de plusieurs pouces, solidement ferrée et qui se mouvait à l’aide d’une bascule. Au Moyen Âge, ce pont-levis avait eu un double usage : il servait à faire disparaître les prisonniers de guerre dont on voulait se débarrasser sans esclandre. On faisait passer le malheureux sur la planche, puis, lorsqu’il était au milieu, on retirait une cheville de fer qui maintenait la bascule immobile, la planche tournait, et le prisonnier tombait dans le précipice, où il allait se briser en mille pièces. Depuis plusieurs siècles cet usage barbare avait, comme on le pense bien, été abandonné ; mais la planche avait conservé ses fonctions de passerelle, et lorsque le capitaine don Pedro d’Alvar était venu s’enfermer dans le château de Sallandrera, il avait trouvé la passerelle baissée depuis plusieurs années ; peut-être même ignorait-il le terrible secret de la cheville de fer et de la bascule. Mais le jeune duc, lui, connaissait ce mécanisme cruel, et quand le capitaine, qui continuait à marcher lentement, eut posé le pied sur la planche, il lui dit à mi-voix :

– Arrêtez-vous !

Le capitaine s’arrêta tout tremblant.

– Grâce ! balbutia-t-il encore.

Mais le duc venait de saisir la cheville et l’avait arrachée violemment… En même temps la planche tourna, et le traître alla rouler dans l’abîme sans avoir eu le temps de pousser un cri.

Alors le jeune duc replaça fort tranquillement la cheville, pour éviter qu’un soldat ignorant eût, en passant, le même sort que son capitaine.

Le lendemain, on chercha vainement le capitaine don Pedro d’Alvar. Deux jours après, les Français retrouvèrent un corps en lambeaux sur les rochers, et ils comprirent qu’il fallait renoncer à l’espoir d’obtenir la reddition du château.

Un armistice fut conclu trois jours après, du reste, et le siège fut levé. La duchesse mère de Sallandrera ignora toujours la trahison de don Pedro et la façon dont il était mort… L’enfant avait gardé son secret, et le trépas du capitaine avait été attribué à un accident. Mais le capitaine avait laissé un fils, un fils qui était le frère de don Paëz, duc de Sallandrera, et ce frère, plus jeune de cinq ans, devait ignorer comme sa mère le secret de la mort tragique de son père. Les deux frères, élevés ensemble, grandirent ensemble, s’aimant tendrement : le premier oubliant que don Ramon était le fils d’un traître, ce dernier ignorant que ce frère qu’il aimait tant était le meurtrier de son père.

Don Paëz, duc de Sallandrera, et don Ramon d’Alvar étaient, à vingt ans, officiers dans les gardes de S. M. Charles IV. Tous deux devinrent amoureux d’une jeune fille de noblesse castillane, doña Luisa. Mais le duc de Sallandrera fut généreux ; il sacrifia son amour à son frère, qu’il dota richement. Don Ramon d’Alvar épousa doña Luisa en août 18… L’année suivante, doña Luisa mit au monde deux fils jumeaux. L’aîné reçut le nom de don Pedro, le second fut appelé don José.

Le bonheur de don Ramon d’Alvar, nommé capitaine le lendemain de son mariage, semblait donc être sans nuages ; il aimait ; il était aimé, il allait goûter les joies de la paternité, lorsque la fatalité vint à souffler sur lui, renversant sans pitié l’édifice de cette félicité naissante.

Il était écrit que don Ramon devait, comme son père, don Pedro, mourir de mort violente et mystérieuse.

 

– Oh ! oh ! murmura Rocambole, qui interrompit en ce moment la lecture du manuscrit, mademoiselle Pépita-Dolorès-Conception de Sallandrera me paraît un peu légère de confier tous ses secrets de famille à son petit ami Rocambole…

Un sourire glissa sur les lèvres muettes de sir Williams. Puis l’aveugle fit un mouvement de la main qui signifiait : « Continue… ceci devient intéressant. »

Et Rocambole, qui comprit ce geste, reprit le manuscrit, et continua en ces termes :